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Alfred Lubrano, Limbo: Blue-collar Roots, White-collar Dreams (Wiley, 2003)

Margot Delon
Référence(s) :

Alfred Lubrano (2003), LimboBlue-collar Roots, White-collar Dreams, Hoboken, NJ, Wiley, 256 p.

Texte intégral

1Publié en 2003, Limbo: Blue-Collar Roots, White-Collar Dreams est un ouvrage d’Alfred Lubrano, consacré au récit de l’expérience de la mobilité sociale aux États-Unis. Dès l’introduction, l’auteur, employé par le Philadelphia Inquirer, positionne ce livre comme étant celui d’un journaliste et non d’un sociologue : s’il traite bien des questions de classe sociale – et A. Lubrano mobilise à cet égard de nombreuses références scientifiques –, le texte a été voulu accessible à « ceux qui n’ont pas de doctorat » (p. 1). Limbo a aussi comme particularité d’être très narratif et de comporter une dimension autobiographique revendiquée. Des premières manifestations d’aspirations à la mobilité sociale (chapitre 1) à leur réalisation, parfois contrariée, à l’école (chapitre 2), à l’université (chapitres 3 et 4), dans le monde du travail (chapitre 6) et dans l’univers familial (chapitre 7), les lecteurs et lectrices sont invité·e·s à suivre des Straddlers. Il s’agit de personnes faisant l’expérience d’une profonde dualité en raison de leur mobilité sociale (chapitres 5 et 8), d’où le terme de « Straddler » qui peut se traduire par l’idée d’ambigüité ressortant d’une position à cheval entre plusieurs choses différentes. Une centaine d’entretiens a ainsi été réalisée par A. Lubrano dans tous les États-Unis avec des personnes, d’âges très différents, nées dans des familles de classe populaire, qui ont obtenu des diplômes universitaires, qui se sont élevées dans la hiérarchie des professions (relativement à leurs parents) et qui appartiennent aujourd’hui aux classes moyennes et supérieures. Parfois, ces personnes ont été rencontrées plusieurs fois et certaines d’entre elles ont même été suivies dans les visites qu’elles ont effectuées dans leurs familles. Il résulte de ce riche terrain une écriture très vivante, qui fait la part belle aux portraits détaillés et sensibles de ces Straddlers, dont les ambivalences constituent sans doute le véritable fil directeur du livre. Si les sociologues pourront juger déjà connus certains de ses arguments, A. Lubrano a le grand mérite d’en offrir une représentation claire et vivante.

2Lui-même fils de parents d’origine italienne (père maçon et mère agent d’entretien en milieu scolaire), A. Lubrano a voulu avec ce livre s’attaquer à ce qu’il perçoit comme un angle mort dans les travaux sur les classes sociales, les phénomènes culturels et les émotions impliquées par la mobilité sociale. Il montre ainsi comment les inégalités culturelles se manifestent au cours des parcours, comment elles sont fortement incorporées par les individus et comment elles nourrissent des tensions d’ordre parfois très intimes qui peuvent compromettre ou atténuer la « réussite » sociale.

3L’auteur fait ainsi de la culture un pivot de son analyse. En s’inspirant d’un précédent travail sur la mobilité sociale parmi les universitaires (Strangers in Paradise de Jake Ryan et Charles Sackrey, publié en 1996) ainsi que de la notion de capital culturel de Pierre Bourdieu, il la définit comme un « réseau culturel de valeurs partagées, de significations et de valeurs » qui agit comme un « script, une carte, un guide » (p. 5). Le titre du livre, Limbo, découle de l’idée que les Straddlers ne sont à l’aise dans aucun univers culturel, ni dans celui des classes populaires, dans lequel ils ont été socialisés, ni dans celui des classes moyennes et supérieures, dont ils sont progressivement devenus familiers, ce qui a reconfiguré une partie de leurs normes, de leurs pratiques et de leurs aspirations.

4Certaines dispositions, profondément incorporées, résistent pourtant à la transformation et ce sont les dynamiques d’ajustement et de désajustement que cette résistance occasionne qui sont au cœur de l’ouvrage. Trois d’entre elles reviennent de façon transversale dans le livre et dans les expériences des Straddlers à l’université, dans le monde du travail et en famille.

5Le premier de ces exemples a trait au franc-parler qui serait la marque des classes populaires. Dans les univers professionnels et familiaux qu’ils fréquentent, les Straddlers doivent faire avec un style de langage prédominant bien différent, celui des classes moyennes et supérieures, souvent détourné et à demi-mots. Ainsi, explique A. Lubrano, la culture corporate aux États-Unis est fondée sur le calme, la capacité à maîtriser ses émotions et à faire preuve de réserve. Dans les nombreux cas qu’il convoque, ces valeurs semblent précisément faire défaut aux Straddlers qui revendiquent une approche « honnête et directe » et préfèrent souvent la franchise au louvoiement, parfois de façon quasi viscérale (« Brooklyn rose hot in my belly », écrit par exemple A. Lubrano, p. 133). Cette socialisation différenciée peut devenir un obstacle dans leurs carrières, leurs supérieurs les jugeant à l’aune des valeurs en vigueur dans les classes moyennes et supérieures. Et les Straddlers qui s’acculturent peu à peu à ce nouveau style langagier n’en sont pas particulièrement fiers : « The middle-class workplace pumps cowardice into your veins » en conclut, amer, A. Lubrano (p. 135).

  • 1 Annette Lareau (2015, p. 2) analyse de façon plus détaillée ce sense of entitlement qui constitue, (...)

6La deuxième disposition que l’on retrouve dans les expériences des Straddlers est le goût pour le travail et l’effort transmis par les parents qui s’oppose au sentiment de légitimité (sense of entitlement) des personnes issues des classes moyennes et supérieures. C’est à l’université que la prise de conscience de cette différence se produit : alors que les Straddlers doutent beaucoup de leur capacité à suivre des études supérieures, les autres étudiant·e·s se sentent complètement à l’aise, par exemple pour intervenir en cours et interpeller des enseignant·e·s afin de débattre d’une idée ou demander un service. À l’inverse, les Straddlers se sentent limités par des socialisations scolaires et familiales à l’obéissance et à la discipline (p. 55 et p. 93). Dans la même perspective, les déceptions peuvent être fortes dans le monde du travail lorsque les Straddlers se rendent compte qu’il ne suffit pas de « bien faire » son métier pour avoir des opportunités professionnelles (p. 143), mais qu’une connivence culturelle et un goût pour le réseau, une fois encore liés à une forte confiance en soi, sont des facteurs d’avancement bien plus efficaces1.

7Ces prises de conscience ne sont pas sans effet. Un point très intéressant soulevé par l’ouvrage concerne à cet égard les stratégies mises en place par les Straddlers lorsqu’ils deviennent eux-mêmes parents afin que leurs enfants héritent davantage de leur goût du travail que du sense of entitlement. Tout en se rendant compte qu’il va être difficile de les protéger de leur richesse, ils en viennent ainsi à vivre légèrement au-dessous de leurs moyens, à tenir leurs enfants à l’écart des écoles d’élite, à les faire chercher des petits-boulots précocement, à leur faire fréquenter autant que possible leurs grands-parents de classe populaire ou à les confronter très tôt à la réalité des inégalités sociales : « Somebody like your grandmother is doing the cleaning here », dit par exemple un père à ses enfants au restaurant (p. 187). On peut d’ailleurs regretter qu’A. Lubrano ne mentionne pas davantage les conflits entre des parents issus de milieux sociaux différents que ces stratégies éducatives peuvent entraîner et qui pourraient être la suite des relations amoureuses transclasses que l’auteur analyse.

8Enfin, la solidarité et le sens du collectif incorporés lors de la socialisation influencent durablement les choix des Straddlers ainsi que les relations entretenues avec le milieu d’origine. Lorsqu’ils s’inscrivent à l’université et qu’ils construisent leur carrière, ils font ainsi souvent primer la proximité avec leur famille sur le prestige éventuel qu’une mobilité plus forte pourrait leur apporter. Cette fidélité au milieu d’origine se donne à voir pour certains (dont A. Lubrano) dans le soutien inconditionnel aux mouvements de grève et pour d’autres dans le fait d’engager de préférence, lorsqu’ils en ont le pouvoir, des personnes issues des classes populaires. Cette relation au milieu d’origine est cependant pleine d’ambivalences et ce tout au long du parcours. En dépit d’un respect des parents que l’auteur décrit comme « quasi religieux » (p. 17), les tensions sont nombreuses. Une enquêtée d’A. Lubrano explique ainsi comment, lorsqu’elle joue avec sa mère au Scrabble, elle fait toujours exprès de perdre afin de ne pas la froisser. Les parents peuvent également remettre en question les choix de carrière que font leurs enfants, surtout si elles s’avèrent plus prestigieuses sur le plan culturel ou symbolique que rémunératrices financièrement (c’est le cas d’A. Lubrano, qui est journaliste).

9Limbo est ainsi un ouvrage marquant et extrêmement riche, qui fait écho aux travaux français de Paul Pasquali (2014) sur la place des sociabilités, des dispositions incorporées et des émotions dans les expériences de mobilité sociale en milieu universitaire notamment. Malgré son titre et la référence récurrente qui est faite au sentiment de dualité identitaire, de l’incipit – « I am two people » – au titre du dernier chapitre – « Duality: The Never-Ending Struggle with Identity » –, le livre évite assez bien les écueils du misérabilisme et du populisme en mettant l’accent sur les manières qu’ont les Straddlers de faire face aux coûts de la mobilité sociale. En France, il est dommage que l’ouvrage soit demeuré largement méconnu ; Jules Naudet le mobilise toutefois dans plusieurs de ses publications afin de souligner la place que les sentiments de honte et de dualité tiennent dans certains travaux sur les ascensions sociales (Naudet, 2011, 2012a, b, c).

10Plusieurs questions demeurent néanmoins en suspens et pourraient constituer autant de pistes d’approfondissement de l’enquête d’A. Lubrano. Les différences entre Straddlers sont ainsi peu analysées, ce qui donne une vision parfois homogénéisante des classes sociales. Si le genre est évoqué, les écarts d’âge (de 18 à 70 ans pour les personnes interviewées), de génération et de position sociale le sont beaucoup moins. Or, un certain nombre de Straddlers interviewés par A. Lubrano sont des universitaires. Outre la plus forte réflexivité que leur reconnaît l’auteur, il doit exister des variations dans le vécu et les pratiques entre les personnes qui ont connu des ascensions économiques ou par le diplôme (Pagis & Pasquali, 2016).

11Dans la même perspective, il aurait été intéressant d’avoir davantage d’éléments sur les agents ou les contextes socialisateurs à l’origine des aspirations à la mobilité sociale que décrit l’ouvrage. Les parents sont un peu évoqués : A. Lubrano explique notamment l’influence qu’a eu sa mère, qui lisait beaucoup et aurait aimé réaliser des études supérieures, sur sa trajectoire scolaire et sur celle de son frère. Mais il existe sans nul doute d’autres sources et modes d’influence comme les pairs, certains enseignant·e·s ou les grands-parents (Santelli, 2001). On peut également regretter que la dimension structurelle de ces expériences ne soit jamais traitée, alors que l’évolution des contextes historiques et politiques peut s’avérer cruciale. À titre d’exemple, s’il est certain que, comme l’auteur l’écrit, les études supérieures représentent historiquement une anomalie dans les milieux populaires, les dynamiques récentes d’allongement des études et les recompositions des aspirations qu’elles entraînent auraient pu être davantage questionnées (Beaud, 2007).

12Enfin, la dimension raciale des inégalités tend à être abordée en demi-teinte dans l’ouvrage. S’il faut reconnaître à l’auteur d’aborder de front certaines questions, comme l’Affirmative action (p. 159), on ne parvient pas à se départir à sa lecture de l’impression que race et classe seraient en concurrence dans l’échelle des facteurs explicatifs et des obstacles ressentis à la mobilité sociale et qu’une partie de l’argument de l’auteur consiste à faire reconnaître le poids plus fort des déterminations de classe qui seraient trop souvent occultées. À la fin du sixième chapitre consacré aux tensions à l’œuvre dans les mondes professionnels fréquentés par les Straddlers, il indique par exemple que les inégalités de race et de genre ont attiré énormément d’attention, à la différence de celles liées à la classe sociale, d’autant qu’il n’existerait pas de conscience aussi forte de ces inégalités ni d’organisation spécialisée dans la lutte contre ces dernières (p. 161). Il est sans nul doute dommage de séparer et d’opposer ainsi des dominations dont on sait qu’elles sont intrinsèquement liées, comme l’ont montré d’autres travaux sur les inégalités culturelles (Lareau, 2003), sur le fonctionnement des institutions scolaires (Khan, 2005) ou des recrutements des étudiant·e·s des filières d’élites (Rivera, 2015).

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Bibliographie

Beaud S. (2007), « 80 % au bac »... et après ? Les Enfants de la démocratisation scolaire. Postface inédite de l’auteur, Paris, La Découverte.

Khan S. R. (2005), La Nouvelle École des élites, Marseille, Agone.

Lareau A. (2003), Unequal Childhoods: Class, Race, and Family Life, 2011e édition, Berkeley, University of California Press.

Lareau A. (2015), « Cultural Knowledge and Social Inequality », American Sociological Review, vol. 80, no 1, p. 1-27.

Naudet J. (2011), « L’experience de la mobilite sociale. Plaidoyer pour une approche par le discours », Bulletin de méthodologie sociologique, vol. 112, no 1, p. 43-62.

Naudet J. (2012a), « Mobilité sociale et explications de la réussite en France, aux États-Unis et en Inde », Sociologie, vol. 3, no 1, p. 49-59.

Naudet J. (2012b), « Devenir dominant. Les grandes étapes de l’expérience de la mobilité sociale ascendante », Revue européenne des sciences sociales, vol. 50‑1, no 1, p. 161-189.

Naudet J. (2012c), « “Se sentir proche quand on est loin”. Mobilité ascendante, distance sociale et liens au milieu d’origine aux États-Unis, en Inde et en France », Sociétés contemporaines, vol. 88, no 4, p. 125-153.

Pagis J. & Pasquali P. (2016), « Observer les mobilités sociales en train de se faire », Politix, no 114, p. 7-20.

Pasquali P. (2014), Passer les frontières sociales. Comment les « filières d’élite » entrouvrent leurs portes, Paris, Fayard.

Rivera L. A. (2015), Pedigree: How Elite Students Get Elite Jobs, Princeton, Oxford, Princeton University Press.

Santelli E. (2001), La Mobilité sociale dans l’immigration. Itinéraires de réussite des enfants d’origine algérienne, Toulouse, Presses universitaires du Mirail.

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Notes

1 Annette Lareau (2015, p. 2) analyse de façon plus détaillée ce sense of entitlement qui constitue, selon elle, l’une des trois composantes du savoir culturel distinctif des classes moyennes et supérieures.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Margot Delon, « Alfred Lubrano, Limbo: Blue-collar Roots, White-collar Dreams (Wiley, 2003) », Sociologie [En ligne], Comptes rendus, 2019, mis en ligne le 15 mai 2019, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/5154

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Auteur

Margot Delon

margot.delon@gmail.com
Docteure en sociologie, OSC - Sciences Po, 27 rue Saint-Guillaume, 75337 Paris cedex 07, France

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