1À la suite des enquêtes dans les beaux quartiers (Pinçon & Pinçon-Charlot, 1989), c’est une enquête aux marges de ces derniers qui conduit Kévin Geay à étudier les rapports au politique des classes supérieures, qualifiées par le terme générique de « bourgeois ». En revisitant des lieux emblématiques de la sociologie de la bourgeoisie, le sociologue propose d’interroger l’un des grands résultats de la science politique : celui de la forte politisation des classes supérieures, du fait de leurs compétences politiques et de leur maîtrise des règles du jeu politique. Sans prendre ce résultat pour acquis, l’auteur souhaite déplacer le regard vers les situations où l’ordre social est menacé et tente d’être rétabli par les classes supérieures. En sus des entretiens conduits avec ces dernières, il étudie comment s’expriment des formes de politique ordinaire au Pré Catelan du bois de Boulogne, au Club cigares de l’Université Paris Dauphine, ou encore dans une école privée sous contrat d’un quartier parisien huppé, lieux qui font chacun l’objet d’un chapitre.
2Le premier chapitre pose le mode d’exposition de l’argumentation choisi. L’ouvrage est articulé de façon à suivre l’évolution du sociologue dans ses terrains d’enquête, qui livre une réflexivité constante sur les « ficelles du métier » (Becker, 2007). Dès le début, l’auteur présente ses difficultés à enquêter sur les rapports à la politique des classes supérieures, sans lieu précis où les observer. Les techniques de la corner sociology – observer et rencontrer les enquêtés en se postant dans les rues – sont inappropriées dans les beaux quartiers, où « les habitants […] se contentent le plus souvent de se rendre d’un lieu d’entre-soi à un autre » (p. 15), tout comme l’usage d’un micro-perche dans les cafés du seizième arrondissement, qui a rapidement présenté tant des problèmes déontologiques que des obstacles financiers. Les chapitres, organisés par types de terrains, reflètent le caractère multi-site d’une enquête originale. L’auteur aborde en effet la bourgeoisie dans des espaces où elle se confronte à des populations avec lesquelles elle doit négocier des intérêts qui ne sont pas acquis d’avance.
3Le second chapitre s’ouvre sur un premier terrain parisien : le Pré Catelan du bois de Boulogne. Le sociologue y conduit des entretiens auprès des usagers de cet espace : les ayants-droits, c’est-à-dire, ceux qui fréquentent le Racing Club ; les prostituées, qui travaillent dans les allées menant au Club ; les policiers et les cantonniers chargés d’y faire régner l’ordre. Il observe, de sa voiture et de la camionnette de l’association d’aide aux transsexuelles à laquelle il a adhéré, les interactions entre ces différentes populations, dont le côtoiement dans l’espace de la Croix-Catelan constitue une énigme. Dans quelle mesure les ayants-droits tolèrent-ils la prostitution, alors même qu’ils luttent pour défendre leurs espaces (Pinçon & Pinçon-Charlot, 2007) ? Il soutient qu’ils ne peuvent pas et n’ont pas intérêt à faire sortir la prostitution du bois. La présence d’un syndicat fort qui protège les travailleuses et le durcissement de la loi sur le racolage qui a fait sortir la prostitution de l’intérieur de Paris requièrent cet espace, au risque de la voir revenir dans la capitale. Les conseils du quartier et les réunions publiques du seizième arrondissement montrent les limites d’action des ayants-droits et de leurs représentants à cet égard. Ces derniers, pris dans des enjeux électoraux locaux et nationaux, gagnent peu, sur le plan symbolique, à ériger la prostitution comme un objet central de lutte. En outre, les ayants-droits y ont eu même peu intérêt, puisqu’elle révèle les dissonances d’un train de vie qu’ils s’attellent à lisser publiquement pour en gommer les contradictions. À la Croix-Catelan, ils travaillent donc à euphémiser et à ignorer la prostitution, tandis que de leur côté, les prostituées se font « toutes petites ». Le maintien d’un entre-soi au Pré Catelan est conditionné par la confrontation sociale : le pouvoir politique des classes supérieures s’exerce ici non pas dans l’éradication de cette confrontation, mais dans leur capacité à poser une définition homogène de cet espace où elle est masquée par tous ceux qui se le partagent.
4Le terrain au Pré Catelan a fait émerger des questionnements, traitées dans le troisième chapitre, sur les relations qu’entretiennent les bourgeois et les politiciens. Ces derniers n’appliquent pas aveuglement les revendications de leurs administrés. Pour mieux comprendre ces relations, le sociologue a souhaité les saisir dans les lieux où ils se rencontrent. Il a été membre du Club cigares des étudiants de l’Université Paris Dauphine, où l’invitation d’un député-maire à l’une des soirées organisées est l’occasion de voir comment il est courtisé, et en même temps, tenu à distance par l’assistance. Dans cet événement, les conversations politiques tiennent toutefois une place mineure. C’est dans des entretiens conduits avec des personnes issues des classes supérieures, où elles sont invitées à raconter des souvenirs à partir de photographies d’hommes politiques, que l’auteur met en évidence un registre récurrent de plainte vis-à-vis d’eux. Ces personnes ne se sentent pas toujours bien représentés alors qu’elles adhèrent à certains programmes politiques. Les commérages entre elles discréditent la fonction de représentant politique. Les fractions intellectuelles de la bourgeoisie dénoncent sa médiocrité et les fractions économiques de la nouvelle bourgeoisie l’opposent au modèle valorisé de l’entrepreneur. Si les entretiens sont l’occasion de cristalliser des règlements de compte, les plaintes témoignent surtout selon l’auteur d’un « conformisme contestataire », dans le sens où elles ne compromettent pas les intérêts des uns et des autres. Les représentants politiques peuvent être ainsi « remis à leur place » par leurs électeurs de manière douce, puisque ces deux populations sont en concurrence pour le pouvoir. Ainsi, la proximité qu’elles entretiennent n’est pas seulement relationnelle et idéologique, elle est aussi pratique.
5Dans le quatrième chapitre, le sociologue aborde l’objet classique en sciences politiques de l’engagement et de la compétence politique. Là encore, il remarque un comportement paradoxal : alors que les classes supérieures sont surreprésentées dans la participation politique, certains enquêtés n’hésitent pas à s’en désinvestir. Les dominés des dominants, c’est-à-dire, les bourgeois non héritiers qui ont développé un rapport scolastique au savoir, tentent de minimiser leur manquement au devoir civique ; les dominants des dominants que sont les grands bourgeois et les aristocrates revendiquent quant à eux ce manquement et en font une stratégie. En s’intéressant aussi à leurs rapports à l’actualité politique, l’auteur montre que les petits bourgeois et les fractions intellectuelles cultivent l’« orthopraxie politique », là où les grands bourgeois mettent à distance la politique. Pour autant, chez ces derniers, « le relâchement politique n’est qu’un moyen d’affirmer son audace et sa liberté qu’à condition d’être couplé à des formes de virtuosité politique » (p. 165). L’auteur montre ainsi que s’ils font preuve d’un omnivorisme politique, qui consiste à s’informer par de multiples sources, et à choisir de s’investir ou de se désinvestir de la politique, c’est parce qu’ils sont par ailleurs assez dotés en capital culturel pour que leurs compétences politiques ne soient pas remises en cause.
6L’omnivorité entre en contradiction avec la vision conservatrice du monde social qu’ils défendent par ailleurs. L’auteur se demande, dans le dernier chapitre de l’ouvrage, dans quelle mesure l’ouverture au monde extérieur menace la perpétuation de cette vision, mise en concurrence avec les pratiques et les représentations des nouvelles élites décrites comme plus ouvertes à la diversité culturelle et à la mixité sociale. Il mobilise pour ce faire une ethnographie conduite dans une école réputée pour accueillir en partie des enfants ayant échoué dans les établissements privés catholiques les plus prestigieux et les plus « traditionnalistes » de Paris. Dans cet établissement laïc, les nouveaux arrivants se confrontent à l’altérité sexuée, raciale, sociale et politique et sont dans un univers où l’autorité est relâchée. L’environnement séculier est propice à leur redéfinition du monde social. Pour autant, si le passage par cet établissement est une forme de déclassement qui invite certains élèves à faire corps avec l’institution et à être critiques de l’éducation traditionnelle qu’ils reçoivent chez eux, d’autres ne le supportent pas, et sont moqués pour leurs attachements aux valeurs héritées de leur milieu d’origine. Ces enfants ne parviennent pas à reproduire la position sociale de leurs parents, mais ne parviennent pas non plus à adopter les styles de vie des nouvelles classes supérieures. L’auteur conclut sur le fait que l’une des conditions de la domination des grands bourgeois est pourtant qu’ils s’ouvrent à ces styles de vie : « Ils comprennent dès lors qu’à ne rien lâcher, ils risquent de tout perdre » (p. 210).
7L’enquête multi-site présente l’intérêt de donner à voir plusieurs facettes de la vie quotidienne bourgeoise lorsqu’elle est pénétrée par des enjeux politiques. L’innovation empirique se retrouve jusqu’à l’analyse des matériaux, comme le témoignent l’usage des dessins et des strips pour rendre compte des observations de terrain. On saisit bien qu’obtenir gain de cause n’est pas toujours facile pour les enquêtés, étant donné les règles de bienséance qui régissent leurs mœurs et leurs intérêts à rester en de bons termes avec leurs représentants, malgré les divergences d’opinions.
8Les dernières pages interrogent cependant. D’une part, si l’auteur précise que l’espace social des classes supérieures est bien moins renseigné par la littérature que celui des classes populaires, son découpage de la bourgeoisie mériterait plus de précisions. On y retrouve le clivage traditionnel entre « élites nouvelles » et « élites anciennes », entre fractions économiques et fractions intellectuelles, sans être entièrement convaincue qu’il s’applique de manière aussi dichotomique empiriquement. Les grands bourgeois sont opposés aux entrepreneurs et aux intellectuels, alors même qu’il ne va pas de soi que l’appartenance à la noblesse ne se mêle pas à l’occupation de tels statuts professionnels. On aurait aimé que l’auteur caractérise davantage ces différentes fractions de l’espace social et précise si elles émanent d’un découpage a priori ou a posteriori de l’enquête. D’autre part, l’auteur amène une idée intéressante à la fin du cinquième chapitre : il s’agit de la menace qui pèserait sur le maintien du style de vie des grands bourgeois vis-à-vis de celui des nouvelles classes supérieures. Néanmoins, on parvient difficilement à saisir si elle est une hypothèse ou un résultat de l’enquête qui, dans ce cas, aurait mérité d’être étayé. L’ouvrage entier tend à montrer que malgré les obstacles, la fraction grande bourgeoise enquêtée parvient tout de même à maintenir ses avantages. S’ouvrir à l’international et à la mixité, comme l’oblige la fréquentation de l’école enquêtée, est-il vraiment un problème pour elle, et s’il l’est, un « nouveau » problème ? Plusieurs travaux montrent au contraire que ce qui caractérise la durabilité de leur position dans l’espace des dominants est leur capacité à mobiliser une grande diversité de ressources qui permettent de naviguer dans différentes sphères, notamment par les alliances avec les autres fractions montantes des classes supérieures (Falardeau, 2005 ; Martin-Fugier, 1990 ; Mension-Rigaud, 1994).