Mathieu Quet, Impostures pharmaceutiques. Médicaments illicites et luttes pour l’accès à la santé (La Découverte, 2018)
Mathieu Quet (2018), Impostures pharmaceutiques. Médicaments illicites et luttes pour l’accès à la santé, Paris, La Découverte, 248 p.
Texte intégral
[D]ans le régime logistique pharmaceutique, n’importe qui peut vendre, mais n’importe qui ne peut pas vendre n’importe où. Il est par exemple difficile pour les firmes kényanes de vendre ailleurs que sur le marché régional ; il est impossible aux firmes indiennes de vendre certains médicaments hors des territoires pour lesquels elles disposent d’une licence (p. 184).
1Voici en résumé ce dont traite le livre de Mathieu Quet, chercheur en sociologie à l’Institut de recherche pour le développement (IRD). Plus spécifiquement, ce texte porte sur le « colonialisme des trajectoires » (p. 184), à savoir sur comment les grands acteurs pharmaceutiques du Nord contraignent les corps des populations du Sud à travers le contrôle des flux des objets. En prenant comme cas d’étude le Kenya et l’Inde, Mathieu Quet livre une étude passionnante et claire sur le marché des médicaments mondial, en se focalisant sur la problématique des médicaments illicites ou contrefaits. D’un point de vue théorique, il propose le concept de régime logistique, que l’on va illustrer et commenter par la suite.
2Dans l’introduction à l’ouvrage, Mathieu Quet arrive à rendre linéaire le récit d’un objet complexe, grâce à une mise en intrigue habile qui nous plonge dans la posture du néophyte qui était la sienne au début de la recherche. Le livre se lit ainsi comme une enquête policière où le crime n’est pas la contrefaçon des médicaments – comme il semble au premier regard – mais l’organisation capitaliste du marché pharmaceutique mondial. Complice de cette félicité de forme est le fait que le langage du manuscrit est direct, que les citations ne sont jamais mises à l’écart du corps du texte mais en continuité avec le fil narratif, et que les références et les explications théoriques sont maintenues au minimum.
3De quoi est-il question ? À partir de la description rapide de quelques cas hétérogènes de saisie de « faux » médicaments, Mathieu Quet nous montre dès l’introduction que, depuis une trentaine d’années, plusieurs entités comme des organisations internationales, des organismes professionnels, des fondations, des institutions privées, des firmes pharmaceutiques et des organismes de presse s’expriment de plus en plus contre les médicaments illicites. Tous ces acteur.trices soulignent les dangers en termes de santé, d’économie et de sécurité que le marché de la contrefaçon représente. Et au premier abord, il semble impossible de ne pas être d’accord avec eux. Mais Mathieu Quet nous décrit une situation beaucoup plus enchevêtrée et paradoxale qu’il ne paraît. Avec une approche à la fois multi-échelles, multifactorielle et dynamique, inspirée de plusieurs auteur.es issu.e.s de disciplines différentes, l’auteur du livre commence par poser un problème d’ordre ontologique : qu’est-ce qu’un faux médicament ?
4Il en existe au moins trois types : les médicaments qui affichent une étiquette de marque sans l’autorisation de celle-ci et « qui peuvent contenir ou non le bon principe actif », les médicaments détériorés ou périmés, et les médicaments « bannis d’un territoire en raison des droits de propriété intellectuelle » mais qui « pourraient sauver des vies si les réglementations commerciales durement négociées entre organisations internationales, États et firmes n’étaient pas si souvent en faveur des profits des entreprises les plus puissantes » (p. 15-16). Ce qui caractérise les faux médicaments, c’est le fait « de ne pas avoir été contrôlés en tant que tels par le système de régulation compétent sur le territoire et d’être vendus sans respecter les normes pharmaceutiques nationales ou internationales » (p. 16). La question que pose Mathieu Quet est de savoir si le système construit pour endiguer le phénomène des médicaments illicites est une œuvre de santé publique ou s’il s’agit d’une manière, de la part des multinationales, de protéger leurs intérêts.
5L’une des qualités de l’ouvrage est la multiplicité des approches mobilisées par l’auteur. Par le prisme de l’analyse de controverses et de la sociologie pragmatiste, Mathieu Quet restitue les discours des différents acteur.trices en présence – ce qui ne l’empêche pas de prendre parti, en conclusion, pour les citoyens-consommateurs capables de reconfigurer les systèmes. Se réclamant de la sociologie des technosciences, il décrit les pratiques matérielles des producteurs, des vendeurs, des distributeurs et des acheteurs de médicaments illicites. Avec une attention à la sociologie des marchés et des politiques publiques, il décrit le fonctionnement des infrastructures du marché mondial des médicaments, des politiques des deux pays étudiés et des politiques internationales. Même si l’objet d’étude peut paraître à la fois énorme et limité – le Kenya, l’Inde et leurs interactions –, par la méthode de l’ethnographie multi-située on obtient, à la fin de la lecture de l’ouvrage, une vision globale des mécanismes du marché en question. Mathieu Quet a maintenu le regard grand ouvert sur les multiples plis de son objet d’étude et a ainsi interviewé des fabricants, des employé.es de cabinets de conseil, des détectives, des biotechnologues, des douaniers, aussi bien que des consommateur.trices ; il a mobilisé la presse locale et internationale ; et il n’a pas oublié de situer ses acteur.trices dans un contexte historique plus ou moins long.
6Le chapitre 1 présente un certain nombre d’acteur.trices et pose les jalons de la controverse autour de la lutte face à la contrefaçon des médicaments, qui voit s’opposer, d’une part, les organismes internationaux, américains et européens, publics et privés, très déterminés à lutter contre ce phénomène pour protéger leurs marchés au prétexte de sauver des vies et, d’autre part, les activistes de différente nature et taille qui revendiquent le droit d’accéder à des génériques de qualité à un prix accessible. Au milieu, les gouvernements kényan et indien – assez représentatifs des pays du Sud – se retrouvent dans le collimateur des pressions de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) et des lobbys pharmaceutiques du Nord et des contestations de leurs populations, des activistes et des organisations non gouvernementales (ONG). Ce chapitre s’attèle surtout à montrer comment, graduellement, on passe d’une multitude de controverses locales séparées à une controverse unifiée à caractère transnational.
7Ensuite, la première partie du livre se compose de deux chapitres et aborde les « géographies pharmaceutiques » et notamment les « mutations d’une industrie ». Le chapitre 2 débute sur la longue durée du phénomène transnational de l’adultération des médicaments et sur la nouveauté de son industrialisation globale. Mathieu Quet nous informe sur le fait que le marché indien est l’un des plus importants au monde et de loin le plus important pour les pays du Sud (« il contrôle 20 % du volume global du marché mondial des génériques », p. 76), tandis que le marché kényan, plutôt national ou régional, émerge depuis peu – souvent précisément grâce aux fabricants et à l’expertise indiens, du fait des liens entre les deux pays qui remontent à la période coloniale britannique du début du xxe siècle. Ce que nous apprenons d’abord donc, c’est que les Suds ont des marchés qui sont parfois alternatifs parfois complémentaires à ceux des Nords et qui se fondent pour la plupart sur la rétro-ingénierie des médicaments originaux des grandes firmes occidentales. Nous apprenons deuxièmement que ces marchés des Suds ne sont pas égaux entre eux. On apprend troisièmement que les difficultés auxquelles ils doivent faire face se ressemblent tout de même : les gouvernements nationaux peinent à financer le secteur pharmaceutique autochtone ; le matériel, les ressources humaines et les compétences techniques dépendent des pays du Nord ; le fonctionnement quotidien – par exemple la continuité 24h/24 de l’électricité – s’avère difficile. Plus important encore, « l’entrée dans les circuits de distribution » est « le nerf de la guerre » (p. 82). Le chapitre 3 y est dédié : Mathieu Quet s’attèle à nous montrer que « [l]e problème des médicaments illicites résulte des conflits et des irrégularités provoqués par cette situation », en devenant « le symptôme de la concurrence exacerbée » au sein du processus de distribution (p. 82). Voici le cœur du raisonnement : les normes internationales étant trop restrictives, les petits fabricants et les petits distributeurs du Sud se trouvent contraints à les contourner pour pouvoir survivre.
8La deuxième partie de l’ouvrage s’occupe du tournant sécuritaire du marché mondial des médicaments. Le chapitre 4 montre comment d’une politique de « sûreté » on est passé à une politique de « sécurité », avec une criminalisation des infractions, une mise en avant des enjeux économiques de la propriété intellectuelle et avec une gestion du phénomène par le biais de partenariats public-privé et des forces de l’ordre. Ce changement de politique s’accompagne d’un traitement discursif dans les médias qui, selon Mathieu Quet, 1) confond entre médicaments génériques et contrefaits, 2) puise dans la littérature scientifique, non sans en pervertir les propos ou passer sous silence les remises en question des méthodes de détection des faux, et 3) fait référence à des autorités épistémiques comme l’OMS, dont les chiffres proviennent souvent des multinationales ! Le chapitre 5 se penche sur l’élément policier du contrôle des flux des marchandises médicales, ayant trois dimensions (juridique, réglementaire et technique) et se manifestant par trois formes de contrôle (l’inspection des marchandises transportées, l’analyse bureaucratique et chimique des produits et l’évaluation après coup des effets des substances vendues). Ce contrôle, de plus en plus technologisé (hologrammes, codes-barres, etc.), se fait par les autorités internationales et nationales, ainsi que par des détectives privés embauchés par les firmes. Mathieu Quet en conclut que « [l]e premier souci de la sécurité pharmaceutique quand elle est assurée par les multinationales est le respect de la propriété intellectuelle et du droit des marques, et non pas la nécessité d’assurer l’accès à des médicaments de qualité » (p. 142).
- 1 Le régime logistique n’est pas propre au domaine pharmaceutique et à l’époque contemporaine. Cette (...)
9La troisième et dernière partie de l’ouvrage se compose d’un chapitre 6 très théorique et porteur d’un concept original et inédit, et d’un chapitre 7 conclusif qui prend le point de vue des consommateurs des médicaments illicites. L’intéressante proposition du chapitre 6 – étrangement non annoncée en introduction – consiste dans la définition du « régime logistique » en général et de celui pharmaceutique en particulier1. Un régime logistique est « un assemblage de formes de travail, de lois, de modes de transport, d’appareillages administratifs, de pratique[s] de contrôle, mais aussi de mouvements de contestation et de révolte » (p. 161). Un régime logistique cadre, à l’aune des régimes politiques, les infrastructures, les stratégies marchandes, la répartition des pouvoirs, ainsi que la définition des subjectivités et du bien commun. C’est tout un « monde » qui est en cause. Quant au régime logistique pharmaceutique contemporain, illustré page 177, il consiste dans la régulation des flux de marchandises médicales, à travers laquelle on régule « la vie biosociale » (p. 180) des individus et des populations, dans le but de l’augmentation de la plus-value issue de la commercialisation de ces produits. Mathieu Quet re-politise, ainsi, le marché des médicaments, en nous disant qu’il est bien plus qu’un simple marché, et nous rappelle que l’impérialisme Nord-Sud est toujours présent, bien qu’il ait changé de forme.
10Le chapitre 7 aborde les contestations du régime logistique pharmaceutique contemporain et, en guise de conclusion, porte l’attention sur le fait que ce sont les usagers des médicaments « qui dans leurs actes quotidiens provoquent les multiples détours, diversions et soustractions qui subvertissent le régime » (p. 185). Pour résumer ce dernier acte, pourrait-on dire avec nos termes que le régime logistique mondial produit des « contre-régimes » locaux et interstitiels, correspondant à autant de formes de résistances contre un ordre mondial qui privilégie les profits liés aux objets (médicaux) à la qualité de la santé des populations
11Le livre est de toute évidence conçu pour un public large, ce qui en rend aisé l’accès et agréable la lecture. Cependant, les chercheur.es seront peut-être frustrés par un certain nombre de renoncements faits au nom de la lisibilité. En premier lieu, lorsqu’on découvre l’apport théorique du livre avec le sixième chapitre, on se demande pourquoi il n’a pas été annoncé dès l’introduction : en y étant préparé.e, le.la lecteur.trice peut en collecter les éléments constitutifs au fur et à mesure de la lecture, pour culminer avec le chapitre qui l’explicite. En deuxième lieu, on regrette que la panoplie des approches, riches et hétérogènes, reste peu ou point explicitée. On aurait aimé quelques points méthodologiques, en introduction, au fil des chapitres ou même en note, pour en savoir davantage sur les cadrages théoriques ayant inspiré et guidé l’auteur sur le terrain. Troisièmement, les spécialistes resteront sur leur faim en ce qui concerne notamment la matérialité de l’enquête de Mathieu Quet, dont il nous dit très peu – ce qui est certainement dû aux contraintes éditoriales plus qu’à une volonté de l’auteur. De quoi se compose son dispositif d’enquête ? Finalement ce chercheur a rencontré des individus aux vies extraordinaires, dont on aimerait savoir davantage : où les a-t-il rencontrés, comment les a-t-il connus, comment a-t-il circulé entre les milieux ? Ces quelques remarques mises à part, l’ouvrage de Mathieu Quet a en définitive le mérite de tenir ensemble un objet multiforme et de réussir à en restituer une image synthétique et cohérente, respectant la diversité des acteur.trices, l’hétérogénéité des échelles spatiales et temporelles, et les contradictions réelles et apparentes qui forment ce tout.
Notes
1 Le régime logistique n’est pas propre au domaine pharmaceutique et à l’époque contemporaine. Cette notion « emprunte », dit Mathieu Quet, ou plutôt s’ajoute, selon nous, à d’autres notions de « régimes » – notamment celle de « production de savoir » de Dominique Pestre et celle de « santé globale » d’Andrew Lakoff –, tandis qu’il en subsume certains qui prennent en compte des aspects spécifiques – tel le régime sécuritaire, précédemment décrit, ou le régime de « mise à la consommation » de Joseph Dumit (voir Pestre D. (2003), Science, argent et politique, Versailles, Quæ ; Lakoff A. (2010), « Two Regimes of Global Health », Humanity: An International Journal of Human Rights, Humanitarianism, and Development, vol. 1, no 1, p. 59-79 ; Dumit J. (2012), Drugs for Life, Durham, Duke University Press).
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Référence électronique
Fabrizio Li Vigni, « Mathieu Quet, Impostures pharmaceutiques. Médicaments illicites et luttes pour l’accès à la santé (La Découverte, 2018) », Sociologie [En ligne], Comptes rendus, 2019, mis en ligne le 20 septembre 2019, consulté le 22 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/5697
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