- 1 Petite commune française située proche de Lyon.
1Pascal Marichalar propose un ouvrage original qui retrace l’histoire d’anciens ouvriers d’une usine de production de pots en verre à Givors1, en quête de reconnaissance : celle d’avoir contracté des maladies mortelles du fait de leurs conditions de travail. Regroupés en association, ces verriers lancent un appel à soutien en 2013 auprès de scientifiques et de militants. C’est dans ce contexte que le sociologue Pascal Marichalar se propose de réaliser pour eux une enquête historique sur les conditions de travail au sein de la verrerie.
2En réalité, à l’arrivée du chercheur, le travail d’enquête est déjà bien engagé par les verriers. À l’aide des multiples archives récoltées par le collectif, d’entretiens menés avec les anciens verriers et leurs proches, et d’observations (de la vie de l’association, des audiences en justice et de verreries encore en activité), Pascal Marichalar mène pendant trois ans « une enquête sur une enquête » (p. 16). Il reconstruit, dans cet ouvrage, le long travail de recherche et de mobilisation des verriers pour que justice soit faite et propose, en somme, de nous plonger dans l’enquête en train de se faire teintée de sentiments d’injustice, de souffrances physiques et mentales, de décisions médico-administratives, d’expertises et de contre-expertises, de recours en justice et, avant tout, de grandes incertitudes et d’absence de responsable. D’où la question du titre de l’ouvrage : « Qui a tué les verriers de givors ? » à laquelle il est difficile de répondre sans désigner tout le système français de reconnaissance des maladies professionnelles voire le Code pénal en matière de mise en danger au travail.
3Captivant, très bien écrit, l’ouvrage se décompose en huit courts chapitres abordant chacun un aspect spécifique du chemin parcouru. Les analyses proposées tout au long de l’ouvrage s’inscrivent dans une sociologie critique centrée sur « les inégalités et les rapports de pouvoir qui structurent l’expérience des verriers » (p. 20).
4Hydrocarbure aromatique polycyclique, perchloréthylène, tétrachlorure de titane, oxyde de soufre, chrysotile (amiante) : autant de composés chimiques nocifs voire explicitement reconnus cancérigènes auxquels les verriers de Givors ont été exposés au quotidien et sans en être informés pendant toute leur carrière. Au travail, règnent une chaleur étouffante, un brouillard d’huile permanent, des saignements de nez réguliers sur certains postes. Cependant et avant tout, les verriers mettent en œuvre des savoir-faire valorisés et sont intégrés dans un collectif de travail soudé qui compense largement les conditions de travail difficiles. Ils disposent également d’emplois qui jouent un rôle central dans le système de sociabilité des familles apportant « profit matériel et symbolique » (p. 59). Au début des années 2000, à l’annonce de la fermeture de l’usine dans le cadre d’un montage financier du groupe auquel elle appartient, un profond sentiment d’injustice envahit les travailleurs qui s’engagent dans une importante mobilisation et lutte syndicale pour défendre les emplois, en vain. En même temps que s’éteignent définitivement les dernières cheminées de la verrerie, de manière plus insidieuse, des archives sont détruites, et les dirigeants de la verrerie s’éloignent. Les verriers obtiennent cependant la conservation de leur mutuelle et l’obtention d’un local pour faire vivre une association qui constituera un lieu essentiel dans les mobilisations à venir.
5Quelques années après la fermeture de l’usine, les cancers qui se développent chez les verriers et les décès prématurés alertent le collectif. Questions et soupçons de liens entre les maladies déclarées et les conditions de travail dans la verrerie voient le jour. C’est le début d’une longue enquête et la transformation progressive du sentiment d’injustice. Ceux qui luttaient contre la perte de leur emploi et la fermeture de leur usine quelques années plus tôt, s’apprêtent à se mobiliser contre les conditions de travail qui y régnaient. Cette contradiction, mise au jour par Pascal Marichalar, n’est en vérité pas propre aux ouvriers du verre. On la retrouve par exemple, de manières différentes, chez les vétérans des essais nucléaires (Barthes, 2017) ou encore chez les agriculteurs exposés aux pesticides (Jouzel & Prete, 2014).
6La fermeture de l’usine vécue comme « un pacte moral implicite rompu » (p. 187) par les verriers semble être un élément central dans leur intériorisation du statut de victime. « Les verriers n’auraient sans doute pas voulu réfléchir [aux effets potentiels de leur conditions de travail passées], tant qu’ils avaient l’impression d’être justement rétribués, sur le plan économique et symbolique. » (p. 187). Si le sentiment d’injustice a vu rapidement le jour chez les verriers, cela n’est donc pas automatique chez les salariés malades tant que le travail procure une reconnaissance suffisante.
- 2 Cette notion (conçue par le sociologue américain Phil Brown dans les années 1980) désigne le travai (...)
- 3 Il s’agit d’un groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle en Seine (...)
7Par ailleurs, différents acteurs sont impliqués dans ce processus. Ce sont en premier lieu les femmes des verriers et leurs familles qui font le lien entre l’état de santé et les conditions de travail passées. Puis, se mobilisent à leurs côtés les verriers formant encore un groupe soudé et leurs soutiens locaux politiques et syndicaux. C’est ce collectif – et en particulier Mr Cervantes (l’un des verriers malades), sa femme et leur ami Mr Gonon, militants fortement impliqués – qui lance une enquête auprès de tous les anciens verriers de l’usine de Givors sur leur état de santé et leurs anciennes conditions de travail en enclenchant ainsi « un cycle d’épidémiologie populaire » (p. 52)2. L’ensemble des preuves récoltées, permettant de rendre l’affaire publique, est ensuite complété et enrichi grâce à l’intervention de scientifiques tels que les chercheurs du Giscop 933 ou encore d’avocats spécialisés.
8En décidant de se mobiliser pour que justice soit rendue, les verriers sont loin de s’imaginer les longues procédures médico-administratives et juridiques qui les attendent. Très vite, la demande de « reconnaissance collective de l’état de maladie professionnelle » par les verriers est retraduite en demande de reconnaissance individuelle par les institutions en charge de ces questions. Chaque verrier malade doit alors construire son propre dossier, fournir les pièces et expertises médicales nécessaires, obtenir des attestations d’exposition aux produits cancérigènes mis en cause, remplir des formulaires et espérer que sa pathologie figure dans les listes officielles de maladies professionnelles. En suivant en particulier les démarches acharnées de Mr Cervantes et de sa famille après son décès, on découvre l’ensemble des obstacles institutionnels auxquels les ouvriers sont confrontés. Parmi eux, on retient notamment le rare et difficile soutien des médecins, nombreux à refuser de rédiger les certificats médicaux nécessaires, « l’expurgation » règlementaire des dossiers médicaux des verriers par les services de santé au travail ou encore l’intransigeance des médecins experts et des instances judiciaires.
9Le cas des verriers de Givors, loin d’être un cas isolé, donne des prises empiriques à Pascal Marichalar pour se saisir de questions plus larges autour de l’acceptation sociale de l’exposition des travailleurs aux risques professionnels en appréhendant la manière dont la société « s’accommode de la mise en danger des travailleurs » (p. 16) : énigme de départ de l’ouvrage. Alors même que le non-respect des obligations de l’employeur en matière de sécurité et de prévention est attesté, seule est retenue dans les jugements, l’absence de certitude sur le lien causal entre conditions de travail et état de santé des verriers. La procédure de reconnaissance des maladies professionnelles, comme seul recours possible, canalise et adapte les sentiments d’injustice exprimés (p. 19) et mettent de côté la question de la responsabilité tout en donnant l’apparence de « se fonder uniquement sur la connaissance scientifique » (p. 94). C’est ce qui conduit Pascal Marichalar à les considérer comme des « dispositifs de gouvernement des travailleurs malades » (p. 94) visant à restreindre le nombre de reconnaissances des maladies professionnelles sans jamais, ou presque, identifier et condamner de responsable.
- 4 « Chez les médecins, cette habitude de la domination dans l’interaction s’ajoute aux effets de la d (...)
10Entre enquête socio-historique et hommage aux travailleurs, cet ouvrage engagé fait le choix de se situer du point de vue des ouvriers militants. L’ensemble des matériaux est récolté auprès d’eux et le chercheur travaille à leur service. De ce fait, on accède peu au point de vue de tous les autres acteurs qui interviennent ou non dans le processus de reconnaissance des maladies professionnelles. Parmi les verriers eux-mêmes, on peut imaginer que tous n’ont pas les mêmes ressources que Mr Cervantes (délégué CGT, ex-membre du CHSCT et leader de la mobilisation), que certains renoncent à faire les démarches ou s’y refusent. Du côté des acteurs médico-administratifs, Pascal Marichalar nous livre leurs décisions et justifications officielles, recueille le point de vue des verriers à leurs égards, mais on aimerait parfois, de la même façon que l’on accède au travail des militants, rentrer dans les séances des comités d’experts et dans les cabinets des médecins pour voir comment et dans quel contexte ces acteurs agissent. Au vu de ses travaux sur les médecins du travail quelques années plus tôt, soulevant notamment les problèmes structurels qui pèsent sur leur activité (Marichalar, 2014), on pouvait s’attendre à ce que le sociologue s’intéresse davantage au travail des divers médecins rencontrés par les verriers. Dans l’histoire telle qu’elle nous est racontée dans ce nouvel ouvrage, sont surtout mis en avant les rapports de domination4 du corps médical en général envers les travailleurs. Sans les remettre en question, il semble que ces analyses gagneraient peut-être à être nuancées en fonction des situations et des types de médecins pour mieux appréhender toute la complexité des processus de reconnaissance des maladies professionnelles.
11Enfin, Pascal Marichalar écrit cet ouvrage à partir d’une expérience de recherche-action au sens où son travail vise à aider les verriers dans leur mobilisation autant qu’à nourrir les sciences sociales (p. 12). Cette double posture, particulièrement mise en valeur dans l’ouvrage avec la présentation des travaux du Giscop 93, aurait été intéressante à analyser en ce qu’elle agit sur le processus de reconnaissance, voire, sur la construction du sentiment d’injustice chez les verriers. Toutefois, cela n’affaiblit en rien la qualité de l’ouvrage et ne fait qu’ouvrir de nouvelles pistes de réflexion.