La preuve de la discrimination à l’embauche restera toujours difficile à apporter, car elle se dissout, soit dans la subjectivité du choix opéré par l’employeur, soit à l’inverse dans l’objectivité apparente d’une décision faisant intervenir une multiplicité de critères (Lochak, 2003, p. 25).
- 1 Ce texte a bénéficié des remarques très pertinentes formulées par Vincent-Arnaud Chappe et les memb (...)
- 2 Les testings sont des expérimentations réalisées en envoyant deux à deux des candidatures fictives (...)
1La lutte contre la discrimination à l’embauche est érigée en cause publique en France depuis la fin des années 1990 (Fassin, 2002)1. En 2016, pas moins de trois commandes publiques sont venues en rappeler l’actualité : un rapport sur les discriminations dans l’accès à l’emploi public (L’Horty, 2016), un autre sur les coûts engendrés (Bon-Maury et al., 2016), tandis qu’un testing2 réalisé par le ministère de l’Emploi auprès de grandes entreprises établissait leur préférence pour les candidatures hexagonales au détriment des maghrébines (Foroni et al., 2016). Si quelques entreprises se sont fait publiquement épingler ces dernières années pour leur attitude discriminatoire, le pouvoir que s’arrogent certains recruteurs en la matière ne semble pas véritablement entamé. Les travaux soulignent la faiblesse du contentieux et l’ineffectivité du droit de la non-discrimination (Guiomard & Serverin, 2013 ; Bossu, 2014), concernant l’embauche en particulier. Tels des pots de terre se heurtant à des pots de fer, les victimes sont reconnues comme « la partie faible » (Frouin, 2015, p. 48) de ce combat inégal, que l’on observe dans le secteur privé comme dans le public (Dumortier, 2016). Aux États-Unis aussi, des travaux récents insistent sur l’inefficacité du droit et sur l’asymétrie des pouvoirs entre les parties (Berrey et al., 2017). Il semble qu’après 50 ans de lutte contre la discrimination, les recours judiciaires se contentent de perpétuer les relations très inégalitaires entre mis en cause et plaignants, sans parvenir à renforcer ces derniers.
- 3 De nombreux travaux ont approfondi cette question, en montrant que les premiers obstacles surgissen (...)
2Plutôt que de souligner les raisons de la faiblesse des victimes3, nous proposons de regarder du côté des employeurs ce qui vient nourrir leur force. La sociologie du droit analyse la manière dont les entreprises parviennent à « se donner des droits » (Pelisse, 2011) et à se jouer des règles juridiques pour les rendre moins contraignantes. En tant que « joueurs récurrents » (repeat players), les entreprises sont considérées comme dotées de nombreuses ressources, notamment juridiques, qui leur permettent d’infléchir les résultats des actions contentieuses en leur faveur (Galanter, 2013 [1974]). Dans le domaine de la discrimination, la « managérialisation » du droit désigne la manière dont les entreprises se mettent en conformité avec le droit, tout en ménageant leurs propres intérêts (Edelman, 2011). Elle est menée à bien par des professionnels du droit, des ressources humaines et des psychologues du travail dont le rôle est très puissant aux États-Unis (Dobbin, 2009 ; Stryker, 2011). Du côté des entreprises françaises, les travaux montrent que la « diversité » est utilisée pour faire un usage sélectif de la lutte contre la discrimination (Doytcheva, 2015) et transformer les contraintes juridiques en opportunité managériale (Bereni, 2009).
3Pour approfondir l’analyse de ce qui fait la force des employeurs, nous nous intéressons à la manière dont ils bâtissent leur défense lorsqu’ils sont mis en cause par le Défenseur des droits. À cette fin, nous avons exploré les dossiers de réclamations qui y ont été déposés entre 2013 et 2015 (voir Encadré 1). Certains ne comportent que quelques lignes et d’autres des dizaines de documents et des centaines de pages, parce qu’une enquête a été diligentée auprès d’employeurs publics ou privés. Y sont alors répertoriées toutes les interventions des réclamants, des juristes chargés d’instruction et des employeurs mis en cause, ainsi que tous les éléments nécessaires à l’instruction. Notre analyse est centrée sur les réclamations jugées suffisamment solides pour justifier une instruction auprès d’une entreprise, d’une administration ou d’une collectivité, à qui il est demandé de démontrer que sa décision de rejeter tel candidat ne prend pas appui sur le critère discriminatoire mentionné par le réclamant. Grâce au régime de l’aménagement de la charge de la preuve, nous disposons en effet des deux points de vue : celui du réclamant « qui présente des éléments de faits laissant supposer l’existence d’une discrimination » et celui de la partie défenderesse à qui il incombe « de prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination » (article L. 1134-1 du code du travail). La défense des employeurs – c’est une des particularités de ce régime probatoire – a moins pour objectif d’établir la vérité des faits, que d’emporter la conviction de l’interlocuteur en mettant en évidence la valeur de la décision de l’employeur (Lanquetin, 2004).
Encadré 1. Méthodologie
Les réclamations qui parviennent au Défenseur des droits font l’objet d’un enregistrement exhaustif dans une base de données. En rassemblant celles qui concernent des employeurs privés ou publics, nous avons recensé 844 réclamations pour discrimination à l’embauche entre 2013 et 2015, dont nous connaissons la répartition d’après les critères incriminés, le statut de l’employeur et le mode de traitement.
Trois critères prédominent largement sur cette période : l’origine, la race et l’ethnie, considérés comme formant le même critère, l’âge et le handicap. Mais ces critères se distribuent différemment selon que l’employeur est privé ou public, le secteur public étant plus marqué par l’état de santé et le handicap.
Partant de cette base exhaustive, nous avons ensuite prélevé au hasard un dossier tous les sept dossiers, de façon à obtenir un échantillon de 100 réclamations (après nettoyage des dossiers incomplets et mal classés), recodés d’après 15 variables. Parmi ces 100 cas, 36 ont donné lieu à la mise en cause d’un employeur public ou privé.
Cet article repose sur l’analyse approfondie du contenu de ces 36 dossiers et sur celle de nombreux documents produits par le Défenseur. Elle a été complétée par des entretiens auprès des juristes chargés de leur traitement, encore présents au moment de l’enquête (N = 10). Nous avons également observé des situations de travail collectif (N = 4) et assisté à plusieurs manifestations organisées par le Défenseur.
Figure 1 : Répartition des réclamations pour discrimination à l’embauche d’après les principaux critères et le statut de l’employeur (2013-2015)
Source : Défenseur des droits.
- 4 La réponse apportée par les testings à cette question est assez radicale : elle vise à mesurer la d (...)
- 5 La référence aux « besoins du marché », à la « compétitivité économique » des entreprises est admis (...)
4Mais comment apprécier la valeur d’une décision de recruter ou de ne pas recruter ?4 Notre hypothèse est qu’il s’agit là d’une question centrale pour comprendre à quelles limites se heurte la lutte contre la discrimination à l’embauche. Il nous semble en effet que ces limites tiennent principalement à la fragilité des jugements de compétence et à la difficulté de saisir les fondements de la décision de recruter. La diversité des sources de recrutement et des éléments pris en compte en ces occasions, fournissent d’importantes marges de manœuvre aux employeurs, qui peuvent s’en emparer pour servir leur cause et déstabiliser la saisie des faits discriminatoires. Cette hypothèse se nourrit de nombreux travaux mettant en évidence les incertitudes qui entourent les décisions de recrutement (Eymard-Duvernay & Marchal 1996 ; Marchal, 2015). Les compétences se laissent décrire sur de nombreux registres (la formation ou le réseau du candidat, sa personnalité ou son domaine d’expérience, etc.), et reçoivent des définitions variables (à emploi « égal ») d’une période ou d’un contexte d’entreprise à un autre, d’un service ou d’un recruteur à l’autre. Leurs définitions varient également avec les modes de recrutement et leurs étapes. Ces caractéristiques freinent la possibilité d’objectiver et de mesurer, en toute généralité, les qualités nécessaires à l’occupation d’un emploi et d’ordonner les candidats sur une seule échelle pour affirmer qui est plus ou moins apte à occuper un poste. Les choix effectués par les recruteurs relèvent de conventions. Ils sont marqués, d’un côté, par la nécessité de s’accorder sur ce qui fait la valeur d’un candidat et, de l’autre, par le « pouvoir d’évaluation » de l’employeur (Eymard-Duvernay, 2006). Dans le secteur privé, ce pouvoir est fondé juridiquement sur le respect de la liberté d’entreprendre (de Schutter, 2001)5, tandis que c’est davantage l’intérêt du service qui est évoqué pour justifier les décisions dans le service public (Dumortier, 2016). Dans les deux cas, le respect du principe de non-discrimination marque une limite au pouvoir d’évaluation. Mais la ligne de partage entre ces différents principes s’avère bien difficile à tracer.
5Notre démarche s’inscrit dans la perspective d’une sociologie pragmatique donnant toute leur place aux situations mises en cause, aux acteurs au prise avec des faits discriminatoires, aux arguments qu’ils avancent et aux incertitudes marquant leurs expériences. Celles-ci sont d’autant plus fortes que la discrimination fonctionne souvent à bas bruit, de manière insidieuse, surtout lorsqu’elle touche au racisme et au sexisme, en sorte que les victimes elles même en viennent à douter de sa réalité (Bataille, 1999 : Bataille & Schiff, 1997 ; Barcik et al., 2012 ; Avril, 2013 ; Giraudo-Baujeu, 2014). Sa perception varie également avec les groupes sociaux, les conditions de vie et les situations (Dubet et al., 2013). Symétriquement, nous admettons que les incertitudes se retrouvent aussi du côté des recruteurs et des employeurs. Des travaux soulignent en ce sens toute l’ambivalence des attitudes discriminatoires (Cortesero et al., 2013 ; Remichi-Meziani, 2015). L’accent est mis sur « l’injonction paradoxale » (Monchatre, 2014) devant laquelle ils sont placés, sur la perméabilité des frontières entre discrimination positive et négative, et sur la difficulté à déterminer à partir de quand un jugement revêt un caractère discriminatoire.
6Notre propos est organisé en trois parties. Dans la première, nous mettons en évidence la prudence avec laquelle le Défenseur avance dans les mises en cause, concourant ainsi à renforcer la position des employeurs, avant même toute demande de justification. Nous nous intéressons aux raisons pour lesquelles il en est ainsi, en explorant les conditions préalables au traitement des plaintes. Nous verrons ensuite comment les employeurs mis en cause s’y prennent pour démontrer la valeur de leur décision : en cherchant à attirer l’attention sur leurs bonnes pratiques, mais aussi en argumentant pied à pied lorsqu’ils ont les moyens de le faire. L’étude du cas présenté dans cette deuxième partie montrera aussi que les jugements de compétences ne sont pas toujours suffisamment solides pour écarter les soupçons de discrimination. Dans la dernière partie, nous nous livrerons à une analyse transversale des dossiers, pour identifier les marges de manœuvre dont disposent les mis en cause, en tant qu’employeurs, vis-à-vis du Défenseur. Ces marges tiennent aux trois pouvoirs dont sont dotés les employeurs : le pouvoir de reconstitution des faits, le pouvoir d’évaluation et le pouvoir de définition des compétences nécessaires à l’occupation des postes.
7Dès lors que la présomption de discrimination est jugée suffisamment solide pour mettre en cause un employeur, le pouvoir d’enquête dont est doté le Défenseur des droits lui permet de le sommer de se justifier. L’appréciation de cette présomption constitue donc un moment important qui repose sur son expertise. Dans les faits, seul le tiers des réclamations pour discrimination à l’embauche répertoriées entre 2013 et 2015 débouche sur une enquête auprès du mis en cause. Et parmi elles, les cas où la discrimination peut être établie par la suite reste minoritaire. Nous nous attardons, ici, sur ce qui se déroule en amont de la décision d’enquêter pour mettre en évidence ce qui peut conduire à la retarder ou à l’éviter. La prudence dont fait preuve l’institution a été mise en évidence, d’un côté, pour la Halde (Chappe, 2013) et, de l’autre, pour le Médiateur (Baudot & Revillard, 2014), où elle est attribuée à la volonté de ne pas se mettre à dos l’administration pour préserver sa réputation. De fait, des employeurs n’hésitent pas à engager des rapports de force avec le Défenseur et des plaintes pour excès de pouvoir ont été déposées auprès de tribunaux administratifs. Les observations présentées à l’issue de ses enquêtes par le Défenseur devant les juridictions, sont considérées comme venant déséquilibrer les relations entre les parties. L’institution est donc « très regardée » sur ses interventions et la qualité de ses enquêtes, comme le précise une juriste interrogée.
- 6 On pourrait ajouter à cela l’objectif de sélectionner les cas exemplaires qui permettront de faire (...)
8La décision d’enquêter n’est pas prise à la légère au Défenseur. Sa prudence tient aussi au fait que beaucoup de réclamations ne permettent pas d’évaluer la force de la présomption de discrimination. Faut-il épauler les réclamants qui ne sont pas préparés à formuler leur demande dans les formats adéquats à leur traitement ? L’organisation du travail interne à l’institution est tendue entre la nécessité d’évacuer, le plus en amont possible, les plaintes mal orientées ou manifestement infondées et celles qui n’ont aucune chance d’aboutir, sans laisser passer pour autant celles qu’il suffirait de compléter ou de mieux expliciter pour fonder l’existence d’une présomption6. La prise en charge de cette tension est assurée en accordant une place importante au travail collectif et en procédant en plusieurs étapes. Le service de Recevabilité et d’Orientation opère un premier tri et se tourne vers les réclamants pour obtenir des compléments d’information. À l’instar d’un test de motivation, ces demandes poussent certains à se désister plus ou moins explicitement en ne répondant pas. Une fois filtrés, les dossiers sont acheminés vers des pôles d’instruction privé ou public selon le statut de l’employeur, où ils sont examinés par les chefs de pôles. Ils sont ensuite remis aux juristes qui se réunissent pour décider collectivement de leur sort. Le passage en revue des plaintes est l’occasion de toucher du doigt la diversité des situations à traiter et le manque d’information à disposition des juristes. Ces caractéristiques peuvent être exacerbées lorsque les réclamations touchent à des situations d’embauche comme nous allons le voir.
- 7 Par exemple : « Bonjour, je souhaite vous saisir car dans le cadre de ma recherche d’emploi auprès (...)
9Toutes sortes d’histoires surgissent de ces passages en revue qui mettent en cause des critères discriminatoires variés, engagent des corpus juridiques différents, concernent des salariés harcelés ou injustement mutés, des malades et des handicapés à qui on refuse l’accès à des logements, à des mutuelles, à des hôtels et puis, des candidats à l’emploi. Parmi les 125 réclamations examinées au cours des trois séances auxquelles nous avons assisté au pôle privé, environ 20 % concernent directement des plaintes pour discrimination à l’embauche : une personne a annoncé sa grossesse durant une période d’essai ; un candidat d’origine centrafricaine se voit demander ses papiers durant l’entretien, puis accusé de présenter des faux ; un autre doit remplir un dossier de candidature où on lui demande s’il a plus ou moins de 50 ans ; une femme est sélectionnée par une agence d’intérim pour être chef de travaux , mais refusée par le client qui préfère un homme ; une candidate est écartée au prétexte que son conjoint travaille déjà dans l’entreprise ; une éducatrice spécialisée se voit offrir une succession de CDD dans un foyer, mais refuser l’accès à un CDI car le personnel compte trop de musulmans ; une vendeuse en boulangerie, allergique au froid, est congédiée pendant sa période d’essai pour ne pas l’avoir déclaré ; après 75 contrats en CDD, en tant que gardien d’immeuble remplaçant, celui-ci n’est plus renouvelé en raison de son âge. Son avocat plaide une requalification en CDI, mais le réclamant s’adresse au Défenseur pour obtenir réparation en raison d’une discrimination. Y-a-t-il discrimination ? De quels éléments dispose-t-on pour l’établir ? Quel est le critère mis en cause ? En effet, parfois aucun critère ne figure dans la réclamation7.
- 8 Sur les 100 cas analysés, 21 concernent le stade préliminaire du recrutement, 42 la sélection, tand (...)
10La diversité des situations exposées nous éloigne de l’archétype du candidat manifestement lésé face à des concurrents « moins » compétents que lui. Le stade d’embauche auquel il est parvenu est lui-même très variable. Certains en sont à la première étape, empêchés de postuler dans des administrations ou des entreprises qui affichent des critères discriminatoires et d’autres ne sont jamais convoqués. Plusieurs mettent en cause les mauvaises conditions de leur évaluation, des questions « déplacées » posées à l’écrit ou à l’oral, ou bien sont écartés à l’occasion de la période d’essai après avoir révélé grossesse ou handicap. Enfin, des personnes ont plusieurs années d’ancienneté et se voient soudainement refuser un nouveau CDD ou l’accès à un emploi stable, pour des raisons considérées comme discriminatoires. Le stade d’embauche auquel est parvenu le réclamant joue un rôle important dans la structuration de son récit, dans le type de preuves qu’il peut exhiber pour appuyer la présomption et dans la distribution des critères de discrimination (Marchal, 2018)8.
- 9 La direction du Défenseur a tenté de rationaliser le travail des juristes en leur demandant d’attri (...)
11Quelques « flagrants délits » permettent de prendre des décisions rapides : des emplois sont explicitement barrés à certains postulants qui ont dépassé tel âge, sont nés à l’étranger ou présentent telle caractéristique physique. Cette disposition est-elle légale, et au-delà, opportune ? Des annonces comportent toujours des critères discriminatoires : elles sont formulées au féminin, réservées à telle tranche d’âge ou aux habitants de telle localité. Ces situations doivent être traités rapidement, si possible à l’amiable. Il en va de même, lorsque des questionnaires d’embauche comportent des informations sur la vie privée des individus, renvoyant directement à des critères discriminatoires (situation de famille, nombre d’enfants, profession du conjoint, religion, lieu de résidence). Ces réclamations, elles aussi, ont toutes chances d’être instruites et d’aboutir, à moins que l’employeur ne justifie ces questions par les « exigences essentielles » de l’emploi, comme cela peut être le cas dans le secteur de la Défense. Mais la plupart du temps, le traitement à réserver au dossier ne relève d’aucune évidence9. Toute réunion débute par le recensement des dossiers en cours, car il est entendu que chacun est surchargé de travail et que la juste répartition des nouveaux dossiers importe dans les attributions. Plusieurs raisons amènent aussi à se porter volontaire, comme la connaissance d’une entreprise à laquelle un juriste a déjà eu affaire, celle d’un arrêt récent d’une juridiction, la proximité des situations à traiter, les difficultés posées par tel critère de discrimination que l’on aime à résoudre.
- 10 Des réclamants font explicitement mention des résultats des testings réalisés à grande échelle : « (...)
12La contribution des réclamants est déterminante dans la possibilité de lancer des investigations auprès des employeurs. Certains ont fait des tests : sans réponse à leur candidature, ils ont changé de nom et obtenu une réponse positive ou négative qui permet d’assoir la crédibilité de la présomption. Pourquoi Ismaël n’a eu aucun retour, alors que Yves, qui possède un profil équivalent en a eu un10 ? Tous les tests ne sont pas validés, mais ils permettent au moins de justifier l’interrogation de l’employeur à ce sujet. D’autres réclamants obtiennent des réponses divergentes de la part de l’entreprise qui cherche à embaucher et de l’intermédiaire à qui a été confié le recrutement. La possibilité de reconstituer la chronologie des faits joue également un rôle important dans la mise à l’épreuve de la réclamation. À quel moment a eu lieu l’annonce de la grossesse ou la participation à une manifestation syndicale, par rapport à la décision de ne pas confirmer une période d’essai ou renouveler le contrat ? La coïncidence des évènements relève-t-elle du hasard ? Si un intermittent du spectacle a été réembauché à plusieurs reprises, n’est-ce pas parce qu’il est compétent ? Si sa compétence n’est pas en cause, sur quoi est fondée la décision ? La fourniture, par le réclamant, d’évaluations et de documents écrits, est décisive pour déclencher une enquête.
13Mais les dossiers sont rarement complets et parfois intrinsèquement complexes, mêlant des évènements, des causes, des intervenants (l’inspection du travail, un syndicat, un avocat, les prud’hommes) et des critères multiples. La première exploration effectuée par le juriste permet de débroussailler les cas, mais la clarté de l’exposé des faits dépend crucialement de la coopération du réclamant. L’impossibilité de statuer sur un dossier peut tenir à plusieurs « ruptures » comme le relève Jean-Marc Weller (2011) : rupture juridique lorsqu’il n’est pas évident qu’il s’agisse d’une discrimination, rupture narrative lorsque le récit reste incompréhensible et rupture matérielle enfin, lorsque les pièces fournies n’offrent pas de cohérence ou restent incomplètes. De telles ruptures peuvent se lire dans la série de questions déclenchées par l’exposé du cas suivant (Encadré 2). Il s’agit, a priori, d’un refus d’embauche en raison de l’origine.
Encadré 2. Délibération collective sur le traitement d’un dossiera
Le candidat a postulé dans une agence d’intérim pour être visiteur médical. À la fin de l’entretien, qui a lieu en octobre 2016, on lui assure qu’on va le contacter. Quatre mois plus tard, il reste sans nouvelle. Il a même envoyé une lettre recommandée pour comprendre ce qui se passe, mais n’a pas obtenu de retour.
– Je préconise la voie amiable pour obtenir des explications.
– Quel est le critère ? Tu as évoqué l’origine…
– Le critère n’est pas précisément évoqué, mais on peut penser que c’est ça ou l’âge car il parle de réponse négative à cause de l’âge. En fait, c’est d’après sa photo qu’on peut supposer ça.
– Soit il n’y a rien et on fait la clôture, soit on instruit. Parce que la voie amiable s’il n’y a pas vraiment de critère clair.
[…]
– Il a été convoqué à l’entretien, alors que sur son CV on voit bien sa couleur et son âge !
– Après, il y a des personnes qui sélectionnent, et comme c’est d’autres qui les reçoivent, peut-être que c’est à l’occasion de l’entretien.
– On peut peut-être faire un point avec lui ? Parce que si on instruit sur l’origine, ils vont répondre qu’ils l’ont reçu.
[…]
– La boite d’intérim lui a dit qu’il allait être convoqué par la société cliente ? Ça s’est passé par écrit ou par oral ?
– Par oral, je crois.
– Mais ça peut aussi être l’entretien qui s’est mal passé !
– On pourrait instruire auprès des deux : de l’agence d’intérim et de son client.
– Et si c’est un gros client ? Est-ce qu’on peut imaginer que l’agence va nous donner son nom ?
– Il faut vérifier auprès du réclamant d’abord, pour voir ce qu’il dit. Ça peut être intéressant. Si ça se trouve, il ne va pas parler de critère…
a Les termes du débat ont été reconstitués à partir de prises de notes.
14Les doutes sont permanents et amènent à envisager plusieurs scenarii. Ils portent sur le critère incriminé (l’âge ou l’origine ? Ou aucun critère ?), l’identité du mis en cause (l’agence d’intérim ou son client ?), le traitement à réserver au dossier (traitement amiable, clôture, instruction auprès du mis en cause ?). La dispersion de la décision de recruter, dès lors qu’interviennent des intermédiaires de marché (ici une agence d’emploi), contribue à embrouiller les choses. Une telle dispersion s’observe aussi à l’intérieur des grandes organisations, où plusieurs services et instances prennent part aux décisions. La tentation de clore d’emblée ce dossier mal ficelé et incomplet est freinée par le « devoir d’hésitation » (Weller, 2011) auquel se soumettent les juristes. L’absence d’écrits est lui aussi pris en compte, mais la discrimination ne peut pas, pour autant, être écartée à ce stade. Il est finalement décidé de procéder à une mise en état, c’est-à-dire de s’adresser d’abord au réclamant pour en savoir davantage. Cela permet aussi de sonder sa motivation à engager une instruction ou un traitement amiable, d’éprouver la solidité des éléments apportés. Les renoncements sont encore possibles à ce stade, émanant de réclamants ou du chargé d’instruction qui écarte les dossiers ne donnant pas suffisamment de prises pour justifier une enquête.
- 11 « Les personnes mises en cause doivent faciliter l’accomplissement de sa mission. Elles sont tenues (...)
15De nombreux obstacles viennent ainsi servir la cause des employeurs, en tempérant l’ardeur des juristes qui seraient tentés de les interroger plus systématiquement : une réputation à tenir et un nombre important de dossiers à gérer, des cas intrinsèquement complexes, une grande diversité de situations d’embauche et de critères évoqués s’opposant à toute tentative de standardisation du traitement, des récits souvent elliptiques qui demandent à être complétés pour évaluer la présomption, la possibilité que le réclamant se désiste à tout moment. Une fois ces obstacles surmontés et la réclamation consolidée, un courrier est envoyé à l’employeur pour lui signifier qu’une plainte est déposée contre lui. La formulation utilisée donne là encore à voir la prudence avec laquelle il est abordé : « Je vous précise qu’à ce stade il s’agit seulement d’éclairer les circonstances et le contexte entourant la réclamation portée à la connaissance du Défenseur des droits qui, par définition, ne reflète que le point de vue de son auteur. » L’objectif est d’obtenir des « explications11 », de se faire communiquer les informations et pièces nécessaires à l’instruction, tout en respectant le principe du contradictoire, qui donne à l’employeur la possibilité de faire valoir son point de vue. La défense est ensuite aux mains des employeurs.
- 12 La menace ultime peut prendre la forme d’une condamnation pour délit d’entrave.
16La plupart des employeurs interpellés tiennent d’abord à manifester leur surprise de faire l’objet d’une plainte. Certains tardent à répondre ou « perdent » les courriers, à l’instar de ministères réputés pour cela auprès des juristes chargés d’instruction. Les courriers sont renvoyés de services en services sans trouver preneur, alors même que le Défenseur peut y avoir des correspondants. Si tous (ou presque) finissent par répondre, sous la pression de relances et de possibles mises en demeure12, faire trainer les dossiers n’est pas sans effet dès lors que cela conduit des réclamants à se décourager et à abandonner leur plainte. Sans réponse sur les points voulus, il est théoriquement possible de conclure à une discrimination, mais un dossier ne reposant que sur la considération d’une seule partie reste bien faible...
- 13 Par exemple : un employeur fait d’emblée remarquer que l’affaire ne le concerne pas, mais son prédé (...)
17Des réponses peuvent être désagréables13. Leur teneur se ressent des qualités de leurs auteurs et de leur degré d’implication dans les situations, mais aussi des caractéristiques des organisations. Sans être complètement absents, les arguments juridiques ne forment pas l’essentiel de la trame des réponses qui parviennent au Défenseur. Ils émanent plus volontiers de grosses structures publiques ou privées dotées de services conséquents, capables d’engager « des bras de fer » avec les juristes du Défenseur. Face à un grand groupe de l’automobile, sûr de son bon droit de refuser des contrats de professionnalisation aux candidats de plus de 25 ans, il ne s’agit pas de se laisser intimider : « ils se pensent puissants, ces grands groupes. Donc pour les faire plier, il faut, quand même, juridiquement être très solide et envoyer des courriers très étayés » (Juriste du pôle privé). Même s’il est rare de passer en force, et que les interlocuteurs de bonne foi ne sont pas attachés à des entreprises ayant telle ou telle caractéristique, les attentes des juristes peuvent différer avec elles. Les gros employeurs possédant des services de ressources humaines sont considérés comme aptes à organiser des procédures de recrutement « carrées » : à se procurer des tests ou des guides d’entretiens, à organiser une division du travail qui ne sera pas de mise dans une PME, dans une association ou chez un artisan.
18De « petits » employeurs choisissent parfois d’avouer leur ignorance des règles de droit ou de plaider la maladresse. Cette gérante de camping a publié une offre d’emploi destinée à du personnel d’entretien, précisant qu’elle « convient davantage à une femme » (Réclamation no 1). Pour se justifier, elle explique vouloir faire comprendre aux candidats masculins, qu’attire la perspective d’entretenir des espaces verts, que ce sont surtout des locaux qui sont à nettoyer. Des employeurs peuvent aussi choisir de s’enferrer dans leur propre culpabilité, comme le siège de cette mutuelle qui refuse d’embaucher une déléguée de 56 ans, pourtant choisie par sa délégation régionale. L’investissement ne serait pas rentable, répond-on au Défenseur, car la prise de fonction nécessite une formation préalable et même une expérience de plusieurs années avant l’acquisition d’une bonne expertise (Réclamation no 14).
19De telles lignes de défense ne sauraient permettre de disculper l’employeur. La réaction type consiste à rejeter l’accusation. Dans sa version faible, la résistance des mis en cause consiste débord à valoriser leurs bonnes pratiques de gestion des ressources humaines. Elle revient comme un leitmotiv dans de nombreux dossiers pour souligner d’emblée leur incompatibilité avec l’accusation de discriminer. La version forte sera envisagée en entrant dans une étude de cas approfondie : elle montre comment un employeur parvient à écarter la présomption, en défaisant un à un tous les nœuds du récit forgé par le réclamant.
- 14 En effet, « les justifications dans laquelle ces valeurs s’expriment sous une forme positive, n’ont (...)
20Les valeurs morales et le sens de la justice qui animent les employeurs dans la gestion des ressources humaines sont fréquemment soulignés dans les courriers de réponse14. Les travaux montrent en ce sens qu’elles sont utilisées pour donner des gages de bonne conduite et prévenir les contentieux (Dobbin, 2009 ; Bereni & Epstein, 2015). La description de procédures de recrutement au-dessus de tout soupçon, précisément choisies dans le but d’obtenir davantage d’équité et d’objectivité (comme c’est le cas des concours organisés dans la fonction publique, mais aussi dans de nombreuses entreprises), vise donc à désamorcer les critiques possibles. Le sérieux de la procédure est accentué en parlant de « jury » dès lors que deux personnes sont réunies, ou de « procès-verbal » pour caractériser quelques annotations (Réclamation no 30). Si des écrits viennent en soutien de l’argumentaire et peuvent servir de preuve, ils sont livrés avec empressement pour dédouaner le mis en cause. Le résultat de la sélection est également mis en avant pour souligner sa qualité : « On peut relever que sur les quatre derniers candidats (deux hommes et deux femmes), les deux finalistes sont des femmes et que l’une d’elle a une double nationalité (française/marocaine)… » (Réclamation no 34). Sa portée est augmentée si le résultat est ajusté au critère incriminé. Le développement de politiques de diversité est ainsi mis en évidence lorsque l’origine, le patronyme ou la nationalité figurent parmi les critères, mais pas seulement…
- 15 On fera remarquer que ces éléments se déduisent de la lecture de n’importe quel CV où se trouvent l (...)
Un cabinet de recrutement consacre une page entière à la description de tout ce qui marque son engagement dans les bonnes pratiques et dans la lutte contre la discrimination : membre d’un syndicat professionnel reconnu pour ses pratiques déontologiques, certifié par l’AFNOR, signataire de la Charte pour la diversité, le cabinet a aussi obtenu le Label Diversité après un audit de 18 mois, soulignant l’implication de tous les membres du cabinet. Pire, il a fait partie de groupes de travail aux côtés de la Halde. D’ailleurs, comment aurait-il pu discriminer la réclamante sur son sexe et son âge, comme elle le prétend, puisqu’il ne demande rien à ce sujet dans les dossiers de candidature et que ces données ne figurent pas dans le CV de la réclamante15 ? (Réclamation no 31, Cabinet de recrutement, discrimination selon l’âge).
21Dans tous ces cas, il s’agit de montrer que l’accusation est déplacée, voire invraisemblable, en marquant son incompatibilité avec le contexte décrit. Au Défenseur, qui interroge une agence d’hôtes et hôtesses d’accueil pour comprendre pourquoi un candidat sélectionné n’est pas contacté, à l’issue d’un appel téléphonique où on lui fait préciser sa nationalité, l’employeur répond :
À toutes fins utiles, je vous informe que notre Société a toujours promu la lutte contre toutes les formes de discrimination (Signataire de la Charte de la diversité) et promeut, tous les jours, la diversité. Pour preuve, depuis le début de l’année, la Société, pour sa seule agence parisienne a embauché, au global, plus de 1000 salariés de nationalité étrangère (44 nationalités différentes) soit 10 % de son effectif (Réclamation no 20, Agence d’hôte et hôtesse d’accueil, discrimination à l’égard de l’origine).
22Il suppose que c’est « le programme informatique » qui a bloqué le système et déclenché le coup de fil, car le réclamant avait donné une information erronée sur son lieu de naissance. Le mis en cause plaide ainsi le « dysfonctionnement », dans le but de se défaire de toute responsabilité morale (Dodier, 1994). Ce que doit savoir aussi le Défenseur, ajoute l’employeur, c’est que le réclamant a déjà travaillé pour l’agence par le passé…
23Nombre de dossiers présentent en fait une accumulation d’arguments destinés à déstabiliser de plusieurs manières l’hypothèse de la présomption de discrimination, « à disséminer le réseau des causes » (Dodier, 1994) pour mieux servir sa cause, comme nous allons le voir maintenant. Pour cela, nous entrons dans un dossier (Réclamation no 24), tel qu’il se laisse découvrir au fil de la lecture des courriers échangés, des pièces fournies par les deux parties en présence et des notes rédigées par les juristes du Défenseur. Outre l’intérêt de saisir l’enchaînement des argumentaires qui se répondent les uns aux autres, son choix est lié à la cohérence et à la crédibilité des récits des deux parties qui donnent au lecteur toutes les clés pour comprendre les ressorts de l’affaire.
- 16 La contribution bénévole du délégué du Défenseur, qui fait remonter la réclamation au siège pour l’ (...)
24Le dossier de Mme S a été constitué avec l’aide d’un délégué local16 et contient une lettre explicative de quatre pages dactylographiées, étayée de nombreux documents. C’est une femme de 40 ans, française, comme le révèle son CV, qui en 20 ans de carrière a occupé de nombreux emplois, en tant que personnel de ménage, hôtesse de caisse, livreuse de repas à domicile, avant d’être embauchée comme « Adjoint technique territorial de 2e classe non titulaire » dans des lycées par un conseil régional qu’elle met précisément en cause. La réclamation porte sur deux faits : elle n’est plus embauchée depuis qu’elle a révélé sa qualité de travailleur handicapé (RQTH), alors que ses contrats étaient régulièrement renouvelés auparavant ; ensuite, elle a été éliminée à un concours où elle a précisément été interrogée sur son handicap. Voici l’exposé des faits :
« J’ai été embauchée durant l’année scolaire 2012-2013 en tant qu’agent d’entretien contractuelle dans des lycées de R. pour effectuer des remplacements (documents 5), de façon continue, chaque remplacement suivant l’autre, hors périodes de vacances. » En juin 2013 (bien que redoutant que cela la desserve, précise-t-elle), elle « avoue » sa qualité de travailleur handicapé sur les conseils du médecin du travail. À la rentrée de septembre, elle sollicite du travail, demande l’appui du médecin et n’obtient qu’un remplacement de quatre jours, puis plus rien. « J’ai insisté encore, multiplié les courriels (voir document 8), d’autant plus que j’apprenais que certaines contractuelles comme moi qui ont autant ou moins d’ancienneté ont eu un contrat dès la rentrée, dont une, un contrat de six mois. » Mme S finit par obtenir à nouveau quelques jours pour le mois suivant, mais est prise d’un malaise le premier jour. Elle alerte aussitôt la personne qui s’occupe des remplacements et le proviseur du lycée. En arrêt maladie pour dix jours, elle attend ensuite qu’on l’appelle, mais rien ne vient. Relançant à nouveau l’employeur en décembre, on lui reproche d’avoir refusé deux remplacements en septembre, ce qu’elle conteste en arguant un mauvais hasard, dû à une panne de téléphone d’une journée. Elle est d’autant plus « déçue » que le Président de région affiche une politique de lutte contre les discriminations axées sur le handicap. Elle pense que son handicap est la cause du refus de sa réembauche à la rentrée 2013.
Sans en rester là, elle cherche à se faire titulariser : « Je ne me suis pas découragée. Ces emplois d’agent d’entretien ou d’accueil dans les lycées me plaisent ; la plonge, en cuisine, convient moins il est vrai à mon handicap, mais je suis tout à fait à mon aise dans les services d’entretien et d’accueil. » Sa candidature validée, elle se rend à l’entretien. Mais, précise-t-elle, « les choses se sont gâtées lorsque l’on a commencé à m’interroger sur mon handicap et sur les contre-indications qu’il impliquait. Je n’ai pas répondu sur ces points… » Là encore, il lui parait clair que c’est à cause de ces questions qu’elle n’a pas été retenue. Lorsqu’elle demande à nouveau des explications, six mois plus tard, en prévenant qu’elle va porter plainte, l’employeur prend appui sur les évaluations négatives rédigées par un lycée où elle aurait eu des problèmes d’intégration. Mais pour elle, il s’agit d’un lycée très particulier, où l’ambiance était mauvaise, avec des conditions de travail difficiles et des changements d’horaires. D’autres évaluations démontrent au contraire ses qualités. « Tous les autres lycées, y compris le lycée C d’ailleurs ont apprécié mon assiduité, ma ponctualité, mon bon état d’esprit…. et conclu que j’effectuais un bon travail ».
25Les faits dont nous ne résumons qu’une partie, sont précis et ordonnés. La force du récit tient à la prise en compte des arguments de l’employeur avec lequel la réclamante a tenté de discuter. D’après Mme S, on lui oppose une vision partielle et partiale de son travail qui ne rend pas compte de l’ensemble de ses évaluations. On lui reproche également son manque de disponibilité alors qu’elle n’a eu qu’une simple panne de téléphone. Certes la Région affiche l’emploi de 9 % de handicapés, mais cela concerne-t-il les contractuels qui sont les plus mal lotis ? Tout cela lui parait injuste et si elle se résout à porter plainte, c’est à son corps défendant : « je suis perdue, cela me fait beaucoup de mal. Je préférerais mettre mon énergie à travailler sérieusement pour eux plutôt que de me battre contre eux ; c’est triste », insiste-t-elle encore.
26Comment le mis en cause peut-il réagir face à tant d’accusations ? La réponse du chef de service interpellé par la réclamante est également très dense (quatre pages d’argumentaires suivies de 138 pages de documents). Tout en prenant note de la coïncidence entre l’information sur la RQTH de Mme S et sa crainte de faire l’objet d’une discrimination à ce sujet, il nie formellement celle-ci. Il commence par décrire le contexte dans lequel Mme S est employée et les contraintes de gestion auxquelles il doit faire face, avant de donner sa propre vision des choses.
Il insiste d’abord sur le volume d’emplois à gérer par la Région, le rôle du personnel temporaire et leur support légal. Il est donc dans son droit. Son souci est de « garantir la continuité du service public », en gérant au mieux le personnel de remplacement sur les emplois de la restauration et de l’entretien. Tenir compte des lieux d’habitation pour limiter les trajets, des profils de poste et des horaires de centaines de candidats, relève d’un défi permanent, d’autant que les évaluations mentionnent parfois des insuffisances professionnelles, des difficultés d’intégration dans un « milieu professionnel exigeant, tant en terme de service rendu qu’en terme de travail en équipe ». Le contexte est aussi celui d’une politique axée sur la recherche de pérennisation des agents non titulaires non permanents, en faveur, justement, des handicapés. Les faits sont là : en 2014, 64 non permanents ont été titularisés, parmi lesquels 11 % bénéficient d’une RQTH (document joint).
Concernant Mme S, sa non réembauche tient en partie à l’évaluation de son travail au Lycée C « qui n’a pas été assez concluante ». Dès décembre 2012, on lui a fait des demandes d’amélioration sur sa rapidité, son autonomie, son sens des relations, améliorations non constatées par la suite dans ce même lycée (évaluations jointes). Ces constats ont conduit à l’affecter « sur des postes à mi-temps afin de permettre une nouvelle évaluation de ses aptitudes ». La déclaration de RQTH est postérieure à ces évènements et Mme S a été réemployée à nouveau, à deux reprises, après les vacances scolaires de 2013, dans deux lycées différents. « Très rapidement cependant, Mme S s’est comportée de façon inattendue avec les services régionaux, revendiquant un droit à l’emploi mais uniquement sur les lycées de R, mettant en cause les gestionnaires, se révélant pressante, revendicative… ». S’en suivent quelques incidents (Mme S n’est pas joignable pendant plusieurs jours). « Dans ce contexte, pour réévaluer la situation dans le cadre d’une série de recrutements permanents, Mme S a été reçue en avril 2014 pour un entretien par un jury de recrutement composé de personnes avec qui elle n’était pas en contact ».
27Même si ces extraits, là encore, ne rendent pas justice à la richesse des propos tenus par l’employeur, convenons que sa réponse parait largement aussi crédible que le récit de la réclamante. Seulement les faits relatés ne sont pas tout à fait les mêmes et conduisent à des interprétations fortement divergentes. L’affaire est inscrite dans le cadre d’une politique de gestion du personnel qui se veut irréprochable, visant tout à la fois à assurer la continuité et l’efficacité du service public et à résorber l’emploi précaire en luttant contre les discriminations. Alors que la succession des évaluations auxquelles est soumise la salariée pourrait donner le signal d’une remise à l’épreuve périodique conduisant à déstabiliser Mme S, leur répétition est présentée comme autant de chances données à l’évaluée de se « rattraper » et d’effacer l’impression négative laissée auparavant. En atteste aussi le passage devant un jury qui ne connait pas la réclamante. C’est ensuite la permanence des difficultés rencontrées avec Mme S, qui précèdent et suivent sa déclaration de RQTH, indépendamment de sa date d’annonce, qui vise à décrédibiliser sa version des faits. Chaque incident, présenté comme anecdotique par l’une (un téléphone cassé, un malaise, une mauvaise évaluation) est considéré comme révélateur de quelque chose de plus profond par l’autre. Et que dire des demandes répétées, par mail et au téléphone, par la réclamante pour obtenir d’autres missions ? Pour elle, il s’agit d’honorer un droit à l’embauche, tandis que l’autre partie trouve la demande tout à fait inappropriée (harcèlement ?) et mentionne la liberté de l’employeur. Le mutisme opposé aux membres du jury du concours enfin, est justifié par la peur d’être jugée sur son handicap pour l’évaluée, tandis qu’il atteste de difficultés comportementales pour l’employeur.
28En l’espèce, la réponse du mis en cause, « ainsi que son caractère circonstancié », comme le précise le courrier qui lui est adressé, sont considérés comme suffisamment convaincants par le Défenseur pour permettre de clore l’instruction. La chronologie des faits, accompagnée des preuves matérielles (contrats, notations, CV et courriels donnant à voir la tonalité des relations), jouent un rôle décisif dans cette clôture. Elle permet de détacher le critère du handicap des décisions prises à l’égard de Mme S, de défaire les liens qu’elle a tissés entre l’annonce de sa RQTH, sa non réembauche et sa non titularisation. La malléabilité de la qualification des faits discriminatoires tient à la possibilité de multiplier ces opérations d’attachements et de détachements (Callon et al., 2000).
29Le faisceau d’indices sur lequel s’appuie le Défenseur est repris dans le courrier de clôture. Il y est question tout à la fois du caractère inapproprié de la revendication d’un droit à l’emploi, des effets substantiels produits par la politique menée par le Conseil régional en faveur des handicapés, du réemploi de la réclamante postérieure à sa déclaration RQTH... pour rejeter l’accusation.
30En revanche, la mise en question de la compétence de Mme S, de ses insuffisances professionnelles qui semblent au fondement de la décision de ne plus la recruter, est abordée avec circonspection. Et pour cause. À l’examen du dossier, il apparaît que les appréciations hiérarchiques de son travail sont hétérogènes suivant les lieux et les époques. Elles semblent mitigées plutôt que négatives : « Manque encore d’expérience. Travail correct. » ; « Répond aux attentes d’un service d’aide de restaurant. Bon état d’esprit. À confirmer sur le long terme. » ; « A su s’intégrer dans l’équipe. Elle effectue un bon travail. » Même l’évaluation litigieuse, « Doit gagner au plan de la rapidité d’exécution. Agent ponctuel et assidu qui doit progresser au plan de l’organisation », reste peu explicite. Elle ne laisse pas présager la rupture qui s’en suivra, ni le commun accord de ne pas renouveler l’expérience au lycée C. Pour Mme S, ce sont les conditions de travail qui sont en cause : les tâches confiées (plonge et nettoyage), les horaires (irréguliers), la station debout et la mauvaise ambiance. Pour l’employeur c’est son incapacité à s’améliorer sur des points précis (rapidité, autonomie, initiative) et son manque d’intégration qui sont en cause. Les désaccords entre les parties ne permettent pas au Défenseur de trancher. Il semble attribuer davantage de crédit, en revanche, au jury devant lequel Mme S s’est présentée pour être titularisée, jury « qui, sur la base de critères objectifs, a fait le choix de ne pas retenir votre candidature », précise le courrier. L’évaluation du jury serait-elle donc plus « objective » que celle des supérieurs hiérarchiques ?
31La solidité des jugements de compétence est mise à l’épreuve dans plusieurs dossiers. Dans une affaire proche de celle-ci, impliquant un agent d’entretien faisant lui aussi l’objet d’appréciations fluctuantes, le mis en cause soutient, de son côté, que plus les évaluations portent sur de longues périodes, plus elles ont du poids (Réclamation no 16). Cela sous-entend que certaines sont plus vraies ou plus justes que d’autres. Les appréciations varient également avec le statut brigué, comme l’apprend à ses dépens Mme G, qui se présente devant un jury pour obtenir un emploi pérenne après avoir effectué de nombreux remplacements en tant qu’éducatrice sportive dans des piscines municipales.
Alors qu’elle donnait satisfaction pour ses remplacements, le jury lui trouve une motivation insuffisante par rapport à ses concurrents : « Il apparaît que Mme G, malgré son expérience au sein des piscines de [nom de la municipalité], n’a pas démontré une motivation particulière. Sa prestation a été marquée par un manque de dynamisme et d’aisance relationnelle. » Elle est enceinte au moment du recrutement, mais cet élément est jugé sans relation avec l’évaluation du jury, comme le confirmera le Tribunal administratif auprès duquel Mme G a également porté plainte. Précisons que les quatre hommes face auxquels elle s’est présentée ont tous été recrutés. Mais aucun ne travaillait sur place, contrairement à elle (Réclamation no 29, discrimination selon la grossesse).
32Les travaux montrent également que les jugements de compétence varient avec les personnes qui participent aux évaluations et avec les instances concernées. Cet aspect ressortait dans le cas du siège de la mutuelle déjugeant sa délégation régionale qui avait sélectionné une candidate trop « âgée » (Réclamation no 14). Il est à nouveau en cause dans un dossier mettant aux prises un comité de sélection constitué pour pourvoir un poste de professeur d’université, avec le conseil d’administration de l’université qui invalide la décision du comité (Réclamation no 3). Les désaccords internes portent sur la manière même de définir les compétences des candidats, les besoins de l’institution et, par-delà, l’excellence scientifique. Le Défenseur donne raison au réclamant qui s’estime discriminé en raison de son âge. Ces exemples soulignent le caractère conventionnel des compétences qui réclame de s’accorder sur ce qui fait la valeur du candidat, mais aussi sur l’instance (ou la personne) qui détient le pouvoir d’évaluation.
33En nous livrant à une analyse transversale des dossiers, nous allons voir maintenant qu’indépendamment des situations et critères incriminés, la défense du mis en cause est facilitée par les « flottements » qui entourent les décisions de recrutement. Pour apprécier la valeur de telles décisions, le juriste peut chercher à reconstituer le déroulement des faits et/ou prendre appui sur les évaluations du réclamant. Nous suivons tour à tour ces deux pistes pour mettre en évidence le parti que peut en tirer l’employeur. Nous nous intéresserons ensuite à la question des « exigences » du poste à pourvoir, c’est-à-dire aux critères choisis pour fonder ses décisions. Nous serons attentifs dans chaque cas à relever les marges de manœuvre dont dispose l’employeur pour servir sa cause.
34La capacité à reconstituer les épreuves litigieuses, d’en retracer les étapes et de recenser les concurrents du réclamant lorsqu’il y en a, dépend crucialement de la coopération de l’employeur. Quand a démarré le recrutement et qui a candidaté ? Cette question apparemment simple ne reçoit pas de réponse évidente. Pourtant, dans de nombreux cas, y répondre en disposant des bonnes pièces est le seul moyen d’apprécier le caractère plus ou moins discriminatoire de la sélection opérée.
35Par exemple, si des candidats de diverses origines se sont présentés, à quel stade ont-ils été éliminés ? Étaient-ils moins qualifiés que d’autres ? Dans le cas du camping mentionné plus haut (Réclamation no 1) où la préférence pour une femme est clairement affichée dans l’annonce, le chargé d’instruction ne se contente pas de la réponse de la gérante, plaidant une « maladresse ». Il lui demande de faire parvenir le registre du personnel, les offres publiées l’année précédente et les CV reçus, ainsi que ceux qui ont donné lieu à convocation et entretien. Son objectif est d’évaluer si le sexisme affiché en la circonstance constitue une pratique habituelle dans le recrutement des saisonniers, en comparant le profil des personnes évincées et recrutées. Dans l’idéal, il faudrait retracer chaque étape, depuis la parution de l’annonce jusqu’au choix final, en passant par la réception des candidatures et leur sélection. La répartition des hommes et des femmes est-elle équitable à chacune de ces étapes ?
Un dossier de plus de 200 pages est renvoyé au Défenseur, avec une vingtaine de contrats de travail concernant les personnes embauchées l’été précédent. S’y ajoutent 4 annonces d’offres d’emplois parues en janvier 2013, 70 CV reçus à leur suite et environ 50 lettres de motivation et courriels. Des CV comportent quelques annotations manuscrites : « présente bien, souriante, bonne expérience », « bonne connaissance mais réside trop loin et pas de logement », « non, car ne peut pas se déplacer pour un entretien », « logement sur place, semble bien plus intéressée par un mi-temps (pour son enfant) », « pas d’allemand, donc pas possible ». Leur lecture permet rarement de deviner leur destination : quels sont les candidats écartés, convoqués et finalement embauchés ? Des titres d’emploi parfaitement mixtes sont publiés via Pôle emploi, mais ceux qui figurent dans les contrats sont très sexués : « Homme toutes mains », « femmes de ménage ». Les postes d’agents de propreté ou d’entretien sont occupés par des femmes, tandis que l’entretien des terrains et les postes d’« hommes toutes mains » le sont par des hommes. Mais comment savoir si cette ségrégation est opérée par la directrice ou par les candidats qui postulent à des emplois différents selon leur propre sexe ? (Réclamation no 1, Camping, discrimination selon le sexe).
36De toute façon, l’envoi n’est pas exhaustif comme l’admet la gérante dans le courrier d’accompagnement : « mon recrutement étant terminé, je ne les ai pas tous conservés ». Cette précision n’est pas anodine. Quand bien même l’employeur les conserverait, comment savoir si tous les CV sont transmis au Défenseur ? Comment savoir si ceux qui le sont correspondent bien au recrutement suspecté ? Des lettres de motivation peuvent être datées mais les CV n’ont pas de raison de l’être. Dans le cas présent, des saisonniers sont réembauchés d’une année sur l’autre, sans que leurs CV soient réexaminés. Tout cela contribue à ruiner toute tentative de reconstitution d’un recrutement en entonnoir, depuis la parution de l’annonce.
37La fourniture de pièces à conviction (contrats de travail, CV, lettres de candidatures et registre du personnel), permet d’autant moins de reconstituer les faits, que les employeurs sont décidés à embrouiller les choses : « on vous met en vrac tout et n’importe quoi et on met beaucoup de temps à tout remettre en ordre » commente une juriste du pôle public. Dans une affaire concernant l’interruption d’une succession de contrats d’usage sur un poste d’éditeur réalisateur (Réclamation no 5), l’employeur envoie des centaines de contrats concernant des agents occupant des emplois aux intitulés variés, rendant hasardeuse toute comparaison de leur traitement.
38Indépendamment de cela et du bon vouloir de l’employeur, il demeure parfois impossible d’isoler clairement un recrutement d’un autre, parce que les embauches se font en continu. Dans les activités de l’hôtellerie-restauration, dans celles du nettoyage et de la grande distribution ou dans l’aide à domicile, les besoins sont permanents : ils concernent souvent des emplois rémunérés au smic mais offerts à temps partiels ou pour des durées limitées, générant de forts turnover. Pour faire face à la demande, les employeurs multiplient les modes de sourcing, engrangeant les candidatures parvenant spontanément ou recueillies à l’occasion de salons, publiant des annonces par Pôle emploi et sollicitant les réseaux des employés. Dans ces conditions, comment identifier les concurrents du plaignant ?
39Plusieurs mis en cause cherchent à focaliser l’attention sur la personne du (de la) plaignant(e), présentée comme différente de ce que laisse entrevoir sa réclamation. Souvent mal informé, parfois mal intentionné, le réclamant peut être accusé de produire un faux (Réclamation no 19) ou d’occulter délibérément une partie de son récit. L’un s’est vu proposer un emploi qu’il a refusé, ce dont il ne parle pas (Réclamation no 31) ; une autre ne s’est pas présentée à la réédition d’un concours, alors qu’elle aurait pu (Réclamation no 30) ; ailleurs, c’est la candidate qui a abordé le sujet de sa grossesse devant un jury qui ne se serait pas autorisé à le faire (Réclamation no 29). Une candidate accuse l’employeur de l’avoir évincée à cause du bandana qu’elle portait le jour de l’entretien, mais celui-ci affirme que c’est le temps de travail demandé qui est en cause : elle désirait un temps partiel qui a été pourvu en interne, libérant un temps plein qu’elle aurait dûment refusé (Réclamation no 22). Au-delà de l’ignorance du candidat, c’est sa mauvaise foi qui est pointée. Et le procédé fonctionne d’autant mieux que l’employeur présente, par contraste, sa conduite comme irréprochable. C’est le cas dans l’affaire suivante où le candidat à un poste de manager de rayon se plaint d’avoir été évincé en raison de son âge.
Retraçant les échanges menés avec lui, l’employeur insiste sur la rapidité des délais de recrutement, ainsi que sur la qualité des réponses envoyées aux candidats (« qui ne sont pas des réponses automatiques »). Dans le cas présent, le réclamant n’obtient pas d’explication immédiate, car son interlocutrice est partie en vacances (juste une semaine, précise-t-on). Il relance sans attendre et dépose une plainte aux prud’hommes « avec des demandes indemnitaires particulièrement importantes », souligne le mis en cause. Contacté au téléphone, il refuse les explications données et fait savoir que ce n’est « pas la seule société qu’il a assignée devant le conseil des prud’hommes ». Puis il renvoie un message pour relater « des faits absolument faux », en prétendant que l’employeur aurait reconnu sa faute et proposé de négocier (Réclamation no 36, magasin de bricolage, discrimination selon l’âge).
40À ce stade, c’est bien l’accusateur qui se trouve accusé d’être agressif et fermé à toute tentative d’explication, voir menteur et procédurier, un peu comme ces « victimes » de racisme dont on dénonce la paranoïa (Streiff-Fénart, 2006).
41Dans d’autres dossiers, l’employeur insiste sur le manque de logique de l’accusation. Comment affirmer que l’âge a joué un rôle dans le rejet de Mme X alors qu’elle a été présélectionnée au vu d’un CV mentionnant son âge et reçu en entretien à trois reprises ? (Réclamation no 34). Une interrogation du même type accompagne les réponses d’employeurs ayant recruté une personne dont les caractéristiques sociodémographiques sont proches de celles du réclamant. Comment les accuser de discriminer selon l’âge, le sexe ou l’origine alors qu’ils ont précisément embauché un candidat relativement âgé, une femme ou quelqu’un d’origine maghrébine ? La fourniture des contrats et des CV attestant la proximité entre profils du recruté et du réclamant peut porter un rude coup à l’argumentaire de ce dernier.
42Les jugements de personnalité sont très présents dans les recrutements, en particulier dans leurs phases finales. Il a été question, plus haut, d’une éducatrice sportive enceinte (Réclamation no 29) qui ne se montrait pas suffisamment dynamique et motivée face au jury qui examinait sa candidature. En fait, les verdicts écrits des jurys (considérés comme souverains) et des entretiens menés à plusieurs sont particulièrement difficiles à contester, quand bien même les diagnostics sont peu diserts. Que dire, en effet, lorsqu’à l’issue d’une audition, les membres constatent que « M. J n’a pas su démontrer, durant l’entretien, les qualités requises pour exercer les fonctions d’officier de protection », sans autre précision (Réclamation no 15) ? De son côté, la bonne entente entre les parties reste peu évoquée, même lorsqu’elle joue un rôle primordial. Cet aspect est relevé par un juriste du Défenseur, qui déplore qu’il conduise du coup à « inventer » des critères destinés à donner plus « d’objectivité » à leur jugement.
Juriste du Défenseur : Il y a des personnes qui ne font pas l’affaire, mais parmi celles qui font l’affaire, il y a celles avec qui le feeling passe mieux.
Enquêtrice : Et ça, ça ne vous regarde pas ?
Juriste du Défenseur : Si les profils sont équivalents, on peut difficilement dire, « regardez, pourquoi vous n’avez pas embauché le réclamant ? » Si la personne qu’ils ont embauchée pour le poste a l’air très bien pour le poste, il y a un moment où on ne peut pas s’ingérer. […] Je pense qu’il y a des cas où c’est ça : le feeling n’est pas passé. Mais au lieu de dire ça, ils vont aller chercher des excuses, des justifications qui ne sont pas forcément réelles. Ils se disent qu’il faut objectiver un maximum. Et nous, on se retrouve avec des explications qui ne collent pas. Mais on est conscient que tout n’est pas totalement objectivable (Juriste au pôle privé).
43La demande de transparence et d’objectivation peut conduire à changer après coup la hiérarchie des critères retenus (Yserbyt et al., 2015). Elle est souvent évoquée dans le but d’améliorer la traçabilité des recrutements (Benichou, 2011). Mais cette demande n’est pas sans risquer d’entraîner une standardisation des processus. Elle conduit à dévaloriser les pratiques des recruteurs qui cherchent à s’adapter aux multiples contextes (en termes d’activité, fonction, niveau de qualification, durée de contrats, etc.) dans lesquels ils interviennent. Elle peut également entraîner une hausse des exigences préalables.
44Nous en venons précisément au choix des exigences mentionnées dans les annonces ou les profils de poste, lorsqu’il y en a. Ces profils servent de point fixe pour apprécier a posteriori leur proximité au profil du réclamant. Si l’employeur considère que ses compétences sont insuffisantes ou simplement inférieures à celles des concurrents, n’est-ce pas là une justification solide de son rejet ? Rien n’est moins sûr. Revenons un instant sur le cas du postulant dans le magasin de bricolage.
Dans sa réponse, le mis en cause insiste sur ces exigences (l’annonce et la fiche de poste sont fournis), notamment sur la possession d’une expérience dans le secteur du bricolage, avec une connaissance fine des produits considérés. Or, nous dit l’employeur, le réclamant n’a aucune expérience dans ce secteur et n’a jamais occupé de poste de manager : il a été chef de rayon, c’est-à-dire sous le niveau hiérarchique du poste à pourvoir qui est destiné à un responsable de rayon. « En d’autres termes, M. V n’a pas d’expérience dans le bricolage ; n’a pas d’expérience équivalente en matière d’encadrement. » Les CV produits à l’appui montrent que des candidats ont un niveau de compétence « supérieur » à celui de M. V (Réclamation no 36, magasin de bricolage, discrimination selon l’âge).
45On ne saurait négliger la difficulté qu’il y a à apprécier, de l’extérieur, la proximité entre profils présenté et requis. De son côté, le mis en cause dispose d’une bonne marge pour interpréter cette proximité. Il peut arguer du caractère plus ou moins incontournable de telle compétence, elle-même plus ou moins facile à attester. Dans le cas présent, la comparaison entre les titres de « chef » et « responsable » de rayon est discutable dès lors qu’elle est menée en toute généralité, sans considération sur la taille des rayons. La définition des exigences requises et des « besoins » de l’entreprise, semble d’autant plus difficile à critiquer qu’elle relève de la liberté de l’employeur (de Schutter, 2001). S’il décide qu’il faut avoir un bac + 5 et tant d’années d’expérience dans tel domaine pour occuper tel poste, comment le discuter ? Quand bien même ces exigences, quelles qu’elles soient, gardent un caractère arbitraire (Marchal, 2015), il est bien difficile de les mettre en cause. Le cas type, souvent mentionné au Défenseur, est celui des compétences linguistiques exigées là où elles ne seront pas utilisées.
46L’importance accordée à telle exigence trouve également sa traduction et sa mise en question, dans le choix des épreuves de sélection. De tels choix sont discutés dans le cadre de l’accès à des emplois publics de fonctionnaires ou de contractuels. Une épreuve qui dure huit heures, voire douze heures pour le concours de professeur agrégé en art plastique est-elle indispensable, se demande une juriste du pôle public ? Doit-on exclure pour cela, une personne qui n’est pas autorisée, au plan médical à rester debout plus de six heures ? Pourquoi ne pas organiser ce concours en deux étapes ? La pertinence des épreuves d’évaluation et leurs conditions de passation sont plus souvent en cause dans le recrutement des personnes handicapées.
47S’il est possible d’affirmer qu’un candidat n’est pas à la hauteur des besoins de l’employeur, peut-on considérer, à l’inverse, qu’il est « surdimensionné » par rapport aux exigences du poste et le rejeter pour cette raison ? Des employeurs se saisissent de ce prétexte pour écarter des candidats considérés comme trop « senior » et finalement trop âgés. Exiger cinq ans d’expérience, par exemple, doit-il permettre d’exclure ceux qui en posséderaient vingt ? La jurisprudence du Défenseur, que l’on peut lire dans quelques sept décisions publiées sur son site, reste ferme à ce sujet : être « surdimensionné » par rapport à un poste n’implique pas qu’on ne lui corresponde pas. Ainsi, préférer un profil junior au prétexte qu’il s’intégrera mieux dans une équipe d’administration des ventes est « la manifestation d’un préjugé qui ne saurait justifier un refus d’embauche » (Décision no 2018-312).
48Enfin, les « exigences essentielles » évoquées plus haut constituent un argument de poids mobilisable par l’employeur, pour justifier l’utilisation d’un critère discriminatoire qui est alors considéré comme licite. De telles exigences sont mobilisées pour refuser un candidat considéré comme inapte à entrer dans l’armée de l’Air, parce que son poids est insuffisant au regard de sa taille : « Indépendamment de sa compétence professionnelle, nécessaire à l’exercice des fonctions liées à la spécialité d’appartenance, le personnel militaire doit avoir une condition médicale et physique lui permettant d’accomplir la mission tout particulière afférente aux métiers des armes » (Réclamation no 9). Ce n’est plus sa compétence à occuper le métier convoité (il est compétent pour être radio-traducteur), mais une inaptitude générale à entrer dans l’armée qui conduit à l’écarter.
49Comme nous l’avons vu, la position de force dans laquelle se trouvent les employeurs accusés de discriminer, tient largement aux fragilités dont ils peuvent tirer parti. La nécessité d’épauler les réclamants, dont les plaintes restent peu disertes sur le déroulement des faits, occasionne des déperditions importantes en amont des mises en causes. La diversité des situations d’injustice relatées au Défenseur freine aussi la possibilité d’accélérer ou de standardiser le traitement des réclamations. Leur analyse montre pourquoi la décision de recrutement ne se laisse pas facilement saisir. Elle a une dimension processuelle plus ou moins marquée, s’alimente à plusieurs sources, engage de nombreux repères d’évaluation et d’acteurs. Ces caractéristiques offrent autant d’échappatoires aux employeurs qui, après coup, peuvent légitimer leurs choix de bien des manières, y compris en arguant d’exigences présentées comme des nécessités. Elles placent le juriste face à des situations « grises », comme le souligne l’un d’eux. Plusieurs affaires demeurent indécidables et il n’est pas certain que forcer leur élucidation, en poussant toujours plus avant les requêtes auprès des employeurs, jouerait en faveur du réclamant.
- 17 Pour une explication de cette différence entre ce qui serait de l’ordre de la responsabilité social (...)
50La politique du Défenseur prend acte de ce constat en recherchant des solutions amiables et en favorisant les négociations entre les parties. Il s’agit de rappeler aux employeurs leur responsabilité sociale, d’obtenir explications et réparations, sans les reconnaître comme juridiquement responsables17. Parmi ces réparations, la possibilité d’obtenir un entretien avec le recruteur mis en cause, ou des explications via le Défenseur, joue un rôle essentiel pour le réclamant. Notre exploration gagnerait à donner plus de place aux négociations, pour creuser le sillon de l’analyse des limites auxquelles se heurte la lutte contre la discrimination. Les plaintes déposées aux Défenseur capturent en effet de nombreuses injustices ressenties à l’occasion de l’accès à l’emploi : des présélections opérées à l’emporte-pièce, des candidats laissés dans l’ignorance de leur devenir, y compris après plusieurs entretiens, des interrogations récurrentes sur leur vie privée, des conditions de sélection peu explicites… Ces questions préoccupantes ne trouvent pas nécessairement de réponse pertinente dans le cadre de la lutte contre la discrimination, qui s’avère trop étroit pour mettre en discussion l’équité des épreuves d’évaluation et de sélection. Mais aucune alternative ne s’offre aux chercheurs d’emploi qui réclament d’être bien traités, de disposer de meilleures informations sur les opportunités d’emploi ou les motifs de leur rejet.
- 18 D’après l’enquête OFER 2016, dans près d’un tiers des opérations de recrutement, les candidats sont (...)
51Ajoutons à cela que nombre de plaintes concernent des demandes de pérennisation, de renouvellement de contrats et des titularisations, en sorte que les candidats ne sont pas des inconnus pour les institutions où ils postulent18. Dans ces conditions, il est plus juste de parler de parcours d’embauche, pour souligner que l’enjeu n’est pas tant d’obtenir ou non un emploi, que de disposer d’un emploi durable, de qualité, répondant aux aspirations des candidats. Ces parcours permettent de multiplier les épreuves d’évaluation, mais aussi d’en déplacer les règles : ils soulignent l’instabilité des jugements de compétence qui varient avec les enjeux des recrutements (les statuts, durée de contrat, temps et lieu de travail). Ils peuvent aussi s’étaler sur des années en sorte que la distinction entre la discrimination à l’embauche, dans les carrières et les licenciements, perd en pertinence.
52Le halo qui entoure ainsi les décisions de recrutement et plus encore celle des rejets de candidats que les employeurs n’ont pas l’habitude de justifier peut, paradoxalement, les desservir. Peinant à mettre en évidence la valeur de leur décision, la plupart des employeurs préfèrent valoriser leurs pratiques de recrutement aux yeux du Défenseur, se montrer pointilleux dans leurs exigences et/ou dévaloriser les qualités et compétences des réclamants. Sachant que celles-ci reçoivent facilement une définition extensive, à l’occasion des épreuves orales, en particulier, les critiques se portent volontiers sur la personne ou sur la personnalité du candidat pour alimenter les jugements d’incompétence. Elles contribuent à brouiller davantage encore la frontière entre les décisions d’embauche empreintes de discrimination et celles qui ne le sont pas, et à renforcer la difficulté d’articuler jugements de droit et jugements de compétence.