
1Depuis les années 1960, la composition sociodémographique des universités d’élite étasuniennes a changé. À Amherst College (Massachussetts), une petite université de 1900 étudiants au cœur de l’ouvrage d’Elizabeth Aries, environ un quart des étudiants étaient des enfants d’anciens élèves de l’université en 1967. En 2005, ils ne sont plus qu’un sur huit. L’auteure, psychologue à Amherst, examine les effets de cette hétérogénéité sociale croissante au sein de cette université privée d’élite, régulièrement classée première des liberal arts colleges aux États-Unis (notamment par l’US News and World Report) où les frais de scolarité peuvent s’élever à plus de 60 000 dollars par an. L’ouvrage s’appuie sur une enquête par questionnaires et des entretiens semi-directifs, menés entre 2005 et 2006. L’attention portée aux dimensions sociales, économiques et raciales des rapports entre étudiants en fait un ouvrage notable dans la littérature sur les inégalités à l’université, principalement orienté vers les effets de la « diversité » et les « défis » que rencontrent les étudiants selon leur appartenance de classe et raciale.
2L’enquête, réalisée par l’auteure et par quatre enquêteurs, porte sur 58 étudiants de première année (31 femmes et 27 hommes). S’appuyant sur les données du bureau des admissions d’Amherst, le corpus d’enquêtés a été construit en formant quatre groupes :
3– les Blancs riches (affluent whites) (6 femmes, 8 hommes) ;
4– les Noirs riches (affluent blacks) (8 femmes, 6 hommes) ;
5– les Blancs « avec de grands besoins financiers » ou/et dont la famille a peu ou pas de diplôme (whites with high financial need, limited family education, or both) (10 femmes, 6 hommes) ;
6– les Noirs « avec de forts besoins financiers » ou/et dont la famille est peu ou pas diplômée (blacks with high financial need, limited family education, or both) (7 femmes, 7 hommes).
7Les enquêtés ont rempli un questionnaire en ligne puis ont participé à des entretiens au début et à la fin de l’année universitaire. Ceux-ci portaient sur les manières de penser et de vivre cette première année d’études supérieures, sur leur sociabilité étudiante et sur leurs rapports aux autres étudiants.
8Les deux premiers chapitres de l’ouvrage rendent compte des perceptions différenciées de l’expérience étudiante à Amherst selon l’appartenance de classe et de race. L’auteure montre que ces deux dimensions sont centrales pour comprendre les rapports entre étudiants. L’ouvrage rend tout d’abord visible la manière dont les étudiants enquêtés repèrent les différences sociales. Les possessions matérielles individuelles, tels que les vêtements, les bijoux et les accessoires sont ainsi reconnus comme étant des marqueurs sociaux et économiques distinctifs. La maitrise inégale et l’affichage différencié de ces codes matérialistes et consuméristes sont le reflet d’une socialisation au style de vie des classes supérieures étasuniennes, à laquelle beaucoup d’étudiants n’avaient jamais été confrontés (p. 125).
9L’enquête montre que les étudiants les moins dotés en capital économique et les étudiants noirs font face à bien plus de problèmes que les étudiants blancs riches pour s’intégrer dans une université blanche favorisée, très éloignée de leur univers social d’origine (p. 169). Les étudiants les mieux dotés en capital économique se sentent « au-dessus » des autres groupes sociaux. Qu’ils se déclarent Noirs ou Blancs, ce pôle dominant des étudiants a conscience des privilèges qui organisent leur vie étudiante qui se matérialise par le fait d’être passés par des classes préparatoires privées (prep school), où ils ont appris à « faire du réseau », à interagir avec les professeurs dans des situations informelles, et d’avoir pu accéder à des activités extra-scolaires (leçons de musique, sports, voyages à l’étranger, shopping, sorties au restaurant). Ces étudiants sont perçus comme « arrogants », « gâtés », « snobs » et ayant le sentiment que « tout leur dû » (p. 113) par les autres étudiants.
10Pour l’auteure, la question raciale joue un rôle déterminant dans les expériences des enquêtés noirs. L’enquête révèle un effet paradoxal des mesures de sélection scolaire, sociale et raciale par la discrimination positive mise en place afin de « diversifier » le recrutement des étudiants, notamment en direction de ceux issus de minorités raciales (Bowen & Bok, 1998) et des classes populaires. Largement minoritaires dans l’établissement enquêté (9 % de l’effectif total), la quasi totalité des étudiants noirs déclarent pourtant en début d’année que leur appartenance raciale leur a apporté des « opportunités » et leur a permis d’être « inclus ». À l’inverse, une infime minorité des étudiants blancs pensent que leur appartenance raciale leur offre des avantages (p. 36). L’enquête attire l’attention sur les effets du capital social sur la vie étudiante. Alors que celui-ci est au cœur de l’expérience dans le supérieur des étudiants blancs et riches, il est rarement perçu comme une ressource discriminante par les étudiants noirs dans l’accès à des avantages sociaux comme le fait de connaître les autres étudiants riches, d’avoir des parents médecins ou avocats dont le réseau donne accès à des stages et des jobs d’été.
11L’appartenance à un groupe racisé influence fortement les interactions sur le campus. Contre l’idée partagée par une partie des étudiants blancs que les Noirs tendent à s’« auto-ségréguer » lorsqu’ils se regroupent de manière informelle (à la cantine par exemple) (Tatum, 2003), l’auteure montre que ce sont les étudiants blancs qui ont tendance à se regrouper dans leur groupe racial, sans voir que cela participe du « privilège blanc » (white privilege) (McKinney, 2004). L’enquête permet de repérer des usages différenciés des sociabilités selon la classe et la race. Les étudiants noirs ou blancs peu dotés en capital économique déclarent en nombre des amitiés qui dépassent les frontières entre les groupes racisés et ceux non racisés. Pour plusieurs étudiants blancs, la rencontre avec des étudiants noirs, fortement sélectionnés scolairement et socialement, semble avoir eu des effets notables. Elle semble avoir remis en cause les préjugés raciaux qu’ils avaient à l’encontre des Noirs, et les a rendu plus sensibles au racisme et aux discriminations raciales dont ceux-ci étaient victimes.
12Cependant, les étudiants noirs restent confrontés au racisme dans l’enceinte du campus. Plusieurs enquêtés déclarent qu’ils sont souvent l’unique étudiant noir en cours. Cette situation minoritaire les contraint à se conformer contre leur gré à une position raciale homogène en incarnant ce qui est censé être le point de vue « des » Noirs et à le restituer en cours. L’enquête montre comment ces étudiants minoritaires doivent constamment forcer l’entrée au sein des groupes de pairs blancs. Bien qu’ils déclarent n’avoir jamais eu à faire face à des commentaires ouvertement racistes, la moitié d’entre eux déclarent avoir entendu ou avoir été l’objet de blagues racistes (p. 147). Ces étudiants font état de nombreux stéréotypes raciaux véhiculés par les étudiants appartenant aux groupes non-racisés : les étudiants noirs seraient « doués » pour le sport et moins « intelligents », des consommateurs de culture urbaine noire, issus des quartiers pauvres ségrégués, ravagés par la criminalité, confrontés à des modes éducatifs familiaux différents et porteurs de convictions partisanes afro-centristes.
13La fin de l’ouvrage (chapitre 9) aborde la question des effets transformateurs d’un passage par Amherst. L’auteure rappelle ici que les étudiants issus de familles peu dotées en capital économique témoignent des grands espoirs sociaux et professionnels que nourrissent leurs parents. C’est le cas de Danny, un étudiant blanc peu doté en capital économique, qui évoque le cas de sa mère qui le pousse à devenir médecin, profession qu’elle rêvait d’exercer sans pouvoir y parvenir (p. 160). L’exposition régulière aux normes légitimes auprès des étudiants blancs issus des classes supérieures et l’acquisition progressive de capital culturel modifient la présentation de soi des étudiants les moins dotés en capital économique. Ces derniers acquièrent des nouveaux goûts et une nouvelle hexis corporelle (présentation de soi plus ajustée à ce qu’ils perçoivent comme la norme sur le campus, nouveaux vêtements, réduction des accents régionaux d’origine et des manières de parler), une nouvelle posture « intellectualiste » mais aussi de nouvelles compétences interactionnelles qui les éloignent de leur groupe d’origine, de leurs anciens amis ou de leur famille. Le passage par cette université d’élite semble produire des transfuges de classe qui ont l’impression de « jongler entre deux mondes » bien distincts et éloignés spatialement, socialement et racialement dans le cas des enquêtés noirs (p. 162). L’auteure mobilise le cas de Steven, un étudiant noir riche, qui se sent comme un « caméléon » (p. 168) capable d’adopter plusieurs répertoires interactionnels, lorsqu’il est en compagnie de Noirs ou au contraire lorsqu’il est en compagnie de Blancs. Ces transfuges apparaissent dès lors plus enclins à énoncer un regard critique sur leur groupe d’origine qu’il juge, au cours des entretiens, « complètement différent », plus « étroit d’esprit », « pas au même niveau d’intelligence », « complètement blanc », « complètement isolé du reste du monde » (p. 165). En retour, lorsque les enquêtés manifestent un intérêt pour des choses intellectuelles, ils sont perçus comme des outsiders, condescendants et élitistes, par les membres de leur groupe d’origine. La socialisation d’étudiants peu dotés en capital économique dans une université d’élite a par conséquent un effet doublement clivant : d’une part, elle transforme le regard que leurs proches portent sur eux, et d’autre part, elle modifie le regard que portent les enquêtés sur leur groupe d’origine.
14La mobilisation de catégories psychologiques telles que l’anxiété, la confiance, l’empathie s’avère parfois incommodante pour des sociologues habitués à décrire les expériences des étudiants depuis les rapports sociaux. Néanmoins, l’auteure intègre ces derniers à son analyse et le livre n’en reste pas moins une contribution empirique importante pour la compréhension des inégalités sociales et raciales dans les institutions scolaires élitistes et plus largement de la fabrication des élites étasuniennes, sans toutefois interroger la dimension genrée de cette expérience étudiante singulière. Les résultats marquants de l’ouvrage sont confirmés par d’autres travaux (Benediktsson, 2012 ; Stuber, 2011 ; Torres, 2009) montrant que les classes populaires et les groupes racisés continuent de rencontrer de sérieux obstacles à la socialisation au sein des campus d’élite. En outre, l’aspect longitudinal des données est un point fort de l’enquête et donne à voir des différenciations d’expérience assez fines sur la première année.
15Le choix de porter une attention particulière au groupe de pairs permet de repérer certaines des transformations importantes au cours de la première année d’étude à Amherst. Celles-ci ne restent cependant appréhendées que depuis les seules déclarations des enquêtés et ne s’appuient pas sur des observations directes d’interactions entre étudiants ou avec les personnels enseignants (Collier & Morgan, 2008 ; Kim & Sax, 2009) ou administratif (Holland, 2015), dans lesquelles les dissymétries sociales, économiques et de pouvoir semblent au moins aussi importantes que dans les groupes de pairs. En se concentrant sur les relations interpersonnelles déclarées, l’auteure ne saisit pas les effets des trajectoires et des ressources de départ des étudiants (Lareau, 2003), ni les rapports de pouvoir incarnés.
16La stratégie d’enquête retenue peut ainsi renforcer l’impression qu’Amherst est un espace social finalement assez peu antagonique où les inégalités sociales et raciales tendraient à se réduire. Ce résultat contraste avec des recherches qui ont montré que les étudiants défavorisés vivent un « choc culturel » au moment de leur entrée dans une université d’élite (Torres, 2009) beaucoup plus violent que celui relaté par l’enquête, que d’autres ont souligné que l’expérience des étudiants noirs tend à accentuer les inégalités raciales sur le campus d’une des plus importantes universités publiques majoritairement blanche (Feagin et al., 1996), de Northwestern University et Howard University (Willie, 2003) ou encore que les bénéfices sociaux ou symboliques à la sortie de ces établissements sont extrêmement différenciés (Armstrong & Hamilton, 2013 ; DiMaggio & Mohr, 1985 ; Rivera, 2015). Des travaux plus récents ont également montré que la sélection à l’entrée des universités d’élite des étudiants les moins favorisés reconduisent les inégalités liées aux différences de ressources dont ces derniers disposent avant l’entrée à l’université (Calarco, 2011 ; Carter, 2012 ; Jack, 2016 ; Reay et al., 2009 ; Stevens, 2007). L’ouvrage appelle d’autres enquêtes, plus attentives à l’articulation entre les propos des enquêtés, les interactions et les rapports de pouvoir, notamment les rapports sociaux de sexe, qui s’y jouent.