- 1 Je tiens à remercier les relecteurs de la revue qui, grâce à leurs critiques, m’ont permis de reman (...)
1L’automatisation dans l’industrie est étudiée depuis longtemps par les sociologues (Clot et al., 1990 ; Naville, 1963 ; Naville et al., 1961 ; Vatin, 1987)1. Le même phénomène d’automatisation qui s’est étendu au tertiaire pousse des économistes comme Jean Gadrey (2003) à parler d’« industrialisation des services ». La grande distribution est en effet un secteur propice à la rationalisation comme en témoignent également les descriptions portant sur le flux tendu dans les magasins (Durand, 2004, p. 236-240).
2Les grandes surfaces alimentaires (GSA) reposent ainsi sur les principes du « flux tendu » et du « 0 stock ». Rappelons que Taiichi Ohno s’est inspiré de la grande distribution américaine pour mettre en place le « juste-à-temps » dans les usines Toyota et inverser la méthode de production fordiste dans une organisation où l’aval pilote l’amont (Coriat, 1994 [1991], p. 45-46). Aujourd’hui, le mode de production des GSA fondé sur le flux tendu combine anciennes méthodes tayloristes et pilotage par l’aval dans ce qu’on peut appeler un « productivisme réactif » (Askenazy, 2006 [2004]) ou une « chaîne invisible » (Durand, 2004).
3Chaque magasin est effectivement traversé par de multiples flux : produits, clients, informations et échanges monétaires. Si les caissières font face aux flux des produits et des clients (Bernard, 2005), les managers de rayon doivent organiser le flux des produits tandis que les employés qui alimentent ce flux en faisant du rayonnage peuvent être gênés par le flux des clients. Les managers de rayon, cadres ou agents de maîtrise situés entre les employés de rayon et les membres de la direction (manager secteur et directeur), ont donc un rôle similaire à celui de la maîtrise des industries de flux : ils doivent assurer la « fluidité sociale » permettant la fluidité industrielle (Célérier, 1994 ; Rot, 2002 ; Rot & Vatin, 2017 ; Vatin, 1987). Et ce, alors que « le travail dont s’alimente le flux joue du flou » (Célérier, 1994, p. 57) : face aux impondérables et dans l’urgence, les postes de travail se chevauchent et laissent la place au bricolage et au travail vivant. Cette conception d’un flux de produits quasi vivant allant jusqu’à commettre des « caprices » (Clot et al., 1990) a été reprise pour décrire le travail des salariés des rayons (Bernard, 2012, p. 277-279).
- 2 Chez les enseignes intégrées, tous les magasins appartiennent à une même entreprise, la tête de rés (...)
4Pourtant, ces approches micro-sociologiques qui se focalisent sur l’activité nous laissent perplexes. Si elles fournissent de précieux détails sur la description du travail quotidien des salariés, elles ne décrivent pas le cadre dans lequel ces interactions prennent place. Nous développons ici une approche plus méso-sociologique qui prend en compte l’organisation des magasins et considère l’impact des décisions des enseignes qui ont contribué à rendre le flux moins facilement maîtrisable pour les managers de rayon. Cet article a ainsi pour but d’éclairer cet aspect organisationnel sans lequel il est difficile de comprendre comment les managers en sont arrivés à gérer un flux, celui des produits, au moyen d’un autre flux, celui du personnel. Car pour nous, ce n’est pas tant le fait que le flux des produits fasse des « caprices » qui est intéressant, mais plutôt le fait que les managers soient contraints de le gérer au moyen d’un autre flux. Les analyses présentées s’appuient pour ce faire sur un grand nombre d’entretiens réalisés dans les enseignes dites « intégrées2 » (Auchan, Carrefour, Cora, Géant-Casino) au lieu de se limiter à une monographie dans un seul magasin, ainsi que sur des données de cadrage de la branche et sur l’étude des changements du poste de manager suite aux réorganisations successives des magasins.
5C’est en effet à partir de la fin des années 1990 – surtout après le brusque tournant des années 2010 – que le poste de manager de rayon a vu ses fonctions profondément évoluer. Le premier point décrit la dépossession des compétences que les managers détenaient sur la gestion des produits. Le point suivant évoque leurs nouvelles compétences en management et en ressources humaines (RH). Le troisième point montre que la façon d’atteindre l’objectif prioritaire d’augmentation de la marge ne peut plus reposer sur l’augmentation des ventes. Le point suivant explique la façon dont les managers atteignent malgré tout leur objectif d’augmentation de la marge. Quant au dernier point, il s’attarde sur quelques conséquences de ce processus de centralisation-décentralisation de la gestion.
Précisions méthodologiques
Nous nous appuyons sur une centaine d’entretiens semi-directifs et approfondis réalisés entre 2014 et 2017 dans une quinzaine d’hypermarchés et de supermarchés ainsi que sur un stage non rémunéré de deux semaines d’observation participante au poste d’employé de rayon dans un hypermarché en août 2015. Des documents internes (bilan social, journal interne) ont représenté un précieux complément d’information. Nous avons également puisé dans la littérature économique et historique portant sur le secteur des grandes surfaces.
La majorité des entretiens concerne des managers de rayons. Afin d’apporter un éclairage complémentaire, il est apparu pertinent de réaliser d’autres entretiens avec des membres des directions (manager de secteur, directeur, responsable des ressources humaines), des apprentis managers en alternance et des employés de rayon, tous délégués syndicaux (DS) ou délégués du personnel (DP). Par crainte des sanctions, les autres employés ont refusé les entretiens formels. Les entretiens avec les directions ont eu lieu au sein du magasin. Les managers de rayon, qui ne disposent pas toujours d’un bureau attitré où s’isoler, ont parfois préféré les rencontres dans un café ou à domicile à l’insu de leur hiérarchie. Par souci de confidentialité, les DS et DP ont souvent choisi les rencontres à l’extérieur du magasin.
Notre approche méthodologique combine ainsi les échelles d’analyse. L’échelle micro-sociologique qui repose sur les entretiens et l’observation participante (peu mobilisée ici) permet de décrire les conditions de travail et d’emploi des salariés dans chaque magasin visité. L’échelle méso-sociologique qui repose sur les écrits économiques et historiques portant sur le secteur de la distribution permet de comprendre sa structuration et son évolution. L’échelle macro-sociologique (étude de la conjoncture, de l’évolution législative et des habitudes de consommation) permet de mieux appréhender la place du secteur dans la société. Au final, cette approche permet de mieux situer les entretiens, les observations in situ et la littérature sociologique existante au sein de l’histoire du secteur et de la conjoncture.
- 3 Ces stratégies échouent à renouer avec la croissance : entre 2015 et 2016, les parts de marché des (...)
6Si la grande distribution connaît une lente érosion de ses parts de marché depuis la fin des années 1990, les difficultés se sont brusquement accentuées à partir de 2009 à cause des répercussions en France de la crise des subprimes, année noire où le chiffre d’affaires global du secteur recule de 3,4 % (Cases & Massicot, 2015). Dès 2009 pour Carrefour et 2012 pour Auchan et Casino, les groupes intégrés mettent en place des stratégies de transformation de leurs magasins3. Le poste de manager de rayon évolue en parallèle : si le « chef de rayon » d’avant les années 2000 achète les bons produits au meilleur prix à ses fournisseurs afin de les revendre avec le maximum de marge, l’informatisation des magasins permet aux enseignes de centraliser ces tâches, éloignant de la gestion des produits ces « chefs » devenus entre-temps « managers ».
7Avant la centralisation, les chefs de rayon font du commerce au contact des fournisseurs et des clients : avec les fournisseurs, ils négocient directement les prix d’achat ; avec les clients, ils choisissent les produits proposés et leur prix dans le but d’ajuster précisément l’offre à la demande locale.
8La situation change quand des centrales d’achats de plus en plus grandes centralisent la fonction « Achats ». Carrefour est le premier à lancer le mouvement en 1999 avant que les autres enseignes n’imitent cette stratégie tout au long des années 2000 (Lhermie, 2001, p. 126). Cette évolution « provoque la mort du chef de rayon polyvalent dépossédé de ses attributions » (Daumas, 2006, p. 74-75). Les centrales d’achats jouent un rôle de plus en plus grand : elles choisissent la plupart des fournisseurs, des produits et négocient les prix. Ces compétences sont retirées aux chefs de rayon qui ont désormais pour principal fournisseur leur centrale d’achats et ne peuvent plus négocier qu’avec quelques producteurs locaux, selon les rayons. Cela réduit considérablement leur nombre d’interlocuteurs car il ne leur reste qu’à commander des produits déjà achetés par leur centrale d’achats. Depuis les années 2000, les enseignes leur retirent donc progressivement la négociation du prix des produits, le choix des produits proposés et le prix de revente pratiqué dans le but d’harmoniser les magasins au niveau national.
9Avant la centralisation, les commandes et la gestion des stocks prennent beaucoup de temps aux chefs de rayon. Au niveau des stocks, ils participent à la réception et au contrôle des produits, vérifient que les employés les rangent en réserve au bon endroit et prennent les produits des bonnes palettes pour remplir les rayons. La tâche la plus fastidieuse est l’inventaire réalisé manuellement deux fois par an : il s’agit d’établir une liste précise de tous les produits en rayons et dans l’entrepôt afin de connaître précisément le stock. Au niveau des commandes, les magasins fonctionnent en flux tendu : il faut donc commander les bons produits au bon moment, tâche subtile qui requiert d’atteindre le « 0 stock » pour réduire les frais de stockage tout en évitant les ruptures. Il faut également éviter de commander des produits qui ne se vendent pas car cela augmente les frais de stockage et empêche la vente de produits plus rémunérateurs. Le chef de rayon doit donc connaître précisément chacun des produits présents dans ses rayons (prix d’achat et de revente, taux de rotation, saisonnalité, etc.).
10Après l’informatisation, les commandes et la gestion des stocks évoluent considérablement. Au niveau des stocks, le suivi du stock quotidien et l’inventaire se font désormais par informatique, libérant beaucoup de temps. Au niveau des commandes, elles se sont faites successivement par courrier postal, Minitel, Internet avec le logiciel de commande et enfin au moyen du tout nouveau logiciel de précommande. C’est l’innovation la plus importante depuis le début des années 2010. Les logiciels de précommande proposent directement aux managers les commandes à passer pour le lendemain : ils n’ont donc plus qu’à les valider. Certains logiciels vont encore plus loin en passant des commandes fermes sans possibilité de modification des quantités ni des délais :
Aurélien, manager de rayon, hypermarché Carrefour, 30 ans : Le logiciel de préco’ il te facilite le travail c’est quand même génial. Le problème aussi c’est qu’il te refourgue des produits que tu arrives mal à vendre alors bonjour les stocks de merde !
11Cela pose ainsi de nombreux problèmes : des produits non désirés et difficilement vendables sont livrés aux managers qui doivent tout de même réussir à les vendre. Leur solution est souvent de les écouler au moyen de promotions additionnelles de dernière minute, méthode à l’efficacité aléatoire :
Gabriel, alternant manager de rayon, hypermarché Géant, 25 ans : Le logiciel gère le magasin en gros… le manager fait ce qu’il peut avec les palettes qu’on lui envoie, mais quand des palettes ne sont pas vendables ça fait des stocks. On te retire les promos, les prix, les marges et la quantité que tu veux faire livrer… on est frustrés d’être que des appliquants.
12Ces innovations permettent à chaque fois d’aller plus vite, de faire moins d’erreurs et d’économiser du personnel, ne laissant à effectuer aux managers qu’un travail de vérification. Néanmoins, le logiciel de précommande est très souvent décrié en raison des stocks invendables qu’il impose : au lieu de l’organiser, les managers subissent désormais le flux des produits.
13Avant la centralisation, les chefs de rayon fixent le prix de revente et donc la marge qu’ils réalisent sur chaque produit, choisissent les dates des promotions et font le merchandising (présentation des articles dans les linéaires) afin d’écouler au maximum les produits plébiscités par leur clientèle locale.
14Cependant, les directions de chaque enseigne vont centraliser ces tâches au siège en constituant un service marketing qui va définir un plan unique d’agencement des produits dans les rayons (le plan merchandising) que chaque magasin devra respecter :
Lucie, manager de rayon, hypermarché Carrefour, 30 ans : Pour présenter les rayons, ça tombe du national on appelle ça le plan merch’… en gros tout doit être pareil partout en France pour que le client se repère mieux.
15Cela débute en 1999 chez Carrefour avant que les autres ne l’imitent progressivement. Il existe désormais un plan merchandising national : les managers de rayon ne fixent plus le prix des produits vendus ni la marge qu’ils souhaitent réaliser ; ils ne choisissent plus les produits en promotion non plus, exception faite des invendus à écouler rapidement au moyen de promotions supplémentaires au seuil de revente à perte. Ils s’occupent principalement de gérer les collections de produits plusieurs mois à l’avance et contrôlent l’application des directives par leurs employés :
William, manager de rayon, hypermarché Géant, 35 ans : Le plan merch’ il est décidé au niveau national, ça fait que tu n’as aucune marge de manœuvre pour placer tes produits…
16Aujourd’hui, les managers de rayon font principalement de la gestion de produits. Il est vrai qu’ils peuvent encore avec leur équipe lancer un projet pour dynamiser les ventes selon leur rayon et la période de l’année (jouets à Noël, papeterie à la rentrée scolaire, etc.) ou accentuer la commande de certains « produits du terroir » en fonction de spécificités locales. Mais force est de constater que depuis la fin des années 1990, leurs marges de manœuvre concernant les produits vendus se réduisent progressivement au fur et à mesure de la centralisation des tâches (Daumas, 2006, p. 74-75 ; Lhermie, 2001, p. 126 ; Moati & Volle, 2011, p. 114-116). Ils deviennent selon leurs termes de simples « appliquants » des directives du siège et de la centrale d’achats.
17Parallèlement à la perte progressive de leurs leviers sur les produits pendant la décennie 2000, les managers de rayon se voient soudainement pourvus au début des années 2010 de compétences managériales et ressources humaines (RH).
18Le premier tournant majeur est la réorganisation des rayons. Si la centralisation des tâches commerciales côté achats/fournisseurs et commandes/stocks est continue depuis la fin des années 1990, on assiste ici à une transformation brutale du métier de manager. Le développement des logiciels de précommande leur libère d’un seul coup énormément de temps qui est réaffecté à la réorganisation des rayons en plus grands périmètres. Concrètement, on confie à chaque manager davantage de rayons (on passe de 1 ou 2 à 8-10 rayons) et des équipes plus nombreuses (on passe de 2 ou 3 employés à 8-12 employés) :
Stéphane, manager de rayon, hypermarché Auchan, 35 ans : Avant un manager de rayon pouvait avoir un seul employé donc il était tout le temps sur le terrain. Là ils revalorisent le métier avec plus de rayons et de collabos à gérer, comme ça tu t’éloignes du terrain et tu ne sens pas les absences. On est revenu aussi aux managers agents de maîtrise qui ont 2-3 marchés pas importants… comme ça les managers cadres ont 6-10 marchés stratégiques et des grosses équipes. En boulangerie le type il dirige 40 employés !
19Ils doivent par conséquent gérer des produits supplémentaires sans cohérence entre eux qu’il est de surcroît impossible de connaître :
Sébastien, alternant manager de rayon, hypermarché Auchan, 22 ans : Le manager n’est pas expert de ses marchandises car il contrôle trop de marchés d’un coup… on ne peut plus tout connaître. On s’éloigne du terrain mais avec une vision plus globale sur plusieurs rayons.
- 4 Philippe Bertrand, « Auchan veut moins de cadres et plus d’employés dans ses hypers », Les Échos, 3 (...)
20Le résultat est sans appel : on a besoin de moins de managers. Les enseignes suppriment des postes, en particulier dans les rayons non alimentaires (Cases & Massicot, 2015 ; Kranklader, 2014). Dans l’ensemble des magasins, les effectifs de l’encadrement baissent de plus de 20 % durant la dernière décennie (Benquet et al., 2016, p. 30). Chez Auchan par exemple, la direction a décidé de faire partir de 800 à 1100 managers des hypermarchés en 20144 : un plan d’aide au départ avec indemnités a été proposé dans le but d’encourager les départs volontaires. Les résultats allèrent au-delà des espérances. Les ruptures conventionnelles se multiplièrent, provoquant parfois de véritables hémorragies dans certains magasins vidés de plus de la moitié de leur encadrement. L’enseigne a en outre décidé de ne plus octroyer le statut de cadre à tous ses managers de rayon. Ceux qui gèrent les petits marchés peu stratégiques ont désormais le statut d’agent de maîtrise. La réduction des effectifs concerne tous les groupes intégrés : « entre 2008 et 2010, 2500 emplois ont disparu chez Cora, un quart des postes ont disparu entre 2008 et 2012 chez Casino et près de 17 % chez Carrefour entre 2006 et 2011 » (Benquet et al., 2016, p. 30).
21Ces changements ont comme objectifs de retirer aux managers des compétences commerciales sur les achats/fournisseurs et les commandes/stocks pour les recentrer sur les compétences managériales/RH, d’harmoniser la taille des équipes pour obtenir une relative équité salariale, de faire des économies de frais de personnel et de revaloriser le métier pour éviter qu’ils fassent du rayonnage :
Sabine, chargée de planification, hypermarché Auchan, 45 ans : Comme chez Carrefour il y a quelques années, Auchan donne davantage de périmètre aux managers de rayon… en fait on donne le commerce aux collaborateurs et le management aux managers pour qu’il fasse moins de rayonnage.
22En effet, ces changements visent aussi les employés. Le temps libéré par l’informatisation des commandes/stocks doit être utilisé pour augmenter le temps de présence en rayon afin d’offrir un meilleur service aux clients. Ils doivent de plus se montrer polyvalents en travaillant dans plusieurs rayons au lieu d’un seul. Des équipes plus grandes facilitent également la gestion de l’absentéisme et du turn over : un employé manquant se ressent moins sur une équipe de douze que sur une équipe de deux. On leur confie parfois la gestion complète des commandes mais sans toutefois leur octroyer une rémunération supplémentaire.
23Le second tournant majeur est la centralisation des fonctions administratives. Les enseignes suppriment les comptables, les assistants RH et les secrétaires présents dans chaque magasin pour réaliser ces fonctions au niveau régional. En parallèle, certaines de ces compétences sont transférées aux managers de rayon qui doivent désormais recruter, faire les contrats de travail, former leurs équipes et si possible mettre en œuvre un style managérial participatif ou collaboratif, comme chez Auchan :
Jean-Marc, employé et délégué syndical CFDT, hypermarché Auchan, 37 ans : Entre 2012 et 2014 ils ont attaqué les employés avec un plan de transformation. Ils ont viré plein de vendeurs, les comptables et les secrétaires en magasin. Ils ont centralisé à fond ou alors ils ont rajouté des tâches aux managers qui n’en veulent pas !
- 5 « Chez Cora, la restructuration discrète du service après-vente laisse les salariés amers », AFP/Le (...)
- 6 Cécile Prudhomme, « Chez Carrefour, des syndicats vent debout contre le projet de la direction », L (...)
24Chez Cora, le service comptabilité des hypermarchés avait déjà été restructuré entre 2015 et 2017, entraînant la suppression de 513 postes. Courant 2017, c’est le service après-vente comptant 543 postes qui a été supprimé5. Les chiffres sont plus importants encore chez Carrefour. Sur les 115 000 que compte l’enseigne en France, 5000 emplois ont été supprimés en 2018 au moyen de multiples dispositifs : plan de préretraite, plan de départs volontaires et congés de fin de carrière. En outre, l’entreprise négocie depuis début 2019 un accord de rupture conventionnelle collective qui vise 1229 postes dans les seuls hypermarchés. Les postes concernés sont localisés dans les rayons en déficit (bijouterie, multimédia) et dans l’administration où l’enseigne souhaite centraliser davantage les activités comptables6. Ces changements n’épargnent pas non plus les salariés de Géant :
William, manager de rayon, hypermarché Géant, 35 ans : Après la crise et surtout depuis deux ou trois ans on a tout changé car Géant a voulu faire la guerre des prix à Leclerc. On centralise à fond la gestion administrative en virant les gens ici car tout se fait au siège régional maintenant.
25En somme, le métier de manager s’impose réellement au tournant des années 2010. Au cours des années 2000, le changement de nom de « chef » à « manager » est prématuré car ces « managers » encadrent encore de petites équipes de deux ou trois employés comme les anciens « chefs ». Ce n’est qu’au tournant des années 2010 avec le passage d’équipes comportant en moyenne huit à douze employés que l’on passe véritablement aux « managers ».
26Sans le levier de la fixation des prix des produits en rayon, les managers ont des difficultés croissantes à augmenter le chiffre d’affaires par l’augmentation des ventes. Cela les amène, à l’instar des managers caisse, à réduire les frais de personnel.
27Pour comprendre la situation délicate des managers, il faut s’attarder sur le compte de résultat dans lequel sont regroupés leurs principaux objectifs.
28Le compte de résultat comprend deux colonnes (produits/recettes vs charges) divisées en trois catégories (exploitation, financier et exceptionnel). Le niveau pertinent d’analyse pour le manager de rayon est le résultat d’exploitation, obtenu en soustrayant les charges aux produits. Les produits d’exploitation sont composés par le chiffre d’affaires (CA), les subventions et les redevances tandis que les charges d’exploitation sont composées par les achats de marchandises, les charges externes, les salaires et charges sociales, les impôts et taxes et les dotations aux amortissements.
29Le manager doit augmenter les produits par le chiffre d’affaires, c’est-à-dire qu’il faut que les ventes ou le prix des produits augmentent : CA = prix des produits vendus * nombre de produits vendus. Le problème est qu’ils ont perdu la plupart de leurs leviers commerciaux au niveau de la revente des produits. En effet, ils ne choisissent plus ni les dates, ni les produits en promotion. De plus, les plans merchandising nationaux les obligent à appliquer ce que le siège a décidé sans leur laisser de possibilités de s’adapter à la demande locale. En outre, la plupart des managers ne peuvent plus fixer ni le prix ni la marge qu’ils souhaitent réaliser.
30Poursuivons l’analyse avec la marge commerciale que l’on calcule à partir du chiffre d’affaires : Marge commerciale = CA (prix de vente HT) – coût d’achat des marchandises vendues (prix d’achat HT). Le problème se situe ici au niveau de l’achat des produits. Les managers qui n’ont plus le choix des produits dans leurs rayons et ne négocient plus qu’avec quelques fournisseurs locaux ne peuvent plus jouer sur le levier des achats.
- 7 Démarque connue : volontaire (soldes, promotions, alignement du prix sur concurrence) ou involontai (...)
31Allons encore plus loin avec le calcul de la marge nette : Marge nette = marge commerciale – démarque7. Le problème est le suivant : les logiciels de précommande qui décident des quantités et délais à la place des managers les privent du levier des commandes et stocks. Ils peuvent simplement tenter de réduire une partie de la démarque. Cependant, la démarque inconnue est difficile à faire baisser et crée un climat de suspicion, en particulier le taux de vol.La démarque connue involontaire est tout aussi difficile à comprimer car la réduction des effectifs accroît la casse du fait de l’intensification du travail.
32Deux phénomènes se conjuguent alors : la perte des leviers commerciaux sur les produits et la conjoncture économique difficile (baisse du pouvoir d’achat des ménages et crise structurelle de la distribution) entraînent une diminution des ventes et donc du chiffre d’affaires. Les managers peuvent donc de plus en plus difficilement augmenter la marge par ce moyen.
- 8 Au 1er janvier 2019, le Smic horaire brut est de 10,03 euros et le Smic mensuel brut de 1522 euros.
33Comme les managers ne peuvent que péniblement augmenter les recettes pour accroître le résultat d’exploitation, leur seul levier consiste à réduire les charges. Parmi les charges d’exploitation, ils n’ont la main que sur les salaires et charges sociales des employés, qui constituent toutefois les charges les plus importantes des magasins. Cela les pousse à réduire les frais de personnel afin d’augmenter le résultat d’exploitation : Résultat d’exploitation = produits d’exploitation – charges d’exploitation. Ces frais sont par ailleurs très contraints. Chaque manager dispose en effet d’une enveloppe de frais de personnel à ne pas dépasser qui correspond grosso modo à une certaine quantité d’heures de travail payées au Smic (Salaire minimum interprofessionnel de croissance)8. Au quotidien, les équipes fonctionnent donc toujours à effectif minimal afin de ne pas dépasser cette enveloppe.
34Le fait de jouer uniquement sur la réduction des frais de personnel rend la situation des managers de rayon comparable à celle des managers caisse qui calculent à la minute près le temps de travail des caissières :
Coralie, alternante RH, hypermarché Auchan, 23 ans : Ces pauvres types, ils se lèvent à trois heures du mat’ pour remplir des rayons et s’ils font une minute en trop on les fracasse. La badgeuse ça sert à les contrôler pour économiser de l’argent mais au final c’est contreproductif parce qu’ils se mettent en maladie.
- 9 Calculs de l’auteur à partir du rapport annuel : Carrefour, Document de référence, Rapport financie (...)
- 10 Alexandre Gadaud, « Le taux d’absentéisme reste stable dans le secteur privé en France », La Tribun (...)
35Le problème des managers devient ainsi d’organiser le fonctionnement optimal des rayons avec le minimum d’effectifs. Comme ces derniers ne prennent pas en compte le turn over et l’absentéisme dans leurs prévisions, il manque des employés chaque matin : les rayons fonctionnent donc en situation de sous-effectif chronique. En 2016 chez Carrefour, le taux annuel de turn over s’élève ainsi à 32,57 % (dont 52,34 % de démissions, 26 % de licenciements et 21,46 % de fin de période d’essai) contre environ 14 % en France à la même période9. Notons que ces chiffres comprennent tous les salariés du groupe, ce qui fait mécaniquement baisser ce taux qui atteint 50 % en caisse dans certains magasins visités et peux même dépasser les 100 % lors des ouvertures. Concernant le taux d’absentéisme des salariés, il s’élève à 4,59 % en France en 2016 mais à 7,19 % dans les services10. Dans certains magasins, nous avons connaissance d’un taux de 10 % en rayon et de 15 % en caisse.
36La comparaison avec les caisses devient évidente. Les managers caisse ont comme principale mission d’adapter l’emploi au flux des clients. Simple centre de coût, on a testé en priorité sur les caissières des techniques de gestion du personnel censées réduire ce coût. Les conséquences de ce mode de gestion du personnel sur la flexibilité du travail et l’emploi sont étudiées en sociologie depuis une trentaine d’années (Amadieu & Mercier, 1989 ; Angeloff, 1999 ; Baret & Livian, 2002 ; Bouffartigue & Pendariés, 1994 ; Bué et al., 2013 ; Cattanéo, 1997 ; Guélaud, 1991 ; Le Corre, 1991 ; Prunier-Poulmaire, 2000).
37Comment les managers de rayon, confrontés au problème du sous-effectif chronique – et donc à un flux ininterrompu d’employés –, réussissent-ils malgré tout à organiser le flux des produits ?
38Leur première solution est la plus coûteuse. Il s’agit de remplacer les absents en arbitrant entre différents types de flexibilités du travail et de l’emploi : la flexibilité quantitative joue sur la variation du temps de travail tandis que la flexibilité qualitative joue sur les postes, à quoi il faut ajouter les dimensions interne (appel aux salariés de l’entreprise) et externe (appel à des salariés extérieurs à l’entreprise).
39La flexibilité externe caractérise le recours au marché du travail. Elle peut être quantitative (contrat à durée déterminée, contrats étudiants, contrats de type « Pôle emploi ») ou bien qualitative (intérim, externalisation, sous-traitance).
40Les managers ne remplacent un employé que si cela est vraiment nécessaire, en raison du coût supplémentaire que ce remplacement occasionne. Selon l’enseigne, ils recrutent dans l’urgence un employé de façon autonome ou avec l’accord du manager secteur. En possession de dossiers remplis de fiches sur les employés de la localité régulièrement recrutés pour de courtes missions, ils appellent en priorité les plus précaires qui n’attendent que d’être appelé, rappelant des méthodes également utilisées dans les secteurs de l’hôtellerie et de la vente par correspondance (Fayner, 2007). En d’autres termes, les GSA « entretiennent un stock d’intermittents-stables […] au sein duquel elles peuvent puiser quelques rares embauches définitives [et] gérer les pics d’activité », recourant pour cela « à des réseaux sociaux proches (relations ou famille du personnel), de travailleurs précaires, peu mobiles » (Giraud, 2009, p. 56). Ce stock de main d’œuvre disponible est toujours situé aux alentours du magasin de façon à ce que ces précaires puissent s’y rendre rapidement pour se conformer aux horaires changeants.
41On remarque de plus que les candidatures spontanées déposées sur place et qui comportent une lettre de motivation manuscrite ont la priorité par rapport aux candidatures envoyées par courrier postal ou par e-mail (Rieucau & Salognon, 2013, p. 53-56). Cette façon de procéder renvoie aux « jugements simplifiés » des recruteurs qui font appel à leur réseau ou à d’anciens employés lorsqu’ils ont besoin d’embaucher rapidement (Marchal & Rieucau, 2010, p. 103). En effet, l’appel aux relations est très utilisé pour recruter sur des postes d’employés et d’ouvriers, surtout avec les contrats courts quand l’entreprise dispose de peu de temps pour recruter (Bergeat & Rémy, 2017, p. 5-6). Ils recrutent ainsi généralement des contrats à durée déterminée d’une journée ou deux, rarement de l’intérim à cause du coût plus important, utilisent des contrats saisonniers en fonction de la période de l’année et un maximum de contrats étudiants en raison de leur flexibilité.
- 11 Quand la source n’est pas signalée, nous utilisons les données issues du Repères et Tendances de l’ (...)
42En 2016, les GSA comptent ainsi 89 % de salariés en contrat à durée indéterminée, 9 % en contrat à durée déterminée et 2 % répartis dans d’autres types de contrats (de type « Pôle emploi », contrats étudiants, etc.). Les magasins embauchent d’ailleurs près de 25 000 étudiants à temps partiel, effectuant moins de 16 heures hebdomadaires11.
43La flexibilité interne caractérise le recours aux salariés de l’entreprise. Elle peut être quantitative (annualisation, temps partiels et heures complémentaires, heures supplémentaires) ou bien qualitative (polyvalence, poly-compétence, poly-activité).
44Les managers privilégient le temps partiel auquel on peut ajouter si besoin des heures complémentaires rémunérées au taux normal (contrairement aux heures supplémentaires mieux rémunérées). En 2016, 30 % des salariés en hypermarchés et supermarchés sont à temps partiel, d’une durée hebdomadaire minimale de 26 heures depuis 2014. Cette situation concerne surtout les femmes et les caisses : 43 % des femmes contre seulement 13 % des hommes travaillent ainsi à temps partiel en 2013. En revanche, ils évitent à tout prix les heures supplémentaires ou ne les rémunèrent pas :
Thierry, employé et délégué syndical FO, hypermarché Carrefour, 51 ans : Bah les heures supp’ ici ça n’existe pas officiellement. Disons que tout le monde est bien obligé d’en faire mais personne ne peut être payé. De toutes façons les managers en font plein et ils ne sont pas payés ils trouvent ça normal.
45Le contrôle du temps de travail est étroitement contrôlé dans les enseignes, notamment par l’outil informatique et des tableurs de temps de présence :
Christian, employé et délégué syndical CFTC, hypermarché Géant, 47 ans : Ils te font pointer les horaires… surtout les pauses pour voir si tu n’en prends pas trop. Ils peuvent t’envoyer un courrier si tu dépasses de quelques minutes. C’est une dictature depuis la réorganisation. Mais pas de problème par contre si tu fais des heures en trop pas déclarées !
46De nombreuses enseignes ont mis en place l’annualisation du temps de travail : la modulation autour de semaines classiques (36 heures), hautes (39 heures) et basses (33 heures) permet de lisser l’activité en fonction des pics de fréquentation. Toutefois, cet objectif est difficilement tenable en raison de l’existence de plusieurs périodes hautes.
47La polyvalence entre caisses et rayons a donné lieu à quelques tentatives qui se sont soldées par autant d’échecs. Il existe en effet trop de rivalités entre caisses et rayons ou entre managers qui empêchent de déployer sereinement cette solution – cette méthode est en revanche utilisée dans les magasins de hard discount qui bien souvent ne comptent pas plus de dix salariés.
48La démarche des managers est généralement la suivante : à la dernière minute, quand un employé s’apprête à partir, on lui demande de rester pour faire face à un imprévu. Parfois, les managers appellent des employés en congé ou en arrêt maladie :
Gérard, employé et délégué syndical CFDT, hypermarché Carrefour, 50 ans : Les mecs passent leur temps à appeler des employés tranquilles chez eux en repos mérité. Ils les menacent de les virer s’ils ne rappliquent pas remplacer des absents. Faut voir comment ils parlent c’est des malades.
49La méthode est illégale mais très courante car il est compliqué pour l’employé de refuser un service à son supérieur, surtout s’il est précaire. Certains managers font même exprès de fracturer le temps de travail de leurs employés pour qu’ils ne trouvent pas d’autre emploi ailleurs et restent disponibles :
Sophie, employée et déléguée syndicale CFDT, hypermarché Géant, 43 ans : Le directeur a établi des nouveaux horaires avec deux heures de coupure en milieu de journée. Le moral est tombé à plat car on préfère finir plus tôt. En fait, il le fait exprès pour nous retenir ici le midi et remplacer les absents au pied levé.
50Il est également courant d’appeler chez eux des salariés qui ne travaillent pas le jour en question pour leur demander de venir prêter main forte, même s’ils sont en arrêt maladie.
51La seconde solution est moins coûteuse mais très contraignante pour le manager lui-même. Il s’agit de ne pas remplacer les absents.
- 12 Chaque jour durant la réunion matinale de la direction, les résultats de chaque rayon sont comparés (...)
52En cas d’absence massive dans son équipe, un manager peut demander de l’aide à un collègue ayant son équipe au complet. Pourtant, c’est rarement le cas dans les faits car cela pose plusieurs problèmes. En effet, comme tous les managers travaillent en sous-effectif, ils n’ont pas le temps d’aider un collègue. En outre, ils sont souvent en compétition les uns avec les autres à cause du benchmark interne12 : porter secours à un collègue pénalise ses propres rayons et n’est pas reconnu par la direction. Pour finir, les frais de personnel sont calculés par rayon : on ne peut donc pas les imputer à un autre rayon.
- 13 Il s’agit de ramener vers le devant de l’étagère les produits placés au fond afin de donner l’impre (...)
53Généralement, les managers s’entourent d’un petit groupe d’amis sur lesquels ils peuvent compter en cas de coup dur. Néanmoins, la pression constante et la concurrence entre collègues orchestrée par les directions des magasins rendent cette option aléatoire. En cas de situation catastrophique, un manager peut appeler à l’aide son n+1, le manager secteur – ou l’adjoint de direction dans un supermarché. Ce dernier part chercher une équipe du magasin qui a bien avancé dans son travail et organise ce qu’on nomme une opération « commando ». Cela consiste à amener le maximum de personnel dans un rayon pour réaliser en une petite demi-heure le facing13 :
Bernadette, manager de rayon, hypermarché Cora, 52 ans : S’il y a trop d’absents dans le rayon au matin, le manager secteur rassemble une équipe à l’arrache et vient dans le rayon pour qu’il soit rangé et avancé… en gros le facing sera fait mais c’est tout, il ne sera pas rempli.
54Mais ce type d’opération mécontente les employés. Le premier problème qu’ils révèlent est que les collègues qui viennent en renfort commettent parfois des erreurs, comme des produits placés au mauvais endroit dans les étagères ou l’oubli de périmés :
Sophie, employée et déléguée syndicale CFDT, hypermarché Géant, 43 ans : Avant chacun avait son rayon attitré mais maintenant on envoie les gens pour des priorités dans d’autres rayons, on fait des opérations commandos pour avoir de la flexibilité.
55De plus, le fait de perdre son rayon attitré pour aller « boucher les trous » à cause du manque d’effectifs fait naître une grande frustration liée au sentiment de « travail bâclé », qui renvoie à la « qualité empêchée » (Clot, 2010) :
Mathilde, ex-alternante manager de rayon, hypermarché Géant, 22 ans : Les chefs sont trop directifs mais en plus ils donnent une mauvaise organisation du travail… alors les employés ça les empêche de réaliser correctement ce qu’ils considèrent leur vrai travail… en gros mettre en rayon dans leur rayon attitré.
56Le manager passe ainsi pour quelqu’un ne sachant pas gérer ses équipes, ce qui le pénalise lors de ses entretiens d’évaluation.
57La dernière solution que mobilisent largement les managers, immédiate et sans coût, est tout simplement de réaliser eux-mêmes du travail d’employé : faire du rayonnage, ranger la réserve, renseigner les clients, etc. Travailler avec son équipe permet de surcroît de casser les collectifs en pointant du doigt ceux qui ne viennent pas et obligent par-là même à travailler plus rapidement, façon commode de détourner la responsabilité de la pénibilité des conditions de travail sur les absents.
58L’inconvénient majeur est qu’ils passent ainsi, selon les semaines, de 50 % à 90 % de leur temps de travail dans les rayons :
Gabriel, alternant manager de rayon, hypermarché Géant, 21 ans : Moi faire 5 heures-17 heures tous les jours je trouve ça trop. Qu’on soit là ou pas, le magasin tourne. On me demande de surveiller les employés mais je ne suis pas productif. Ce qui fait qu’on tourne tous entre 50 et 70 heures par semaine.
59Ils n’ont donc plus le temps de réaliser leurs tâches propres dans des journées qui consistent largement à « gérer la dispersion », situation conjuguant « la pression temporelle, la flexibilité, l’incertitude et la polyvalence » (Datchary, 2008, p. 402) :
Lucie, manager de rayon, hypermarché Carrefour, 30 ans : Je fais entre 10 et 12 heures par jour pendant 6 jours sur 7. On ne part pas tant qu’on n’a pas fini… on n’a jamais fini !
60Les semaines deviennent ainsi très longues et dépassent souvent les 60 heures hebdomadaires. Les managers réalisent comme les anciens chefs de rayon des semaines allant de 50 à 70 heures pour avoir le temps de remplir leurs objectifs, sans possibilité de déléguer complètement ce « sale boulot » du rayonnage à leurs employés (Bernard, 2012, p. 282-283). Nos entretiens montrent l’ampleur de ce phénomène et les conséquences sur la vie privée :
Aurélien, manager de rayon, hypermarché Carrefour, 30 ans : Dans la vie personnelle ça cause beaucoup de divorces c’est vrai mais ça, on n’en tient pas compte, c’est personnel.
61Les marges de manœuvre que les managers possèdent désormais sur le personnel ne sont pas aussi efficaces pour atteindre leur objectif financier que celles qu’ils détenaient auparavant sur les produits.
- 14 Travail & Sécurité. Le mensuel de la prévention des risques professionnels, 2015, Dossier « La Gran (...)
62Parmi leur éventail de solutions, les managers préfèrent le plus souvent ne pas remplacer les absents car cela n’augmente pas les frais de personnel, favorise l’esprit de cohésion des présents et complique les revendications des employés en détournant la responsabilité de la situation sur les absents. Mais le prix à payer est lourd : moins de personnel pour une charge de travail inchangée est la définition même du phénomène d’« intensification du travail » (Gollac & Volkoff, 1996). Cela provoque inévitablement des complications : d’une part, on constate une augmentation des taux de casse et de perte (on enfonce la lame du cutter dans les produits à déballer ou on les laisse tomber au sol dans la précipitation) et les rayons sont mal remplis, ce qui réduit les ventes ; d’autre part, il y a parmi les salariés une hausse des accidents du travail et des taux de turn over et d’absentéisme en raison de la fatigue et du stress supplémentaires. Employé de rayon fait d’ailleurs partie des « 15 métiers les plus exposés à des contraintes physiques intenses » (Amira & Ast, 2014, p. 2) sans compter que ces salariés doivent en outre composer avec de multiples contraintes organisationnelles (Amira, 2014, p. 156). Ces quelques faits expliquent en partie que ce secteur soit le plus touché par les troubles musculosquelettiques en France14. Parallèlement, le manager qui fait du travail d’employé laisse de côté ses propres missions et multiplie les risques d’oublier en rayon des produits périmés.
63On obtient par conséquent le résultat inverse de ce qui était initialement attendu, i.e. une baisse des ventes et donc du chiffre d’affaires et de la marge couplée avec une hausse des charges. S’enchainent ainsi différentes étapes : la direction va réduire l’enveloppe de frais de personnel octroyée au manager concerné qui ne réalise plus autant de chiffre d’affaires que par le passé, entraînant une augmentation des taux de turn over et d’absentéisme (donc du flux de personnel) dans un cercle vicieux dont il est compliqué de sortir, à moins qu’il ne parvienne à compenser par sa suractivité la perte des heures octroyées à son équipe :
Paul, manager de rayon, hypermarché Auchan, 25 ans : Le truc c’est le serpent qui se mord la queue. On réduit tes moyens donc ton chiffre baisse ce qui incite ton n+1 à réduire encore tes moyens… t’en sors pas à moins de tout faire toi-même.
64Cette situation est due à la manière dont les directions des magasins fixent les objectifs du manager de rayon. Lors de l’entretien annuel d’évaluation, le n+1 du manager lui octroie en effet une enveloppe de frais de personnel à ne pas dépasser en fonction du chiffre d’affaires de ses rayons : si ce chiffre est en augmentation, les frais de personnels octroyés augmentent en conséquence, et vice versa.
65Nous avons vu que le processus de centralisation de la gestion des produits est couplé à un processus de décentralisation de la gestion du personnel. Les conséquences sur le travail quotidien des managers et l’évolution des compétences requises pour être à ce poste sont multiples.
66À première vue, la description de la situation des managers renvoie à celle des anciens chefs de rayon. Tout comme les anciens chefs, ils effectuent en effet des semaines allant de 50 à 70 heures pour avoir le temps de remplir leurs objectifs, ce dont la littérature sur le secteur a déjà fait part (Gadrey & Jany-Catrice, 1998, p. 114 ; Guienne & Philonenko, 1997 ; Roustang & Sellier, 1991, p. 8-9).
67Cependant, nous relevons deux changements majeurs chez les managers actuels. Tout d’abord, ils ne peuvent plus jouer sur d’autres leviers que la réduction des frais de personnel car les enseignes leur ont retiré la gestion des produits. Ensuite, ils gèrent désormais eux-mêmes le personnel, ce que l’on peut appréhender comme une délégation du « sale boulot » (Hughes, 2012 [1996], p. 81-83) de la direction vers les managers : faire les plannings, recruter et licencier, motiver son équipe, etc. Le fait qu’ils doivent désormais gérer eux-mêmes le personnel à un moment où les enseignes perdent des parts de marché et réduisent leur nombre de salariés peut être considéré comme une injonction paradoxale formulée de la façon suivante : « Tâchez de motiver vos équipes d’employés en réduisant les frais de personnel ! ».
68En somme, la part du « sale boulot » dans leur travail quotidien a structurellement augmenté : non seulement ils réalisent toujours du travail d’employé quand ils font du rayonnage, mais en plus, la direction du magasin leur confie une partie du sien.
69Les managers sont comme on l’a vu étroitement contraints par des indicateurs quantitatifs, les ratios de productivité : chiffre d’affaires, marge commerciale, frais de personnel, taux de turn over, taux de casse, taux de perte, etc. Ils servent à la direction à faire du reporting et du benchmark, c’est-à-dire des comparaisons des résultats afin d’individualiser leur rémunération. La conséquence la plus frappante est un temps de travail hebdomadaire compris entre 50 et 70 heures pour avoir le temps d’atteindre leurs objectifs, comportement confinant à l’auto-exploitation.
70Les travaux décrivant les conséquences néfastes de la prégnance d’indicateurs quantitatifs ou d’une logique gestionnaire et comptable se multiplient effectivement. On peut par exemple citer la critique de la « quantophrénie » en sociologie clinique du travail (Gaulejac & Hanique, 2015). La sociologie de la gestion s’est également faite pour spécialité de discuter l’influence des « outils de gestion » sur les conditions de travail, notamment au sein de la revue Les Cahiers internationaux de sociologie de la gestion. Ses tenants (Benedetto-Meyer et al., 2011 ; Boussard, 2008 ; Jacquot, 2016) revendiquent une posture critique (Maugeri & Metzger, 2014) : pour eux, les différents outils de gestion mis en place par les directions des organisations restreignent volontairement les marges de manœuvre des salariés sur le terrain.
71Cependant, nos entretiens laissent également entrevoir l’aspect positif de ces ratios : ils constituent un ressort essentiel de l’action des managers qui se réapproprient les objectifs de l’entreprise jusqu’à les considérer comme leurs :
Julien, alternant manager de rayon, hypermarché Géant, 22 ans : C’est stressant ces batteries d’indicateurs mais après ça te permet de voir où tu en es dans tes objectifs et de progresser.
72Certains les abordent même sous un aspect ludique, ce qui est surtout le cas des jeunes managers qui se prennent à cette course ininterrompue des chiffres en l’envisageant « comme un jeu » :
Lucie, manager de rayon, hypermarché Carrefour, 30 ans : Il y a des gens qui ne supporteraient pas cette pression mais ça te force à avoir la pêche. Tu te lèves et tu sais que ta journée ça sera une suite de défis à relever. C’est grisant de voir la courbe du chiffre d’affaires chaque heure.
73Les objectifs quantitatifs servent de support à l’action (Vatin et al., 2010, p. 168-170) : les évaluations permettent ainsi de prouver de façon chiffrée ses performances :
Sandra, manager de rayon, supermarché U, 24 ans : Quand tu regardes tous les objectifs qu’on t’a fixé et que tu réussis, tu as une preuve écrite de ce que tu as accompli.
74Elles permettent également d’appuyer les demandes de promotions et de constater la véracité des promesses d’avancement de carrière de la direction de l’entreprise :
Mathieu, alternant manager de rayon, hypermarché Auchan, 22 ans : Les ratios faut pas oublier que ça te donne une indication du montant de tes primes à venir !
- 15 Donald Roy (2006) et Michael Burawoy (1979) avaient déjà montré que les pratiques clandestines ludi (...)
75En réalité, ces constats sont loin d’être neufs15. Vanessa Pinto et ses collègues (2000, p. 155), dans leur recherche sur les étudiants qui travaillent en fast-food, relèvent que ces derniers parlent d’un travail « amusant » malgré son intensité ou d’un « défi » à relever. Sophie Bernard (2012, p. 281-283) constate d’ailleurs les mêmes phénomènes pour des employés de rayon et des managers qui se démènent pour atteindre les objectifs : comme tous n’adhèrent pas, c’est le surinvestissement des uns qui compense le désinvestissement des autres. Et de fait, le but des GSA n’est pas de garder éternellement les employés. Elles comptent plutôt sur un fort taux de turn over pour remplacer les anciens par de jeunes employés motivés comme c’est le cas dans les fast-foods (Brochier, 2001 ; Nkuitchou Nkouatchet, 2005).
76Les enseignes ne souhaitent pas seulement renouveler régulièrement leur vivier de jeunes employés motivés et en pleine forme physique, les managers sont également recrutés plus jeunes et diplômés. Les chefs de rayons étaient d’anciens employés peu ou pas diplômés ayant réussi à gravir les échelons après plusieurs années de rayonnage : employé, second puis chef. Chez Carrefour par exemple, la préférence était donnée à la promotion interne de jeunes peu diplômés et d’autodidactes formés sur le tas qui faisaient leurs preuves sur le terrain (Lhermie, 2001, p. 119-120). Le niveau bac+2 pour leur recrutement ne s’impose qu’au début des années 2000 (idem, p. 126).
77Mais un nouveau pas a été franchi au tournant des années 2010. Face aux changements d’organisation et de compétences nécessaires pour être manager de rayon, les enseignes ont abandonné la politique de promotion interne au profit du recrutement de jeunes diplômés de licence ou master d’une vingtaine d’années (Bernard, 2012). Comme on l’a vu, certaines enseignes ont en outre poussé les anciens chefs de rayon à démissionner afin de recruter massivement ces jeunes diplômés censés déjà posséder les nouvelles compétences requises en informatique, management et gestion. En parallèle, des formations spécifiques en management ont été développées à l’attention des anciens :
Roland, ex-responsable régional, hypermarchés Carrefour, 58 ans : On apprend à reformuler les phrases, à faire des tournures pour faire passer les messages moins difficilement. Ça leur apprend à détourner l’attention des employés des choses problématiques…
78Des formations en « savoir-être » ont également été mises en place afin de gérer la transition vers des équipes plus nombreuses :
Stéphane, manager de rayon, hypermarché Auchan, 35 ans : Je viens de faire la formation « Les énergies de l’excellence » : c’est de la sophrologie pour apprendre à respirer et tout, gérer le stress qui augmente avec des périmètres plus grands.
79Dernier changement au tournant des années 2010, la mobilité devient obligatoire tout au long de la carrière. Désormais, un manager doit changer de poste et de magasin tous les deux ou trois ans :
Bernard, employé et délégué syndical CFDT, hypermarché Carrefour, 50 ans : Les managers ici ne sont pas de la région. C’est à cause de la mobilité obligatoire quand on a une promotion. C’est dans leur contrat ils ne peuvent pas refuser.
80Les enseignes organisent de cette façon un turn over permanent dans leurs magasins et s’attendent à ce que les managers quittent d’eux-mêmes ce poste à l’âge de 30 ans maximum afin d’occuper des postes de direction. Cette obligation est matérialisée par une clause de mobilité géographique dans leur contrat de travail16.
81Ainsi, manager de rayon n’est plus un poste où l’on peut « faire carrière ». C’est devenu un poste « tremplin » sur lequel on reste quelques années avant d’assumer des responsabilités supérieures.
82Les managers chargés d’organiser le flux des produits dans les grandes surfaces alimentaires ont vu leur situation considérablement évoluer ces dernières années. D’un poste centré sur les produits jusqu’à la fin des années 1990, manager de rayon devient au tournant des années 2010 un poste centré sur le management des équipes d’employés.
83Le paradoxe est qu’au moment où ces derniers sont pourvus de nouvelles compétences managériales et RH concernant la gestion de leur équipe d’employés, les enseignes leur retirent la plupart des leviers commerciaux permettant d’augmenter le chiffre d’affaires et la marge. Les managers se retrouvent donc contraints de jouer sur l’unique levier de la réduction des frais de personnel. Cependant, les marges de manœuvre qu’ils possèdent désormais sur leurs équipes d’employés sont non seulement moins efficaces pour augmenter la marge que celles qu’ils détenaient auparavant sur les produits, mais elles se révèlent en outre contre-productives car elles les obligent à faire du rayonnage et augmentent le recours à la flexibilité de l’emploi. En somme, démissions et absentéisme croissants des employés de rayon transforment le personnel en un flux dont la vitesse s’accroît en parallèle des difficultés des magasins, faisant reposer l’organisation du flux des produits sur un autre flux.
- 17 Le secteur passe de 635 800 salariés en 2008 à un creux de 597 519 salariés en 2012 avant de progre (...)
- 18 Voir la thèse de l’auteur sur les transformations du travail et de l’emploi récentes dans ce secteu (...)
84Pourtant, cette situation n’est en rien inéluctable ou « naturelle ». Les managers ne doivent pas leur situation au caractère intrinsèquement incontrôlable d’un flux de produits parfois présenté comme un animal capricieux (Clot et al., 1990) et indomptable qui les déborderait inévitablement (Bernard, 2012, p. 277-279), mais bien plutôt aux changements organisationnels opérés par les enseignes qui les contraignent à gérer un flux au moyen d’un autre flux, faisant reposer l’instabilité sur l’instabilité. Nous proposons à partir de cette étude que les descriptions micro-sociologiques de l’activité en magasin intègrent plus souvent le cadre méso-sociologique afin de contextualiser opportunément les observations faites sur le terrain. Cela paraît indispensable dans un secteur qui a considérablement bouleversé son organisation au cours de la dernière décennie. Les conséquences de la suppression de 37 000 emplois dans les grandes surfaces alimentaires entre 2008 et 2012 demeurent ainsi peu étudiées en sociologie alors que les grandes surfaces sont le premier employeur de France17. Devant l’ampleur du phénomène, il paraît bien difficile de faire comme si les bouleversements dans l’emploi n’affectaient ni les stratégies des enseignes ni les interactions en magasin18. Plus largement, à une époque où l’automatisation se poursuit dans les services, se cantonner à des analyses micro-sociologiques de l’activité détachées des contextes méso et macro-sociologiques qui en constituent le cadre mouvant paraît difficilement soutenable (Dujarier et al., 2016). C’est pour nous la combinaison des échelles d’analyse qui permet de comprendre les logiques des acteurs interrogés en évitant l’effet grossissant des monographies décontextualisées.
85Une fois n’est pas coutume, les derniers mots de ce texte seront pour Paul, un jeune manager de la région parisienne qui, surnageant péniblement au croisement des flux de son magasin, nous confiait avoir fait sienne la devise de sa capitale : Fluctuat nec mergitur.