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Cédric Lomba, La Restructuration permanente de la condition ouvrière. De Cockerill à ArcelorMittal (Éditions du Croquant, 2018)

Edouard Gardella
Référence(s) :

Cédric Lomba (2018), La Restructuration permanente de la condition ouvrière. De Cockerill à ArcelorMittal, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, 386 p.

Texte intégral

1Le livre de Cédric Lomba analyse la condition ouvrière par une enquête solide menée dans une entreprise implantée en Belgique. Celle-ci s’appelle Cockerill dans les années 1970-1980, puis Arcelor, une fois passée aux mains françaises à la fin des années 1990, pour devenir depuis le milieu des années 2000 un site, parmi de nombreux autres, d’une multinationale dominante dans le secteur de la sidérurgie, ArcelorMittal. Cette enquête offre une vue ethnographique sur l’ordinaire d’une entreprise sidérurgique, tout en le resituant dans l’histoire des évolutions qu’ont connues depuis le milieu des années 1970 les conditions de travail des ouvriers et les modalités d’encadrement de ceux-ci.

2Du point de vue d’un non spécialiste, l’ouvrage offre trois parcours possibles, qui sans être exclusifs, sont autant de raisons d’en faire la lecture : une immersion dans l’ordinaire d’une entreprise sidérurgique ; la réfutation d’un lien déterministe entre restructurations et problèmes rencontrés par les ouvriers ; une caractérisation de la condition ouvrière par ses spécificités temporelles. Après avoir présenté les deux premiers parcours, c’est sur ce dernier aspect que notre discussion critique portera.

Immersion dans l’ordinaire d’une entreprise sidérurgique : cadres locaux et ouvriers

3Le premier chapitre, qui fait office de première partie, présente le contexte général dans lequel vivent les acteurs que nous croiserons ensuite dans le livre. Il offre un aperçu sur les évolutions du secteur de la métallurgie, caractérisées par une baisse des effectifs ouvriers et une récurrence de plans de restructuration. Ce chapitre est l’occasion de rappels très utiles. Par exemple, il est souligné que l’industrie n’est pas composée uniquement d’ouvriers et que les ouvriers ne se retrouvent pas uniquement dans l’industrie ; ce qui implique de nettement distinguer entre deux processus souvent pris l’un pour l’autre, la désindustrialisation et la désouvriérisation. De fait, si la France se désouvriérise, l’industrie voit ses effectifs se maintenir, avec une hausse de la proportion des cadres et ingénieurs dans ses rangs.

4La deuxième partie (chapitres 2 et 3) nous fait entrer du côté des encadrants, non pas ceux du siège, mais ceux de l’échelon local. L’auteur analyse très clairement les changements des modes de management. Il revient de façon efficace sur la managérialisation des dirigeants qui s’est faite par des conflits au sein des cadres, entre le groupe des ingénieurs, mobilisant des critères techniques d’évaluation du travail, et le groupe des manageurs, mobilisant des critères organisationnels ; avec une défaite, semble-t-il, des savoirs ingénieurs depuis le début des années 2000 face aux savoirs gestionnaires. Il démontre aussi avec pédagogie l’internalisation de la concurrence : à mesure que l’entreprise s’internationalise, la concurrence, autrefois menée contre les autres entreprises, se fait entre sites d’une même entreprise, dans une logique de benchmarking.

5De cette incursion du côté des dirigeants ressort un point essentiel : ceux-ci ne procèdent pas à des restructurations par cynisme ou par vision stratégique de long terme. La preuve en est qu’il leur arrive de préparer des restructurations, pour in fine ne pas les mener à bien en raison d’une reprise de la demande ; ou encore, à une fermeture d’usine succède parfois une réouverture quelques années plus tard. Ces erreurs d’anticipation font ainsi dire aux ouvriers que leurs dirigeants ne savent finalement pas beaucoup mieux qu’eux où ils vont. Ces hésitations font comprendre que les dirigeants locaux essayent de naviguer, à vue, dans un environnement dont ils ont du mal à prévoir les évolutions. Il faut souligner ici qu’à nos yeux, le souci de symétrie, manifesté par cette partie de l’enquête menée côté encadrants, distingue radicalement ce livre, sociologique, des enquêtes militantes.

6Dans la troisième partie (chapitres 4 à 8), l’auteur poursuit son geste sociologique en nous faisant entrer du côté des ouvriers sans misérabilisme ni populisme – il relève qu’il n’est pas allé enquêter du côté des employés de cette usine. Il aborde successivement les relations de coopération et de conflits qui structurent l’ordinaire du travail entre ouvriers et encadrants locaux, les pratiques syndicales, les carrières individuelles, les accidents du travail et enfin la diversité des rapports individuels au travail et à la consommation. Il faut saluer le souci qu’a eu l’auteur, par la comparaison entre trois usines au sein de l’entreprise (le laminoir, la galvanisation et le haut fourneau), de sortir du culturalisme, qui se reconnaît à l’uniformisation des attitudes des membres d’un groupe. Il souligne ainsi la diversité de ces univers de travail, qui ressortent comme plus ou moins conflictuels, ou plus ou moins individualistes. Nous retiendrons aussi le « rapport ambivalent des ouvriers » aux accidents du travail (p. 289) : l’accident est un traumatisme pour les individus, que leur corps soit directement affecté, comme dans le cas de doigts coupés, de mains écrasées et a fortiori de décès, ou qu’ils en soient les témoins ; c’est aussi une source de bravoure et de fierté, puisque ces accidents soulignent a contrario le courage et la virtuosité qu’il faut pour réussir ces gestes extrêmement risqués.

7Globalement, en insistant sur la complexité des expériences et les tensions existant non seulement entre les groupes mais aussi entre les membres des groupes, l’auteur présente un tableau nuancé et réaliste du travail dans une multinationale de la sidérurgie.

La réfutation d’un lien déterministe entre restructurations et difficultés de la condition ouvrière

8L’ouvrage est surtout une enquête sur les restructurations qui scandent la vie de cette entreprise depuis quarante ans. L’auteur se positionne dans cette littérature spécialisée dès le premier chapitre, pour limiter « le phénomène aux entreprises qui procèdent à des licenciements ou des diminutions d’emplois collectifs » (p. 30). Le refus d’une relation déterministe entre les restructurations et leurs effets, supposément homogènes et négatifs sur les ouvriers, est un point central du livre. Cédric Lomba, en déplaçant la focale habituelle des travaux sur les restructurations depuis les ouvriers licenciés vers ceux qui restent après une restructuration, articule deux arguments : si la condition ouvrière a assurément connu une détérioration depuis les années 1970, les restructurations n’en sont pas les seules causes ; les restructurations n’ont pas des effets identiques sur tous les ouvriers.

9Le livre aborde clairement les détériorations subies par les ouvriers depuis 40 ans, et notamment :

10– la recherche systématique de réduction des coûts de production, qui se traduit par la diminution de leurs effectifs ;

11– la précarisation des emplois, avec le recours accru à la sous-traitance, à l’intérim et aux contrats courts (CDD) ;

12– les déplacements forcés d’une usine à une autre, pouvant produire un éloignement géographique de leur lieu de travail par rapport au domicile ;

13– l’imposition de la polyvalence des tâches, qui contraint les ouvriers à sans cesse apprendre en accéléré de nouvelles compétences, produisant parfois un sentiment de déqualification ;

14– l’accroissement des risques sanitaires au travail, en particulier les accidents induits par la découverte récurrente de nouveaux postes de travail.

15Ne retenir que ces éléments conduirait cependant à réduire ce livre à ce qu’il n’est pas : un ouvrage nostalgique d’un passé ouvrier mythifié. D’une part, ces changements ne sont pas le résultat mécanique des restructurations. Par exemple, la désouvriérisation s’observait déjà à l’époque des Trente Glorieuses, au moment de l’automation du travail, donc bien avant les restructurations. D’autre part, les restructurations ont aussi des effets positifs pour certains des ouvriers, offrant parfois des opportunités pour accélérer une carrière (comme pour Marco, p. 248-249). Autrement dit, les restructurations ont des effets diversifiés, et même parfois contraires, sur les membres du groupe ouvrier qui restent dans l’entreprise.

Une enquête sur les temporalités caractéristiques de la condition ouvrière : incertitude sur l’incertitude

16L’effet principal des restructurations est finalement à rechercher ailleurs : dans l’expérience de l’incertitude que font les ouvriers qui restent dans l’entreprise.

17Cette incertitude est caractérisée par ce que l’auteur appelle deux « temporalités ». La première est celle de la continuité, à savoir la constante diminution des effectifs ouvriers sur les quarante dernières années. La seconde est celle de la discontinuité, à savoir la répétition des plans de restructuration, même si chacun est vécu par les acteurs comme le dernier.

18Cette seconde « temporalité » est au cœur du livre, au sens où elle éclaire la « restructuration permanente » évoquée dans le titre (p. 14) : « les restructurations répétées des grandes entreprises industrielles approfondissent le climat d’incertitude auxquels sont confrontés les ouvriers, d’autant que les possibilités de changements d’emploi s’amenuisent avec le chômage de masse. C’est cet aspect que j’interroge : comment vivent et se vivent les ouvriers d’industries confrontées à des épreuves multipliées d’incertitude ? Et quels sont les régimes et les formes de résistance individuelles et collectives, publiques ou « feutrées » dans un tel contexte ? ». L’auteur envisage de faire du « rapport au temps » un moyen pour caractériser la condition ouvrière. C’est sur ce point que nous allons porter notre discussion critique.

19Ressort en effet une incertitude sur l’incertitude : on se demande depuis quel point de vue sont abordées l’incertitude et les « deux temporalités » qui lui sont associées. Sont-elles celles que le sociologue peut objectiver avec le recul ? Ou sont-elles celles que les acteurs éprouvent dans leurs pratiques et leurs discours ? Autrement dit, quel degré de réflexivité les acteurs expriment-ils quant aux deux temporalités identifiées par le chercheur ?

20Mettons-nous à la place des ouvriers et syndicats auprès desquels l’auteur a enquêtés dans les années 1990. S’il montre parfaitement qu’il y a une réduction du nombre des ouvriers dans ce secteur sur quarante ans (chapitre 1), ces acteurs des années 1990, de fait, ne pouvaient pas anticiper que pendant les vingt années suivantes, la tendance qu’ils avaient connue les vingt années précédentes, allait continuer. Ce qui est confirmé par le fait, comme l’auteur le souligne, que les syndicats, comme d’ailleurs les directions semblent naviguer à vue. Donc ce processus de baisse des effectifs s’étalant sur quarante ans, présenté par le chercheur comme un « contexte d’incertitude », apparaît comme une objectivation rétrospective, que les acteurs, par exemple dans les années 1990, n’ont pas pu éprouver comme un processus continu sur quarante ans, au sens où, encore une fois, ils ne pouvaient pas savoir que cette baisse allait se poursuivre. La même question se pose sur la répétition des plans de restructuration qui ont eu lieu dans le passé. Est-ce que les ouvriers, ayant une mémoire collective de ces plans répétés, craignent qu’ils ne se reproduisent à l’avenir ? Là encore, il semblerait que non, si on suit l’auteur qui insiste sur le fait que les acteurs vivaient chaque plan comme s’il s’agissait du dernier.

21Finalement, on ne saisit pas très bien en quoi la réduction des effectifs ouvriers et la répétition des plans de restructuration, passées et objectivées comme « contexte » par le chercheur en 2018, constituent un « champ d’expérience » pour les ouvriers, et en quoi ce champ d’expérience oriente leur « horizon d’attente », pour reprendre les catégories de Reinhart Koselleck que l’auteur cite en introduction. Ce qui revient à interroger l’observabilité, dans les pratiques et les discours, du « contexte », dont l’auteur reprend la définition à Andrew Abbott. En effet, le lecteur n’a pas suffisamment de descriptions de l’incertitude telle qu’elle est vécue par les ouvriers, c’est-à-dire de la façon dont les restructurations, passées ou en cours, font l’objet de discussions entre ouvriers, d’inquiétudes partagées, d’interprétations éventuellement controversées et comment, surtout, elles modifient leurs projections vers l’avenir, en les amenant, par exemple, à reporter un projet d’emprunt pour l’achat d’un logement ou d’une voiture. Autrement dit, on n’assiste pas suffisamment aux épreuves d’incertitude, à savoir aux moments où le lien entre expériences passées et attentes futures devient problématique pour les acteurs.

22Ces interrogations sont une invitation à travailler, collectivement, une distinction, difficile mais nécessaire au progrès des sciences sociales dans leur appréhension du temps, entre : d’une part, le temps-instrument, utilisé par le chercheur comme moyen d’enquête pour replacer la réalité observée dans le temps, sous forme de processus ; d’autre part, le temps-objet, qui est la façon dont les acteurs sont amenés, dans le cours de leurs actions présentes, à produire collectivement leur temps, en particulier à forger une mémoire et à faire des anticipations.

23Cette distinction nécessite de prendre au sérieux les approches présentistes de l’histoire, c’est-à-dire les pratiques d’historicisation des acteurs. Elle implique alors de clarifier le lien entre l’historicité des acteurs et l’histoire reconstituée par les chercheurs, sans réduire la première à une version incomplète ou erronée de la seconde.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Edouard Gardella, « Cédric Lomba, La Restructuration permanente de la condition ouvrière. De Cockerill à ArcelorMittal (Éditions du Croquant, 2018) », Sociologie [En ligne], Comptes rendus, 2019, mis en ligne le 20 septembre 2019, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/5719

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Auteur

Edouard Gardella

edouard.gardella@ehess.fr
Chargé de recherche au CNRS, LIER-Fonds Yan Thomas (FRE 2024, CNRS, Ehess) - LIER-FYT, 10 rue Monsieur le Prince, 75006 Paris, France

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