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AccueilNumérosN° 4, vol. 10EnquêtesLe travail social en intérim

Le travail social en intérim

Le cas des éducateur.rices intérimaires dans les foyers de l’enfance
The temporary social work. The case of temporary youth workers in children’s homes
Charlène Charles

Résumés

Alors que l’intérim a connu ces cinquante dernières années un essor spectaculaire en France, l’émergence des entreprises de travail temporaire dans le secteur social et médico-social est apparue bien plus tardivement tout en restant relativement marginale. Pourtant, l’implantation de ces prestataires sous-traitants des services sociaux n’en demeure pas moins inattendue dans un secteur qui repose sur une conception de l’accueil et de l’accompagnement du public a priori très éloignée des caractéristiques de l’intermittence. À partir d’une enquête ethnographique de quatre années, l’article propose de revenir sur les aspects significatifs du travail des intérimaires dans les services de l’Aide sociale à l’enfance en adoptant une lecture conjointe des fonctions spécifiques des agences dans le secteur et de leurs effets, même les plus intangibles, sur l’activité relationnelle.

The temporary social work. The case of temporary youth workers in children’s homes

While temporary work has experienced a spectacular rise in France in the last forty years, the emergence of temporary employment agencies in the social and medical-social sectors has appeared much later and has so far remained relatively marginal. However, the appearance of these service providers, essentially subcontractors of social services, is unexpected in a sector based on organizational principles and relations to their public(s) that are far removed from the characteristics of intermittent work. Based on a four-year ethnographic research, this article revisits the significant aspects of temporary work in children’s social services by a joint analysis of specific positions of temporary employment agencies in this sector and their impacts on relational activity.

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Texte intégral

1Filiale d’un des principaux groupes français d’intérim, la toute première agence Aid’intérim, après avoir dédié son activité au remplacement de personnel dans le secteur médical et paramédical, se spécialise entièrement dans la délégation de travailleurs sociaux, en 1999. Même si la part du travail temporaire consacrée à l’« hébergement médico-social et social et action sociale sans hébergement » ne représente pas une part importante de l’intérim tout secteur confondu (en 2015 un peu moins de deux intérimaires sur 100 travaillent dans le secteur social selon les données de la Dares), elle n’a en revanche cessé de croître. Tandis qu’en 2005, on ne compte qu’une seule agence spécialisée dans le secteur social et médico-social, le recensement de 2015 fait état d’une dizaine d’entreprises. De 2000 à 2015, les missions d’intérim dans le secteur social ont été multipliées par trois1. Mais tandis que les logiques d’action et les référentiels professionnels du travail social s’opposent en tout point aux caractéristiques de l’intermittence, il apparait difficile de saisir les raisons de cette implantation. L’article propose donc d’explorer plus avant cette contradiction en revenant sur les facteurs qui ont encouragé le développement des entreprises de travail temporaire et sur les arguments qui les ont rendues attractives.

  • 2 Direction Études, Statistiques et Prévisions, Repères et analyse, mai 2012, n44, Pôle Emploi, htt (...)
  • 3 Le CDI reste la norme avec 52 % de personnel socio-éducatif, 5 % en contrat à durée déterminée (CDD (...)
  • 4 Direction Études, Statiques et Prévisions, Repères et analyse, mai 2012, n44, Pôle Emploi.
  • 5 Rapport de l’observatoire prospectif des métiers et des qualifications de la Branche sanitaire, soc (...)

2À l’instar des travaux d’Anne-Marie Arborio (2011) sur l’intérim infirmier, l’apparition des intérimaires dans le secteur social et médico-social reste hautement « improbable ». Tout d’abord, ils prennent en charge des missions qui font habituellement partie intégrante du mandat des éducateurs ou éducatrices spécialisés. À cet égard, ils interviennent sur le périmètre d’un territoire professionnel délimité, d’une profession règlementée, encadrée par un titre officiel, le diplôme d’état d’éducateur spécialisé créé en 1967, reposant sur un corpus théorique, de compétences et de savoir-faire référencés, des conventions collectives et des protections. Et le paradoxe, sans doute le plus remarquable, tient au fait que l’ensemble du secteur représente un véritable vivier d’emploi avec un taux d’emploi très favorable aux éducateur.rices et peu sensible aux effets de la crise2. Si la part de travail salarié « stable » est prépondérante, puisque le contrat à durée indéterminée (CDI) reste la norme3, le taux de chômage est également beaucoup moins important que dans d’autres secteurs4. Finalement, la problématique principale de l’emploi porte plutôt sur la difficulté de recrutement et de fidélisation d’un personnel qualifié. Selon l’enquête emploi de 2007, sur 6 678 établissements comprenant au moins un éducateur spécialisé, 11,5 % rencontrent des difficultés de recrutement. Parmi les établissements du secteur social et médico-social, la protection de l’enfance serait l’un des secteurs les plus touchés par ce déficit d’attractivité en regroupant près de 45 % des établissements touchés5.

  • 6 Selon le référentiel de compétence des éducateurs, ces derniers sont impliqués « dans une relation (...)

3Ensuite, le développement de ces prestataires de service reste d’autant plus inattendu que leur fonctionnement contraste avec le travail social tel qu’il est prescrit du point de vue des temporalités autant que des logiques d’action professionnelles. Le cadre juridique du travail temporaire délimite son recours à trois cas : le « remplacement d’un salarié en cas d’absence », l’« accroissement temporaire de l’activité de l’entreprise », les « emplois à caractère saisonnier » (articles L. 122-1-1 et L. 124-2-1 du code du travail). Or, la principale « juridiction » du travail social repose « l’instauration d’une relation entre le professionnel et la personne concernée » (décret 2017-877 art. D. 142-1-1). Dans ce domaine, la conception du « travail relationnel » renvoie au fait d’obtenir la « confiance » des usagers, présentée comme un préalable essentiel tant dans les discours des éducateurs que dans les textes officiels. Mais ce sentiment d’assurance, le fait qu’une personne puisse se fier à un travailleur social, ne peut émerger qu’à certaines conditions, à savoir le temps et un travail en profondeur6. En outre, cette relation n’est pas appréhendée comme une simple relation de service, puisqu’elle engage un « idéal assistantiel » (Serre, 2009) ou un « idéal éducatif » (Dubet, 2002) en s’appuyant sur un schéma de réparation (Castel, 2005). Cette projection marque une volonté d’instaurer une relation pédagogique et une transformation individuelle et sociale. Elle dépasse ainsi substantiellement le simple service à la personne, censé satisfaire un client, en se plaçant du côté de l’intérêt général.

  • 7 Selon les dispositions prévues par l’article 375 du code civil et L. 1122-3 CASF. L’Ase a pour obje (...)

4Pour étudier cette double contradiction, le présent article s’appuie sur un travail ethnographique réalisé en protection de l’enfance, un des secteurs qui compte le plus grand nombre de clients des agences d’intérim, et plus précisément dans deux foyers de l’enfance. Même si les agences de travail temporaire se déploient désormais dans tous les segments d’activité du secteur social et médico-social (protection de l’enfance, réinsertion sociale, champ du handicap), l’exemple de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) apparait pertinent pour au moins deux raisons. Parmi l’ensemble des régulations collectives, l’ASE, constitue l’une des branches les plus anciennes du travail social et de l’État social. Institution héritière d’une longue tradition, allant de la charité chrétienne à l’intervention plus techniciste des premiers éducateurs de la Direction départementale des Affaires sanitaires et sociales (DDASS), sa mission particulière d’aide aux enfants prend souvent une valeur sacrée dans l’opinion publique. Ce service public offre une assistance aux familles dans leur tâche éducative et, le cas échéant, protège les enfants jugés « en danger » ou « risquant de l’être7 ». En dernier recours, des mesures « de placement » peuvent être ordonnées, temporairement ou sur du long terme : les enfants sont dans ce cas retirés de leur famille pour être hébergés en foyers ou en familles d’accueil. La relation d’aide y apparait donc juridiquement très cadrée. Elle doit être suffisamment « sécurisante » pour des mineurs, ce qui nécessite « une stabilité affective » et une inscription dans la durée en empêchant « les ruptures des liens d’attachement » (article L. 221-1 du code de l’action sociale et des familles). Cet exemple rendra plus saillantes les tensions générées par l’introduction des agences d’intérim. En effet, les interventions intérimaires, caractérisées par l’urgence et l’incertitude, éludent la question de la confiance et de la relation, du « foyer » où l’on tisse des liens. Alors que les entreprises de travail temporaire mettent à disposition un personnel malléable et surtout non intégré ou éloigné des logiques professionnelles, les intérimaires interviennent de façon ponctuelle, dans des lieux censés garantir la protection et la mise à l’abri des usagers. Les contradictions entre la flexibilité et la nécessité d’une stabilité amènent de nombreuses questions : un travail du social est-il possible à partir de rapports sociaux conditionnés par la structure intérimaire ? Comment protéger sans avoir soi-même les sécurités et les garanties suffisantes à l’exercice de sa fonction ?

5Si de nombreux travaux se sont d’ores et déjà penchés sur les usages de l’intérim dans différents secteurs (Pialoux, 1979 ; Faure-Guichard, 2000 ; Jourdain, 2002 ; Glaymann, 2007 ; Kornig, 2007), les intérimaires du social restent un angle peu exploré de la recherche. De manière générale, les problématiques liées à l’emploi et à la dégradation des conditions de travail ont été largement invisibilisées en sociologie du travail social. Effectivement, l’histoire de la professionnalisation ou la particularité des registres d’action mobilisés dans le travail relationnel ont longtemps occupé les préoccupations scientifiques (Serre, 2009). Pourtant, les agences d’intérim soulèvent avec acuité un ensemble de questions relatives aux transformations du secteur : 1) les processus émergents de sous-traitance, d’externalisation et de marchandisation du secteur public ; 2) elles offrent un exemple paroxystique de la précarisation et de la flexibilisation de l’emploi et du travail des éducateur.rices ; 3) enfin, elles posent en substance la question des mutations des modes de traitement des publics de l’action sociale. Cet article entend donc analyser les effets des marges de l’emploi, à partir de l’exemple du statut d’intérimaire, sur les logiques professionnelles en éducation spécialisée. En s’inscrivant dans la poursuite de travaux portant la focale sur les emplois précaires de la fonction publique (Déroche & Jeannot, 2004 ; Bresson, 2016), du monde associatif (Simonet, 2010 ; Hély & Simonet, 2013) ou encore de l’action sociale (Mauger, 2001 ; Pette, 2017 ; Martin, 2017 ; Abdelnour, 2017), il s’agira de mesurer les déstabilisations du travail social à l’aune des transformations de l’emploi.

6Les apports de cet article ne résideront pas seulement dans l’analyse des paradoxes d’un travail social en intérim. À la croisée d’une sociologie du travail et des rapports sociaux, l’article présente, d’un côté, de nouveaux modes de gestion du personnel socio-éducatif, qui s’enracinent dans un contexte plus général de reconfiguration de politiques sociales, et de l’autre, une analyse du travail du social au prisme de l’emploi atypique. À partir d’une perspective prenant en compte le statut d’emploi et les rapports sociaux de classes, de genre et l’ethnicisation des relations de travail, nous décrirons les modalités de justification du statut d’intérimaire dans un secteur où ils se déploient à côté, voire contre, des logiques professionnelles.

Ethnographie en situation professionnelle : une « conversion réflexive »

Cette enquête réalisée entre 2012 et 2016 est le fruit d’une réflexion engagée à partir d’une activité professionnelle d’éducatrice spécialisée en protection de l’enfance. Cette position initiale a très largement structuré le travail de recherche. Tout d’abord, le désir de faire une thèse n’a pas, comme il est souvent de coutume, précédé la découverte du terrain. Au contraire, c’est l’expérience de travail social, la participation et l’implication en tant qu’éducatrice qui ont progressivement fait émerger la nécessité d’entamer un autre type de questionnement. Tout l’enjeu du travail méthodologique et théorique a donc été d’opérer une conversion réflexive d’une expérience sensible d’éducatrice à la mise en forme d’un questionnement sociologique. Même s’il existe de grandes proximités entre le travail réflexif des éducateur.rices spécialisé.es et celui du chercheur, il a été indispensable de trouver d’autres ressources que celles du monde professionnel pour sortir d’un ethnocentrisme de métier. Lors de deux immersions comme éducatrice dans deux foyers de l’enfance, l’une pendant neuf mois et l’autre pendant trois mois, l’écriture de journaux de bord a sans doute été l’outil le plus précieux de prise de distance. Par ailleurs, le fait d’occuper plusieurs statuts sur le terrain (éducatrice intérimaire, remplaçante puis stagiaire) a également nourri l’analyse des effets du statut d’emploi. En outre, les 80 entretiens ethnographiques, réalisés tant avec des éducateur.rices qu’avec des cadres, des directeurs d’agences d’intérim, ont mis au jour les différents points de vue situés et les positions dans le champ. Ce travail ethnographique a été complété par une exploration des archives des écrits professionnels de toute nature dans les deux structures enquêtées. Enfin, une enquête a été menée en parallèle auprès des agences d’intérim en devenant stagiaire de direction d’un groupement d’employeurs proposant des remplacements d’éducateur.rices.

« Le système ne peut plus fonctionner sans l’intérim »

7La délégation de la gestion de la main-d’œuvre (recrutement, gestion des ressources humaines, fiches de paie, contrôle et surveillance, mise au travail et mobilisation des travailleurs) aux entreprises de travail temporaire s’est avérée particulièrement avantageuse pour les structures sociales et médico-sociales clientes. Au-delà de cette dimension déjà largement documentée dans les recherches sur le travail temporaire, il s’agit de comprendre la spécificité du recours à l’intérim en protection de l’enfance. Les mutations générales du marché de l’emploi et du travail contemporain, de l’État social, des politiques sociales ainsi que l’apparition d’un nouveau management public ont amplement concouru à l’implantation des agences dans ce secteur. Dans cette perspective, un ensemble de travaux décrit l’importation progressive de méthodes inspirées du monde de l’entreprise privée au cœur d’un État social en perte de légitimité (Autès, 2004 ; Chauvière, 2007, 2011 ; Bellot et al., 2013). La spécialisation croissante et l’individualisation de l’intervention, le développement de l’urgence sociale, la responsabilisation accrue des bénéficiaires, les pressions budgétaires et les mises en concurrence entre secteur privé et public composent quelques-uns des traits saillants de ces nouvelles techniques de management. À ce titre, la sous-traitance aux agences d’intérim dans les deux foyers enquêtés se présente comme « subie », par les responsables, mais elle devient également nécessaire pour répondre à une incapacité logistique à faire face à l’urgence. Elle apparait liée au turn over sur un marché du travail éducatif en tension ainsi qu’à l’accroissement de situations dites de « crise » et d’une gestion des usagers par l’urgence sociale.

Urgence salariale et flexibilisation du marché de l’éducation spécialisée

  • 8 « La direction de chaque établissement peut procéder à toute mutation temporaire nécessitée par les (...)

8Tout d’abord, il faut bien saisir que les besoins en remplacement de travailleurs sociaux se posent à des degrés divers en fonction du type de structures de l’Aide sociale à l’enfance. Par exemple, les internats sont plus contraints que les services administratifs de faire appel à des remplaçants pour répondre à l’obligation légale de maintenir un personnel éducatif d’encadrement a minima afin d’assurer la continuité des prises en charge en cas d’absence inopinée des salariés. Selon les dispositions légales prévues par les deux principales conventions collectives du secteur8, le personnel fixe est le premier réquisitionné. Toutefois, la souplesse horaire a des limites et s’inscrit dans un cadre non flexible à outrance. Quand le personnel stable n’est plus en mesure de juguler les fluctuations du travail, un pool de remplaçants est généralement mobilisé en contrat à durée déterminée (CDD). Ces derniers s’inscrivent dans la catégorie des « remplacements normaux », liés aux congés annuels et aux congés maladie, s’ils sont anticipés et ne portent pas préjudice à la réalisation de l’activité.

9Au-delà de l’enjeu à maintenir les effectifs constants, les agences d’intérim sont surtout sollicitées en cas de remplacements jugés « anormaux », pour reprendre les termes d’un directeur de structure. Ils se multiplient dans un contexte de blocage salarial où les pressions s’accroissent tant sur le personnel fixe que sur la gestion de la main-d’œuvre socio-éducative.

  • 9 Les noms ont été anonymisés.

Au foyer de Saune9, l’équipe d’éducateurs est normalement constituée de dix salariés titulaires de la fonction publique territoriale. Au moment de mon arrivée, près de la moitié sont en arrêt maladie et deux sont « en disponibilité », mais n’envisagent pas de reprendre leur poste. Les heures supplémentaires et la fatigue s’accumulant à l’excès pour les titulaires encore en poste, ils ne peuvent plus juguler cette déstabilisation salariale. Alors des « remplaçants » ont été sollicités : trois nouveaux éducateurs recrutés en CDD (un poste de remplacement et deux postes dits de « renfort »), pour des durées allant d’un à trois mois renouvelables. On compte aussi parmi les membres de l’équipe deux stagiaires en formation d’éducateur et une personne en contrat de qualification. En plus, nous sommes cinq éducateurs intérimaires issus de deux agences d’intérim différentes. Annie, une autre éducatrice, me demande lors de mon premier jour si je compte rester en me faisant remarquer que « les intérimaires, ça défile » (extrait du journal de terrain, foyer de Saune, 15 octobre 2012).

10Au même titre que les remplaçants en CDD, les intérimaires prennent la fonction de « soutien et renfort » d’équipes. Mais ils n’interviennent qu’en cas d’importants dysfonctionnements, notamment quand les établissements ne peuvent résoudre leur besoin urgent en main-d’œuvre par la solution de remplacement interne. Bien que plus onéreux, les contrats d’intérim ont l’avantage d’être plus rapidement conclut que la procédure d’embauche en CDD. Cette solution est donc particulièrement requise dans des contextes de turn over. Pour les responsables de foyers interrogés, l’explication la plus couramment admise consiste à interpréter ce phénomène de turn over comme le résultat d’une stratégie d’évitement des éducateurs et éducatrices qualifiés sur les postes en internat. « Ils ne sont pas à la hauteur de la tâche pour laquelle ils sont recrutés. Ils trouvent les jeunes de plus en plus durs alors même que c’est leur métier ! Les professionnels n’assument plus ce qu’ils ont à assumer » déplore par exemple une directrice. Cette problématique d’emploi rencontrée par les établissements se pose généralement quand il y a conjonction entre des difficultés de recrutement et de fidélisation d’un personnel qualifié et l’urgence de maintenir les effectifs. Pour y faire face, l’intérim est présenté comme une solution désormais incontournable. Un responsable de foyer confie même que « le système ne peut plus fonctionner sans l’intérim ». En rendant les agents qualifiés responsables du turn over, les responsables minimisent pourtant l’influence des conditions de travail pénible dans ce type de structures pour des salaires souvent dérisoires (Jounin, 2006).

  • 10 Il est nécessaire de saisir la structuration particulière de l’Aide sociale à l’enfance (Ase). Pour (...)
  • 11 Parmi les types d’intervention intérimaire, on compte deux fois plus de missions en hébergement soc (...)

11De leur côté, les professionnels expriment de réels obstacles, voire une incapacité, à réaliser leur travail en évoquant fréquemment une « crise de sens », soit un écart de plus en plus important entre le travail prescrit et leurs valeurs ou les raisons de leur engagement dans les métiers du social. Pour ces derniers, le travail en internat est souvent ressenti comme plus intense et éprouvant à cause de l’implication qu’il requiert et des horaires décalés peu compatibles avec la vie privée (Queudet, 2008, p. 155-163). Le travail en foyer, même si les éducateurs y effectuent des tâches administratives, reste consacré à ce qu’ils nomment « la vie quotidienne ». Elle correspond à l’activité de s’occuper des mineurs en dehors des horaires scolaires. Les éducateurs se chargent alors de toutes les tâches domestiques allant du ménage, aux soins, en passant par les loisirs et les devoirs, tâches souvent associées à la sphère du hors-travail salarié et au travail domestique (Dussuet, 2016). Or, l’investissement relationnel et émotionnel quotidien auprès d’un public en situation de dépendance et de très grande vulnérabilité peut être perçu comme un facteur de pénibilité sur le long terme. En conséquence, les lieux d’hébergement demeurent plus touchés par le turn over que les services administratifs où le suivi social s’effectue à distance10. Cette variable fournit une autre explication du recours aux intérimaires, dont les missions s’effectuent en majorité dans les lieux d’hébergement11. De surcroît, selon plusieurs témoignages d’intérimaires, ils interviendraient principalement dans des foyers dits « en crise » où le malaise du personnel en poste fixe ne se présente pas du tout comme une exception.

Souvent, quand t’arrives en structure quand t’es intérimaires, c’est pas très bon. Tu te rends vite compte qu’il y a des gros problèmes, soit le chef de service, ça va pas, soit la direction. Enfin, tu sens une espèce de mal être dans les équipes dans la direction, quand tu vois aussi qu’il y a un certain nombre d’éducateurs d’Aid’intérim qui sont présents, t’es pas le seul, c’est pas du tout, du tout, bon signe. Enfin, il y a une espèce d’urgence, je trouve qu’à chaque fois dans les équipes, ça allait pas, dans la structure, ça allait pas (extrait d’un entretien, Amélie, 34 ans, éducatrice spécialisée intérimaire au foyer de Saune).

12Les agents interviennent dans des contextes de dérégulation salariale où l’activité exige, notamment pour des questions de sécurité, que les effectifs soient constants. Face aux difficultés que rencontrent les éducateurs spécialisés dans le traitement des « problèmes publics » dont ils ont la charge (Le Bianic & Vion, 2008, p. 11), l’intérim devient un moyen de pallier certains blocages liés à la pénibilité du travail, à l’épuisement professionnel et aux arrêts maladie à répétition. Au cœur des foyers de l’enfance, les entreprises de travail temporaire répondent ainsi aux difficultés de recrutement et aux besoins « anormaux », et généralement urgents, en personnel socio-éducatif de remplacement. Leur avantage imparable réside dans l’important vivier de personnel socio-éducatif mobilisable en continu et disposé à intervenir d’urgence dans des contextes de « crise ».

Urgence sociale et délégation de la gestion des « crises »

13Au-delà des difficultés de recrutement qui apparaissent comme un facteur déterminant du recours à l’intérim, les intérimaires servent également de variables d’ajustement dans la division du travail social. Si la délégation du « sale boulot » aux statuts précaires est un processus déjà bien documenté dans d’autres secteurs (Hughes, 1996 ; Arborio, 2012), deux types de missions jugées ingrates apparaissent caractéristiques du travail des intérimaires à l’Aide sociale à l’enfance : le suivi de mineurs dits « en très grande difficulté » et la gestion des « crises ».

14Premièrement, les missions dites de « renfort » déléguées aux intérimaires correspondent à la sous-traitance du travail de régulation et de pacification au sein des institutions. En accueillant un public très fragilisé, ayant souvent vécu d’importants traumatismes, les foyers sont régulièrement le lieu de « crise », pour reprendre une catégorie souvent employée par les enquêtés, où se manifestent des états de violence et des conflits mettant en acte physiquement et verbalement des ruptures sociales. Autrement dit, les évènements de cette nature correspondent à des conflits désignant à la fois les excès de rage du public, mais aussi des « pratiques maltraitantes » des professionnels, selon les termes institutionnels en vigueur. Il peut s’agir par exemple de bagarre entre plusieurs enfants, de coup à l’encontre des agents, de dégradation des lieux d’accueil ou du matériel. Mais les violences émanent aussi des pratiques du personnel socio-éducatif comme le fait d’enfermer un enfant dans sa chambre le temps qu’il se calme. Habituellement, l’enjeu du travail des éducateurs consiste à se tenir à la lisière entre deux pôles, celui du maintien de la relation – faire en sorte que la rencontre se passe dans les cadres établis, préserver le lien – et celui du maintien de l’ordre avec la régulation sociale du groupe. Cependant, pour les professionnels de l’éducation spécialisée, la gestion des corps en crise s’apparente le plus souvent au « sale boulot », « impur » dont il s’agit d’éviter autant que faire se peut les atteintes humiliantes. S’ajoute à cela la pénibilité : ces tâches sont particulièrement épuisantes, dangereuses ou risquées en mettant en jeu une proximité corporelle.

15Deuxièmement, les interventions intérimaires témoignent de l’externalisation de la prise en charge d’une catégorie spécifique de mineurs dits difficiles, marquant une véritable spécialisation pour ce segment d’activité.

Ce qui m’a conduit pour la première fois au foyer de Saune le 16 septembre 2012, c’est un appel de mon agence d’intérim me proposant d’y intervenir en « urgence ». L’agent d’Aid’intérim en ligne, Mme Perrec, me présente la mission en quelques mots : l’intérimaire devra s’occuper d’une jeune fille « particulièrement difficile » ayant besoin « d’un éducateur pour elle toute seule ». Elle ajoute, comme seules autres indications, un âge et un prénom : « elle a 12 ans, mais elle a 5 d’âge mental. Elle s’appelle Élodie. » (extrait du journal de terrain, Foyer de Saune, le 16 septembre 2012).

16Les missions intérimaires nommées « accompagnement individualisé » ou encore « un pour un », « un éducateur pour un jeune », sont les prestations les plus répandues. Elles s’effectuent dans les foyers en direction d’une frange d’usagers jugée problématique. Avec la montée de la sélectivité des établissements sociaux, ces missions peuvent même consister à suivre des mineurs, sans solution d’accueil, en dehors d’une structure sociale (à l’hôtel ou dans leur famille). Généralement, ces mineurs sont considérés comme des éléments perturbateurs ou comme ayant besoin d’une présence et/ou de soin plus important que les autres. Là encore, le terme de « crise » sert de baromètre pour mesurer l’état émotionnel et psychique de ces derniers. Quand il est fait mention d’un enfant « en crise », cela signifie qu’il a atteint une zone limite, un état second, échappant à son propre contrôle et à celui de l’institution. Son imprévisibilité suscite alors incompréhension, crainte, inquiétude voire sidération. Si la « crise » peut correspondre à un état passager, elle peut toutefois se prolonger en devenant chronique. Dans ces conditions, elle conduit à des rejets massifs des professionnels à l’encontre de certains mineurs et/ou à des ruptures dans les prises en charge ainsi qu’à des formes d’étiquetage durable : « les incasables », « les patates chaudes », « les jeunes en très grande difficulté », etc.

  • 12 La réforme de l’Ase de 2007 met l’accent sur les interventions en situation d’urgence, sur l’accuei (...)

17Alors même que ce travail requiert un haut niveau de savoir-faire éducatif, pédagogique et clinique, les diplômes des intérimaires sont identiques, voire même de niveau inférieur, à ceux du marché de l’emploi éducatif. Cette logique individualisante n’implique donc pas forcément la recherche d’un savoir-faire particulier ou d’une technicité que les établissements ne détiendraient pas. En revanche, leur très grande souplesse apparait comme un atout indéniable pour faire face aux besoins croissants d’intervention en urgence dans ces contextes de « crise ». Ainsi, les agences prennent la fonction de fournisseuses en flexibilité à deux niveaux. En proposant un dispositif très souple, elles répondent, d’une part, aux politiques de l’urgence sociale qui se développent en protection de l’enfance12. Dans ce contexte, elles mettent en avant leur réactivité au service de l’accompagnement social d’urgence : « on est le GIGN du social » explique le responsable d’une agence. D’autre part, elles permettent de faire face à l’incertitude produite par la désynchronisation dans l’accompagnement de certains mineurs suivis par les services sociaux. En effet, l’engorgement des établissements ainsi que les difficultés d’orientation de certains mineurs génèrent des situations « où l’urgence devient durable et le durable se traite dans l’urgence » selon Bertrand Ravon et Christian Laval (2015, p. 163) qui pointent les paradoxes de la temporalité de l’action sociale. Ainsi, il est fréquent de voir des situations d’accueil en urgence s’éterniser sur plusieurs années dans l’attente d’une orientation tandis que des places peuvent se libérer de manière impromptue provoquant des orientations dans l’urgence. Répondre à ces contraintes temporelles implique donc une flexibilité accrue qui s’appuie, pour une grande part, sur la disponibilité des intérimaires (Bouffartigue, 2014). Alors que les politiques sociales anticipent de moins en moins les besoins sociaux et les trajectoires institutionnelles, les intérimaires prennent en charge ces indéterminations dans la gestion du flux des publics.

18En conclusion, l’analyse des prestations intérimaires révèle le processus de sous-traitance de certains segments du travail éducatif en situation « de crise ». Ainsi, une répartition inégalitaire du travail éducatif en fonction des services de l’Ase apparait redoublée par une division elle aussi inégalitaire du travail social au sein des foyers en fonction du statut d’emploi. Le recours aux entreprises de travail temporaire et la difficulté à recruter ou à fidéliser le personnel socio-éducatif apparaissent étroitement corrélés à un contexte émotionnellement chargé du côté des professionnels et/ou du public. Plus encore que de répondre à l’urgence des remplacements en personnel, les entreprises de travail temporaire assument les besoins croissants en flexibilité du secteur social. Cependant, ces agences soulèvent un autre paradoxe : comment comprendre que des travailleurs sociaux exercent en intérim dans un contexte relativement difficile alors même que le marché de l’emploi « en tension » leur apparait favorable ? Y sont-ils contraints pour des raisons économiques ? S’agit-il d’un choix délibéré ?

Parcours d’intérimaires du social à distance de la profession

  • 13 Le directeur d’Aid’intérim dresse le profil sociologique des recrutés. De 30-31 ans, le vivier de l (...)

19Un préalable essentiel consiste à reconnaitre que les intérimaires ne sont pas des agents passifs de la gestion de l’emploi et du management, ils ont leurs propres logiques d’action, ils font face à des nécessités socio-économiques et ils mettent en œuvre des tactiques en faisant un usage parfois stratégique de leur statut d’emploi. L’émergence des agences d’intérim apparait en congruence avec un besoin de certains d’entre eux qui, pour des raisons diverses, se trouvent en décalage face aux normes professionnelles. S’ils sont peu nombreux, les intérimaires du social n’en constituent pas moins un groupe particulièrement intéressant à étudier. Outre le fait que leurs contrats de travail soient relativement incertains, ils forment un ensemble hétérogène, au regard des statistiques internes fournis par Aid’Intérim13, constitué de deux principales catégories : des agents sans les qualifications requises et/ou sans expérience et d’autres avec une longue expérience de travail social et qualifiés.

« Passer de l’autre côté de la barrière »

  • 14 Dress, « Diplômés de formations sociales en 2010 : une insertion professionnelle qui résiste à la c (...)
  • 15 L’insertion professionnelle est positive et rapide : voir l’analyse de l’insertion professionnelle (...)

20Le premier groupe est composé d’intervenants sociaux sous-qualifiés (environ 23 % selon les chiffres d’Aid’intérim, dont 12 % sans diplôme et 11 % sous-qualifiés), ainsi que de jeunes entrants en début de carrière. L’une des particularités de ce marché de l’emploi est de recruter un nombre conséquent de « faisant fonction » d’éducateur. Selon l’enquête École de la Dress parue en 2016, 20,5 % des entrants en formation d’éducateurs exerçaient un emploi dans le secteur social et médico-social sans diplôme avant d’entrer en première année de formation14. Malgré le fait que les emplois peu stables soient très répandus en début de carrière dans le secteur (64 % en CDD, en stage ou en vacation, 4 % en intérim), il existe un taux d’insertion professionnelle important et rapide15. Les éducateurs contraints d’exercer en contrat d’intérim, sans en avoir fait le choix, sont à la fois les plus vulnérables sur le marché de l’emploi et s’inscrivent en même temps dans une forme de précarité « transitionnelle » (Eckert, 2010). Effectivement, le travail temporaire prend la fonction d’« intérim d’insertion » (Faure-Guichard, 2000 ; Jourdain, 2002).

21Par exemple, un nombre conséquent d’intérimaires ont été socialisés aux métiers de l’intervention sociale dans le cadre des politiques de la ville en tant qu’anciens bénéficiaires ou en tant qu’agents de l’animation socioculturelle ou de la médiation sociale. L’intérim représente, pour eux, une opportunité de monter en qualification. Farida, animatrice, âgée de 38 ans, effectue des remplacements pour le compte de Démo. Après une scolarité qu’elle décrit comme chaotique, « l’école, c’était pas fait pour moi », elle exerce dans un centre d’appel pendant cinq ans, un travail qu’elle décrit comme aliénant. Elle dira à ce sujet : « je me suis perdue dans la téléphonie ». Face à ce parcours scolaire teinté d’échecs, cette orientation professionnelle qui ne lui correspond pas, elle se raccroche à ce qui lui a laissé un souvenir impérissable durant son adolescence : « les colos ». Dans son récit, « colos » et école sonnent comme les deux faces antinomiques d’un destin social. Elle décide alors de passer son brevet d’aptitude au fonction d’animateur (BAFA), sans s’imaginer pour autant qu’elle puisse en faire un « vrai métier ». Après quelques années d’animation, son expérience suffit à lui faire intégrer une agence d’intérim pour effectuer des remplacements d’éducatrice. En passant d’animatrice à éducatrice, Farida pense avoir obtenu un « vrai travail » dans « l’éducatif ». Actuellement, une formation de monitrice éducatrice lui est même financée. Si le niveau est difficile, elle « kiffe réfléchir ! », admet-elle. Elle amorce ainsi un processus de formation qui s’inscrit en faux contre la prolétarisation et les tâches répétitives du centre d’appel.

22Le parcours de Farida semble exemplaire de la trajectoire de nombreux éducateurs entrés dans le secteur sans qualification reconnue, mais qui se sont peu à peu formés par l’expérience de terrain. Faisant suite à un parcours scolaire souvent « contrarié », comme nous le décrivent les travaux de Francine Muel-Dreyfus (1983, p. 158-170) et Alain Vilbrod (1995, p. 145-150), les premiers emplois, même les plus déqualifiés, sont déterminants pour l’insertion professionnelle future dans ce domaine d’activité. Effectivement, les missions d’intérim représentent un premier âge de la carrière de travailleur social marqué par la découverte, la recherche d’un poste, l’opportunité de faire une première expérience et de faire valoir cette dernière pour ceux qui voudraient s’y former. La structure intérimaire offre alors une mobilité professionnelle ascendante et une possibilité d’échapper aux conditions de travail des précédents emplois incarnant l’exploitation et l’aliénation. Malgré ce statut précaire, être « dans le social », un secteur relativement valorisé, met à distance des emplois jugés dégradants.

« Des éducateurs particuliers » : retrouver l’autonomie dans le travail social

  • 16 Parmi le personnel intérimaire d’Aid’Intérim, il y a 41 % d’éducateurs spécialisés, 17 % de moniteu (...)

23De manière plus étonnante, une deuxième catégorie d’intérimaire plus conséquente (environ 57 %16), est composé d’éducateurs et d’éducatrices formé.es et diplômé.es avec parfois une longue expérience en travail social. Ces derniers viennent contredire les statistiques selon lesquelles les intérimaires seraient les personnes les plus fragiles sur le marché de l’emploi (Belkacem et al., 2011, p. 56). Pour eux, l’intérim correspond plutôt à une phase de transition, de reconversion ou de distance vis-à-vis de la norme du travail salarié ou des normes de travail social. Dans ce cas, il peut s’agir d’un « intérim de transition » (Faure-Guichard, 2000). Mais on compte également, parmi eux, un personnel relativement stabilisé dans l’intérim ayant fait « le choix » de ce statut d’emploi (Cingolani, 1986, 2005 ; Faure-Guichard, 2000 ; Jourdain, 2002 ; Glayman, 2007 ; Kornig, 2007 ; Arborio, 2012). C’est un usage que Catherine Faure-Guichard (2000) nomme « l’intérim de profession ». Pour le personnel le plus qualifié, l’inscription dans une agence sert principalement à trouver des avantages matériels, mais aussi des espaces de régulation et d’autonomie entravés par la dégradation des conditions de travail social.

  • 17 « Ainsi, lors de la première embauche, 50 % des diplômés du social de niveau III ont un salaire com (...)

24Comme dans d’autres secteurs, les intérimaires du social cherchent avant tout à trouver de meilleures conditions de travail (Kornig, 2007). Le motif le plus avancé apparait surtout financier. Fanny, éducatrice spécialisée intérimaire de 32 ans, avoue sa volonté de gagner plus d’argent qu’avec un CDI : « Du coup, commencer à être posée dans un poste à 1100, j’ai cru que j’allais pleurer. Quand t’as 520 euros de loyer à payer. » Quand bien même les salaires sont moins réguliers en intérim et les protections sociales plus faibles, ils peuvent s’élever à plus de 2000 euros par mois, pour un temps plein, sans ancienneté, soit largement plus que les salaires habituels17. De surcroît, de nombreuses stratégies de multi-activité ont également été observées, permettant de cumuler deux ou trois emplois, pour obtenir un salaire beaucoup plus conséquent encore. De son côté, Lydia, 45 ans éducatrice spécialisée, après quatorze ans dans un centre d’accueil pour usagers de drogue, évoque des raisons plus larges à son inscription dans une entreprise de travail temporaire. Son témoignage est exemplaire d’un sentiment récurent parmi les éducateurs et éducatrices spécialisé.es : l’impression de « se faire bouffer ». C’est dans cet état d’esprit que l’intérim est devenu pour elle « le parfait équilibre ». Elle n’a pas besoin de travailler beaucoup pour gagner bien sa vie, elle a une marge de liberté pour négocier son emploi du temps, elle aime changer de structures et elle rapporte faire face assez sereinement à l’indétermination de son avenir professionnel grâce à la relative assurance avec laquelle elle peut jouer de ses missions d’intérim (Kornig, 2007). Effectivement, elle sait très bien se rendre indispensable pour fidéliser des clients et, en conséquence, pérenniser ses contrats avec son agence d’intérim. Ainsi, le terme de « position stabilisée » montre bien comment des emplois instables ne sont pas forcément synonymes de précarité (Vultur, 2010). Pour le groupe d’intérimaire disposant de plus de ressources, la mobilité descendante d’un statut d’établi à celui d’intérimaire, peut être largement compensée par les avantages offerts par la structure intérimaire. Même s’il est réducteur de parler de choix quand il est en partie déterminé par des insatisfactions issues des expériences professionnelles précédentes, l’intérim permet d’échapper aux conditions de travail dégradées – horaires décalés, implication importante, salaire peu attractif, pénibilité. Si ces quelques éléments n’ont rien de spécifique à l’intérim du social, ces tactiques d’emploi servent de manière inattendue à auto-réguler leur rapport au travail social et leur implication, grâce à la plus grande maitrise de leur temps de travail et à la non-appartenance salariale à une structure sociale. Grâce à la contingence du contrat, Lydia a le sentiment de pouvoir limiter son investissement. N’oublions pas que la disponibilité que requiert le travail social a parfois pour dérive l’engagement sacrificiel et le dévouement. En reprenant la maitrise de leur temps, ils tentent d’instaurer des limites symboliques et psychiques à cet investissement subjectif qui ne connait pas la frontière entre sphères professionnelle et privée. Souvent contraints à la double journée de travail professionnel et domestique, associée à la double part du souci des autres, les éducateurs et les éducatrices trouvent ainsi des espaces de distanciation et de « ressaisissement de soi » (Cingolani, 1986).

25Au-delà de cet usage de l’intérim comme mode de régulation, les intérimaires témoignent d’un désir de s’aménager des espaces d’autonomie soit pour mieux réaliser le travail ou au contraire pour s’en distancier (Périlleux, 1998). Dans cette perspective, Julien, 29 ans, vient de quitter une expérience de neuf ans dans un centre d’hébergement et de réinsertion sociale où il a pu se former comme éducateur grâce à un contrat de professionnalisation. À l’issue de son diplôme, il a voulu faire de l’intérim pour découvrir d’autres lieux, parce qu’il supportait de moins en moins le « poids institutionnel » et le travail en équipe. Derrière ce poids, il faut entendre « le cadre rigide et fermé de l’institution », c’est-à-dire l’augmentation des chaines hiérarchiques, le cadre règlementaire et la saturation des normes tout autant que les contraintes du collectif qu’il perçoit comme systématiquement conflictuel. Sous le coup d’une double hiérarchie, celle de la structure cliente et de l’agence d’intérim, les intérimaires bénéficient d’un statut particulier. Ils ne sont ni salariés des structures sociales ni parties prenantes des équipes au même titre que les autres éducateurs. Paradoxalement, cette zone d’entre-deux offre des marges de manœuvre et autant d’occasions d’en jouer, de déjouer les contraintes, pour desserrer l’étau des rapports de domination. Grâce à cet espace de liberté, Julien a le sentiment de pouvoir laisser place à ses dispositions créatrices pour devenir « éducateur particulier », comme il aime à se qualifier. Enfin, un « désenchantement vocationnel » peut amener certains travailleurs sociaux à n’accepter que des contrats de remplacement pour éviter le travail social. Dans leur cas, il ne s’agit pas seulement d’une crise de la vocation, mais bien plus profondément d’une critique politique des transformations du travail social et de « tentatives avortées de résistance » (Molinier, 2006, p. 252-255). Changer de travail et errer d’un poste à l’autre font alors office de tactiques de contournement (Pialoux, 1979). Noémie, une intérimaire au foyer de la Vila, éprouve des difficultés à rester dans une structure en désaccord avec son éthique, du fait, nous explique-t-elle, de la pression qu’exercent les financeurs sur l’orientation des politiques sociales. Face à des méthodes jugées obsolètes ou maltraitantes, elle change de travail sans cesse. Ses fuites s’imposent comme une nécessité, car il est physiquement impossible pour elle de travailler (« j’ai mal au bide »).

26Les usages de l’intérim dans le travail social éclairent donc en creux les insatisfactions liées à certaines évolutions du secteur social. Toute la contradiction de leurs tentatives de déprises par l’intérim réside dans le fait qu’en contestant les méthodes managériales et les conditions de travail (la faiblesse des salaires, l’absence de reconnaissance, les horaires en décalage, les conditions d’emploi), les intérimaires se font, en partie, les porteurs de logiques largement inspirés d’un système néolibéral. Au cœur d’un nouveau paradoxe, pour reprendre le travail de Michel Autès (2004), la limite entre résister et consentir devient parfois ténue. Même si l’intérim permet de trouver une issue provisoire à leurs interrogations sur leur engagement dans le secteur, leur indépendance se paye souvent au prix de la fragilité et de la remise en cause des protections associées à l’emploi.

Aux marges de l’éducation spécialisée, une autre définition de la professionnalité ?

27La place et le statut particulier des intérimaires au sein des structures sociales ainsi que le travail prescrit dont ils s’acquittent les distinguent du groupe professionnel des éducateurs et éducatrices spécialisé.es. Effectivement, les établissements délèguent à cette main-d’œuvre socio-éducative malléable des tâches spécifiques de « canalisation des crises » et d’interventions individualisées quand les professionnels fixes se retrouvent en défaut. Cette position atypique, voire en marge, favorise la construction d’une professionnalité allant à l’encontre des normes professionnelles dominantes. En ce sens, les intérimaires ont plus tendance à se légitimer sur d’autres bases que sur les référentiels habituels de compétences, voire à mobiliser des registres de justification de leur statut qui les distinguent volontairement de la profession. Comment démontrent-ils « leur valeur intérimaire » (Jourdain, 2002) sur le marché de l’éducation spécialisée face à la « valeur professionnelle » ?

28Alors que les agences assurent la gestion et le recrutement de la main-d’œuvre socio-éducative, ces dernières doivent constituer un important vivier d’intérimaire pour être en mesure de répondre aux fortes exigences temporelles. Cette contrainte quantitative tend à encourager une embauche fondée sur les compétences individuelles plus que sur le niveau de diplôme et la qualification collective. Avoir « une expérience auprès de jeunes en très grande difficulté » en tant qu’animateur ou médiateur peut fréquemment suffire. Dans un secteur attaché à la professionnalisation de ses agents, ce type de recrutement s’avère toutefois avantageux par certains égards. Comme le constatait Michel Pialoux (1979), il permet de mobiliser et d’impliquer de jeunes recrues particulièrement fragilisées sur le marché du travail social. Assignées à un travail de proximité, comme celui observable dans les quartiers de relégation urbaine, leur supposée connaissance « de l’intérieur » de milieux sociaux défavorisés devient très utile pour accéder à des jeunes méfiants vis-à-vis des services sociaux. À l’instar des travaux sur les métiers de l’intervention sociale (Chopart, 2000 ; Divay, 2003 ; Barthélémy, 2004 ; Pasquier & Remy, 2008), l’appartenance sociale, territoriale ou ethnique jouent alors comme critères implicites de la procédure d’embauche en intérim. Pour les intérimaires disposant de moins de ressources et dépourvus des qualifications reconnues sur le marché de l’emploi éducatif, ils reprennent volontiers à leur compte ces catégorisations, comme « noir », « arabe », « homme », « femme », pour légitimer leur intervention. Ainsi, ils contribuent eux-mêmes à alimenter un processus de naturalisation de leur compétence en décrivant leur savoir-faire du côté de l’instinct, de l’innée ou de la force.

Au foyer de la Vila, il est l’heure de déjeuner et je dis à une jeune fille d’éteindre la télévision. Elle refuse de le faire, malgré mes explications, et commence à hausser le ton. Je continue mon argumentation. Elle refuse de nouveau et commence à hurler. Kader [éducateur intérimaire, agence Démo] vient à ma rescousse en débranchant la télévision sans rien dire. Loin de provoquer les fureurs de la jeune fille, elle se met à table, le débat est clos. Plus tard, alors que je lui demande pourquoi il n’a pas provoqué un affrontement à ce moment, il explique qu’entre nous c’est différent, car je suis une femme et qu’il est un homme. Par ailleurs, il n’y a pas de négociation possible avec lui, cette attitude le conduit parfois au « clash », mais il n’a pas peur du conflit. Il évoque alors « l’autorité naturelle » de certains éducateurs qui « connaissent le milieu des jeunes » pour y avoir eux-mêmes grandi (journal de bord, foyer de la Vila, mai 2015).

29Pour mettre en avant l’efficacité de leur travail de pacification sociale, certains intérimaires se prévalent par exemple d’exercer « une autorité naturelle » sur les enfants. Selon eux, elle ne s’arrime pas à une fonction sociale ni à un statut dans l’institution qui légitime le pouvoir de commander, mais elle s’appuie principalement sur des compétences ancrées dans les corps. Ce registre de justification sert à démontrer des capacités innées à inspirer le respect, qui ne « s’apprennent pas en formation », pour créer un certain avantage sur les diplômés. Ce type de travail relationnel se construit avant tout sur la base d’une identification en miroir avec le public. Par exemple, Abdel, éducateur intérimaire et coordinateur dans un foyer, m’a un jour interpellé à ce sujet : « tu devrais te demander pourquoi tous les éducateurs arabes et noirs sont sur les situations les plus difficiles […] les seuls blancs que j’ai vus ils étaient mis avec des Jean-Pierre ». Selon lui, les « arabes » ont la réputation d’être mieux écoutés par les enfants, ce qui déterminerait leur recrutement en intérim sur les postes les plus exposés. Dans ce cas, la couleur de peau semble porteuse d’un pouvoir dissuasif en faisant écho à un capital guerrier (Scheepers, 2012). Mais elle parait également répondre à un processus d’ethnicisation des publics où on attribue aux éducateurs racisés une supposée familiarité culturelle et sociale avec les mineurs. Dans cette optique, la tendance des intérimaires à naturaliser leurs savoir-faire, plus qu’à mobiliser des techniques professionnelles ou un corpus théorique en éducation spécialisée, apparait donc significative de l’exercice du travail social en intérim. En mettant justement en avant le fait d’être un homme ou d’être viril, mais aussi le fait d’être « noir » ou « arabe », il s’agit de se valoriser sur un marché de l’emploi éducatif où le personnel apparait en majorité issue de classe moyenne, diplômé, blanc et féminin. Mais ce discours s’inscrit dans un contexte où les agences d’intérim reproduisent une certaine division sexuelle et ethnique du travail social à partir de l’idée que les éducateurs ressemblant aux jeunes sont plus aptes à les prendre en charge, mais surtout à les « tenir ». Comme le souligne un directeur d’intérim : « Avec des enfants violés, on ne va pas mettre un homme et avec des garçons violents, on ne va pas mettre une femme. » Alors que la structuration du secteur social montre que les éducateurs sont moins nombreux que les éducatrices (65 % à 68 % de femmes), les agences prennent la fonction de pourvoyeur en main-d’œuvre masculine dans un contexte où les responsables cherchent à recruter « principalement des hommes ». Cette pénurie d’hommes confère donc un surplus de valeur sociale à ces derniers dont on présume qu’ils détiendraient des compétences particulières d’autorité. On pourrait même se demander, dans la poursuite des réflexions d’Eveline Bauman et ses collègues (2016), si les entreprises de travail temporaire ne favorisent pas un ré-encastrement du travail social dans une division sexuelle et racisée, à l’instar des processus observables dans le secteur de l’intervention sociale.

  • 18 Les agents les moins qualifiés ne justifient pas leurs compétences par le diplôme, mais ils trouven (...)

30La quête de distinction des intérimaires vis-à-vis des professionnels classiques se manifeste également par la mobilisation de savoirs situés plus que par des savoirs théoriques ou professionnels. Touchés par le chômage, les difficultés d’insertion professionnelle, la position fragile de certains intérimaires s’inscrit, parfois, dans une trajectoire elle-même marquée par le cumul de plusieurs vulnérabilités. Jeremy, intérimaire depuis une dizaine d’années, explique être passé d’une « carrière délinquante » à une « carrière d’éducateur » par un processus de conversion dont l’intérim a été la pierre angulaire. Paradoxalement, son expérience de « grand délinquant », et des passages, sous mesures administratives et judiciaires, en foyers en centres éducatifs fermés, lui ont permis d’acquérir un éthos et un hexis du travail social, une parfaite connaissance du système. Ses compétences professionnelles actuelles se nourrissent d’après lui principalement de ce parcours dans les services d’aide à l’enfance et de la protection judiciaire de la jeunesse. Il retourne ainsi le stigmate associé à cette expérience, qu’il définit comme une « expertise du travail social comme sujet d’intervention », en richesse à faire valoir18. Jeremy défend donc la pertinence des savoirs situés qui font écho à sa trajectoire sociale (Flores Espinola, 2012) dans son travail d’accompagnement. De surcroît, son statut d’intérimaire lui permet de maintenir et d’entretenir une certaine distance symbolique vis-à-vis du groupe d’éducateurs spécialisés. Des éléments, tels qu’une trajectoire contrariée ou encore déviante, peuvent ainsi se revendiquer comme savoirs profanes contre les savoirs savants des travailleurs sociaux. Montrer une forme de connaissance tirée « de l’intérieur » par le partage d’une expérience sociale supposée commune peut devenir un moyen de faire reconnaitre sa valeur professionnelle. Pourtant, ces savoirs d’expérience sont difficilement traduisibles en compétences reconnues professionnellement parce qu’ils se puisent dans des sphères illégitimes et des identités discriminées sur le marché de l’emploi éducatif.

31Enfin, puisque les travailleurs intérimaires sont assignés à une place de proximité sur le terrain, leur principal registre de justification, quel que soit leur niveau de diplôme, consiste à se présenter comme plus « proches » du public que les professionnels classiques. Ces proximités subjectives, construites sur l’opposition partagée à l’égard des professionnels fixes, servent à se légitimer dans un contexte où leur statut est particulièrement dévalorisé. Saïd, environ la cinquantaine, est éducateur depuis près de vingt ans et intérimaire depuis dix ans. Pour lui, les institutions pervertissent les éducateurs en empêchant de travailler avec les affects, en les étouffant. Selon lui, l’accroche entre éducateur et enfant n’est possible que dans une forme « d’authenticité ». En cela, Saïd fonde son identité d’éducateur quasiment sur le fait de n’en être pas un, d’être différent des « 150 éducateurs qui sont passés avant », ceux qui ont échoué à nouer cette relation, qui « ont noyé le jeune ». Par cette place de dernier maillon de la chaine, il affirme vouloir se distinguer de cette figure d’éducateur « rigide et faux ». À l’instar de l’entretien avec Saïd, Anaïs, éducatrice intérimaire depuis un mois, insiste sur la nécessité de ne pas être éducatrice – bien qu’elle soit diplômée – pour être « juste dans la relation » afin de ne pas reproduire la violence intrusive des pratiques associées au métier.

Parce que je n’ai pas envie d’arriver, de faire mon éduc et voilà. À la limite, ce que je trouve de singulier en intérim c’est que finalement, c’est vraiment le degré zéro du travail social où à la limite peut-être que la question d’être éducateur ne se pose même pas puisqu’on est dans quelque chose d’une relation à deux. Et finalement, je me dis, est-ce que se positionner en tant qu’éducateur, est-ce que ce n’est pas une violence supplémentaire alors qu’il y a juste un lien humain qui se fait, qui ne se fait pas, mais qui n’est pas, qui n’est peut-être pas… Que du coup, tu es dans une relation où tu es à poil, euh, tu ne peux pas te cacher derrière le cadre, tu ne peux pas te cacher derrière ta hiérarchie, derrière le règlement, les projets, les bilans, tout ça. Tout ce qui fait, un peu, le maquillage de l’éducation spécialisée derrière lequel on se planque, on se protège (extrait d’entretien, Anaïs, éducatrice spécialisée intérimaire, 27 ans).

32Si l’on suit son raisonnement, il est question de retrouver le social, mais en dehors du travail. Les intérimaires tentent ainsi d’élaborer, à l’interstice des institutions, des rencontres qui n’étaient plus guère possibles en leur sein. Cette rhétorique de la proximité met donc en avant une quête d’authenticité dans les rapports. C’est dans cette optique que certains intérimaires revendiquent ressentir une affection délibérée vis-à-vis des enfants. Les surnoms donnés affectueusement, presque en cachette, aux enfants, en sont une illustration : « Alex », « Priscou », « mes loulous », « mes jeunes », « mes chouchous ». Étant donné que cette pratique est réprouvée pour ne pas créer de traitement de faveur, elle apparaît comme l’expression publique d’une résistance aux règles professionnelles et institutionnelles de la « bonne distance ». Si ces individus ne sont pas attachés aux institutions, ils revendiquent cependant un engagement auprès du public. Leur vision désabusée vis-à-vis des institutions sociales tend à fournir des motifs qui mettent en cohérence l’exercice du travail social en intérim. Exercer en dehors du « carcan » de l’institution, vécue comme « totale », vise à mieux faire son travail en retrouvant une « authenticité ».

33Si l’injonction à la professionnalisation reste puissante dans le secteur, il est curieux de constater que le recours à l’intérim se justifie par des compétences et des savoir-faire qui renvoient à une période antérieure de la construction de ce champ de pratiques. Dans un contexte de défaillance à répondre à certains « problèmes publics », l’exercice en intérim peut encourager des postures qui tendent à se distinguer de logiques et cadres d’action professionnels. En mettant en jeu une plus grande proximité, les missions intérimaires favorisent un processus de symétrisation, parfois contraint, entre intérimaires et mineurs à la marge des institutions. Mais cette proximité peut être subjectivement réinvestie en venant renforcer des logiques du « nous » face aux « eux » dominants. Par la recherche d’une authenticité des rapports, les intérimaires vont mettre en avant une certaine éthique du travail relationnel qui les rapproche en cela des prescriptions professionnelles. Dans le même temps, ils ont tendance à prouver cette authenticité par la naturalisation de leurs compétences et la mobilisation de savoirs profanes plus que professionnels afin de construire leur légitimité et leur valeur intérimaire dans un secteur structuré par les normes professionnelles. 

Conclusion

34Alors que l’État social a encadré et organisé les mouvements de reconnaissance et de professionnalisation des travailleuses sociaux dans les années 1960-1970, la sous-traitance d’intérimaires fragilise les professions « établies » tout en instaurant un nouveau mode de régulation des problèmes. En modifiant les repères habituels du travail social dit classique – lieux d’exercice, temps des missions, organisation du travail, rapport à l’institution, à l’équipe, aux usagers –, les entreprises de travail temporaire exercent une influence imperceptible, mais qui n’en reste pas moins considérable, sur les normes et les registres d’action du secteur. D’une part, en étant des pourvoyeuses de flexibilité, elles viennent déstabiliser profondément le cadre temporel d’un secteur qui réclame une stabilisation de ses interventions dans la durée pour prétendre à une certaine efficience. D’autre part, elles participent à une redéfinition du cœur du métier à partir d’une professionnalité qui s’appuie principalement sur des savoirs profanes, des compétences naturalisées et l’authenticité des relations. En ce sens, les intérimaires irriguent un processus de déprofessionnalisation. Les entreprises de travail temporaire contribuent ainsi à déstabiliser le groupe professionnel d’éducateurs spécialisés par une redéfinition imposée du cœur du métier par ses marges (Boussard et al., 2010 ; Rousseau & Ruffier, 2016). Pourtant, les intérimaires en décalage face aux normes professionnelles dominantes prennent le risque d’invisibiliser les compétences acquises, voire de rester piégés dans des positions précaires. Indéniablement plus exposés, ils sont aussi plus faciles à ne pas reconduire en cas de tensions. Quand bien même la précarité des intérimaires apparait transitionnelle ou leur position assez stabilisée, ils prennent en charge la remise en cause des protections et des sécurités associées au statut d’emploi. Enfin, le segment d’activité des intérimaires – les situations de « crises » et l’urgence sociale – révèlent le déplacement d’un système néolibéral qui, en déresponsabilisant l’institution, fait peser un maximum de risques et de pénibilité sur eux.

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Notes

1 http://travail-emploi.gouv.fr/etudes-recherches-statistiques-de,76/statistiques,78/emploi,82/l-interim,2285/l-interim,15028.html.

2 Direction Études, Statistiques et Prévisions, Repères et analyse, mai 2012, n44, Pôle Emploi, https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/Reperes_et_analyses.pdf.

3 Le CDI reste la norme avec 52 % de personnel socio-éducatif, 5 % en contrat à durée déterminée (CDD) et le reste est en contrat aidé ou stagiaire, selon les résultats de l’Insee enquête emploi 1993-2002. Plus spécifiquement, le personnel éducatif est composé à 7 % d’agents de la fonction publique, 85 % sont salariés d’une association loi 1901 et sont protégés par une convention collective – souvent la convention 66. Ainsi, seuls 8 % du personnel est en contrat précaire à durée limitée (CDD, vacations…), 2 % en stage, contrat aidé ou en alternance (Dress, « Rapport de Thierry Mainaud. Les établissements et services en faveur des enfants et adolescents en difficulté sociale. Activité, personnel et clientèle au 15 décembre 2008 », Série statistique, n173, septembre 2012, https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/seriestats173.pdf.

4 Direction Études, Statiques et Prévisions, Repères et analyse, mai 2012, n44, Pôle Emploi.

5 Rapport de l’observatoire prospectif des métiers et des qualifications de la Branche sanitaire, sociale et médico-social à but non lucratif, « La filière éducative dans la branche, Résultat de l’enquête emploi », 2007.

6 Selon le référentiel de compétence des éducateurs, ces derniers sont impliqués « dans une relation socio-éducative de proximité inscrite dans une temporalité ».

7 Selon les dispositions prévues par l’article 375 du code civil et L. 1122-3 CASF. L’Ase a pour objectif d’apporter : « un soutien matériel, éducatif et psychologique tant aux mineurs et à leur famille » (l’article L. 221-2 du CASF).

8 « La direction de chaque établissement peut procéder à toute mutation temporaire nécessitée par les besoins du service ou par les qualités et le rendement du salarié », selon la convention collective du 15 mars 1966.

9 Les noms ont été anonymisés.

10 Il est nécessaire de saisir la structuration particulière de l’Aide sociale à l’enfance (Ase). Pour répondre à la spécificité des situations rencontrées, l’Ase s’organise schématiquement autour d’un pôle de suivi social à distance composé des services d’aide éducative en milieu ouvert (AEMO) ou d’aide éducative à domicile (AED) et d’un pôle d’accueil et d’hébergement composé de foyers de l’enfance, de maisons d’enfant à caractère sociale (MECS), de lieux de vie ou encore de familles d’accueil. Au moment du rapport Dupont-Fauville (1973), de nombreux postes sont laissés vacants dans les foyers de l’enfance. Il qualifie ce phénomène d’« hémorragie chronique » quantitative et qualitative (idem, p. 42). L’une des conclusions du rapport pointe le manque de formation des éducateurs et enjoint à augmenter les effectifs qualifiés en guise de réponse à cette « hémorragie ». À travers ce rapport, se pose toute la question de la technicisation et de la constitution progressive d’un statut et de protection attachés aux postes de travailleurs sociaux alors que les établissements médico-sociaux sont encore majoritairement constitués d’un personnel bénévole ou religieux.

11 Parmi les types d’intervention intérimaire, on compte deux fois plus de missions en hébergement social et médico-social (2433 ETP) que d’action sociale sans hébergement (1210 ETP) selon les chiffres de la Dares en 2015.

12 La réforme de l’Ase de 2007 met l’accent sur les interventions en situation d’urgence, sur l’accueil d’urgence en cas de danger (article L. 223-2 du CASF) et incite le développement de la prévention (article L. 122-3 CASF, 5de l’article L. 121-2 et 2o de l’article L. 121-2).

13 Le directeur d’Aid’intérim dresse le profil sociologique des recrutés. De 30-31 ans, le vivier de l’agence se compose d’environ deux tiers de femmes et d’un tiers d’hommes, avec cinq années d’expérience. Toutefois, le directeur met en garde contre ces moyennes qui ne sont pas représentatives : « elles se situent entre de jeunes diplômés et d’autres ayant roulé leur bosse pendant 35 ans dans le social et ne voulant plus un emploi du temps fixe ». La durée moyenne d’inscription en intérim est de trois ans, mais là encore les expériences d’intérim peuvent varier d’une journée à dix ans. « Sur les trois sites au 31 décembre 2012, on compte 1805 éducateurs, 730 moniteurs éducateurs, 201 éducateurs de jeunes enfants, 261 assistants sociaux, conseillères en économie sociale et familiale, 97 chefs de service, 24 directeurs, 110 élèves éducateurs, 430 « faisant fonction », 127 veilleurs de nuit, 221 infirmières, 352 aides médico-psychologiques. » (extrait d’entretien, Nasser, directeur Aid’intérim).

14 Dress, « Diplômés de formations sociales en 2010 : une insertion professionnelle qui résiste à la crise », Études et résultats, n0936, octobre 2015, http://drees.social-sante.gouv.fr/IMG/pdf/er936.pdf

15 L’insertion professionnelle est positive et rapide : voir l’analyse de l’insertion professionnelle des jeunes diplômés éducateurs spécialisés, une étude du centre d’étude et de recherche sur les qualifications (Céreq) réalisée depuis 1980 sur des cohortes d’étudiants, http://drees.social-sante.gouv.fr/etudes-et-statistiques/open-data/professions-de-sante-et-du-social/article/l-enquete-annuelle-sur-les-ecoles-de-formation-aux-professions-sociales).

16 Parmi le personnel intérimaire d’Aid’Intérim, il y a 41 % d’éducateurs spécialisés, 17 % de moniteurs éducateurs.

17 « Ainsi, lors de la première embauche, 50 % des diplômés du social de niveau III ont un salaire compris entre 1 250 euros et 1 500 euros. […] La progression des salaires au cours des trois premières années d’expérience professionnelle est négative pour les métiers du social, contrairement à celle des diplômés des autres secteurs de même niveau. » (Rapport de la Dress, no 936, 2015).

18 Les agents les moins qualifiés ne justifient pas leurs compétences par le diplôme, mais ils trouvent une légitimité « dans le fait d’intervenir auprès de personnes dont ils partagent les mêmes conditions d’existence : c’est la connaissance intime, existentielle qui procure une forme de connaissance » (Aballéa et al., 2000, p. 204).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Charlène Charles, « Le travail social en intérim », Sociologie [En ligne], N° 4, vol. 10 |  2019, mis en ligne le 20 septembre 2019, consulté le 19 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/6169

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Auteur

Charlène Charles

Charlene.charles@u-pec.fr
Docteure en sociologie, Université Paris 7 Denis Diderot, Laboratoire de Changement social et politique, ATER, Université Paris Est Créteil, LIRTES - Université Paris-Est Créteil, LIRTES, Bâtiment La Pyramide, 80 avenue du Général de Gaulle, 94009 Créteil cedex, France

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