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Amélie Le Renard, Le Privilège occidental. Travail, intimité et hiérarchies postcoloniales à Dubaï (Presses de Sciences Po, 2019)

Romain Lecler
Référence(s) :

Amélie Le Renard (2019), Le Privilège occidental. Travail, intimité et hiérarchies postcoloniales à Dubaï, Paris, Presses de Sciences Po, 272 p.

Texte intégral

1Idéal-type de la ville globale, à la fois carrefour du commerce international, hub aérien et siège des multinationales, Dubaï est aussi et surtout, explique Amélie Le Renard, un observatoire privilégié des politiques néolibérales sur un territoire où « l’Etat dérégule les échanges économiques, crée des zones d’exception juridique […] et en même temps garde le contrôle sur les ressources, la population, la souveraineté » (p. 8). Plutôt qu’une ville « exceptionnelle » qui incarnerait le « stade ultime du capitalisme », Dubaï constitue donc, pour la chercheuse au Centre Maurice Halbwachs, « un site stratégique d’enquête sur la reconfiguration des hiérarchies sociales à l’échelle globale ». Après avoir étudié l’accès des femmes aux espaces publics en Arabie Saoudite (Femmes et espaces publics en Arabie Saoudite, Dalloz, 2011), Amélie Le Renard s’intéresse dans ce nouvel ouvrage aux résidents occidentaux de Dubaï.

2Elle rappelle combien l’économie de la ville est structurée par les migrations de travail : 90 % de ses habitants sont étrangers. Ce sont en majorité des « travailleurs temporaires » dont le titre de séjour est strictement lié à l’emploi. La gestion de ces migrations s’accompagne d’une logique de hiérarchisation raciale : construite autour de la figure masculine du « boss occidental », elle est composite, agrégeant des éléments d’une culture nationale émirienne essentialisante, de suprématie blanche, d’hégémonie occidentale, de multiculturalisme et de racialisation des nationalités » (p. 128).

3Ce sont les plus privilégiés de ces étrangers – les « Occidentaux » – qu’Amélie Le Renard met au cœur de son ouvrage, estimant que « les travaux sur les pays du Golfe, en se focalisant le plus souvent sur des personnes subalternisées, ont tendu à invisibiliser les positions des Occidentaux dans ces sociétés » (p. 15). Pourtant, ajoute-t-elle, « l’occidentalité et la blanchité sont aujourd’hui des arguments de vente de la marque Dubaï comme carrefour de la mondialisation » (p. 10). S’inspirant des études de genre mondialisées (Barbara Ehrenreich, Arlie Russell Hochschild) et des approches queer postcoloniales (Sara Ahmed), elle entend dépasser une sociologie de la mondialisation limitée aux classes sociales pour intégrer également les rapports sociaux de race et de genre (p. 12). L’essentiel du matériel d’enquête mobilisé dans l’ouvrage consiste en des entretiens avec 58 Français et 19 « Occidentaux » employés à Dubaï (sur 98 entretiens effectués en tout), que la chercheuse a rencontrés sur place au cours de trois séjours distincts, mais aussi à Paris ou à distance par visioconférence.

4Comme l’indique le titre, les « Occidentaux » bénéficient selon l’auteure d’un « privilège » dans la mondialisation néolibérale incarnée par Dubaï. Ce terme d’« occidental » est d’abord indigène et utilisé par les enquêtés, mais la chercheuse s’efforce de le définir en se référant à Stuart Hall, pour qui « l’Occident » est une catégorie plastique – à la fois une « catégorie de pensée liée à l’histoire coloniale », « une catégorie de pays », « un imaginaire », « un standard », « un critère d’évaluation des autres sociétés » et « une idéologie ». Typiquement, certaines des familles occidentales enquêtées se présentent à l’enquêtrice comme « classiques » et dans « la norme » et se disent déçues par le « manque d’authenticité » de Dubaï, perpétuant ainsi un « regard impérial » sur les sociétés non occidentales.

5Mais au fil de l’ouvrage, la définition des « Occidentaux » adoptée se limite surtout aux « blancs ». Pour l’auteure, la « blanchité » est « rarement pensée par les travaux consacrés aux mobilités professionnelles transnationales » alors qu’elle « s’est construite à travers la division du travail [et] a été façonnée par l’esclavage et les colonisations » (p. 16). Elle remarque que « les personnes non blanches occidentales peuvent être incluses dans un groupe hégémonique [mais qu’]elles sont à certains moments assignées à la non blanchité » (p. 18). Si elles bénéficient des « stéréotypes avantageux » qui sont « projetés sur des personnes socialisées dans des pays européens, blanches ou non blanches » (p. 79), elles doivent cependant, plus encore que les autres, « performer » l’« occidentalité » à travers une « bonne présentation de soi » (un corps mince et sportif, une apparence « classy » et « successful ») et des « signes extérieurs de richesse » (p. 93).

6Dans la première partie de son ouvrage, l’auteure analyse « les avantages structurels dont bénéficient les personnes munies de passeports occidentaux » (p. 17). Elle insiste sur la discrimination salariale dont elles profitent, à postes identiques. Les enquêtés la justifient en arguant de la différence de pouvoir d’achat dans les pays d’origine, ou encore d’une prétendue supériorité des qualifications occidentales – conception liée à l’histoire coloniale de Dubaï, ancien protectorat britannique indépendant depuis 1971. Cette situation privilégiée des « Occidentaux » sur le marché du travail dubaïote contribue à la « formation d’un groupe qui, quoique disparate à bien des égards, est dominant dans la société urbaine de Dubaï » (p. 241). Ils partagent une même « sensation de réussite », éprouvée à travers les trajets en voitures de luxe, les parfums et l’alimentation sophistiquée, l’accès aux grands hôtels et clubs. Ils apprécient leur « sécurité », même si elle se réduit au respect de la propriété privée, ou renvoie à une tranquillité des femmes occidentales dans l’espace public, qui contraste avec le confinement à la maison des employées domestiques et avec le « contrôle disciplinaire des hommes altérisés et subalternisés construits comme dangereux pour les femmes » (p. 225).

7Dans le reste de son ouvrage, Amélie Le Renard distingue deux catégories au sein des « Occidentaux » : les « familles invitées » et les « jeunes célibataires ». Pour les premières, elle constate que « Dubaï sélectionne le plus souvent des couples hétérosexuels où la carrière du conjoint prime sur celle de la conjointe – les couples dérogeant à cette norme s’y conforment une fois sur place » (p. 148). Sur les quatorze expatriés rencontrés, treize sont des hommes et le seul homme au foyer qui a pu être enquêté, Marc, se plaint « que les mails de l’école s’adressent uniquement aux mamans ». Ces expatriés bénéficient d’un visa pour toute leur famille et leurs employées domestiques alors que les « résidents » subalternes ne peuvent venir qu’en célibataires. « Comme dans d’autres villes globales » (p. 141), les autorités de l’émirat hiérarchisent ainsi les intimités : « le droit à une vie de famille est à la fois une rétribution et un outil de différenciation entre salariés » (p. 20), ce qui explique pourquoi seuls les « Occidentaux » perçoivent Dubaï comme « family-friendly ». Les rapports de race ne sont donc pas construits que dans la sphère du travail mais aussi dans celle de l’intime.

8Pour ces enquêtés, la famille est source de distinction sociale. Les hommes se pensent « détenteurs de la bonne masculinité pensée comme moderne et tournée vers le couple et la famille » (p. 152). Ils se distinguent ainsi des Émiriens, dont la masculinité est « associée à une plus grande inégalité des relations entre hommes et femmes », ou des Indiens qu’ils renvoient à une « masculinité frustrée ». De leur côté, les femmes, qui développent souvent une activité extra-familiale « modulable et compatible avec le modèle traditionnel », peu rémunérée, se voient comme émancipées par rapport aux femmes émirati « enfermées » dans leurs villas. Ce sentiment de supériorité s’exprime aussi dans la gêne de ces familles par rapport aux faibles salaires de leurs employées domestiques : elles cherchent à la fois à se justifier (« ça lui donnait accès à beaucoup chez elle », ou « les occidentaux traitent mieux leurs employés que les arabes ») et à invisibiliser leur présence, notamment quand il s’agit de « protéger les enfants du spectacle de l’exploitation » (p. 183).

9Le deuxième groupe d’enquêtés rassemble des « célibataires aux carrières locales », plus jeunes, pas forcément issus des classes supérieures, pour qui le séjour à Dubaï est souvent la première expérience de vie à l’étranger et constitue une période transitoire. Venus par eux-mêmes, ils effectuent des « carrières par bond » en changeant fréquemment de poste et d’entreprise. Eux aussi bénéficient d’un « salaire de l’occidentalité » à la fois sur le marché du travail et dans la sphère de l’intime où ils s’autorisent à un mode de vie « hédoniste » : « la vie nocturne constitue une des stratégies de la ville entreprise pour tirer profit de la présence des plus aisés » (p. 188). Chez eux, « le consumérisme semble envahir toutes les dimensions de la vie affective » (p. 210), au point de créer pour certains la sensation d’un « vide affectif » après quelques mois sur place. Cet hédonisme s’inscrit en outre dans une « hétéronormativité policée » (p. 192) : vigiles omniprésents, interdiction des baisers en public, homosexualité dissimulée (« Ici à Dubaï c’est plutôt des gays straight-looking. En costume », p. 194).

10Amélie Le Renard étudie en particulier les jeunes racisés issus de classes populaires, qui rejettent le récit médiatique consistant à faire de Dubaï un « Eldorado » pour les maghrébins et musulmans de France. Endossant le discours français universaliste, ils se rendent aveugles à leur propre minoration en France ainsi qu’aux inégalités dubaïotes : « les personnes que j’ai rencontrées semblent d’autant plus enclines à s’approprier un discours néolibéral multiculturel célébrant Dubaï comme une ville offrant des chances égales à tous et toutes qu’elles ont connu des formes d’oppression et de discrimination raciales en France » (p. 140).

11Parce qu’Amélie Le Renard croise les approches postcoloniales et les études intersectionnelles pour étudier un objet – Dubaï – rarement envisagé sous cet angle, son enquête est passionnante. La clarté de son argumentation associée à une grande richesse de récits et de portraits en rendent la lecture très fluide. Une limite de son travail tient cependant à une thèse qui semble avoir été parfois imposée au terrain, en laissant de côté certaines pistes. La focale sur la notion d’« occidentalité » pose en particulier certains problèmes que l’auteure esquive. La thèse générale de l’ouvrage est que « posséder ou non un passeport occidental établit une ligne de clivage à l’échelle globale » (p. 9). Cependant, une note p. 42 mentionne, parmi les nationaux les plus qualifiés à Dubaï, outre les Européens et les Américains, des Coréens, des Japonais, des Malais ou des Singapouriens. Faut-il ou non les assimiler au groupe des « Occidentaux » dont ils semblent partager certains privilèges ? Plus loin, une enquêtée, Véronique, mentionne trois « castes » distinctes à Dubaï, parmi lesquelles celle des « expatriés », et précise : « On les appelle des Occidentaux, en fait ce ne sont pas tous des Occidentaux, il y a beaucoup d’Asiatiques, de Chinois, on ne sait pas si les Russes sont asiatiques ou européens, mais des Russes » (p. 133). L’enquête ne se saisit pas de cette ambiguïté potentiellement passionnante consistant à inclure parmi les « Occidentaux » des Chinois, des Russes et des citoyens de pays asiatiques riches dès qu’ils résident à Dubaï avec un contrat d’expatrié.

12Deuxièmement, l’auteure évoque une « épistémologie du malaise » en introduction pour qualifier les « formes d’antipathie » et d’« inconfort » qu’elle a ressenti pour « [s]’intégrer aux sociabilités des Occidentaux » (p. 28). L’essentiel du matériel utilisé dans l’ouvrage se résume cependant à des entretiens avec des Européens et des nord-Américains alors que l’auteure évoque en passant d’autres profils, comme l’une de ses logeuses, Naima, une Lybienne de 50 ans, ingénieure, qui ne relève ni de la catégorie des « Occidentaux » ni des travailleurs subalternisés, mais semble avoir elle aussi bénéficié de certains privilèges attribués aux « Occidentaux ». De même, un seul Iranien est mentionné, Amir, détenteur d’un passeport canadien (p. 75). Pourtant, Dubaï a été historiquement un nœud d’affaires pour l’Iran et nombre d’Iraniens très privilégiés fréquentent régulièrement la ville, située à quelques kilomètres de l’autre côté du golfe persique – ou y résident. Les sanctions américaines récentes auraient d’ailleurs fait diminuer la population des hommes d’affaires iraniens installés à Dubaï de 120 000 à 70 000 dans les trois dernières années, rappelant leur importance numérique. Ils ne sont pourtant pas mentionnés alors que la comparaison aurait aidé à définir plus clairement la catégorie d’« Occidental ».

13De même, si l’auteure écarte dès l’introduction l’étude des populations subalternes à Dubaï, une comparaison plus systématique entre eux et ses enquêtés aurait permis de mieux spécifier les privilèges de ces derniers : or, les travailleurs non occidentaux sont toujours envisagés en négatif, c’est-à-dire au prisme des « Occidentaux ». Cela pose certaines difficultés, comme lorsque les « pratiques instrumentales de la nationalité » (la détention de multiples passeports) sont attribuées aux seules élites de la mondialisation alors que de nombreux travaux ont montré que des populations dominées en font aussi usage – comme les migrantes philippines étudiées par Anju Mary Paul (Multinational Maids, Cambridge University Press, 2017), dont les trajets passent précisément par les émirats.

14Dubaï est finalement décrite comme « une “bulle ” reliée au monde mais coupée des “problèmes” du Moyen-Orient » (p. 221), mais cette assertion est surtout vraie du point de vue des « Occidentaux » car nombre de citoyens des pays voisins la fréquentent pour faire des affaires et se projeter dans un univers multinational. Ils ne sont presque pas évoqués dans l’ouvrage. Tout en rejetant au long de son ouvrage la thèse de l’« exceptionnalisme » de Dubaï, qu’elle attribue au discours postcolonial des « Occidentaux » prompts à survaloriser l’altérité, l’auteure pratique ainsi peu la comparaison avec d’autres villes cosmopolites accueillant de nombreux étrangers. Elle mobilise certes une riche littérature sur les expatriés, en particulier sur leurs femmes, étudiées à Djakarta (Anne-Meike Fechter) ou Singapour (Brenda Yeoh et Shirlena Huang), mais donne l’impression que d’un contexte à l’autre les privilèges occidentaux restent identiques. La lecture des travaux de Kimberley Kay Hoang (Dealing in Desire, University of California Press, 2015) sur les travailleuses du sexe au Vietnam aurait pu permettre de nuancer cette thèse puisqu’elle montre que la position des expatriés occidentaux sur le marché du sexe vietnamien est inférieure à celle des expatriés vietnamiens de retour de l’étranger. Sur ce dernier point, on peut enfin regretter que l’exploration de la sphère intime se limite aux arrangements conjugaux et négligent les questions sexuelles, alors que des travaux classiques sur les expatriés, comme celui d’Erik Cohen sur Bangkok (« The Dropout Expatriates », Urban Anthropology, vol. 13, no 1, 1984), en montrent l’importance du point de vue des hiérarchisations sociales.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Romain Lecler, « Amélie Le Renard, Le Privilège occidental. Travail, intimité et hiérarchies postcoloniales à Dubaï (Presses de Sciences Po, 2019) », Sociologie [En ligne], Comptes rendus, 2019, mis en ligne le 03 février 2020, consulté le 14 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/6376

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Auteur

Romain Lecler

lecler.romain@uqam.ca
Professeur régulier, Département de science politique, Université du Québec à Montréal, CP 8888, succ. Centre-ville, Montréal (Québec), H3C 3P8 Canada

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