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Rémi Sinthon, Repenser la mobilité sociale (Éditions de l’Ehess, 2018)

Antoine Dain
Référence(s) :

Rémi Sinthon (2018), Repenser la mobilité sociale, Paris, Éditions de l’Ehess, 316 p.

Texte intégral

  • 1 Pour cela, il faut se reporter à la thèse de l’auteur : Sinthon R. (2014), « Reconversions extrasco (...)

1Partant du constat d’une routinisation dans la manière dont la sociologie aborde les questions de stratification et de mobilité sociales, l’ouvrage de Rémi Sinthon propose un inventaire critique des courants théoriques s’y étant intéressés. L’objectif annoncé est de mettre en évidence plusieurs écueils épistémologiques et « impensés récurrents » (p. 107), et d’identifier lequel de ces courants y aurait échappé le mieux. L’auteur ne fait pas de mystères à cet égard : il annonce dès l’introduction que ce sont les propositions de Pierre Bourdieu qui lui paraissent les plus satisfaisantes et, en particulier, le concept de capital qu’il propose de retravailler dans la dernière partie de l’ouvrage. Toutefois, pour éviter que son travail soit « vicié à la racine par [son] a priori en faveur des propositions de Bourdieu » (p. 10), Rémi Sinthon s’efforce de faire preuve d’exhaustivité et de systématicité dans sa démarche et de remettre en perspective les théories passées en revue avec les contextes historique et intellectuel de leur élaboration. En revanche, on notera que l’ouvrage, qui reprend partiellement le travail de thèse de l’auteur, ne prétend pas analyser de données empiriques pour éprouver les propositions théoriques avancées en conclusion1.

2La première partie de l’ouvrage entreprend ainsi de répertorier les théories ayant cherché à définir les positions sociales et leurs mouvements. Rémi Sinthon met en évidence une ligne de fracture entre deux grandes traditions intellectuelles et s’efforce de montrer comment, dans l’une comme dans l’autre, des apories théoriques et des formes d’hétéronomie scientifique se sont peu à peu stabilisées.

  • 2 Mills C. W. (1959), The Sociological Imagination, Oxford, Oxford University Press.
  • 3 Merllié D. (1994), Les Enquêtes de mobilité sociale, Paris, Puf, p. 51.

3La première tradition, majoritairement anglo-américaine, émerge dans un contexte marqué par l’influence d’une lecture fonctionnaliste de la hiérarchie des positions, sous l’influence notamment de la sociologie parsonnienne, et se caractérise par une standardisation progressive de l’activité de recherche, tant du côté des méthodes de recueil des données – de grandes enquêtes « représentatives » – que des techniques d’analyse – l’empirisme statistique s’affirmant conjointement avec un recours massif aux méthodes d’« extrapolation linéaire » – ou des variables étudiées. Quant au cadre théorique, il s’avère souvent minimal, relevant d’un « empirisme abstrait2 » qui repose plus sur « l’instrumentation technique et institutionnelle » que sur un dispositif conceptuel poussé et emprunte certains de ses questionnements à l’agenda politique du moment, en particulier dans un contexte de guerre froide qui « enjoint les intellectuels à tenter de départager les deux blocs » (p. 50). La « clôture technique3 » se doublerait donc d’une clôture idéologique, du fait de la mise en place d’une « phénoménotechnique » – notion empruntée à Gaston Bachelard et définie comme « la part de la production scientifique contenue dans les instruments de mesure » (p. 40). Cette phénoménotechnique se serait maintenue et même consolidée jusqu’à aujourd’hui, caractérisant une situation de forte hétéronomie scientifique et de routinisation de l’activité de recherche.

4Quant à la seconde tradition, principalement francophone, elle recourt plus volontiers à des matériaux empiriques ethnographiques et biographiques, mais elle n’échapperait pas pour autant à d’autres formes d’hétéronomie scientifique : d’abord « disciplinaire », la sociologie devant s’émanciper de la philosophie puisque les quatre « sociologues dominants » (p. 69) des années 1950 (Georges Gurvitch, Georges Friedmann, Raymond Aron et Jean Stoetzel) ont d’abord été formés à cette discipline ; ensuite, une hétéronomie découlant de la soumission de la recherche aux problématiques administratives et à une demande d’expertise croissante, alimentées par la phénoménotechnique qui s’affirmait alors aux États-Unis. Passant alors en revue diverses propositions théoriques formulées à partir des années 1960 pour saisir les positions sociales, l’auteur suggère que les principales avancées en la matière sont à mettre au crédit de Pierre Bourdieu et de ses continuateurs. Il souligne en particulier l’intérêt qu’il y a à penser l’espace social comme un espace pluridimensionnel, où les luttes symboliques seraient au cœur des logiques de hiérarchisation et de domination – et donc de définir la position sociale d’un individu donné à partir de sa position dans les divers « champs ».

5La deuxième partie de l’ouvrage entreprend alors de prolonger ce passage en revue des théories existantes en en formulant une critique théorique systématique. Pour cela, l’auteur choisit de présenter successivement les principaux biais identifiés dans les travaux recensés, avant de discuter des outils théoriques qui lui paraissent y résister le mieux. À titre d’exemple, un premier biais, qui consiste en l’essentialisation des catégories d’analyse, serait symptomatique de la stabilisation de la « phénoménotechnique » (qui repose notamment sur un recours routinisé aux catégories de la statistique publique), mais il est également décelé par l’auteur dans les travaux de sociologues contemporains, à l’image de Louis Chauvel ou de Camille Peugny.

6Un deuxième impensé est repéré dans l’aspiration à décrire la société tout entière, de manière synthétique et englobante. Ceci conduirait à confondre une logique de « généralisation », associée au souci de modélisation propre à l’activité scientifique, et une logique de « totalisation », caractéristique de l’activité gestionnaire ; cette confusion étant, là encore, source d’hétéronomie.

7Le troisième impensé tient à l’influence de l’échelle retenue sur les résultats lorsqu’on compare deux positions sociales, selon qu’on mette l’accent sur les différentiels de position relative au sein de la hiérarchie interne d’un groupe, ou sur ce que l’appartenance à une catégorie supposée homogène génère de commun chez ses membres : l’auteur invite donc à s’assurer de la pertinence multi-échelles de l’objet d’étude aussi bien que des méthodes utilisées pour l’analyser.

8Le quatrième impensé découle de la tendance à ne retenir qu’une seule dimension pour aborder les positions sociales – généralement, la profession. L’unidimensionnalité des conceptions des positions sociales est également à l’origine du cinquième biais recensé, qui consiste à envisager les mobilités ascendantes et descendantes comme symétriques, le long d’une même échelle sociale, occultant le fait que les mécanismes à l’œuvre dans les trajectoires ascendantes et descendantes ne sont pas forcément les mêmes.

  • 4 Blau P. M. & Duncan O. D. (1967), The American Occupational Structure, New York, John Wiley and Son (...)
  • 5 On peut penser notamment aux travaux de Sophie Denave sur les bifurcations professionnelles.

9Un dernier impensé correspond enfin à la tendance à n’envisager la mobilité que comme mobilité individuelle. Outre le risque d’oublier que l’individu n’est pas toujours l’unité d’analyse pertinente, ni nécessairement une catégorie stable dans le temps, cela conduit à perdre de vue ce que les trajectoires ont de collectif et à occulter les faits sociaux à l’œuvre ; en particulier, l’auteur déplore le peu d’importance accordée, dans de nombreux travaux, aux processus de socialisation – à l’image de l’ouvrage classique de Peter M. Blau et Otis Dudley Duncan (1967)4. Il ne fait toutefois pas mention de travaux récents ayant justement entrepris de mettre en lumière la dimension collective des trajectoires individuelles5.

  • 6 L’auteur distingue les deux termes ainsi : « une coupure suppose une frontière alors qu’une différe (...)
  • 7 Cartier M., Coutant I., Siblot Y. & Masclet O. (2008), La France des « petits-moyens ». Enquête sur (...)

10D’autres biais sont présentés, qui découleraient de ces six principaux impensés : la prétention à un point de vue englobant peut par exemple conduire à penser qu’une société dans son ensemble peut monter ou descendre, alors que ce sont les positions relatives en son sein qui sont susceptibles de bouger ; l’essentialisation des catégories conduirait quant à elle à présupposer de leurs stabilités, voire à repérer de « grandes classes sociales » (p. 204) sans en identifier rigoureusement les frontières. Cette question des frontières sociales est approfondie dans un chapitre dédié où l’auteur pose un premier jalon de sa proposition théorique : il y invite à privilégier une approche continuiste, afin d’éviter un usage irréfléchi des catégorisations existantes et, surtout, de prendre le risque de considérer de simples « différences » comme des « coupures » (p. 208)6. Cette distinction faite, l’auteur affirme que le recours à des catégories, dans une perspective discontinuiste, peut néanmoins rester pertinent à condition qu’une étude empirique approfondie ait permis de mettre en évidence « une série de frontières identifiables qui découpent toutes grossièrement [la catégorie] de la même manière » (p. 220), frontières qui ne délimiteraient alors une classe que lorsque cette catégorie est « fortement institutionnalisée ». Il y aurait alors un sens à parler des cadres, des fonctionnaires, de la classe ouvrière ou même à distinguer scientifiques et littéraires au sein de l’institution scolaire ; mais le sociologue ne pourrait pas considérer les classes moyennes, les classes populaires ou même la bourgeoisie comme des catégorisations heuristiques, ces catégories étant traversées, d’après l’auteur, par un trop grand nombre de frontières internes qui ne se recoupent pas nécessairement toutes au même endroit ou toutes de la même manière selon les points de vue. Cette critique conduit Rémi Sinthon à remettre en cause la manière dont certains travaux contemporains qualifient les positions sociales en référence à des classes sociales, à l’image d’Olivier Schwartz quand il parle des classes populaires ; ou en formulant des catégories dont les limites objectives resteraient floues, telles que les « petits-moyens7 ». On notera ici que l’auteur n’explicite pas les critères permettant de déterminer à partir de quand il serait légitime de considérer qu’une catégorie est suffisamment institutionnalisée, ou délimitée par un nombre suffisant de frontières, pour devenir sociologiquement pertinente.

  • 8 « Distribution » étant entendue, comme le précise l’auteur, au sens mathématique.

11Finalement, l’ouvrage questionne les façons de saisir les trajectoires tout en tenant compte de la pluralité de groupes, d’institutions, de hiérarchies dans lesquelles elles s’inscrivent. Pour l’auteur, c’est le concept de capital, tel qu’il a été élaboré et raffiné par Pierre Bourdieu, qui est le plus satisfaisant à cet égard. Cherchant toutefois à le retravailler pour le rendre encore plus opérationnel, l’auteur propose de distinguer rigoureusement les espèces de capital (économique, culturel, scolaire, politique...), aux sources desquelles se trouvent des institutions historiquement identifiables qui les produisent et les perpétuent ; et les états du capital, « propriétés susceptibles d’être attribuées à toute espèce de capital » (p. 236) – le capital « symbolique » ou « social » n’étant alors pas envisagés comme des capitaux à proprement parler, mais comme des états au même titre que l’état incorporé, institutionnalisé ou objectivé. En revanche, la question de la relation entre la notion de capital et celle de champ est évacuée, l’auteur arguant que les institutions n’ont pas besoin d’être dotées des propriétés d’un champ pour qu’une valeur soit accordée aux capitaux qui y sont adossés – au contraire de ce que plaidait Pierre Bourdieu. Abandonnant la référence au champ, Rémi Sinthon peut donc proposer une redéfinition du capital comme « instrument d’appropriation polymorphe lié aux principes de domination qui prévalent dans des institutions identifiables » (p. 262), qui permet alors de « définir une position sociale par la liste des capitaux qui lui sont associés » (p. 259), donc de ramener l’analyse de la mobilité sociale à une étude de la « distribution des capitaux8 » (p. 260) – c’est-à-dire des états qu’ils prennent, des institutions qui les portent et des reconversions qu’ils peuvent subir, d’une espèce de capital vers une autre. L’auteur entreprend alors de revenir sur chacun des biais recensés dans l’ouvrage pour s’assurer qu’un tel cadre conceptuel et théorique permet bien de les éviter.

12L’ouvrage constitue donc une mise en garde épistémologique qui, par la systématicité de la démarche, présente l’intérêt d’identifier clairement des routines stabilisées et potentiellement contre-productives pour l’étude des mobilités, ainsi que des moyens théoriques et méthodologiques précis pour les dépasser. Il s’inscrit en cela dans un mouvement de renouvellement théorique et empirique des recherches sur la mobilité, aux côtés d’un ensemble de travaux ayant élaboré des réflexions connexes mais qui, publiés après la thèse dont est tirée le présent ouvrage, n’y sont pas discutés. On peut notamment penser au numéro consacré récemment par la revue Politix à la mobilité sociale (2016/2, no 114), qui regroupe des contributions proposant également des voies de dépassement de certaines des routines déplorées dans l’ouvrage et des perspectives de recherche susceptibles de s’alimenter mutuellement avec celle défendue par Rémi Sinthon.

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Notes

1 Pour cela, il faut se reporter à la thèse de l’auteur : Sinthon R. (2014), « Reconversions extrascolaires du capital culturel : une révision de la mobilité sociale depuis ses marges », thèse de doctorat, Paris, Ehess.

2 Mills C. W. (1959), The Sociological Imagination, Oxford, Oxford University Press.

3 Merllié D. (1994), Les Enquêtes de mobilité sociale, Paris, Puf, p. 51.

4 Blau P. M. & Duncan O. D. (1967), The American Occupational Structure, New York, John Wiley and Sons.

5 On peut penser notamment aux travaux de Sophie Denave sur les bifurcations professionnelles.

6 L’auteur distingue les deux termes ainsi : « une coupure suppose une frontière alors qu’une différence n’exclut pas une continuité relativement homogène entre les termes de la comparaison » (p. 208).

7 Cartier M., Coutant I., Siblot Y. & Masclet O. (2008), La France des « petits-moyens ». Enquête sur la banlieue pavillonnaire, Paris, La Découverte.

8 « Distribution » étant entendue, comme le précise l’auteur, au sens mathématique.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Antoine Dain, « Rémi Sinthon, Repenser la mobilité sociale (Éditions de l’Ehess, 2018) », Sociologie [En ligne], Comptes rendus, 2019, mis en ligne le 03 février 2020, consulté le 11 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/6353

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Auteur

Antoine Dain

antoine.dain@gmail.com
Doctorant en sociologie, Laboratoire d’Économie et de Sociologie du Travail – LEST UMR 7317 CNRS-Aix-Marseille Université, 35 avenue Jules Ferry, 13626 Aix-en-Provence cedex 01, France

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