
1« Y’a-t-il de bonnes manières d’identifier et de mesurer la bonté, l’humanité, le caractère, l’ardeur, l’enthousiasme, la responsabilité, le dynamisme, la créativité, l’indépendance, l’hétérosexualité, etc., etc., ou devrions-nous simplement ne pas en tenir compte ? » (p. 267). Cette question, posée par un administrateur de l’Université Harvard en 1958, résume un état des luttes de définition de la notion de « mérite » (merit) dans la fabrication des élites aux États-Unis. Les critères extra-académiques par lesquels Harvard sélectionnait ses étudiants depuis les années 1920 pour conserver les clients (paying customers) de l’aristocratie WASP (White Anglo-Saxon Protestant) face à un afflux de candidats plus performants scolairement mais socialement indésirables (Juifs, intellectuels, communistes, étudiants « livresques », « névrosés » ou encore « efféminés ») étaient alors remis en cause par une fronde de professeurs, anxieux de faire prévaloir des critères plus « méritocratiques » pour que les États-Unis tiennent leur rang face au rival soviétique au lendemain du choc de Spoutnik.
2Le livre de Jerome Karabel se présente comme une sociologie historique des politiques de sélection des candidats à l’entrée dans les trois plus prestigieuses universités de l’Ivy League : Harvard, Yale et Princeton, ou les Big Three. Chronique de plus d’un siècle de conflits qui ont vu ces écoles du pouvoir s’ouvrir à des publics longtemps exclus (par ordre d’admission : Juifs, Noirs, femmes) tout en continuant d’exclure les neuf derniers déciles des revenus, The Chosen a bénéficié d’une réception attentive tant dans les revues spécialisées que dans les grands médias américains à sa parution en 2005 (Swartz, 2008). Cet accueil est d’autant plus étonnant pour un ouvrage exigeant de 557 pages – 711 avec notes et index – aux emprunts analytiques constants à la tradition sociologique européenne (Weber, Bourdieu, Young) et qui repose sur l’analyse d’une grande quantité de sources primaires : correspondance entre administrateurs, mémorandum, guides d’entretien et procès-verbaux des comités d’admission, rapports annuels, presse et courriers d’étudiants, périodiques d’anciens élèves (alumni), trombinoscopes (face books) et albums de finissants (yearbooks), etc. Le dépouillement de cette littérature grise, qui donne parfois au livre des allures d’« histoire de cabinet » (Thelin, 2008) est contrebalancé par le recours à des témoignages littéraires pour évoquer la vie sociale des campus et à la reconstitution minutieuse de biographies de pédagogues, de présidents d’universités réformateurs et d’autres gatekeepers, qui éclairent utilement le lecteur sur les idéaux partagés par des patriciens WASP soucieux de conserver leur influence sur une structure de pouvoir dont ils se sentent légataires.
3L’introduction de l’ouvrage pose deux hypothèses fondamentales. Premièrement, la définition du « mérite » sur laquelle repose l’admission dans les Big Three dépend de l’état des rapports de force entre différents groupes qui se partagent le pouvoir dans la société américaine. Cette définition est donc fluide et reflète les valeurs et intérêts de ceux qui ont le pouvoir d’imposer leurs « idéaux culturels » à un moment donné. Ces universités privées doivent en effet composer avec divers groupes d’intérêts : anciens élèves, riches donateurs, organisations étudiantes, professeurs, groupes minoritaires mobilisés, etc. Elles sont ainsi contraintes de réformer leurs politiques de sélection de temps à autre pour sauvegarder le minimum de croyance en la promesse de mobilité sociale par l’effort individuel sur laquelle repose l’ordre social et politique : l’abandon du vieil idéal de l’égalité de condition au profit de l’égalité des chances est à ce faible prix.
4La deuxième hypothèse fondamentale est qualifiée par l’auteur de « loi d’airain de la sélection » (iron law of admissions, p. 2) : une université ne conservera sa politique de sélection qu’aussi longtemps qu’elle servira ses intérêts institutionnels. Aussi injustifiables et arbitraires qu’elles puissent paraître de l’extérieur, ces politiques sont rationnelles du point de vue de l’institution : les présidents de ces universités doivent être regardés comme des « managers sous contrainte, pas très éloignés de dirigeants de grandes entreprises, dont la mission principale vise à défendre la position de leur organisation dans un environnement hautement concurrentiel » (p. 9).
5Le livre de J. Karabel est divisé en trois parties, qui correspondent approximativement à trois « régimes de sélection » (admissions regimes, p. 2) qui se sont succédé dans le temps, reposant chacun sur une définition particulière du « mérite ». Le premier régime se met en place à partir des années 1880 quand Harvard, Yale et Princeton assoient leur prestige à travers leur domination des compétitions de football. Ce régime se caractérise par une sélection sur la base d’un examen d’entrée, requérant la maîtrise d’une culture classique évaluée par des épreuves de latin et de grec ancien. Alignés sur les curriculums des écoles préparatoires privées de la Nouvelle-Angleterre (prep schools), ces examens excluent de facto les candidats aux origines plus modestes issus de l’enseignement public. Car il s’agit bien de former de futurs dirigeants plutôt que des intellectuels : le système de valeur des Big Three tend alors à privilégier les performances sportives et l’accès aux clubs sociaux les plus en vus plutôt que les résultats scolaires, en application de la doctrine du « Christianisme musculaire » (muscular Christianity) importée de l’Empire britannique par le pédagogue Endicott Peabody. Les tentatives de réformes des présidents de Harvard et de Princeton pour éliminer le football et les activités sociales des campus se heurtent à la résistance des anciens élèves et des étudiants : c’est l’époque des Gentleman’s C, note de repêchage attribuée aux fils de bonnes familles pour conserver ces clients qui sauront se montrer généreux envers l’université une fois arrivés à des positions de pouvoir.
6Ce premier régime prend fin dans les années 1920, quand les barrières curriculaires de l’examen d’entrée ne permettent plus à elles seules de préserver l’entre-soi de l’aristocratie WASP : l’alerte est donnée par l’Université Columbia, qui voit son campus envahi d’étudiants juifs issus des dernières vagues d’immigration d’Europe de l’Est, dont les performances scolaires leur permettent de passer l’examen d’entrée en dépit de leurs origines modestes et de leur scolarisation dans le public. Déjà délaissée par les enfants des élites new-yorkaises dont la majorité choisissent Harvard et Yale, Columbia se retrouve confrontée à un « WASP flight » (p. 87) qui menace sa survie financière. Un quota est alors mis en place en 1921, faisant chuter la proportion d’étudiants juifs admis en première année de 40 % à 22 %.
7Jerome Karabel excelle dans la description de l’atmosphère raciste et nativiste de cette « décennie anglo-saxonne » (E. Digby Baltzell), marquée par la peur de l’agitation communiste ciblant en particulier les Juifs originaires de Russie, l’émergence du Ku Klux Klan comme mouvement de masse, le succès remporté par des ouvrages racistes à prétention scientifique et le vote de lois visant à endiguer le flux d’immigrants « non nordiques », comme l’Immigration Act de 1921. Pour éviter d’atteindre un seuil au-delà duquel le nombre d’étudiants juifs ferait fuir les candidats WASP, les présidents de Harvard, Yale et Princeton décident de passer à l’action. Après que la réputation de Harvard comme institution « méritocratique » eut souffert d’un projet de quota débattu publiquement, cette réponse à ce que les archives désignent comme le « problème juif » (Jewish problem) prend la forme de discriminations indirectes, par la prise en compte d’un ensemble de critères subjectifs évalués par des lettres de recommandation et entretiens, tels la « personnalité », le « caractère » ou le « leadership », ainsi que par un arsenal de mesures allant de la limitation du nombre d’étudiants admis en première année au durcissement des critères de bourses, en passant par la promotion d’une diversité géographique qui désavantage les pôles métropolitains du Nord-Est (où résident les trois-quarts des Juifs américains) en faveur des territoires ruraux du Midwest et de l’Ouest.
8Ce second régime de sélection connaît des adaptations majeures sous la présidence de James Bryant Conant à Harvard (1933-1953), qui en dépit de déclarations publiques en faveur d’une sélection véritablement « méritocratique » et d’une redistribution des privilèges face à la montée des périls communiste et fasciste, se montre un réformateur prudent en mettant en place un programme national de bourses sur critères sociaux, tout en laissant aux Admission Offices leur pouvoir discrétionnaire dans l’exclusion des candidats indésirables. Le système de classification qui se met alors en place à Harvard est particulièrement complexe. Un premier principe de tri géographique divise le territoire national en 22 zones (dockets), chacune associée à un objectif chiffré de candidats à recruter (target) au détriment des concentrations métropolitaines. En compétition dans chaque zone, les candidats sont ensuite classés selon quatre critères : la personnalité, la performance académique (mesurée à partir de 1934 par le score obtenu au Scholastic Aptitude Test ou SAT), les activités extra-académiques et la performance sportive, dont la combinaison donne une note globale évaluant chaque candidat de 1 (« Admission évidente ») à 9 (« Rejet ferme »). Les candidats ayant passé ce premier tri sont ensuite répartis dans douze catégories désignées chacune par une lettre et combinant des jugements académiques et extra-académiques, tels que « A » pour All-American (« sain, performances sportives et style, avec un degré de participation aux activités extra-académiques sans avoir les meilleures performances académiques ») ou « L » pour Lineage (catégorie réservée aux fils d’anciens élèves et de professeurs).
9Ironiquement, le caractère hautement subjectif de ce nouveau régime de sélection lui permet d’être utilisé à des fins d’exclusion comme d’inclusion de certains groupes par une discrimination positive. Nulle part ces changements ne se font avec autant de rapidité qu’à Yale sous l’impulsion de son président Kingman Brewster (1963-1977) et de son directeur des admissions Inky Clark (1965-1969), qui vont entreprendre de diversifier leur public étudiant dans le souci d’enrayer le déclin de Yale face à Harvard, alors mesuré par le taux de rétention (yield rate) des reçus aux deux établissements, mais aussi face à la montée en gamme de nouveaux compétiteurs aux critères de sélection plus démocratiques (Stanford, MIT). Inky Clark va commencer par remettre en cause le traitement préférentiel donné jusqu’alors aux candidats issus des prep schools (qui passent de 56 % à 38 % des reçus entre 1960 et 1967) pour ouvrir ses portes aux candidats issus des écoles publiques new-yorkaises comme la Bronx High School of Science. Une fois cette barrière géographique levée, le nombre d’étudiants juifs admis en première année va presque doubler en un an, passant de 16 % des reçus en 1965 à 30 % en 1966. Les fils d’anciens élèves (legacies) passent quant à eux dans le même temps de 26 % des reçus en 1960 à 10,6 % en 1967, tout en conservant jusqu’à aujourd’hui de bien plus fortes chances d’admission que les autres.
10Si la prise en compte de l’intérêt institutionnel de Yale a été décisive dans ces changements, un intérêt national des plus vitaux va précipiter la révolution à venir : la peur d’un basculement du pays dans une nouvelle guerre civile à la suite des insurrections des ghettos noirs des années 1965-1968. Parti de Watts, le danger se rapproche des Big Three avec l’insurrection du ghetto de Newark en 1967 et se confirme l’année suivante quand le campus de Columbia est occupé par des étudiants blancs et noirs protestant contre la ségrégation d’un gymnase au cri de « Two, three, many Columbias ». Inky Clark s’appuie alors sur une organisation étudiante pour élargir le vivier de candidats noirs à l’entrée à Yale, dont le nombre de reçus explose : 96 étudiants noirs font leur entrée en 1969 sur un total de 155 reçus (comparés à 55 en 1968), portant leur part à 8 % des étudiants admis en première année, contre 2 % quatre ans plus tôt.
11L’intégration des Noirs prépare la voie à l’intégration des femmes, cette moitié de la population qui était exclue de Princeton et de Yale jusqu’en 1969 et reléguée dans un collège universitaire distinct à Harvard jusqu’en 1977. Les Big Three se contentent ici de relayer une demande de coéducation venue de leur public masculin, afin de conserver leur attractivité à l’heure de la libération sexuelle. Impensables pour les minorités ethno-raciales depuis leur usage dans la discrimination des Juifs, des quotas sont introduits qui élèvent progressivement le ratio des femmes admises par rapport aux hommes : à Yale celui-ci passe ainsi de 2,7 hommes reçus pour une femme en 1969 à deux hommes pour une femme en 1971. Un débat oppose l’adoption d’un quota paritaire à un principe de sélection à l’aveugle (sex-blind), qui prévaudra finalement en 1974. Le part des femmes reçues passe alors de 36 % à 46 % en cinq ans. Ces changements de la démographie étudiante provoquent une révolte des anciens élèves qui précipitent une crise financière en retirant leurs dons, tandis que des candidats recalés saisissent les tribunaux en s’estimant victimes d’une discrimination, avant que la Cour suprême ne consacre le principe d’un recours à des mesures positives (affirmative action) pour compenser des groupes historiquement désavantagés en 1977.
12Le troisième régime de sélection qui s’est généralisé depuis le milieu des années 1970 repose ainsi sur des « admissions sans condition de revenus (need-blind), sans discrimination contre les femmes et les Juifs, et avec une considération particulière pour les minorités historiquement sous-représentées ainsi que pour les athlètes et les enfants d’anciens élèves » (p. 484). Cette coexistence curieuse entre critères aristocratiques et démocratiques, entre la promotion d’une diversité sexuelle et raciale et la persistance de profondes inégalités de classe, est le résultat d’un compromis passé entre l’élite traditionnelle WASP et une « nouvelle classe » (Alvin Gouldner) de professionnels à fort capital culturel, symbolisée par le croisement des courbes des enfants de chefs d’entreprise et d’enseignants reçus dans les Big Three à la fin des années 1970. Bien que plus ouvert que par le passé, le régime de sélection en vigueur aujourd’hui se fait surtout par l’argent, alors que l’attribution de bourses ne peut compenser totalement l’augmentation de frais de scolarité dont moins de 10 % des familles américaines peuvent s’acquitter, dépassant les 40 000 dollars annuels en 2004 (50 000 dollars en 2018).
13La remise en cause de certaines idées reçues sur le « modèle » universitaire américain n’est pas le moindre mérite du livre de J. Karabel, à l’heure où les universités françaises s’engagent sur la voie d’une sélection et d’une mise en concurrence généralisées. Parmi celles-ci, la perte de pouvoir des professeurs sur les administrateurs, comme la valorisation des activités sportives ou sociales au détriment de l’investissement dans l’enseignement et la recherche, ne sont pas des phénomènes nouveaux : les grandes universités américaines ne se sont jamais complètement autonomisées du pouvoir des élites économiques, malgré la montée en puissance des universités publiques dans la seconde moitié du xxe siècle. Ce livre important complète d’autres travaux qui ont renouvelé la sociologie américaine des élites, éclairant leurs modes de socialisation et de domination spécifiques par rapport à d’autres sociétés aux hiérarchies culturelles plus marquées (Lamont, 1992 ; Van Zanten, 2009), comme la manière dont les transformations récentes de ces modes de domination en faveur d’une ouverture aux minorités se sont accompagnées d’un renforcement des inégalités de classe (Khan, 2011). On regrettera seulement à cet égard que J. Karabel s’intéresse moins aux « élus » auxquels le titre de son livre fait référence (en contrepoint, voir Warikoo, 2016 ; Jack, 2019) qu’aux gatekeepers chargés de ce choix – et parmi ceux-ci, moins aux agents ordinaires des Admission Offices qu’aux présidents d’université.