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Christiane Besnier, La Vérité côté cour. Une ethnologue aux assises (La Découverte, 2017)

Julien Larregue
Référence(s) :

Christiane Besnier (2017), La Vérité côté cour. Une ethnologue aux assises, Paris, La Découverte, 220 p.

Texte intégral

1« Au fur et à mesure que les débats progressent, la méthode utilisée apparaît : tous les acteurs semblent rechercher la vérité, à l’image d’une expérience menée en laboratoire. Le président dirige l’expérience. Il est assisté dans sa tâche par des expérimentateurs collatéraux – magistrats professionnels, jurés, avocat général, avocats des parties – qui soumettent à tour de rôle leurs propres hypothèses » (p. 17-18) : voici la thèse centrale défendue par Christiane Besnier, membre du Centre d’histoire et d’anthropologie du droit (CHAD) à l’Université Paris Nanterre et chercheure associée au Centre d’anthropologie culturelle de l’Université Paris-Descartes, dans son livre consacré aux cours d’assises françaises.

2Cette ethnographie d’une quarantaine de procès d’assises qui se sont tenus entre 2001 et 2016 un peu partout en France, avait toutes les chances d’emporter l’engouement des sociologues du droit, du travail et des sciences (entre autres spécialités) : car s’il est faux d’affirmer que « Christiane Besnier propose la première approche ethnographique de cette juridiction », comme on peut le lire sur la quatrième de couverture, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit là d’un objet encore assez méconnu et qui mérite donc pleinement qu’on y consacre un livre.

3Je commencerai par synthétiser les principaux résultats et arguments exposés dans cet ouvrage avant d’en venir aux limites conceptuelles et méthodologiques qui le traversent.

La cour d’assises, une machine bien huilée

4En plus de l’introduction et de la conclusion, l’ouvrage est composé de huit chapitre répartis dans trois parties : « Le rendez-vous de l’audience », « La vérité » et « L’œuvre commune ».

5Le premier chapitre, « La scène judiciaire », retrace clairement l’histoire de la cour d’assises et en présente les principaux acteurs de façon précise et synthétique : magistrats du siège, jurés, avocat général, avocat de la défense, accusé, greffier, partie civile, public, etc. Une attention particulière est portée à « la symbolique de l’espace » (p. 29) et au ritualisme du procès d’assises, lequel passe en grande partie par l’oralité des débats. Le prétoire, en ce qu’il « garantit l’unité spatio-temporelle de la rencontre » (p. 39), conduit à placer les interactions entre les acteurs du procès au cœur de l’élaboration de la vérité judiciaire.

6L’oralité a également son importance dans la mesure où la vérité judiciaire consacrée par l’arrêt devenu définitif serait le fruit de ce que l’auteure qualifie de « justice expérimentale » : les débats que l’on observe en cour d’assises « s’apparente[raient] en effet à une expérience réalisée en laboratoire » (p. 50). Dans ce laboratoire qu’est la cour d’assises, chaque partie se voit attribuer un rôle : le président endosse celui de l’« expérimentateur principal » (p. 70), les jurés et les assesseurs celui des « expérimentateurs associés » (p. 74), tandis que l’avocat général et les avocats sont des « expérimentateurs collatéraux » (p. 81). Cette présentation a pour but d’insister sur la complémentarité des tâches remplies par ces parties qui, loin d’être des adversaires, forment dans la majorité des cas « une alliance pour la vérité » (p. 83).

7Cette justice expérimentale est-elle spécifique au droit pénal français ou bien se retrouve-t-elle également au sein d’autres modèles juridictionnels ? Le chapitre 4, consacré à la justice pénale états-unienne, soutient l’hypothèse de la spécificité en opposant à la recherche désintéressée de la vérité des cours d’assises le « combat des avocats » qui caractérise les procédures judiciaires outre-Atlantique (p. 96). Quels enseignements tirer de cette escapade états-unienne s’agissant de la compréhension du « modèle français » (p. 124) ? Si la place centrale de l’accusé (p. 125) et la présence importante des victimes et de leur entourage (p. 138) ne laissent planer aucun doute quant à la spécificité des cours d’assises, l’auteure en vient néanmoins à s’interroger sur la pérennité de ce modèle. Car les évolutions les plus récentes de la justice pénale française, notamment les exigences de la rationalité managériale (efficacité, rapidité, systématicité), semblent menacer l’idéal de « justice restaurative » (p. 148).

8Tout ceci ne nous dit cependant pas ce qu’il y a « dans la boîte noire de la construction de la vérité » (p. 150). C’est en passant en revue un certain nombre de cas issus de son enquête ethnographique, et en empruntant au philosophe du langage John Austin sa distinction entre les « énoncés performatifs » et les « énoncés constatifs » (p. 170), que l’auteure expose comment les faits soumis à la juridiction pénale sont catégorisés en fonction de leur niveau de solidité : on peut ainsi parler d’énoncés « acquis », « probables » et « aléatoires » (p. 171).

9Dans la troisième partie de son ouvrage, éloquemment intitulée « L’œuvre commune », Christiane Besnier aborde les rôles particuliers de l’avocat général et des avocats de la défense et des parties civiles dans cette construction. La thèse d’une collaboration entre les parties au procès y est poursuivie, l’auteure déclarant qu’elle ne voit pas dans ces exercices oratoires « l’affrontement que l’on décrit souvent entre la défense et l’accusation » (p. 182). En effet, non seulement les avocats de la défense font tout pour reconnaître la souffrance des victimes, parfois même en poussant leur client à avouer leur culpabilité (p. 184), mais l’avocat général chercherait avant toutes choses à mettre en place « une trajectoire intégratrice qui commence par la sanction, se prolonge par la réhabilitation de l’accusé et se conclut par le pardon » (p. 193).

10Logiquement, les analyses de Christiane Besnier se terminent avec la phase des délibérés entre magistrats professionnels et jurés d’un jour, qui sont secrets et auxquelles l’auteure n’a malheureusement pu avoir accès, sauf de façon indirecte par le biais d’entretiens et de témoignages. Un modèle de « construction du jugement » reposant sur la méthode gaussienne des moindres carrés est néanmoins proposé pour rendre compte, au moins théoriquement, de l’évaluation des divers éléments de preuve soumis à l’examen des jurés et magistrats (p. 212).

Travail scientifique ou essai juridique ?

11Malgré des hypothèses de recherche intéressantes et un matériau empirique considérable, La Vérité côté cour peine à convaincre le lecteur sociologue, et ce pour plusieurs raisons intriquées. Une difficulté qui apparaît à la lecture réside dans l’oscillation constante, sans que l’auteure ne se décide jamais complètement, entre deux registres d’écriture : l’ouvrage de recherche universitaire et l’essai juridique. Car tout en respectant formellement les principaux standards de la recherche en sciences sociales (définition d’une problématique, récolte de données empiriques, présentation des résultats, etc.), le texte est traversé de remarques sur ce que devrait être une bonne justice pénale (voir par exemple p. 149), d’observations qui font état du « droit dans les livres », pour reprendre l’expression célèbre de Roscoe Pound, c’est-à-dire sans référence à la réalité empirique (voir par exemple p. 73 et 122), de commentaires sur les fonctions bénéfiques de l’audience pénale (voir par exemple p. 48-49), ou encore de parallèles nombreux entre la culture juridique de common law et de droit civil et qui pointent tous vers une même conclusion, à savoir que la justice pénale française est bien plus proche de la démarche scientifique – et donc, selon l’auteure, de l’idéal de la bonne justice – que son équivalente états-unienne (voir par exemple p. 42, 101, 106 et suivantes).

12L’ouvrage est aussi traversé de nombreuses références à des personnalités issues du champ juridique (Jacques Dallest, Antoine Garapon, Denis Salas ou encore Thierry Lévy). Plusieurs d’entre eux figurent d’ailleurs dans les remerciements sans que l’on sache vraiment s’il s’agit d’enquêtés ou de relecteurs (ou les deux). Cette apparente proximité pose la question de la reproduction pure et simple dans l’ouvrage des catégories déployées par les acteurs juridiques afin de rationaliser leurs pratiques. Ainsi de la question du « sens de la peine », qui est reprise sans aucune reformulation en conclusion de l’ouvrage (p. 230-232). L’auteure ne fait par ailleurs aucune mention des travaux antérieurs qui ont réalisé des observations ethnographiques d’audiences pénales, qu’ils soient anciens (Gruel, 1991 ; Herpin, 1977) ou plus récents (Christin, 2008 ; Mahi, 2015). De même pour les travaux anglophones portant sur le sentencing, bien qu’un chapitre soit consacré à la justice pénale états-unienne, l’auteure s’appuyant alors principalement sur le visionnage de deux séries documentaires, The Staircase et Justice à Vegas.

13La démarche méthodologique s’appuie surtout sur la revendication d’une extériorité à l’objet étudié, mais sans analyse réflexive qui aurait permis d’analyser la position de l’observatrice vis-à-vis du champ juridique (Israël, 2008) : « Je revendique cette non-appartenance au groupe étudié » (p. 11), écrit simplement l’auteure. Mais elle précise pourtant qu’elle s’est présentée auprès de certains de ses enquêtés « comme juriste – étudiante en droit, supposent certains, future avocate, imaginent d’autres » (p. 14), en ajoutant qu’une « collaboration du milieu judiciaire [lui] était indispensable » (p. 12). Le lecteur pourra y voir un effet de la « force du droit » (Bourdieu, 1986), mais cette question n’est pas discutée par l’auteure.

14Par ailleurs, en ne consultant pas la littérature scientifique récente, l’auteure mobilise à plusieurs reprises (p. 54, 56, 57, 72) les écrits que Claude Bernard a consacré à la méthode expérimentale au xixe siècle comme s’ils étaient représentatifs des régimes de production du savoir au sein du champ scientifique, que ce soit dans ses configurations passées ou contemporaines. La littérature de sociologie, d’anthropologie et d’histoire des sciences – sauf une rapide référence à l’ouvrage classique de Bruno Latour et Steve Woolgar La Vie de laboratoire (p. 169) – est absente de la bibliographie mobilisée par Christiane Besnier alors qu’elle aurait pu contribuer à la conceptualisation des preuves et du statut de la vérité dans la sphère pénale, notamment à travers la figure des experts (Dumoulin, 2007 ; Jasanoff, 1997).

15Ces manques conduisent nécessairement le sociologue à se demander à qui s’adresse ce livre. Car s’il est certain que les magistrats et les avocats qui le liront ne regretteront pas d’avoir ouvert ce fabuleux terrain d’enquête à Christiane Besnier, on peut gager que le portrait particulièrement flatteur qui est dressé de leur travail laissera les chercheurs en sciences sociales un peu plus circonspects.

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Bibliographie

Bourdieu P. (1986), « La force du droit. Éléments pour une sociologie du champ juridique », Actes de la recherche en sciences sociales, no 64, p. 3-19.

Christin A. (2008), Comparutions immédiates. Enquête sur une pratique judiciaire, Paris, La Découverte.

Dumoulin L. (2007), L’Expert dans la justice. De la genèse d’une figure à ses usages, Paris, Economica.

Gruel L. (1991), Pardons et châtiments. Les Jurés français face aux violences criminelles, Paris, Nathan.

Herpin N. (1977), L’Application de la loi. Deux poids, deux mesures, Paris, Seuil.

Israël L. (2008), « Question(s) de méthodes. Se saisir du droit en sociologue », Droit et société, no 69-70, p. 381-395.

Jasanoff S. (1997), Science at the Bar: Law, Science, and Technology in America, Cambridge, Harvard University Press.

Mahi L. (2015), « Une sanitarisation du pénal ? », Revue française de sociologie, vol. 56, no 4, p. 697-733.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Julien Larregue, « Christiane Besnier, La Vérité côté cour. Une ethnologue aux assises (La Découverte, 2017) », Sociologie [En ligne], Comptes rendus, 2019, mis en ligne le 03 février 2020, consulté le 20 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/6314

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Auteur

Julien Larregue

julien.larregue@ens-cachan.fr
Post-doctorant, ATER en sociologie à l’ENS Paris-Saclay et associé à l’Institut des Sciences sociales du Politique UMR7220 - ISP, École normale supérieure Paris Saclay, Bâtiment Laplace, 4e étage, 61 avenue du Président Wilson, 94235 Cachan cedex, France

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