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AccueilNumérosN° 1, vol. 11EnquêtesUn capitalisme d’ingénieurs : domest(…)

Un capitalisme d’ingénieurs : domestication de la financiarisation dans un groupe aéronautique

Engineers’ capitalism: Domestication of financialization in an aeronautics industrial group
Hadrien Coutant

Résumés

Cet article analyse un modèle de domestication de la financiarisation par une conception managériale alternative de la firme : le capitalisme d’ingénieurs. Le capitalisme d’ingénieurs est une conception de la firme qui fait de l’innovation et de la maîtrise technologique les raisons d’être et les moyens d’assurer la survie à long terme de l’entreprise. Les ingénieurs de recherche et développement et un dirigeant ingénieur sont par conséquent, dans cette conception technocratique, les acteurs qui doivent déterminer les orientations de l’entreprise. Dans le cas d’une entreprise aéronautique ayant connu une fusion conflictuelle, l’article montre comment les dirigeants utilisent cette idéologie managériale pour s’assurer le soutien de leurs actionnaires tout en construisant l’intégration de l’entreprise. Confrontés à de fortes pressions en faveur d’une financiarisation de l’entreprise (transformation de la structure de l’actionnariat, changement de politique de l’État actionnaire), le PDG et le directeur financier gouvernent l’entreprise par un capitalisme d’ingénieurs rendu compatible avec les cadres de la valeur actionnariale. Cet article participe d’une réflexion sur les luttes internes à l’espace des dirigeants sur la façon de répondre à la financiarisation tout en montrant le caractère déterminant des enjeux de gouvernement de la firme à plusieurs niveaux pour comprendre les stratégies d’entreprise.

Engineers’ capitalism: Domestication of financialization in an aeronautics industrial group

This paper analyzes a particular model of domestication of financialization: engineers’ capitalism. Engineers’ capitalism is a conception of the firm in which innovation and technology are held to be the firm’s purpose and long term means of survival. As a consequence of this technocratic conception, engineer managers and research and development engineers are those that are supposed to set the strategic orientations of the firm. Based on the case study of an aeronautics firm that had experienced a conflictual merger, the paper shows how top managers use this managerial ideology in order to ensure shareholder support whilst building the firms’ integration. Faced with strong pressures in favour of the firm’s financialization –change in the structure of the shareholding and in the policies pursued by the State as a shareholder– the CEO and the CFO govern the firm with an engineers’ capitalism which has been made compatible with shareholder value. The article contributes to a questioning of the struggles inside the field of top management over adequate responses to financialization. It also highlights the decisive role played by the multilevel government of the firm in understanding the strategies of enterprises.

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Texte intégral

La crise de l’entreprise est une conséquence d’une décision de 1970 d’une personne qui a convaincu un secteur et ensuite a été aidé par une crise. Cet homme c’est [Milton] Friedman. Il n’avait pas alors cette crédibilité, il s’est exprimé par un article dans le New York Times Magazine, le 13 septembre 1970, qui pourrait se résumer ainsi : « la responsabilité sociale des dirigeants, c’est d’augmenter les profits ».

1L’homme qui se pose ainsi en opposant à la financiarisation n’est pas un syndicaliste ou un universitaire critique. C’est le Vice-Président du conseil d’administration du groupe industriel Avionix, ingénieur du Corps des Mines, qui participe à une table ronde lors d’un colloque consacré à la « refondation de l’entreprise », à Cerisy en 2013. L’orateur, politiquement marqué à droite, défenseur de positions libérales en économie et pourfendeur du syndicalisme français, exprime, par cette remarque, une critique de la financiarisation interne au monde des dirigeants d’entreprises. Cette critique est à la fois l’expression d’une défense des intérêts de dirigeants en recherche d’autonomie contre leurs actionnaires, mais aussi d’une conviction idéologique : une vision de l’économie et de la firme qui est celle d’ingénieurs managers. Cette conception de la firme repose sur l’idée que l’innovation et la technologie sont les moyens d’assurer sa survie et sa croissance et qu’une conception financière trop centrée sur la valeur actionnariale est, à l’inverse, une menace pour la firme. Cette conception, portée par des managers ingénieurs, que cet article propose de qualifier de capitalisme d’ingénieurs, est en tension avec la financiarisation et peut apparaître en opposition à elle. Cependant, non seulement elle n’est pas une remise en cause d’une conception marchande et capitaliste de l’économie, mais ceux qui la portent l’articulent de plus largement avec des pratiques issues de la valeur actionnariale. La financiarisation est domestiquée par des ingénieurs managers eux-mêmes partiellement convertis à la valeur actionnariale. Cet article explore l’articulation entre ces deux conceptions de la firme dans le gouvernement d’un groupe industriel.

2La financiarisation, phénomène désormais largement documenté, a été depuis les années 1980 une tendance de fond des économies capitalistes et a induit une transformation profonde de la gouvernance des firmes (Froud et al., 2007 ; Krippner, 2005 ; van der Zwan, 2014). Légitimée par une théorie financière de la firme (Jensen & Meckling, 1976), la financiarisation est à la fois la captation de richesse par les acteurs financiers et la diffusion d’instruments de gestion favorisant la valeur actionnariale (François et al., 2015). Elle est permise et accompagnée par la montée d’acteurs financiers dans l’entreprise (Zorn, 2004). Affirmation du pouvoir actionnarial contre l’autonomie des dirigeants et contre les forces syndicales, la financiarisation a profondément transformé la structure du pouvoir dans la gouvernance des firmes, à commencer par les entreprises étatsuniennes (Davis & Stout, 1992 ; Fligstein & Shin, 2007 ; Useem, 1996). De nombreux travaux ont montré la forte diffusion de la financiarisation dans les entreprises françaises et ses effets sur les salaires, le travail et l’emploi (Alvarez, 2015 ; Chambost, 2013). Le caractère massif de la diffusion de la financiarisation, notamment via des instruments qui financiarisent jusqu’à l’État et des entreprises a priori protégées par leur structure actionnariale (Baud & Chiapello, 2015 ; Chiapello, 2017), semble laisser peu de place à d’autres conceptions de l’entreprise. Une littérature a montré des formes de résistances à la financiarisation mais les conceptions alternatives de la firme sont largement décrites comme en retrait (Armstrong, 1985 ; Fligstein, 1987 ; Lordon, 2000 ; Morales & Pezet, 2010).

3Des travaux ont montré des variations liées aux spécificités nationales des capitalismes, dans la perspective des Varieties of Capitalism (Goyer, 2006 ; Hall & Soskice, 2001 ; Streeck & Thelen, 2005). La résistance ou l’adaptation locale de la financiarisation serait alors à trouver dans des dispositifs institutionnels limitant le pouvoir des actionnaires institutionnels (van der Zwan, 2014, section 5). Dans le cas allemand, le capitalisme rhénan caractérisé par une forte présence d’un capitalisme familial et la coopération entre dirigeants et syndicats, entre concurrents et entre industrie et banques limiterait la diffusion de la financiarisation (Vitols, 2004). Des travaux ont cependant montré que cette diffusion avait bien lieu mais que ses effets étaient maîtrisés par les dirigeants grâce à des phénomènes de découplages entre une gestion symbolique des actionnaires et la préservation d’une organisation industrielle peu financière (Fiss & Zajac, 2004 ; Westphal & Zajac, 1998). Dans le cas français, les principaux obstacles à la financiarisation proviendraient de la propriété publique du capital de nombreuses firmes et d’une forte intégration du champ des grandes entreprises via les grands corps et des systèmes de participations croisées. Des analyses similaires ont pu être faites à propos des capitalismes asiatiques, notamment japonais (Ahmadjian & Robbins, 2005 ; Dore, 2002). En contre-point de cette analyse en termes de résistances et découplage, des travaux récents ont discuté le caractère spécifiquement anglo-saxon et importé de la financiarisation en montrant une histoire proprement française de la financiarisation (Foureault, 2018 ; François & Lemercier, 2016). Ces travaux vont dans le sens du constat d’une conversion de l’économie française à la financiarisation – que celle-ci soit exogène ou endogène – à travers les vagues de privatisations et de libéralisation financière, la dissolution des noyaux durs actionnariaux, une conversion des dirigeants et les évolutions de l’État lui-même.

4En conséquence de son caractère macrosociologique, la financiarisation a majoritairement fait l’objet d’approches quantitatives au niveau du champ des grandes firmes ou d’une forme nationale de capitalisme, plus rarement d’une firme ou d’une industrie. Quelques travaux récents ont montré le caractère heuristique d’un changement de focale. Adam Goldstein et Neil Fligstein (2017) ont pris l’échelle du secteur pour montrer que la réaction organisationnelle des entreprises financières à la financiarisation peut être inverse à l’habituel recentrage sur un cœur de métier. Matthew Soener (2015) a montré les variations entre firmes en fonction de leur position dans la chaîne de valeur. En montrant les dimensions contingentes de la financiarisation, ces travaux qui demeurent quantitatifs invitent à une entrée dans les firmes par un travail qualitatif. En effet, outre les contraintes marchandes et technologiques qui composent des conditions plus ou moins favorables à la persistance d’une conception d’ingénieur de la firme, les configurations plus locales et les idéologies des acteurs peuvent expliquer la manière dont une entreprise réagit aux pressions financières. Une enquête à l’échelle d’une grande entreprise française montre une situation qui n’est ni une reddition pleine et entière, ni une résistance plus ou moins vouée à l’échec, mais plutôt une domestication de la finance.

5Avionix (le nom de l’entreprise a été anonymisé) est un groupe industriel aéronautique français qui a été, tardivement mais brutalement, confronté à de fortes pressions en faveur d’une financiarisation. Entreprise publique, elle a été privatisée par la fusion avec une entreprise privée française, Francélectronix, pour des raisons essentiellement capitalistiques. Ces deux entreprises, qui étaient auparavant protégées de la financiarisation par la propriété étatique pour l’une et par un mélange d’actionnariat salarié et de participations croisées pour l’autre, se sont retrouvées exposées à une transformation radicale de la structure de leur capital avec une place croissante des investisseurs institutionnels, notamment anglo-saxons. À première vue, l’entreprise y a répondu par une financiarisation effective que ce soit par une politique de croissance du cours de l’action ou un renforcement de la fonction financière. Mais cette lecture est partielle. Tout d’abord parce que cette financiarisation est le fait d’élites managériales converties plus que d’acteurs financiers externes au monde social des dirigeants historiques de l’entreprise. Ensuite, parce que la stratégie et le gouvernement de la firme mis en œuvre par la direction dans les dix ans qui ont suivis la fusion est marquée par l’articulation d’une mise en conformité financière et de domestication de la finance avec une conception de contrôle de la firme d’ingénieurs managers (Fligstein, 1990). Ce capitalisme d’ingénieurs porté par les dirigeants place l’innovation et la maîtrise technologique comme les moyens d’assurer la croissance et la pérennité de la firme, et fait des ingénieurs de développement la profession à même de répondre à ses problèmes. La conception de la firme mise en pratique chez Avionix est une conception d’ingénieurs, rendue compatible avec et légitime pour une lecture financière par un directeur financier à cheval sur un monde industriel français et un monde financier anglo-saxon.

Méthodologie
Cet article repose sur un travail doctoral (Coutant, 2016) portant sur l’intégration d’un groupe aéronautique français, qui est ici nommé Avionix. Ce groupe de plusieurs dizaines de milliers de salariés, dont l’État est le premier actionnaire, a connu une fusion conflictuelle dans les années 2000 avec l’entreprise Francélectronix. Cette fusion avec une entreprise privée d’électronique et de défense plus petite permettait la privatisation partielle d’Avionix. Elle assurait une protection des deux entreprises contre un potentiel rachat par des concurrents ou investisseurs étrangers. Le conflit au sommet suite à la fusion a été soldé par l’éviction de l’équipe dirigeante par l’État à la fin des années 2000. C’est aujourd’hui un équipementier aéronautique produisant divers équipements embarqués sur les avions, essentiellement civils mais aussi militaires. Le matériau, qualitatif, consiste en une ethnographie de deux ans et demi (2010-2012) dans une division de recherche et développement (R&D) en électronique embarquée (Avionix Électronique) du groupe (mille salariés, sept sites en France), cent soixante-six entretiens (cent quarante-deux dans la division et vingt-quatre parmi des dirigeants actuels et passés du Groupe et des hauts fonctionnaires dans les ministères chargés du suivi d’Avionix) ainsi qu’une importante littérature grise (documentation interne, rapports financiers et administratifs, revues de presse). L’auteur était intégré dans le cadre d’une convention CIFRE à la direction des ressources humaines d’Avionix Électronique. C’est donc une approche de l’entreprise à deux niveaux – la direction du groupe et les équipes d’ingénierie d’une division R&D.

6Après avoir présenté en quoi la trajectoire de l’entreprise Avionix, issue d’un secteur peu financiarisé, aurait pu se traduire par une financiarisation du fait d’une privatisation et d’une transformation de l’État actionnaire, nous montrerons que les enjeux de gouvernement de la firme et l’idéologie dominante des dirigeants expliquent une domestication de la finance par des ingénieurs managers.

Une financiarisation inévitable ?

7La trajectoire d’Avionix et le marché sur lequel elle opère en ont fait, historiquement, une entreprise peu touchée par la financiarisation. Sa privatisation a amené, dans les années 2000, une relative financiarisation de l’entreprise, visant à une mise en conformité de la firme avec les contraintes des marchés financiers.

Une entreprise historiquement peu financiarisée

8Avionix est au début des années 2000 une entreprise publique avec l’État pour seul actionnaire. Nationalisée à la Libération, l’entreprise a été partie prenante de la reconstruction de l’industrie aéronautique française et s’inscrit dans ce que Pierre Muller (1989) appelle le « référentiel de l’arsenal », dont les caractéristiques essentielles sont la logique d’autonomie technologique nationale et la centralité du militaire. À l’instar d’autres entreprises aéronautiques françaises, elle a opéré à partir des années 1970 une transition vers le « référentiel commercial » : orientation vers l’aéronautique civile, construction d’alliances internationales et prise en compte croissante des enjeux commerciaux. Ces mutations stratégiques ont modifié en profondeur l’organisation et les produits mais sans impliquer de transformation dans le gouvernement de la firme marqué par une relation forte à l’État.

  • 1 Sur la centralité de la DGA dans le champ de l’industrie de défense française, voir (Genieys & Mich (...)

9L’administration centrale dans la gouvernance d’Avionix est la Direction générale de l’Armement du ministère de la Défense (DGA)1. La DGA porte dans le temps long une logique industrielle et peu financière. Au travers de sa direction des affaires industrielles, elle est supposée assurer l’équipement durable des Armées. Sa présence dans la gouvernance d’Avionix dépasse le cadre des enjeux de défense du fait de la tutelle historique du ministère de la Défense sur l’industrie aéronautique en France. Cette tutelle est incarnée par une présence permanente au conseil d’administration du Groupe. L’action industrielle de la DGA consiste à favoriser des rapprochements ou des cessions d’activités, veiller à la viabilité économique de la filière, ou encore chercher à éviter des offre publique d’achat (OPA) d’entreprises étrangères sur les entreprises de défense françaises. Son représentant au conseil d’administration d’Avionix à la fin des années 2000 affirme une vision de l’action de l’État à la fois technique – par sa connaissance du secteur et des technologies – et stratégique – par son ambition anticipatrice. Il affirme son opposition à une conception trop actionnariale de la relation entre l’État et les entreprises. Le lien à la DGA passe également par le corps des ingénieurs de l’armement dont sont membres les cadres de la DGA et certains dirigeants d’Avionix. Les ingénieurs de l’armement représentent une « élite sectorielle » à cheval sur l’industrie et l’État, porteuse d’une conception de l’industrie aéronautique et de défense très marquée par des considérations technologiques (Genieys & Michel, 2006). La présence forte des grands corps va au-delà des ingénieurs de l’armement : un nombre important de dirigeants anciens et actuels d’Avionix sont membres d’autres grands corps d’ingénieurs. L’omniprésence des grands corps dans les grands groupes industriels, qui offrent à la fois des cadres communs d’analyse et d’action et un réseau de confiance et d’interconnaissance, est une constante des dirigeants français (Joly, 2013). Les travaux sur la technocratie française soulignent la place particulière des grands corps d’ingénieurs et de leurs idéologies (Dobbin, 1994 ; Hecht, 2004 ; Thoenig, 1996).

  • 2 Avionix opère également sur le marché de la défense, mais ce secteur est en décroissance dans ses a (...)
  • 3 Cette industrie est composée de quatre types d’activités : fabrication d’avions (avionneurs) ; mote (...)

10Outre un actionnariat qui a limité chez Avionix l’influence de théories et d’acteurs financiarisés, les spécificités mêmes du marché aéronautique ont réduit leur prise sur la stratégie de l’entreprise. Le marché aéronautique2 est l’archétype d’un marché oligopolistique mondialisé. C’est un marché mondial, en croissance – depuis la fin de la crise sectorielle qui a suivi les attentats du 11 septembre 2001 – et caractérisé par un nombre limité d’acteurs liés entre eux par des relations de coopération, de sous-traitance, de production normative et de concurrence. Les marges sont relativement importantes – avec des résultats opérationnels supérieurs à 10 %. Si la concurrence peut être très rude, comme le montre la surenchère d’annonces de commandes à l’occasion des grands salons aéronautiques, le nombre d’acteurs est très réduit et stable, que ce soit au niveau des avionneurs ou des grands équipementiers et motoristes. Un certain nombre de fusions a mené à une concentration progressive du secteur dans les années 1990, que ce soit en Europe ou aux États-Unis. Les différents marchés3 des équipements produits par Avionix sont structurés en plusieurs niveaux de sous-traitance, avec des grands équipementiers évoluant dans un marché aussi oligopolistique que celui de leurs donneurs d’ordres et maîtrisant des expertises aussi rares. Ces entreprises nouent en permanence des relations faites de compétitions et de coopérations, en particulier les équipementiers et motoristes (Lazega, 2009) : la concurrence frontale entre deux industriels sur une catégorie de produits peut s’accompagner en même temps d’une coopération sur un programme spécifique développé en commun. Ces coopérations réduisent considérablement la concurrence : il est rare que sur un même équipement plus de deux ou trois options existent, par un mélange de joint-ventures et de partage du marché.

11L’industrie aéronautique est hautement capitalistique car les investissements sont très importants – de l’ordre de plusieurs milliards d’euros pour certains programmes. Le coût financier et technologique d’entrée sur le marché est donc très élevé. Le marché aéronautique est relativement fermé du fait de barrières technologiques mais aussi normatives de par le caractère très contraignant de la norme aéronautique civile, co-construite par les industriels et les autorités publiques de régulation. La durée des développements et la durée de vie des produits sont atypiques : une dizaine d’années de développement et une trentaine d’années de vie des équipements. Ces temporalités stabilisent le champ. La concurrence se joue moins sur les prix que sur la capacité des équipements à réduire durablement les coûts d’exploitation et les risques des compagnies aériennes, et donc sur la qualité des produits. La structure de coût des compagnies aériennes fait que les entreprises européennes ou américaines sont compétitives et dominent le marché malgré leurs coûts de production. La morphologie du marché aéronautique place les ingénieurs de développements au cœur des enjeux de la firme. Ils représentent une part importante des coûts et leur travail détermine la performance des équipements.

12Les caractéristiques de cette industrie – faiblesse de la concurrence sur les prix, importance des relations interpersonnelles et de la confiance dans les jugements de qualité – assimilable à ce que Lucien Karpik (1989) qualifie « d’économie de la qualité », la rendent moins perméable que d’autres à un mouvement de financiarisation. Cependant, le cas de Boeing, qui a connu dans les années 2000 une forte financiarisation, montre que l’aéronautique n’est pas préservée de cette tendance. Des travaux ont ainsi montré comment cette transformation de Boeing a eu des effets majeurs sur la stratégie (Beaugency et al., 2014) et les implantations géographiques de l’entreprise – ce qui a entraîné des fortes tensions avec les équipes d’ingénierie (Muellerleile, 2009). La stratégie de Boeing en faveur d’un fort éclatement de l’outil de production par une vaste sous-traitance internationale est souvent citée par les acteurs comme un contre-exemple industriel.

Privatisation et financiarisation d’Avionix

13Les années 2000 ont été marquées par une rupture dans la trajectoire d’Avionix du fait de deux transformations de son actionnariat. D’une part, Avionix a été privatisé par une fusion avec une entreprise privée et, de l’autre, l’État actionnaire lui-même a fait évoluer ses doctrines et outils de gouvernance des entreprises publiques, dans le sens d’une financiarisation de la politique industrielle. Avionix n’est plus depuis le milieu des années 2000 une entreprise à majorité publique. Sa fusion avec l’entreprise privée Francélectronix a amené la participation de l’État autour de 30 %. Un niveau qui a ensuite baissé avec la vente de participations par l’État. La fusion permettait de privatiser Avionix tout en protégeant deux entreprises technologiques françaises de taille moyenne d’un potentiel rachat.

14Le capital d’Avionix a ensuite profondément évolué en une dizaine d’années : plus flottant, plus international, avec une présence croissante des investisseurs institutionnels, mais aussi moins concentré, le capital d’Avionix s’est rapproché du modèle d’une « financial market economy » (Morin, 2000). Les actionnaires qui assuraient une stabilité et une inscription dans l’industrie française ont baissé dans le capital (Figure 1).

Figure 1 : Structure du capital (2008-2013)

Figure 1 : Structure du capital (2008-2013)

Source : documents de référence Avionix.

15L’actionnariat salarié, spécificité historique forte du Groupe, perd du poids. Francélectronix avait en effet pour premier actionnaire les salariés de l’entreprise, essentiellement les cadres, depuis le rachat de l’entreprise par ses salariés (RES) dans les années 1980. Salariés et dirigeants actuels et anciens possédaient encore 33 % du capital au moment de la fusion via des holdings et fonds communs de placement, mais ont vu depuis leur part baisser régulièrement par absence de renouvellement. Areva, entreprise publique française qui possédait 17 % du capital, est sortie du capital tandis qu’Avionix a mis fin à son autodétention. De son côté, l’État a vendu en plusieurs fois entre 2013 et 2016 la moitié du capital qu’il détenait, pour descendre à 15 %. La part de capital flottant a donc cru régulièrement sur la période, devenant majoritaire avec 65 % du capital en 2015. Cette évolution de la composition de l’actionnariat a eu pour effet de le diluer de manière importante. L’État et les salariés demeurent les deux premiers actionnaires avec des pourcentages modérés de l’ordre de 15 % chacun, dans une situation où aucun autre actionnaire ne détient de part significative du capital.

16La structure du capital flottant elle-même a évolué. Les documents de référence du Groupe donnent plus de précision à partir de 2008 qu’auparavant et permettent alors de suivre la nationalité et le type d’actionnaires détenant des parts du capital. 2009 apparaît comme le début d’une croissance – qui se poursuit régulièrement ensuite – de la part des actionnaires institutionnels. Cette augmentation a été accompagnée d’un nombre croissant de déclarations de dépassements de seuil, dénotant un activisme croissant de gros actionnaires. La part des investisseurs étrangers a augmenté (Figure 2), puisque la croissance de la part de capital détenue par les investisseurs institutionnels s’est faite essentiellement au profit d’investisseurs étrangers, principalement britanniques (15 % du capital en 2013) et nord-Américains (19 %).

Figure 2 : Investisseurs institutionnels par origine géographique (2008-2013)

Figure 2 : Investisseurs institutionnels par origine géographique (2008-2013)

Source : documents de référence Avionix. « Anglo-Saxons » : Royaume-Uni, Amérique du Nord et Irlande.

17Avionix offre donc un cas de changement progressif mais radical de la structure du capital dans le sens d’une internationalisation et d’une dilution par le transfert de la propriété de la société d’investisseurs nationaux stables – État, salariés, pacte d’actionnaires – vers des investisseurs institutionnels internationaux, majoritairement anglo-saxons, mais éclatés. Un événement a signalé ce changement. En 2012, un important fonds britannique actionnaire du Groupe a critiqué publiquement la politique des dirigeants d’Avionix, s’affichant comme un fonds activiste dans la gestion du Groupe, réclamant un recentrage sur les activités les plus rentables ou les plus prometteuses et des inflexions gestionnaires pour accroître la rentabilité. Si cette prise de position publique n’a pas été suivie d’effet notable, sa nouveauté montrait l’apparition d’un nouveau type d’actionnaires dans le Groupe. Ces fonds demeurent individuellement à des taux relativement bas, au maximum quelques pourcents. S’ils peuvent influer sur le cours de l’action, ils ne sont pas en mesure d’agir directement sur la stratégie du Groupe du fait de leur éclatement. Cependant, cette transformation de la structure du capital rend l’entreprise plus sensible à des variations du cours de l’action.

  • 4 Sans entrer dans la controverse sur la performativité des théories économiques, nous nous bornons i (...)

18La seconde mutation tient aux transformations de l’État actionnaire lui-même. En effet, l’État impose des contraintes de plus en plus financières aux entreprises publiques, via le rôle croissant de l’Agence des participation de l’État (APE) du ministère des Finances. Cette agence chargée d’incarner l’État actionnaire défend les intérêts budgétaires de l’État par le versement de dividendes par les entreprises publiques et une attention au cours de l’action. L’État, au travers de l’APE, cherche à assurer la rentabilité de son capital. L’APE, qui nomme deux administrateurs représentant l’État sur quatre, est désignée par les dirigeants d’Avionix, par les membres du conseil d’administration ou par les représentants des autres administrations eux-mêmes, comme l’acteur central de la relation entre l’État actionnaire et Avionix. Avec l’APE, créée en 2004 et renforcée depuis, les modes d’actions du ministère des Finances se sont transformés (Coutant, 2014). L’objet de l’APE est « d’incarner l’État actionnaire », ce qui signifie formellement suivre les entreprises dont l’État est actionnaire, produire des notes à leur sujet, participer aux conseils d’administration, aux comités d’audit et aux assemblées générales des sociétés, ainsi que coordonner les différentes administrations traitant des entreprises à participation publique. Elle utilise la rhétorique, les concepts et les instruments associés à la théorie de l’agence4 tels que la recherche de réduction de « l’asymétrie d’information » par la présence aux organes sociaux des entreprises et le suivi des indicateurs financiers, ainsi qu’une préoccupation affirmée pour la « création de valeur » des entreprises et la recherche d’un accroissement des dividendes :

On n’est plus une administration de bâtisseurs. […] Le rôle d’un actionnaire quand ça va bien, […] c’est juste de demander des sous (Chargé d’affaire, APE, 2013).

19La relation avec l’entreprise, centrée sur le contrôle par le conseil d’administration et les résultats financiers, est supposée par les cadres de l’APE aller dans le sens d’une « normalisation », c’est-à-dire d’une mise en conformité de l’État actionnaire avec un rôle d’actionnaire institutionnel. Le chargé d’affaire de l’APE en charge d’Avionix explique en entretien que la perspective de l’APE (« simplifier » et « moderniser ») est de se rapprocher au maximum du code du commerce et d’abolir une partie des spécificités de la relation de tutelle entre l’État et les entreprises publiques. Là où les entreprises étaient considérées comme une extension de l’administration, elles deviennent un portefeuille d’actifs pouvant être cédés par un État devenant gestionnaire avisé. L’APE parle de « gestion active des participations de l’État » depuis la publication de nouvelles lignes directrices sanctionnées par l’ordonnance du 20 août 2014. La financiarisation de l’État actionnaire ne supprime certes pas la variété contradictoire des normes et objectifs portés par l’État mais en transforme la hiérarchisation. C’est un changement de référentiel au sens de P. Muller (1985). Si, au quotidien, les différents objectifs contradictoires de l’État – industriels et de défense, financiers, économiques – sont menés en parallèle, une hiérarchie dominée par l’APE discipline les différentes administrations. L’APE est l’expression d’une financiarisation de la politique industrielle et d’un renouveau du contrôle des entreprises publiques par l’État par l’utilisation de la valeur actionnariale.

Construire la légitimité financière

20Avionix s’est transformé avec cette double évolution du capital et des pratiques de l’État actionnaire. La financiarisation est un double mouvement : un partage de la valeur plus favorable aux actionnaires et l’adoption d’instruments de contrôle financier de l’entreprise. La littérature liste un ensemble de transformations de l’entreprise comme indicateurs objectivés de la financiarisation (Fligstein & Shin, 2007 ; François et al., 2015 ; Lordon, 2000 ; Westphal & Zajac, 1998 ; van der Zwan, 2014) : rémunération des dirigeants indexés sur le cours de l’action, adoption d’outils financiers, politique de croissance du cours de l’action (Fligstein & Shin, 2007) ou permettant de satisfaire les attentes des investisseurs ou des analystes financiers (tel le « recentrage sur le cœur de métier ») ou encore montée des acteurs financiers (directeurs financiers ou contrôleurs de gestion). De manière générale, la valeur actionnariale tend à focaliser l’entreprise sur des objectifs financiers de court terme (Chambost, 2013).

21Avionix répond à certains de ces indicateurs. Tout d’abord, l’évolution d’Avionix vers un recentrage sur l’aéronautique dans les années 2000 et donc vers une forme mono-marché lisible par les analystes financiers, va dans le sens d’une vision financiarisée de l’entreprise (Zuckerman, 2000). Ensuite, la nomination d’un nouveau directeur financier en 2009 a marqué un renforcement de la fonction financière. Il a été nommé directeur général adjoint, alors que son prédécesseur n’était même pas membre du directoire. Suite à sa nomination, le cours de l’action a grimpé régulièrement de plus de 400 % en cinq ans (2009-2013), ce qui en a fait la plus forte hausse du CAC40. Le nouveau directeur financier incarne et produit une transformation financière de la firme. D’origine anglo-saxonne – bien que cela ne doive pas occulter le fait qu’il est aussi français – et passé par une banque d’investissement, il jouit également d’une réputation positive dans le monde industriel qui remonte à son passage à la direction financière d’autres groupes industriels français. Il assure le renforcement de la crédibilité financière du Groupe, qui a été très rapide. Incarner la finance à l’anglo-saxonne renforce sa crédibilité dans un conseil d’administration très français, y compris en jouant sur les représentations autant que sur les pratiques :

Il y a une excellente direction financière. C’est intéressant parce qu’il ne fait pas partie de l’establishment français des grandes écoles d’ingénieurs. Il amène cet esprit plus business (Administrateur indépendant, Avionix, 2014).

22Concrètement, il construit la crédibilité financière du Groupe par des road shows réguliers de présentation du Groupe dans les pays anglo-saxons. Afin de faire croître le cours de l’action, il s’est engagé sur des niveaux de résultats opérationnels de 15 % à horizon de quatre ans, un chiffre qui a été presque atteint. Il a assuré la mise aux standards financiers – normes comptables IFRS (Chiapello, 2005) –, amélioré la couverture au risque de change et mené la professionnalisation de la communication financière, avec une documentation financière clarifiée et enrichie, répondant en cela aux exigences des investisseurs institutionnels (Useem, 1996).

23Un élément important de cette transformation est l’usage du mécanisme comptable d’activation. L’échelle d’années voire de décennies dans la vie des produits est certes un facteur rassurant pour des investisseurs, qui font du titre une valeur refuge, mais diminue les résultats lors des phases de développement. Le mécanisme d’activation permet de réduire cet effet en lissant les coûts des développements. Activer les coûts de R&D consiste à ne pas les comptabiliser en charges – ce qui réduirait le résultat – mais en immobilisation – c’est-à-dire à l’actif du bilan. L’activation est prévue par les normes IFRS mais les entreprises gardent en pratique une forte latitude dans sa mise en œuvre. Son usage peut être lu à la fois comme une façon de montrer la qualité de l’information financière et comme un signal positif vis-à-vis des investisseurs. L’activation permet en effet d’assurer un lissage des dividendes. Cette pratique qui s’inscrit dans une conception « dynamique » de la comptabilité répond à une attente de rentabilité des actionnaires (Richard et al., 2005). Elle est contestée comme un manque de prudence par les représentants des salariés au conseil d’administration :

On n’est pas d’accord avec [le directeur financier] sur les activations. […] Le niveau d’activation devient important. […] C’est une fuite en avant pour avoir plus de dividende […]. L’activation, c’est une technique comptable, mais les gens bossent de toute façon, la méthodologie comptable est là pour montrer la marche de l’entreprise. On se rend compte que ça peut être une course pour activer de manière peu équilibrée. […] L’activation permet de sous-estimer les risques. Regardez : quand [il] était [dans une autre entreprise], les niveaux d’activation étaient très hauts, ils ont baissé quand il est parti, et ici ils sont montés en flèche (Représentant des salariés actionnaires au conseil d’administration, 2013).

  • 5 Extrait d’une interview publique par la presse économique, 2012.

24Si le directeur financier fait œuvre de pédagogie financière pour expliquer la longue durée des programmes aéronautiques, ces choix comptables permettent également de valoriser à court terme les investissements du Groupe puisque l’activation permet d’accroître les résultats à court terme. Ce double horizon complémentaire est exprimé par le directeur financier lui-même dans une formule pour le moins ambiguë : « le long terme est une succession de trimestres5 ».

25Lire l’action du directeur financier comme une financiarisation simple d’Avionix serait cependant trompeur. Si certains indicateurs de financiarisation sont présents dans les transformations qu’il a promues, d’autres sont absents ou partiellement présents. Ainsi, la rémunération du président-directeur général (PDG) reste modeste comparativement au CAC40. Le partage du profit n’a pas drastiquement évolué : les dividendes ont cru régulièrement en valeur absolue, mais en suivant l’évolution du résultat opérationnel. Le Groupe n’a pas entrepris de politique de rachat d’actions – il a même vendu la petite portion qu’il possédait à la fin des années 2000. Les revenus de l’entreprise demeurent issus de son activité industrielle bien plus que financière. L’activation de la R&D elle-même, en projetant les investissements sur le long terme peut être lue comme une affirmation financière de l’impossibilité de réduire les résultats financiers à une donnée trimestrielle. L’enrôlement financier des actionnaires et la mise à niveau de l’entreprise par rapport aux pratiques institutionnalisées dans les grandes entreprises françaises semblent donc être les éléments essentiels de la politique du directeur financier. Ce dernier a permis d’asseoir la légitimité financière d’Avionix dont l’action était sous-évaluée par rapport au secteur et de faire entrer au capital des investisseurs institutionnels internationaux. Enchâssé dans le monde industriel français en même temps que respecté par l’élite financière internationale, il possède des ressources de « marginal sécant » (Crozier & Friedberg, 1977) à même de traduire un capitalisme d’ingénieurs en un discours audible par des acteurs financiers.

Gouverner la firme par un capitalisme d’ingénieurs

26L’évolution d’Avionix s’inscrit dans une dynamique de financiarisation mais demeure à ce stade bien distincte d’une financiarisation complète. L’arrivée d’un nouveau directeur financier combinée à l’évolution de la structure du capital et des exigences de l’État actionnaire a amené des transformations profondes, mais cette financiarisation demeure inscrite dans une conception industrielle et technologique de la firme portée par le PDG. Quelle est la conception dominante de la firme chez Avionix ? Comment expliquer la prégnance d’une conception d’ingénieurs malgré des incitations fortes à financiariser l’entreprise ? Dans quelle mesure les dirigeants combinent-ils une conversion à la shareholder value avec une domestication de la finance ? Répondre à ces questions amène à analyser les enjeux de gouvernement de la firme, à la fois les jeux au sein de la direction d’Avionix, mais aussi l’intégration politique de l’entreprise. Le cas de la financiarisation marquée de Boeing montre qu’une explication en termes de contraintes marchandes et technologiques ne suffit pas, bien qu’elles structurent les conditions de possibilité d’une telle orientation. La conception de la firme mise en œuvre par les dirigeants est à la fois issue de leurs propriétés sociales mais aussi contrainte par leur position d’intermédiaires entre organisation interne et actionnaires de l’entreprise. L’idéologie dominante des dirigeants – au sens d’un système de pensée structuré et relativement cohérent – est mise en œuvre dans le cas d’Avionix comme stratégie de gouvernement de la firme, à la fois au niveau de la coalition dirigeante (March, 1962) et dans une ambition d’intégration organisationnelle de l’entreprise après la fusion des années 2000.

Le capitalisme d’ingénieurs comme conception de la firme

27La direction d’Avionix, que ce soit du point de vue des investisseurs, des analystes économiques ou de l’intérieur de l’entreprise est d’abord incarnée par le PDG (2007-2015). Le directeur financier s’inscrit dans une communication à deux voix avec un PDG mettant en avant la temporalité longue du marché aéronautique et les performances et caractéristiques techniques des produits. Clairement identifié par le conseil d’administration et l’État, ce couple permet de jouer sur les deux pôles de l’espace des élites économiques françaises : finance et non-finance (François & Lemercier, 2014). Le PDG incarne la dimension technique et industrielle – le capitalisme d’ingénieurs – et le directeur financier, la dimension financière – la valeur actionnariale.

28La force du PDG, en interne comme en externe, est son identification personnelle à la maîtrise technologique :

[Le PDG], c’est quelqu’un qui a des étoiles dans les yeux quand il te parle de technique. Il y a cette appétence pour la technique, pour la R&D qui est intéressante (Administratrice, Avionix, 2014).

  • 6 L’avion plus électrique désigne le remplacement de systèmes mécaniques par des systèmes électriques (...)

29Il incarne une conception technologique de l’entreprise – un « embodiment of purpose » selon l’expression de Philip Selznick (1984) – et affirme une vision industrielle de long terme. Ses interventions publiques prennent le ton d’une liste de réussites technologiques, d’une mise en récit de l’origine innovatrice de toutes les sociétés du Groupe ou de la part importante du budget consacré à la R&D (plus de 10 %). Positionnant Avionix dans une ambition de leadership technologique, il rappelle régulièrement le temps long de l’industrie aéronautique : alliances entre entreprises et durée de vie de plusieurs décennies des produits ; investissements lourds en R&D. Si elle ne doit pas faire oublier la part de mise en scène qu’elle comporte, cette mise en avant permanente de la technique et des technologies est un élément marquant de la stratégie de la direction d’Avionix. Ces orientations stratégiques se concrétisent par des investissements en France, une position pionnière dans la digitalisation de la fabrication et dans des programmes ambitieux de R&D, autour de technologies telles que l’avion plus électrique6.

  • 7 Ainsi, dans son modèle politique, une chambre d’invention et une chambre d’examen sont essentiellem (...)

30Les choix stratégiques des dirigeants d’Avionix sont marqués par une conception d’ingénieur de l’industrie, une technocratie à l’échelle de l’entreprise. Mettre la technologie et l’innovation au centre des préoccupations de la firme est le reflet de la pensée technocratique des dirigeants. Cette conception de la firme d’ingénieurs n’est pas spécifique à cette entreprise. Non seulement on peut en retrouver des formes dans d’autres secteurs, par exemple l’informatique (Kunda, 2006) ou l’automobile (Kädtler & Sperling, 2002), mais elle bénéficie d’une longue histoire. Elle est l’héritière de la technopolitique mêlant technique et rayonnement national en une « nation technique » décrite dans le nucléaire français par Gabrielle Hecht (2004) ou de la technocratie rationalisatrice décrite dans la politique industrielle du rail par Frank Dobbin (1994). Elle est ainsi profondément ancrée dans la trajectoire historique de l’industrie française. On peut retrouver la matrice de cette idéologie valorisant l’ingénieur industriel et l’entreprise contre une vision financière de la firme dans une lecture technocratique du Saint-Simonisme. En dépit de la grande variété des interprétations contradictoires de l’œuvre de Claude-Henri de Rouvroy, comte de Saint-Simon (Musso, 2010 ; Saint-Simon & Ionescu, 1992) et de son concept d’« industrialisme », son modèle politique place l’industrie productive au centre de la société. Refusant l’idée d’un conflit de classes au sein de ce qu’il appelle les « industriels », il promeut une élite d’experts ingénieurs7. Cette lecture sera celle du Saint-Simonisme institutionnel du xixe siècle, dominé par des polytechniciens.

  • 8 Denis Ranque, corps des Mines, longtemps PDG de Thales, préside le conseil d’administration d’Airbu (...)

31Cette idéologie, partagée par une partie du patronat français, en particulier celui issu des grands corps d’ingénieurs, prend aussi des formes universitaires, notamment dans les écoles de formation de ces patrons ingénieurs, Polytechnique et Mines de Paris. Elle est exprimée et alimentée par exemple par le think tank « La Fabrique de l’Industrie » créé en 2011, sis en face de l’École des Mines et alors présidé par les anciens dirigeants industriels Louis Gallois et Denis Ranque8, ainsi que Thierry Weil, professeur de management de l’innovation à l’École des Mines et ingénieur du corps des Mines. Leurs publications alimentent un volontarisme industriel fort contre l’idée d’une fin de l’industrie mais aussi en faveur d’une conception industrielle de l’entreprise. On peut retrouver une expression de cette conception dans les travaux du Collège des Bernardins et dans l’essai Refonder l’Entreprise de Blanche Segrestin et Armand Hatchuel (2012), professeurs à l’École des Mines. Dans cet ouvrage programmatique se positionnant contre la théorie financière de l’agence, dirigeant autonome et ingénieur innovant se retrouvent condensés dans la perspective d’une entreprise non financiarisée et productive. Les auteurs, proches des milieux patronaux, appellent à « restaurer l’autonomie du dirigeant », en particulier par des outils juridiques et des dispositifs favorables à la stabilité de l’actionnariat. Cet essai peut servir de point de repère conceptuel d’une conception d’ingénieurs du capitalisme très présente chez Avionix.

32Il est notable que certains dirigeants d’entreprises françaises soutiennent activement ces travaux universitaires, qui ont inspiré les discussions de la loi PACTE en 2018, notamment via une chaire sur la théorie de l’entreprise à l’École des Mines. L’extrait d’intervention du vice-président d’Avionix s’opposant à M. Friedman en exergue de cet article provient du colloque organisé autour de ces travaux universitaires en 2013 qui regroupait chercheurs en gestion, en droit, en économie conventionnaliste et en sociologie autour d’une redéfinition de la propriété de l’entreprise. Son intervention se poursuit :

1er élément : ce système qui crée de la valeur a réduit l’horizon de temps des entreprises : le court terme. […] 2e élément : la recherche, on verra plus tard. 3: pour diminuer mes coûts, je serre mes boulons. Tous les coûts, y compris les sous-traitants, les fournisseurs, les salariés : il faut qu’ils ne me coûtent pas plus, voire moins, donc j’oublie de les augmenter. […] [Avionix] consacre 14 % de son chiffre d’affaire à la R&D parce qu’une entreprise est responsable de son futur. […] Si les dirigeants ont perdu c’est par peur de l’actionnaire, avec la peur de l’offre hostile. Il faut interdire à l’actionnaire de prendre un rôle important, y compris par une OPA. […] Si vous protégez le dirigeant [de la pression des actionnaires], vous l’empêchez de succomber et il va bâtir un projet de long terme avec ses salariés, se faire plaisir. Une entreprise a le devoir de gagner de l’argent pour survivre, se développer.

33Cet extrait donne à voir les éléments constitutifs de cette conception d’un capitalisme dominé par des dirigeants ingénieurs. Le premier est un rejet de la domination des actionnaires sur la firme, afin de placer le dirigeant au centre de la décision, en acteur autonome et non lié par la pression financière. Le second est une valorisation systématique du long terme et de la R&D comme solutions aux problèmes et raisons d’être de l’entreprise. Le troisième est la réaffirmation du fait que l’entreprise est un lieu de création de valeur capitalistique. Ce dernier point s’accompagne d’une négation systématique des conflits entre capital et travail et d’un rejet d’un syndicalisme de « contestation » opposé à une vision fantasmée d’un syndicalisme « partenaire » à l’allemande. En ce sens, ce capitalisme d’ingénieurs est bien un capitalisme, mais un capitalisme managérialiste et valorisant l’ingénierie.

  • 9 Cette hypothèse d’une domestication de la finance peut être corroborée par une étude de l’évolution (...)

34Chez Avionix, si l’opposition à une conception financière de la firme n’est que rarement formulée explicitement, c’est bien une conception alternative, saint-simonienne, industrielle et innovatrice qui est l’idéologie la plus largement partagée dans les entretiens. Incarnée par le PDG, l’idéologie dominante des dirigeants d’Avionix est donc en tension avec la financiarisation. Elle s’inscrit à la fois dans un imaginaire d’ingénieurs et dans la trajectoire de la technocratie des grands corps d’ingénieurs français. Elle s’actualise dans des discours, y compris universitaires. Cependant, la tension avec la financiarisation ne doit pas dissimuler l’intégration de la valeur actionnariale par ces dirigeants ingénieurs. C’est bien en pratique à une domestication incarnée par la direction bicéphale de l’entreprise qu’on assiste plus qu’à une opposition entre les deux conceptions de la firme. Cette domestication permet d’assurer l’autonomie des dirigeants face aux actionnaires9.

Le capitalisme d’ingénieurs comme idéologie d’une coalition dominante

35Les dirigeants d’un groupe industriel occupent une position politique d’articulation entre des actionnaires, représentés en partie par le conseil d’administration, et une organisation interne. Le travail politique des dirigeants, et notamment le type de conception de la firme qu’ils mettent en œuvre, dépend des rapports de forces dans ces deux espaces sociaux. On peut ainsi interpréter les pratiques et discours des dirigeants comme un moyen, d’un côté, de construire une conception d’ingénieurs rendue financièrement légitime à destination des actionnaires et, de l’autre, une conception d’ingénieurs, en tension avec les pratiques managériales de contrôle des coûts, à destination des salariés de l’entreprise.

36Une analyse du conseil d’administration montre que la coalition au pouvoir assure un rapport de force en faveur d’un capitalisme d’ingénieurs qui a intégré les contraintes financières. Le conseil d’administration est un espace qui assure l’ancrage de l’entreprise dans son environnement, mais aussi le lieu de contrôle et de structuration des décisions de la direction (François, 2008 ; Goodstein et al., 1994). Malgré les divergences entre État, actionnaires salariés et administrateurs indépendants, ce conseil est le lieu où convergent des intérêts autour des équilibres mis en œuvre par la direction du Groupe. Tout d’abord, la position financière est domestiquée par le travail d’enrôlement mené par le directeur financier pour rendre compatibles une stratégie technologique de long terme avec des attentes financières. Le directeur de la stratégie, ingénieur de l’Armement, explique ainsi, après avoir exposé une stratégie essentiellement technologique :

Le directeur de la stratégie : Sur le long terme, la cohérence avec la finance s’est renforcée […]. On fait la maquette financière du Groupe et on fait des tests de cohérence : si on maquette le flux de coûts et de revenus, et qu’on actualise la valeur, est-ce que c’est créateur de valeur ou pas sur vingt ans ? Avec les coûts de [R&D], est-ce qu’on a la rentabilité ? Et on a un flux de cash-flow sur 20 ans. On fait pour la première fois cette orientation quantitative en lien avec l’orientation qualitative… avec un couplage fort de la stratégie et du plan financier.
Enquêteur : Le directeur financier intervient ?
Le directeur de la stratégie : Oui. Il est garant de la maquette financière du plan à moyen terme, et il challenge : ces lignes sont approuvées par lui. Il intervient fortement. […]
Enquêteur : Le conseil d’administration valide le plan stratégique ?
Le directeur de la stratégie : Non. On lui a fait une présentation et on prend son avis. Il s’exprime… On verra s’il nous suit pour un deal d’acquisition ou de cession parce que là on doit avoir l’accord formel du conseil d’administration donc c’est important de le sensibiliser aux lignes stratégiques. On a créé une appropriation de ces lignes stratégiques (2013).

37Par ailleurs, le PDG s’appuie sur les actionnaires qui partagent une conception industrielle et technologique de la firme, notamment, au sein de l’État, la DGA :

  • 10 EBIT : Earnings Before Interest and Taxes, équivalent du résultat d’exploitation.

Enquêteur : C’est quel type de PDG ?
Administrateur représentant la DGA : Un vrai industriel. C’est quelqu’un qui a une vision technologique, industrielle, plus que financière. […] C’est une industrie où les investissements sont lourds et portent leurs fruits vingt ans après. […] [Le PDG] connaît parfaitement ces sujets avec un câblage industriel, il ne va pas sacrifier un investissement d’avenir même si c’est pour le successeur du successeur pour un EBIT10 à court terme parce que c’est la réalité du business d’Avionix. Il est important que le patron et le conseil d’administration le comprennent (2013).

38La direction sait jouer des contradictions au sein de l’État, en particulier lorsqu’il s’agit de résister à des projets de fusions portés par l’APE dans une perspective financière ou d’argumenter en faveur des spécificités industrielles de l’aéronautique. Le second allié objectif du PDG est le bloc d’actionnariat salarié qui nomme trois administrateurs du groupe sur quinze. Salariés actuels ou passés du groupe, cadres moyens ou anciens cadres dirigeants, ces administrateurs partagent un fort attachement à l’entreprise et une vision industrielle plus que financière. En décroissance dans le capital, ne parvenant ni à imposer une vision propre d’autant plus qu’ils sont divisés entre syndicalistes, d’un côté, et ancien dirigeant, de l’autre, ni à s’allier à un État de plus en plus financiarisés, ils deviennent les meilleurs soutiens de fait du PDG. Ils entretiennent une relation tendue avec l’État actionnaire. S’ils entendent défendre une conception industrielle et française du Groupe, qu’ils estiment a priori compatible avec les ambitions de l’État, ils sont confrontés aux réticences des représentants de l’État, en particulier l’APE. L’opposition entre les deux est apparue de façon patente sur la question des dividendes – l’État étant favorable à leur croissance à l’inverse des actionnaires salariés. Les actionnaires salariés tendent par conséquent à s’allier avec la direction, une alliance parfois explicitement dirigée contre l’État lorsque ses représentants entendent renforcer sa position hégémonique.

  • 11 Le Conseil compte quinze membres plus le PDG.

39Le PDG travaille par ailleurs à l’enrôlement des membres du conseil d’administration en s’appuyant sur une partie des administrateurs issus d’une carrière industrielle. Sur les seize membres du conseil d’administration11, outre les sept représentant un actionnaire spécifique – État (4) et salariés (3) –, les membres dits « indépendants » sont cooptés par la direction, ce qui limite les conflits internes, mais exprime les équilibres au sein de la direction. L’indépendance du conseil d’administration est surtout formelle. Outre le fait que le PDG est président du conseil d’administration – indicateur de non-indépendance du board selon les théoriciens de l’agence (Dobbin & Jung, 2010) mais très courant en France –, les membres sont cooptés dans un espace social très endogame. Six membres sont issus des grands Corps (Conseil d’État, ingénieurs de l’Armement, ingénieurs des Ponts et Chaussées, inspecteurs des Finances). Dans leur carrière, sept ont un parcours au moins en partie industriel, quatre dans la finance, deux dans la recherche et sept dans l’administration. Seuls deux ont un parcours international. Cette composition est caractéristique des conseils d’administration français, peu internationale, avec une forte présence des grands Corps et « pantoufleurs », et une grande densité d’« interlocks » (François & Lemercier, 2014). Bien que positionnée sur un marché international, l’entreprise puise une bonne partie de ses ressources institutionnelles dans un ancrage territorial et étatique français. L’évolution principale de la composition du conseil consiste en la réduction du nombre de membres étant passés par l’État (Figure 3), qui semble devenir une ressource moins essentielle.

Figure 3 : Administrateurs passés par l’État, la finance ou l'industrie (2005-2013)

Figure 3 : Administrateurs passés par l’État, la finance ou l'industrie (2005-2013)

Source : documents de référence Avionix. Sont codés « État » les administrateurs qui ont fait une partie de leur carrière dans l’administration. Sont codés « Industrie » ceux ayant fait une part substantielle de leur carrière dans des entreprises industrielles et « Finance » dans des banques, institutions financières ou dans la finance d’entreprise. Certains peuvent être codés dans plusieurs catégories.

40Les carrières industrielles sont en revanche plus présentes (passage de 33 % à 50 %), tandis que les carrières financières sont en légère augmentation (de 19 % à 25 % ; Figure 3). On peut faire l’hypothèse que ce mouvement de resserrement du conseil d’administration en nombre de membres et autour de représentants du monde industriel français marque à la fois une autonomisation accrue vis-à-vis de l’État et la démonstration de cet équilibre entre conceptions financières et d’ingénieurs de la firme. Le conseil d’administration est un espace largement contrôlé par la direction et relativement cohérent avec sa politique, ce qui s’exprime par une très faible conflictualité en son sein.

Le capitalisme d’ingénieurs comme idéologie intégrative de l’entreprise

41S’ils sont contraints par les actionnaires, les dirigeants sont aussi contraints par les structures internes de l’entreprise. Ils sont au cœur d’un jeu politique dont les enjeux sont de produire le consentement des salariés et accroître l’efficacité organisationnelle. Or, Avionix a été marquée par un conflit interne violent suite à la fusion avec Francélectronix. Plusieurs années après la fusion, au début du terrain, les tensions et l’inquiétude de la hiérarchie à ce sujet étaient explicites.

  • 12 L’analyse de l’idéologie en entreprise – qu’elle soit savante ou indigène, critique ou non – oscill (...)
  • 13 Comme le note William Sewell (1983, p. 30), l’approche de l’anthropologie culturelle par l’idéologi (...)

42Le capitalisme d’ingénieurs est l’idéologie dominante du Groupe, quelle que soit l’approche que l’on a de l’idéologie12 : c’est une conception à la fois émergente d’un corps social composé d’ingénieurs mais aussi alimentée par la direction dans le but d’intégrer l’organisation après la fusion. Gideon Kunda (2006) a montré comment des dirigeants peuvent utiliser la culture d’ingénieurs comme idéologie organisationnelle, mais elle est dans son cas plutôt imposée par la direction alors que dans le cas d’Avionix, l’usage de l’idéologie d’ingénieurs est plus une réappropriation par les dirigeants. L’idéologie portée par les dirigeants n’est pas limitée au cercle restreint de la direction générale et de ses interlocuteurs directs. On peut ainsi parler d’idéologie dominante13 partagée au sein de l’entreprise – ce qui ne doit pas occulter le fait que chez Avionix comme dans la plupart des grandes entreprises françaises, les politiques de contrôle des coûts et des effectifs sont très fortes.

  • 14 40 % des salariés du Groupe sont ingénieurs ou cadres.
  • 15 La sociologie des professions a éclairé le caractère hétérogène et fragmentée de cette profession, (...)

43Les dirigeants s’appuient sur la valorisation de la technologie et de l’innovation partagée chez les ingénieurs14 – du polytechnicien à l’ingénieur issu d’une école de rang modeste, voire au technicien supérieur. Si les ingénieurs sont un groupe professionnel peu structuré, hétérogène et traversé de tensions15, l’imaginaire technologique utilisé par l’entreprise et ses dirigeants y est fortement partagé. Cet imaginaire, cette vision du monde d’ingénieurs, est structuré par deux pôles opposés. Le premier – essentiel dans l’idéologie mise en œuvre à Avionix – met l’accent sur l’innovation, notamment l’innovation de rupture, la créativité technique, une valorisation esthétique de l’objet et du raisonnement technique. La technologie et l’innovation sont valorisées comme réponses aux problèmes de la firme voire de la nation. Cette valorisation est à la fois stratégique – l’innovation comme moyen de contrôler un marché – esthétique – le « bel » objet technique – et historique – le progrès technique comme moteur de l’Histoire :

Vous savez que nous allons vivre une véritable révolution ? Dans cinquante ans, il y aura neuf milliards d’humains avec des iPad bon marché. Internet est sans doute la plus grande révolution de l’Histoire, la troisième, deux cent trente ans après Fulton et la machine à vapeur, et plus encore que Gutenberg (Dirigeant, Avionix, 2013).

44Le second pôle se rapproche de l’idée de pensée calculatoire analysée par Theodore M. Porter (1996) ou François Vatin (2008). Il consiste en une valorisation de la maîtrise de systèmes complexes – à la fois techniques mais aussi humains au travers du travail d’organisation et de contrôle de l’entreprise. Plus que l’innovation, c’est la maîtrise de technologies fines et l’efficacité organisationnelle qui sont alors valorisées et vues comme à même de permettre la pérennité de l’entreprise. On pourrait voir dans cette opposition celle entre des professionnels en recherche d’autonomie, défenseurs de la créativité, et des managers gestionnaires, défenseurs du contrôle. Or, ces deux visions sont des visions d’ingénieurs et les deux sont présentes dans les discours et les positions des dirigeants, même si elles peuvent être incarnées et portées par différents acteurs. L’ancien PDG d’Avionix oppose son profil d’industriel au profil technique de son successeur :

Moi, ma carrière, ça a été le plaisir d’être un industriel, d’organiser, de gagner des parts de marché… […] [Mon successeur] a pris ce job, c’est un grand ingénieur, il n’est pas tombé dans l’aéronautique pour faire de l’industrie, mais parce qu'il saurait construire un moteur, enfin peut-être plus maintenant… (Ancien PDG, Avionix, 2013).

45Ces deux aspects du travail managérial (organisation et innovation) sont irrigués par les deux pôles de l’imaginaire d’ingénieurs, un imaginaire toujours orienté vers la résolution de problèmes, alors que la dimension financière est largement euphémisée.

  • 16 Il est remarquable qu’alors que le directeur financier est très visible et largement évoqué par les (...)

46Dans la mise en récit et le sens donné (Weick, 1995) à l’entreprise et à sa trajectoire, le capitalisme d’ingénieurs est un mode d’intégration et de construction du Groupe. À travers l’utilisation de cet imaginaire, la profession d’ingénieur est construite comme un mode d’intégration à l’entreprise, dont la stratégie est identifiée aux motivations de cette profession – quitte à dissimuler les dimensions financières de cette stratégie16. Cet imaginaire a été utilisé par la direction pour intégrer et pacifier Avionix après la fusion des années 2000. Un conflit au niveau de la direction, soldé par l’éviction de l’ensemble des dirigeants par l’État actionnaire et un recentrage sur l’aéronautique, a fait douter de la pérennité du Groupe. La pacification par l’exploitation d’un système de représentations d’ingénieurs antérieur au conflit et aux appartenances organisationnelles s’apparente à ce que Michel Dobry (2009) appelle une « régression vers les habitus ». Il note que dans les phases de crises politiques, on peut observer des phénomènes de régression à des systèmes de dispositions antérieurs et internalisés par les acteurs. La régression à l’identité d’ingénieurs a été un moyen de sortir de la crise, instrumentalisé par la direction.

47Au-delà des discours, l’intégration organisationnelle a été produite par la mise en œuvre de solidarités techniques (Dodier, 1995) entre des entités auparavant distinctes. En effet, le conflit trouvait des résonnances dans une organisation très peu intégrée. La forme multidivisionnelle, reprenant une segmentation issue de fusions successives, en limitait l’intégration. La mise en commun des activités électroniques dans Avionix Électronique est une figure emblématique de ces dispositifs organisationnels créés pour produire des interdépendances au sein du Groupe. Si des tensions se sont exprimées dans la mise en place de l’organisation d’Avionix Électronique, entre « anciens » de différentes sociétés, aucune différence identitaire irréconciliable ne se manifestait dans les propos et les représentations exprimés par les salariés de la division. Ce qui frappe au contraire, d’un point de vue ethnographique, c’est la troublante homogénéité des imaginaires, des discours portés par les acteurs et des représentations communes partagées par les ingénieurs issus des différentes sociétés, mais aussi par l’ensemble de la ligne managériale. Ces représentations touchent à la fois à la valorisation de l’innovation et de la technologie ainsi qu’à un intérêt fort pour la technique et les produits d’Avionix. L’identité au travail des ingénieurs, managers et techniciens d’Avionix Électronique est alimentée par une certaine culture d’ingénieurs, outrepassant les frontières de l’entreprise.

  • 17 Il est à ce titre notable qu’Avionix fasse partie des entreprises classées dans différents sondages (...)

48Les dirigeants alimentent et jouent de cet imaginaire. Plutôt que de chercher à imposer une culture d’entreprise d’Avionix en confrontation avec les sociétés préexistantes, la direction cherche à produire une synonymie voire une confusion entre Avionix et l’imaginaire des ingénieurs17. Cette intégration identitaire est fondée sur le syllogisme où la profession d’ingénieur fait le lien entre les sociétés antérieures et le groupe industriel en construction : toutes les entreprises fusionnées dans Avionix sont des « boîtes d’ingénieurs », donc les ingénieurs sont chez eux à Avionix. L’imaginaire d’ingénieurs est à Avionix un ensemble de représentations et de cadres a priori pris pour acquis par les acteurs, actualisés dans leurs interactions et renforcés par une action explicite et un discours de la direction de l’entreprise. En plongeant dans l’historique des différentes sociétés du Groupe, en mettant en récit des « aventures » technologiques et innovatrices, en incarnant une passion pour la technique, les dirigeants n’ont fait que renforcer et jouer sur des référents identitaires antérieurement partagés par les ingénieurs. Portée par un groupe professionnel dominant dans l’organisation, déterminant et justifiant les orientations stratégiques du Groupe, cette identité d’ingénieurs joue un rôle essentiel dans la construction de la conception dominante de la firme dans l’entreprise.

Conclusion

49Le capitalisme d’ingénieurs est une conception de l’industrie et de l’économie : c’est par la maîtrise technologique et la capacité d’innovation que l’entreprise pourra conquérir et maintenir une place dominante et assurer sa survie à long terme. Cette conception fait des ingénieurs de développement la profession à même de résoudre les problèmes de la firme – elle est donc portée prioritairement par ce groupe social. La dimension financière n’est pas absente, mais elle est présentée comme venant en second temps, comme une conséquence de la réussite stratégique de l’entreprise. À l’échelle d’une entreprise, ce capitalisme d’ingénieurs est porté par une élite managériale technocratique, mais il est mobilisateur en interne car congruent avec une idéologie déjà présente et dominante parmi les salariés ingénieurs. C’est une idéologie au sens d’ensemble de représentations partagées mais aussi au sens instrumental puisque la direction s’appuie et alimente ces représentations. Le capitalisme d’ingénieurs s’apparente à ce que Neil Fligstein (1990) qualifie de « conception de contrôle » comme modèle institutionnel de la firme partagé dans tout ou partie d’un champ organisationnel. Le capitalisme d’ingénieurs est une analyse partagée des problèmes que rencontrent les entreprises et qui menacent leur survie, et un ensemble de moyens pour y répondre portés par un groupe professionnel qui se trouve en position dominante dans l’organisation car à même de répondre à ces problèmes. Cependant, alors que chez N. Fligstein, la conception de contrôle est essentiellement construite et portée par le haut de l’organisation, le capitalisme d’ingénieurs chez Avionix ne prend son sens que comme mode de gouvernement d’une entreprise.

50Ce cas montre comment des formes idéologiques au sein des élites managériales peuvent s’exprimer dans le gouvernement d’une firme. L’idéologie d’ingénieurs dominante dans l’entreprise, partagée par les salariés et instrumentalisée par les dirigeants pour construire le consentement, explique la manière dont les dirigeants se saisissent de la financiarisation. Ni simple résistance ni simple adoption de la financiarisation, la manière dont ils construisent la firme montre une adaptation d’une pensée d’ingénieurs à la financiarisation. Par le maniement d’un capitalisme d’ingénieurs financièrement légitime, les dirigeants articulent l’homogénéité socioprofessionnelle des salariés avec les enjeux stratégiques de l’entreprise.

51Cette analyse du cas d’Avionix a deux implications, l’une concernant la réponse des élites managériales à la financiarisation et la seconde portant sur l’importance des enjeux de gouvernement de l’entreprise dans les grands groupes industriels contemporains. L’idéologie d’ingénieurs d’une fraction du patronat français permet d’expliquer la manière dont des firmes répondent à la financiarisation et participe d’une compréhension plus large des divisions et porosités au sein des élites managériales du capitalisme. Une analyse en termes essentiellement défensifs, de résistance ou de découplage face à la financiarisation ne permet pas de montrer comment des dirigeants s’approprient des éléments de la financiarisation, les adaptent ou les transforment. Cet article montre au contraire une forme d’appropriation partielle qui prolonge des travaux qui ont nuancé l’idée d’une « victoire » actionnariale aux dépens des dirigeants, que ce soit du fait de l’adoption très partielle et à leur profit des préceptes de la valeur actionnariale par les dirigeants (Dobbin & Jung, 2010) ou d’une conversion des élites managériale (François et al., 2015). Confrontés à des incitations fortes à la financiarisation, des dirigeants porteurs de cette conception ont été amenés à rendre plus légitime leur entreprise et leur stratégie d’un point de vue financier. On assiste ainsi, comme dans le cas du New Public Management, à une conversion d’élites managériales à la financiarisation. Cependant, cette conversion ne se fait pas sans adaptation. Si l’entreprise adopte un certain nombre de marqueurs de la financiarisation et se rend crédible vis-à-vis d’investisseurs financiers, les dirigeants n’en maintiennent pas moins une stratégie profondément marquée par une conception d’ingénieurs de la firme. On peut ainsi parler d’une domestication de la finance. Le poids économique, politique et industriel de la fraction des élites managériales dont la matrice idéologique court du saint-simonisme à l’École des Mines contemporaine invite à regarder finement comment les dirigeants français réagissent à la financiarisation.

52La seconde implication de cet article est que si les luttes entre actionnaires et managers, ou avec les syndicats, sont essentielles pour comprendre les pratiques des dirigeants, les enjeux de gouvernement de la firme le sont tout autant. Certes, le champ de contraintes du marché sur lequel opère la firme rend possible et probables, ou non, certaines stratégies et conceptions de contrôle. Cependant, les enjeux de pacification et d’intégration interne de l’entreprise peuvent représenter des moteurs essentiels de l’action managériale. D’un point de vue méthodologique, ce cas incite à une analyse qualitative et contingente de la financiarisation. Une analyse en termes de gouvernement de la firme amène à remettre en cause une lecture nationale des réactions à la financiarisation. Le capitalisme d’ingénieurs est certes ancré dans une conception technocratique française mais cette conception de la firme et du capitalisme est très proche d’une situation de certaines industries allemandes : un positionnement sur des marchés dans lesquels la performance et la qualité des produits sont essentiel dans le jeu concurrentiel, et des managers ingénieurs issus des métiers techniques. Une archéologie de cette idée renvoie à Saint-Simon, mais aussi, par exemple, à Thorstein Veblen (1971). La congruence des caractéristiques économiques d’un marché (Soener, 2015) et de propriétés sociales des dirigeants offre une explication alternative à celle en termes d’institutions nationales du capitalisme. Dans le cas d’Avionix, la fusion a été un facteur d’actualisation d’une conception d’ingénieurs de la firme. Apaiser l’entreprise après une fusion conflictuelle a été une préoccupation essentielle pour les dirigeants et le dépassement des conflits est passé par l’usage d’une idéologie largement partagée dans l’entreprise. Il est notable qu’une fois cette période de pacification passée et au gré d’un changement de direction, la dimension financière du gouvernement de la firme se soit faite plus explicite. La combinaison de facteurs marchands, organisationnels et idéologiques permet d’expliquer une domestication de la financiarisation par des managers ingénieurs.

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Notes

1 Sur la centralité de la DGA dans le champ de l’industrie de défense française, voir (Genieys & Michel, 2006 ; Joana, 2008).

2 Avionix opère également sur le marché de la défense, mais ce secteur est en décroissance dans ses activités. Il représente 20 % du chiffre d’affaire et les investissements concernent essentiellement l’aéronautique civile.

3 Cette industrie est composée de quatre types d’activités : fabrication d’avions (avionneurs) ; moteurs (motoristes) ; équipements (équipementiers) et avionique (c’est-à-dire l’électronique embarquée sur des avions) ; et enfin maintenance et réparation. Avionix opère sur plusieurs de ces marchés.

4 Sans entrer dans la controverse sur la performativité des théories économiques, nous nous bornons ici à rappeler les affinités électives entre la théorie de l’agence et les pratiques de gouvernance associées à la valeur actionnariale (Davis & Thompson, 1994 ; Jung & Dobbin, 2016).

5 Extrait d’une interview publique par la presse économique, 2012.

6 L’avion plus électrique désigne le remplacement de systèmes mécaniques par des systèmes électriques et électroniques et non une hypothétique propulsion électrique des avions.

7 Ainsi, dans son modèle politique, une chambre d’invention et une chambre d’examen sont essentiellement composées d’ingénieurs, polytechniciens et centraliens (Musso, 2010, p. 140).

8 Denis Ranque, corps des Mines, longtemps PDG de Thales, préside le conseil d’administration d’Airbus Group. Louis Gallois, énarque, a dirigé ou présidé plusieurs grandes entreprises, dont EADS et PSA. Ce sont des figures industrielles françaises, notamment dans l’aéronautique, mais désormais en « pré-retraite ».

9 Cette hypothèse d’une domestication de la finance peut être corroborée par une étude de l’évolution des profils et trajectoires des directeurs financiers des grandes entreprises de la défense et de l’énergie. Après une phase de profonde professionalisation des directeurs financiers, les années 2010 sont marquées par un retour à des profils plus classiques pour ces entreprises : proximité avec l’État, place subalterne dans la direction générale (Coutant & Viallet-Thévenin, 2019).

10 EBIT : Earnings Before Interest and Taxes, équivalent du résultat d’exploitation.

11 Le Conseil compte quinze membres plus le PDG.

12 L’analyse de l’idéologie en entreprise – qu’elle soit savante ou indigène, critique ou non – oscille entre une vision objectiviste et une vision volontariste ou instrumentale. Selon les auteurs, l’idéologie ou la culture émerge d’une réalité sociale ou est une construction intellectuelle forgée par un groupe dominant et imposée au corps social.

13 Comme le note William Sewell (1983, p. 30), l’approche de l’anthropologie culturelle par l’idéologie tend à mettre en avant ce qui fait cohérence aux dépens de ce qui fait conflit. Notre propos n’est pas de nier les conflits dans l’organisation – que ce soit entre capital et travail ou des rapports de pouvoir locaux – mais de montrer en quoi une idéologie partagée et alimentée par la direction peut pacifier l’organisation après une fusion difficile.

14 40 % des salariés du Groupe sont ingénieurs ou cadres.

15 La sociologie des professions a éclairé le caractère hétérogène et fragmentée de cette profession, marquée par un système d’écoles à la hiérarchie très structurante qui détermine largement la trajectoire des ingénieurs (Bouffartigue & Gadéa, 1997 ; Duprez et al., 1991).

16 Il est remarquable qu’alors que le directeur financier est très visible et largement évoqué par les acteurs à l’extérieur de l’entreprise, il soit quasiment invisible à l’intérieur.

17 Il est à ce titre notable qu’Avionix fasse partie des entreprises classées dans différents sondages comme les plus attractives pour les élèves ingénieurs.

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Table des illustrations

Titre Figure 1 : Structure du capital (2008-2013)
Légende Source : documents de référence Avionix.
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Titre Figure 2 : Investisseurs institutionnels par origine géographique (2008-2013)
Légende Source : documents de référence Avionix. « Anglo-Saxons » : Royaume-Uni, Amérique du Nord et Irlande.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/docannexe/image/6689/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 100k
Titre Figure 3 : Administrateurs passés par l’État, la finance ou l'industrie (2005-2013)
Légende Source : documents de référence Avionix. Sont codés « État » les administrateurs qui ont fait une partie de leur carrière dans l’administration. Sont codés « Industrie » ceux ayant fait une part substantielle de leur carrière dans des entreprises industrielles et « Finance » dans des banques, institutions financières ou dans la finance d’entreprise. Certains peuvent être codés dans plusieurs catégories.
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Pour citer cet article

Référence électronique

Hadrien Coutant, « Un capitalisme d’ingénieurs : domestication de la financiarisation dans un groupe aéronautique », Sociologie [En ligne], N° 1, vol. 11 |  2020, mis en ligne le 03 février 2020, consulté le 20 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/6689

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Auteur

Hadrien Coutant

hadrien.coutant@utc.fr, hadrien.coutant@sciencespo.fr
Maître de conférences en sociologie, Université de Technologie de Compiègne, Laboratoire Costech, Centre Pierre Guillaumat, CS 60319, 60203 Compiègne cedex, France

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