1Pierre-Emmanuel Sorignet a mené une enquête pendant plusieurs années dans le monde de la danse contemporaine : dans la lignée des travaux sur les professions artistiques, il décrit les ressorts d’une activité qui demande un investissement « corps et âme ». A la suite d’autres enquêtes, il croise ainsi sociologie de l’art et sociologie du travail pour interroger la formation, les carrières, les modes de rémunération, le rapport au travail des danseuses et des danseuses. L’enquête mêle observation participante, entretiens approfondis et suivis (parfois répétés à plusieurs années de distance), mais aussi une histoire de la danse contemporaine. Les données statistiques issues de l’enquête du DEPS (Ranou, Roharik, 2006) viennent compléter la démonstration, le terrain permettant parfois préciser ou de remettre en question leur interprétation. Cette méthode ethnographique distingue en effet le livre d’autres études sur les professions artistiques : sociologue et danseur, Pierre-Emmanuel Sorignet s’appuie sur cette double appartenance pour expliquer des conduites surprenantes voire irrationnelles aux yeux d’un observateur extérieur, il fait entrer le lecteur dans les systèmes des significations qui donnent sens à des pratiques parfois douloureuses et souvent éprouvantes pour celles et ceux qui s’y engagent. L’usage de l’ethnographie permet de poser à nouveaux frais la question de l’engagement dans le métier de danseur : non seulement en interrogeant les formations, les trajectoires scolaires, les conditions d’exercice du métier, mais également les styles de vie, les identités sexués et sexuelles, et en prenant en compte la longue durée des trajectoires biographiques. Le livre nous donne finalement à voir un métier mais aussi un mode de vie spécifique, principalement investi par des membres des classes moyennes et supérieures.
- 1 Pour une lecture axée sur les dimensions socio-économiques du métier de danseur, voir le compte-re (...)
2Les chapitres restituent l’entrée dans le métier, sa pratique et sa sortie : la formation des danseurs et des danseuses, l’apprentissage des règles du marché du travail, l’incorporation du métier et les relations avec les chorégraphes comme figures charismatiques (parfois remises en cause par leurs danseurs), les dimensions sexuées et sexuelles d’une profession féminine et associée à la féminité, la définition d’un style de vie décalé dans lequel la danse est quotidiennement présente, les déclassements et les reclassements des danseurs en fin de parcours sont successivement analysés. A travers ce parcours, le métier de danseur, comme d’autres professions artistiques, apparaît comme une activité où l’expression de la singularité, la réalisation de soi, l’affirmation de la passion et du plaisir sont prépondérantes. Mais c’est également l’image d’un métier précaire qui se dessine, à plusieurs niveaux : une précarité professionnelle pour des individus qui essaient de vivre de la danse sans nécessairement accéder à l’intermittence et s’investissent dans des « petits boulots » alimentaires, et dans un métier où l’acquisition d’une position stable sur le marché du travail semble impossible. Précarité physique dans un métier où le corps est un outil de travail fragile, un capital qui s’épuise progressivement : la valorisation de la jeunesse et de la beauté, en particulier pour les femmes, en est un aspect. Précarité identitaire enfin pour des danseurs qui doivent interpréter la pièce du chorégraphe et pourtant affirmer leur singularité, qui se pensent comme artistes sans pouvoir occulter toute relation d’emploi, ne serait-ce que du fait de la difficulté à vivre de leur travail. Pour des danseurs qui sont à la fois exécutant et interprète, l’expression d’une singularité est en effet moins un préalable à l’entrée dans l’activité qu’un enjeu qui se définit dans les relations avec les chorégraphes et les autres danseurs : elle est dépendante de capitaux culturels et symboliques inégalement répartis. L’idéologie de la réalisation de soi n’est donc pas nécessairement liée à la formation d’une main d’œuvre plus autonome et plus créative (comme le posent les enquêtes quantitatives sur le travail artistique), mais à une intensification du travail : elle fonctionne donc pour une part comme un mécanisme de dénégation de la précarisation de l’activité et des rapports de force entre salariés et employeurs. Le livre n’offre donc pas seulement une immersion dans le métier de danseur, il ouvre et renouvelle de nombreux questionnements sur les professions artistiques. Après avoir précisé l’enjeu central du livre, la question de la vocation, j’insisterai plus particulièrement sur une perspective originale ouverte par le travail de P-E. Sorignet : les dimensions sexuées et sexuelles des professions artistiques1.
3Plus qu’une vocation, le livre, comme son sous-titre l’indique, interroge les « coulisses d’une vocation » : la précision est importante. Dans le cas des professions artistiques, la vocation peut être présentée comme l’absence d’attente de gain matériel, le métier de danseur s’expliquerait alors par des raisons non économiques, une passion pour la danse (Freidson, 1986) ; ou comme un engagement total dans une pratique non routinière, imprévisible, investissement manifesté par des souffrances physiques ou morales (Sapiro, 2007). Elle relève alors d’un don de soi lié à un travail souvent intense. On retrouve ces deux caractéristiques, désintérêt et don de soi, dans l’enquête de Pierre-Emmanuel Sorignet. Cependant la prise en compte des trajectoires et des investissements variables des danseurs dans leur activité permet de tracer une image plus fine de la vocation, qui prend en compte ses conditions d’émergence, de stabilisation, mais aussi les moments et les processus de désenchantement inhérent aux carrières des danseurs. La vocation est ramenée à des dispositions qui expliquent le choix d’un style de vie, la valorisation de la singularité et de l’innovation : l’étude des professions artistiques passe alors par une analyse des rapports de classe (la prise en compte de danseurs issus de milieu populaire, relativement rares, permet d’identifier des processus de professionnalisation et d’acculturation spécifiques) et une sociologie de la croyance en un ensemble de valeurs qui fondent le métier de danseur, et notamment son adhésion au chorégraphe et à son projet. Le caractère contractuel du travail de danseur, la difficulté à accéder au régime de l’intermittence, les prises de risques physiques se comprennent dans le cadre d’une vocation artistique où la pratique professionnelle est perçue comme une exploration de soi.
4La prise en compte de trajectoires longues permet cependant de mettre en évidence un rapport ambivalent des danseurs avec les logiques marchandes, qui ne sont jamais totalement déniées : la négociation du salaire, peu évidente, est ainsi un moment où se révèle l’asymétrie entre le chorégraphe et les danseurs, qui peuvent mettre en question le principe du désintéressement. Cette émergence d’une perception de la danse comme activité professionnelle semble plus le fait de danseur régulièrement employés, à la carrière déjà longue, qui peuvent revendiquer des expériences et des capitaux spécifiques : « danser dans une pièce que l’on n’aime pas » (p. 201 sq.), expérience vécue par l’auteur, devient ainsi un terrain particulièrement intéressant pour préciser le sens et les limites de l’engagement vocationnel, entre rétributions symboliques, rétributions économiques et plaisir de danser. Plusieurs passages du livre rendent compte d’arbitrages entre des spectacles peu appréciés par les danseurs mais nécessaires pour assurer leur statut d’intermittents, ou dans la conscience d’un rapport salarial en leur défaveur. De la même manière, les chorégraphes hésitent entre un statut de créateur dont l’œuvre est incarnée collectivement par les danseurs et un statut d’entrepreneur voire de patron qui doit gérer une main d’œuvre. Logique vocationnelle et logique professionnelle se superposent : la qualification par le danseur et de son rapport au métier et au chorégraphe fait partie intégrante de la carrière. Au final, la vocation n’apparaît pas comme un attribut inhérent à tel ou tel métier mais comme « une ressource parmi d’autres dans la construction de son rapport au métier » (p. 132) : prendre en compte les mécanismes d’incorporation et d’incarnation de l’engagement vocationnel, favorisés notamment au cours de la formation et dans le milieu familial, mais aussi l’érosion progressive de la vocation, pour des danseurs qui vivent de moins en moins bien la relation de subordination vis-à-vis du chorégraphe et leur progressive usure, notamment physique, permet de considérer la danse « comme un métier où l’on entre par vocation plutôt que comme un métier de vocation » (p. 297). Il s’agit finalement d’une vocation précaire, corollaire de croyances qui se font et qui se défont.
5Pierre-Emmanuel Sorignet souligne que la danse contemporaine se caractérise pas un recrutement majoritairement féminin (les danseuses forment plus de 60% de la population). Un chapitre est spécifiquement consacré aux dimensions sexuées et sexuelles du métier (« La danse, c’est pour les filles et les pédés »), qui prend pour point de départ à la fois le caractère féminin du métier et le lieu commun du danseur homosexuel, et c’est tout le livre qui montre que le genre et la sexualité ne sont pas des variables dans l’économie de la danse contemporaine, mais informent l’exercice de la profession. Les fondements sexués des métiers et du marché du travail, y compris artistiques, sont connus. La dimension sexuelle de certaines professions l’est moins, qui montre que certaines professions rendent possible la participation à un monde gay (la restauration, l’hôtellerie, le théâtre notamment, en ce qui concerne New York au début du vingtième siècle : voir Chauncey, 2003, p. 343 sq.) : c’est le cas de la danse, qui permet sans doute à certains homosexuels masculins de vivre leur sexualité de manière plus sereine que dans d’autres milieux professionnels. Plus fondamentalement, l’engagement dans le métier de danseur peut être l’affirmation d’une identité masculine homosexuelle : le métier n’est pas l’occasion d’exprimer d’une identité sexuelle préexistante, mais la constitution d’une certaine homosexualité (caractérisée par la valorisation d’un corps athlétique, d’un style de vie « hors norme »). Si certaines professions sont liées à une régulation de la sexualité et des identités sexuelles comme celle de prêtre (Buisson-Fenet, 2002), certains processus de professionnalisation sont aussi des mécanismes de sexualisation dans lesquels se composent les identités sexuelles et sexuées, notamment dans les professions artistiques : c’est le cas de certains compositeurs américains du vingtième siècle (Hubbs, 2007).
6La socialisation professionnelle croise ainsi la socialisation sexuelle au cours de ce que Pierre-Emmanuel Sorignet décrit comme une « socialisation de la libido » (p. 266). L’appropriation de dispositions féminines, la revendication d’une certaine liberté sexuelle n’est pas propre aux homosexuels : l’apprentissage des techniques de la danse et la valorisation de l’intériorité et de la sensibilité produit une féminisation du masculin chez les danseurs hétérosexuels, qui relève d’une conversion vis-à-vis des rôles de genre. Celle-ci apparaît cependant comme un élargissement du répertoire masculin pour des hommes capables de jouer avec leur virilité, « l’efféminement » restant un stigmate sur le marché du travail des danseurs.
7Cette dimension libidinale est également présente dans les relations entre les chorégraphes et les danseuses, dans un processus de création qui peut être présenté comme l’expression de fantasmes sexuels, mais aussi au moment des auditions où le physique et la beauté des actrices sont explicitement mis en avant comme critères de jugement par les chorégraphes. L’asymétrie des relations d’emploi est sexuée : les rapports de travail se font entre des employeurs plutôt masculins et des employées plus jeunes. Dans un métier où le corps est à l’œuvre et où le rapport salarial est parfois occulté par la logique vocationnelle et créatrice, où le chorégraphe est investi d’un pouvoir charismatique, il y a une « érotisation des rapports de travail » (p. 80) : même si ce type d’interaction n’est pas propre à la danse, le régime vocationnel légitime l’expression des pulsions sexuelles d’un employeur Pygmalion, ce qui dans d’autres mondes du travail serait perçu comme de l’abus ou du harcèlement. Les rapports entre les corps, la constitution d’une vie en communauté lors des tournées, mais aussi l’idée de se soumettre aux « désirs » du chorégraphe est récurrente dans une vision du métier qui associe investissement libidinal et élan créateur. La place de la sexualité dans le monde de la danse ne se réduit donc pas aux avances sexuelles de chorégraphes qui profiteraient par là de leur charisme, mais elle fait partie d’un rapport au métier dans lequel l’exploration de soi et les frontières entre l’intime et le professionnel sont floues : le marché du travail peut être décrit comme le lieu de rencontres amoureuses entre la danseuse et l’œuvre du chorégraphe (p. 90). Le livre ouvre ici une analyse du fonctionnement sexuée et sexuel du marché du travail dans lequel la sexualité n’est pas un dysfonctionnement mais une dimension inhérente à la profession, caractéristique qui n’est pas spécifique à ce qu’on appelle le travail sexuel. Au final, le livre Pierre-Emmanuel Sorignet nous fait découvrir les coulisses de la danse contemporaine, restitue la cohérence et les tensions propres au métier de danseur, et enrichit la compréhension des marchés du travail artistique.