- 1 Projet financé par l’Agence nationale pour la recherche sur la période 2014-2018, coordonné par Oli (...)
- 2 La notion de couple utilisée est celle que retient l’Insee : « deux personnes de 15 ans ou plus, ha (...)
- 3 Dans la dernière enquête Formation et qualification professionnelle, la sélection aléatoire d’un me (...)
1Cet article propose une investigation statistique visant à mieux comprendre la distance qu’entretiennent les ménages populaires avec les autres classes sociales. À la différence des autres articles de ce numéro de Sociologie, cette distance ne sera pas analysée en matière résidentielle ou à partir de la participation associative et politique que révèle le corpus de monographies du projet « Le populaire “aujourd’hui”1 ». Ici, nous nous intéressons à la composition sociale de la famille rapprochée : l’objectif est de préciser la diversité des ancrages sociaux des couples populaires à travers la position socio-professionnelle de six personnes – les deux membres du couple2, leurs parents et beaux-parents. Sera également pris en compte, mais uniquement à titre de confirmation, un membre de la fratrie d’un des deux conjoints3. Ce faisant, l’article essaiera de revisiter la notion de milieu social, proposant un examen (dans une version familiale) de l’intuition originelle de la nomenclature socio-professionnelle. Son élaboration, au début des années 1950 à l’Insee (1954), est de fait marquée d’une forte tonalité réaliste, par laquelle il s’agit de donner consistance à des groupes ou milieux sociaux dont l’existence est alors largement admise (Amossé, 2013). La notion de milieu social traduit un point d’accord de l’époque : les catégorisations du monde du travail que reflètent les libellés de professions correspondent à des populations aux positions et attitudes sociales différentes.
2Ce point d’accord se retrouve dans la sociologie ouvrière de la fin des années 1970 : dans le prolongement des travaux ayant analysé les liens entre structures familiales et de classe à l’ère industrielle (Segalen & Martial, 2013 pour une synthèse), les fils d’ouvrier et de paysan y sont distingués du point de vue de leur comportement politique (Michelat & Simon, 1977) comme de leurs consommations alimentaires (Grignon & Grignon, 1980). Dans la statistique publique, la persistance des mécanismes de reproduction sociale (Thélot, 1980) et stratégies conjugales (Desrosières, 1978 ; Bozon & Héran, 1987) tend à donner consistance à un mode d’articulation écologique du social et du professionnel qu’enregistre la refonte de la nomenclature socio-professionnelle de 1982 (Desrosières et al., 1983). Dans leur article « Racines et profils des ouvriers et cadres supérieurs », François de Singly et Claude Thélot (1986) analysent en ce sens la position sociale des individus en la reliant à leurs trajectoires familiales (positions du père et du grand père ; diplôme de la mère).
- 4 Cette justification tend à rapprocher notre utilisation du registre classiste des acceptions des so (...)
3Dans le prolongement de ces travaux, et de façon essentiellement heuristique, nous examinons ici la notion de milieu social. Nous tentons plus précisément de comprendre dans quelle mesure l’articulation de la situation socio-professionnelle de différents membres de la famille rapprochée définit des milieux (ou pôles, termes utilisés comme synonymes) ayant des caractéristiques sociales, économiques et résidentielles spécifiques. Outre cette notion de milieu, la terminologie que nous adoptons retient les expressions de classes populaires, moyennes, supérieures. Cette utilisation du lexique classiste ne présuppose pas une orientation théorique forte. Ce choix a deux justifications : la première est pratique, qui vise à ne pas confondre les agrégats de la nomenclature statistique (groupes et catégories socio-professionnels) avec les objets qu’elle entend appréhender (classes et milieux ou pôles en leur sein) ; la seconde renvoie à la dimension relationnelle des classes sociales, entre proximité et antagonisme, qui sous-tend notre investigation en termes de distance entre classes sociales4.
- 5 Les comportements de mise en couple et de séparation conjugale font l’objet d’un examen spécifique (...)
- 6 Une partie des couples considérés sont de même sexe (de l’ordre d’un pour cent dans les enquêtes Em (...)
4Plus exactement, nos analyses se limiteront aux ménages comportant un couple5 et viseront une synthèse des positions sociales de membres de la famille issus de deux générations, deux lignées et des deux sexes6. Suivant une ambition descriptive, l’investigation empirique portera un regard nouveau sur les variables d’origine sociale et de position sociale du conjoint, s’éloignant des débats sur la mobilité ou la reproduction sociale et sur l’homo-/hétérogamie, qui n’ont accordé qu’une attention limitée à la diversité interne des classes sociales et grands groupes sociaux (Forsé & Chauvel, 1995 ; Goux & Maurin, 1997 ; Vallet, 1999 ; Vanderschelden, 2006 ; Bouchet-Vallat, 2014). Il s’agit de ne pas limiter l’analyse des distances sociales à un examen des situations individuelles, comme c’est le plus souvent l’usage. Alors que la composition sociale des couples s’est profondément transformée depuis une trentaine d’années, les publications statistiques n’ont pour l’heure pas pleinement rendu compte des conséquences de ces évolutions du point de vue des classes sociales. Ce constat est particulièrement saisissant pour les classes populaires : au-delà de quelques tentatives d’analyser leurs transformations à partir de catégories transversales telles que celle par exemple des travailleurs qualifiés et non qualifiés (Bisault et al., 1994 ; Burnod & Chenu, 2001 ; Amossé & Chardon, 2006), les investigations statistiques se sont le plus souvent limitées à la mise en évidence de la dynamique séparée des groupes sexués d’ouvrier et d’employé et de l’augmentation de leur diversité interne (Schwartz, 1990 ; Terrail, 1990 ; Chenu, 1990).
- 7 Voir la note 6.
- 8 De ce point de vue, le changement d’appellation qui a vu disparaître l’expression « chef de ménage (...)
5Se situant dans le prolongement d’analyses récentes de la diversité du populaire (Cayouette-Remblière, 2015 ; Peugny, 2015), ce texte vise à combler ce manque en tentant de dépasser les deux principales limites des travaux existants, qui sont aussi celles de la nomenclature statistique utilisée – la nomenclature socio-professionnelle –, à savoir sa dimension individuelle et son caractère sexué (Amossé, 2004). Définir la position sociale d’un ménage par la seule catégorie socio-professionnelle de sa « personne de référence » (dans les faits un homme à 99 % au sein des couples7) n’est plus acceptable aujourd’hui, si tant est que cela ne l’ait jamais été8. Tenir compte de la position sociale de différents membres d’une famille (ou d’une partie de celle-ci) permet à la fois de sortir d’une logique uniquement individuelle, et de se déprendre d’une vision andro-centrée puisqu’hommes et femmes sont pris en compte de la même manière (qu’ils soient conjoints, parents ou beaux-parents). L’existence (ou non) de différentes positions sociales au sein de ce groupe familial permet de définir une distance entre les catégories socio-professionnelles. C’est à partir de la grille de lecture qui en résulte que seront examinées, d’une part, la diversité des ménages populaires et, d’autre part, leur plus ou moins grande distance avec les autres groupes sociaux. La définition de différents pôles des classes populaires pourra ainsi être précisée, leur description plus approfondie étant réalisée à l’aide des caractéristiques professionnelles, socio-démographiques et résidentielles usuelles.
6Nous utiliserons à cette fin les données des enquêtes Emploi de 2011 à 2014 et Formation et qualification professionnelle de 1993 et de 2014-2015 de l’Insee, qui comportent des informations relatives aux positions sociales des membres de la famille rapprochée. En termes de méthode, une classification ascendante hiérarchique sera conduite à partir des premiers axes résultant d’une analyse en composantes principales, qui met en évidence les principaux jeux d’opposition entre positions sociales selon qu’elles vont ou non de pair au sein des familles. Les pôles seront définis à partir des enquêtes Emploi, qui fournissent des échantillons volumineux, les données des enquêtes Formation et qualification professionnelle (traitées en observations supplémentaires dans les deux analyses) permettant à la fois de vérifier leur robustesse sur la période récente et d’établir leur évolution au cours des vingt dernières années. Nous allons tout d’abord préciser les enjeux de méthode qu’engage cette démarche, avant de présenter en détail les différents milieux sociaux qui se dégagent de l’analyse. Nous terminerons par une brève discussion des utilisations possibles de la grille proposée, que nous illustrerons avec l’analyse des dynamiques à l’œuvre depuis les années 1990 et le codage des couples enquêtés dans le cadre du projet « Le populaire “aujourd’hui” » – qui constituent le matériau analysé dans les autres articles du numéro.
7Décrire le degré de mixité sociale et la diversité interne des familles populaires suppose de s’entendre sur une possible définition des classes populaires et implique des options originales d’un point de vue empirique.
8Depuis plus de deux décennies, comme l’ont rappelé Yasmine Siblot et ses co-auteurs (2015), la notion de classes populaires s’est imposée dans la sociologie française, rompant avec une approche ouvriériste centrée, des années 1950 aux années 1970, autour de la figure masculine, symbolique et politique, de l’ouvrier qualifié de l’industrie (Chapoulie, 1991). Ce basculement a pris plusieurs formes. À la suite de la traduction de La culture du pauvre de Richard Hoggart (1970), l’analyse des classes populaires s’est progressivement émancipée de la sociologie du travail et des mouvements sociaux. Elle s’est ainsi attachée à la description des conditions de vie, familiales et domestiques, des ménages ouvriers (Weber, 1989 ; Schwartz, 1990). Avec Pierre Bourdieu (1979), Claude et Christiane Grignon (1980), elle a parallèlement investigué les goûts populaires en agrégeant, sur une base empirique, les paysans et contremaîtres aux ouvriers. Cette double ouverture, vers la sphère domestique et hors du groupe ouvrier, a posé deux des principaux enjeux de la sociologie des classes populaires contemporaines : celui du plan de l’analyse, passé des situations de travail et de la mobilisation politique aux styles et modes de vie quotidiens ; celui des contours et de l’unité de ces classes, de plus en plus décrites au pluriel. Des travaux de sociologie quantitative (Chenu, 1990) et une ethnographie du travail ayant quitté les ateliers (Dubois, 1999 ; Arborio, 2002 ; Cartier, 2003 ; Benquet, 2011 ; Avril, 2014) ont contribué à mettre en évidence la diversité d’un groupe employé devenu un objet de recherche à part entière. Corollaire de la désouvriérisation, la tertiarisation de l’emploi subalterne a de fait changé le visage de classes populaires qui, plus que jamais, doivent marcher sur leurs deux jambes selon l’expression de Christian Baudelot et Roger Establet (2005). Elles sont désormais plurielles et davantage féminines. L’unité et le champ de leur analyse s’en trouvent modifiés, puisqu’elle suppose de prendre pour objet un vaste ensemble de ménages, qui a priori comprennent des ouvrier.ère.s, employé.e.s et petit.e.s indépendant.e.s (agriculteur.rice.s, artisan.e.s ou commerçant.e.s) suivant la suggestion de Y. Siblot et ses co-auteurs (2015).
- 9 Dans ses exploitations statistiques, l’auteure utilise certes la position socio-professionnelle des (...)
- 10 Elle est en cela doublement généalogique.
9Ce changement, s’il s’avère heuristique et dans une large mesure nécessaire pour rendre compte de l’évolution de la réalité, ne va pas sans poser quelques questions. La première, la plus fondamentale, est de nature théorique. Elle tient à la définition de ces classes populaires : une approche généalogique qui, comme nous l’avons brièvement rappelé, montre comment elles se sont progressivement distinguées de la classe ouvrière, est évidemment cruciale pour comprendre leur composition et leurs contours (flous à bien des égards, voir infra). Mais elle ne suffit pas tout à fait à préciser de quoi elles sont le nom. À des fins de clarification, Olivier Schwarz (2011 [1997]) en a proposé une première caractérisation selon une approche plus analytique et sous forme d’hypothèse : les classes populaires désigneraient à la fois une situation dominée, mélange de condition professionnelle subalterne, de ressources économiques et culturelles limitées, et une autonomie des manières de vivre cette situation, un style ou un mode de vie spécifique. D’un point de vue empirique, la tension entre définitions analytique et généalogique peut conduire à deux options opposées : on peut souhaiter résumer les positions socio-économiques en s’appuyant sur un large ensemble de caractéristiques ou de ressources (professionnelles, économiques, scolaires, sociales, etc.), ou bien ne s’appuyer que sur les catégorisations élaborées au cours de l’histoire que représente la nomenclature socio-professionnelle. La première de ces options (davantage cohérente avec une définition analytique et substantielle des classes populaires) correspond à la démarche suivie par Joanie Cayouette-Remblière (2015) : pour analyser les modalités spécifiques de socialisation d’élèves, elle identifie statistiquement une typologie de pôles sociaux (sans distinguer a priori ce qui est populaire de ce qui ne l’est pas) à partir d’une riche base de données locales collectées à l’occasion d’une enquête ethnographique9. La seconde option (davantage généalogique et relationnelle) est celle que nous suivons dans cet article : en inversant en quelque sorte la logique, nous examinons la diversité des classes populaires à partir des seules catégories socio-professionnelles des membres de la famille rapprochée (comme produits et de l’histoire socio-économique nationale et de l’histoire familiale des couples10), afin de voir si les milieux sociaux, ou pôles, mis en évidence ont des caractéristiques spécifiques (d’âge, de diplôme, d’origine géographique, de logement, etc.) et ce que leur dynamique nous apprend des recompositions à l’œuvre au sein des classes populaires et en lien avec les autres classes sociales.
- 11 Au sein du salariat, les grands groupes qu’elle définit sont hérités des catégories Parodi des conv (...)
- 12 Les personnes vivant seules, célibataires, séparées ou divorcées, veuves, sont ainsi exclues de l’a (...)
- 13 Les chômeur.se.s sont classé.e.s en fonction de leur dernier emploi.
- 14 Au total, l’échantillon sur lequel les analyses ont été conduites comprend 35 215 observations des (...)
10Cette option de méthode n’a rien d’évident. En effet, comme nous l’avons précédemment souligné (Amossé, 2013), la notion de « classes populaires » ne recoupe que très partiellement la logique de la nomenclature socio-professionnelle, qui est professionnelle11 avant d’être sociale et, de ce fait, est centrée sur l’activité professionnelle d’un individu et non de l’ensemble des membres du ménage. Cette propriété de la nomenclature n’était pas insurmontable pour l’analyse de la classe ouvrière, du moins tant que l’on acceptait que la profession ouvrière du « chef de ménage » suffisait à définir l’appartenance de classe. Elle est davantage problématique dès lors que l’on s’intéresse aux classes populaires, ce qui suppose de rendre compte de façon synthétique de la position socio-professionnelle de ses différents membres. À cette difficulté s’en ajoute une autre, qui tient à la nécessité de préciser les contours socio-professionnels du « populaire ». Pourtant, il nous semble que ces difficultés, plus qu’à un renoncement, invitent à une tentative de renouvellement des propositions empiriques. C’est précisément la démarche que nous avons adoptée ici, selon un programme descriptif simple. Ainsi, trois choix principaux ont été faits. Premièrement, afin de pouvoir disposer d’une information équivalente pour l’ensemble des ménages, l’analyse s’est limitée aux couples12, et plus précisément aux couples comportant au moins un actif ayant déjà travaillé, ce qui exclut les couples d’étudiants et de retraités et plus largement d’inactifs. Ensuite, deux champs imbriqués ont été retenus, qui se décomposent en un halo et un noyau populaires, selon qu’un seul ou les deux membres du couple sont ouvrier(s) ou employé(s)13 (ou inactif) : en d’autres termes, le noyau est composé de couples dont les deux membres sont soit ouvrier.ère.s, soit employé.e.s, soit inactif.ve.s ; le halo comprend quant à lui des ouvrier.ère.s ou employé.e.s en couple avec un.e représentant.e d’une autre classe sociale (agriculteur.rice ; artisan.e, commerçant.e, chef.fe d’entreprise ; cadre ; profession intermédiaire) ; ce choix permet d’intégrer à l’analyse des couples souvent considérés comme faisant partie de la frontière externe des classes populaires14. Enfin, un troisième choix a été de prendre en compte les informations relatives à l’ensemble de la famille rapprochée (i.e. les deux membres du couple, les parents et les beaux-parents) comme unités élémentaires de l’analyse, et non soit les seuls conjoints, soit les ascendants.
- 15 L’ensemble halo plus noyau est constitué pour moitié d’ouvriers, qui se répartissent à peu près à p (...)
- 16 Voir tableau 1 en annexe électronique, https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/4831 .
11Sur des données agrégées collectées entre 2011 et 2014, l’ensemble constitué du halo et du noyau représente 6,8 millions de couples, soit 13,6 millions d’adultes (personnes de référence ou conjoint.e.s), au sein duquel le noyau des couples uniquement composés d’ouvrier.ère.s et d’employé.e.s comprend 3,8 millions de couples (7,6 millions d’adultes, soit 55,6 % de l’ensemble). Cette part relativement faible que représente le noyau témoigne de la proportion importante de couples populaires « hétérogames ». De fait, seuls environ sept hommes sur dix des halo et noyau sont ouvriers ou employés (en activité, ou non), et ce sont alors en grande majorité des ouvriers15. Les autres sont pour moitié des professions intermédiaires et pour moitié des cadres ou des indépendants (à part à peu près égale). La part des employées et ouvrières dans l’ensemble halo plus noyau est quant à elle bien supérieure (de l’ordre de huit et demie sur dix), près de sept y étant employées, un peu plus d’une ouvrière et moins d’une n’ayant jamais travaillé16. L’asymétrie de la composition sexuée des halo et noyau populaires se lit ainsi dans la faible proportion des femmes professions intermédiaires (alors le plus souvent dans le public), indépendantes ou cadres en couple avec un ouvrier ou un employé.
- 17 Nous avons regroupé, pour des raisons d’effectifs, les différentes catégories d’exploitant agricole (...)
- 18 Pour les conjoints du couple, ce classement est réalisé en fonction de leur emploi à la date d’enqu (...)
- 19 Ce nombre représente 0,36 % de l’échantillon non pondéré, soit légèrement plus de 2 % des familles (...)
- 20 Comme le montrent les données de l’enquête Formation et qualification professionnelle, où les deux (...)
12La méthode suivie vise à rendre compte de la distance entre les catégories socio-professionnelles – le niveau intermédiaire de la nomenclature modifié en 28 catégories17 – à partir de leur observation au sein de la famille. À cette fin, nous avons calculé, pour chaque groupe familial, 28 scores, qui correspondent précisément au nombre de membres qui sont classés dans chacune des catégories18, et ont donc des valeurs comprises entre 0 et 6. Dans les couples retenus pour l’analyse dans les enquêtes Emploi de 2011 à 2014, on dénombre par exemple 211 couples19 dont les six membres de la famille rapprochée sont exploitants agricoles : ils ont un score de 6 pour la catégorie socio-professionnelle des agriculteurs. Cette situation atypique témoigne de la toujours forte endogamie du monde agricole, puisque pour la grande majorité des catégories socio-professionnelles, on ne dénombre pas de familles totalement endogames. Les scores n’excèdent donc le plus souvent pas 4 ou 5. Signe toutefois de la puissance des mécanismes de reproduction sociale et d’homogamie, 62 % des familles comprennent au moins deux membres ayant la même catégorie socio-professionnelle (score supérieur ou égal à 2) et 12 % en comptent au moins trois (score supérieur ou égal à 3). Un score additionnel correspond aux actifs n’ayant jamais travaillé ou dont la catégorie socio-professionnelle est inconnue : cette situation, rare pour les conjoints du couple, est nettement plus fréquente pour les pères et beaux-pères (de l’ordre d’un cas sur dix) et encore bien davantage pour les mères et belles-mères (de l’ordre de quatre cas sur dix)20. L’ensemble des 29 scores ainsi calculés résume, pour chaque famille, la configuration des catégories socio-professionnelles en son sein. En ce sens, deux couples seront considérés comme similaires, du point de vue de leur milieu social familial, s’ils ont des scores proches. En miroir, des catégories peuvent être vues comme proches si elles se trouvent fréquemment au sein des mêmes familles, c’est-à-dire si leurs scores y sont simultanément élevés, ou a minima non nuls. S’en dégage une mise en évidence possible des clivages internes aux classes populaires et de leurs liens (par les ascendances et alliances) avec les classes moyennes, indépendantes ou supérieures.
- 21 Selon une application lâche du critère du coude (troisième inflexion, après deux autres amenant à r (...)
- 22 Voir graphiques 1 à 4 en annexe électronique 2, https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/4831 .
13Deux analyses enchaînées ont été réalisées sur les enquêtes Emploi : la première est une analyse en composantes principales (ACP) sur l’ensemble des scores calculés pour les couples ayant au moins un actif ; la seconde est une classification ascendante hiérarchique (CAH) estimée sur les halo et noyau populaires à partir des 13 premières dimensions factorielles qui en résultent21. Comme la CAH (voir infra), les axes successifs de l’ACP rendent compte des principales lignes d’opposition de la nomenclature socio-professionnelle22 : le premier axe oppose les familles dans lesquelles il y a des cadres et professions intellectuelles supérieures à celles caractérisées par une forte présence ouvrière ; le deuxième axe renvoie quant à lui à l’opposition entre des familles avec des employé.e.s administratif.ve.s d’entreprise ou de la fonction publique et d’autres où c’est l’inactivité ou l’absence d’emploi connu qui est caractéristique. Ainsi, le premier plan factoriel témoigne d’une double ligne de clivage qui traverse la société, et notamment les halo et noyau populaires : selon le niveau de qualification des emplois et la participation des femmes au marché du travail. Les axes suivants mettent en évidence d’autres clivages, selon le statut (salarié/indépendant), le type d’employeur (public/privé) ou encore l’orientation de l’activité (agricole/commerciale/artisanale/industrielle). Ce sont ces axes qui définissent les sept milieux sociaux familiaux dans les enquêtes Emploi de 2011 à 2014.
- 23 Les professions (i.e. le niveau le plus détaillé de la nomenclature des PCS) ne peuvent être prises (...)
14En s’appuyant sur des scores agrégés, la méthode traite de façon symétrique les différents membres de la famille, quels que soient leur génération, lignée ou sexe. Ce n’est que dans un second temps, au cours de l’interprétation des résultats, que sont mises en évidence leurs contributions différenciées, notamment selon la génération et le sexe, à la composition des différents pôles et à leur dynamique. Cette méthode conserve toutefois une limite importante, qui est de dépendre intégralement de la nomenclature socio-professionnelle. Certes, elle confirme la pertinence des clivages proposés par la nomenclature en montrant qu’ils structurent la composition socio-professionnelle des familles. Mais elle est limitée par les catégories qu’elle propose. L’hétérogénéité interne de certaines catégories d’employé, que différents travaux ont mise en évidence (Burnod & Chenu, 2001 ; Chardon, 2002), ne peut être directement prise en compte23. Il en va ainsi des différences entre agents de service, agents administratifs ou aides-soignants (52, employés de la fonction publique), entre agents de sécurité privés et publics (53, policiers et militaires), entre assistantes maternelles, aides à domicile et personnels de ménage (56, employés des services aux particuliers). Des segmentations s’affirmant au sein de certaines catégories d’ouvrier constituent également un angle mort de l’analyse, comme entre taxis et coursiers, d’une part, chauffeurs routiers et des transports publics, d’autre part (64, chauffeurs), ou entre les caristes et ouvriers de la logistique, et les dockers et conducteurs de train (65, ouvriers de la manutention, du magasinage et du transport). Certaines de ces différences pourront être mises en évidence, mais uniquement de façon secondaire, quand une catégorie socio-professionnelle est associée de façon spécifique à plusieurs autres : ce sera par exemple le cas des employés des services aux particuliers, dont une partie (les assistantes maternelles) apparaît proche des ouvriers qualifiés de type artisanal alors que d’autres (les femmes de ménage) sont davantage associés aux ouvriers de milieu agricole.
15La grille de lecture ainsi établie de la diversité des classes populaires est évidemment conventionnelle – elle résulte des instruments statistiques disponibles et des conceptions sociologiques autant que de la réalité sociale – et doit être considérée comme telle, valant principalement par les configurations qu’elle dessine, les dynamiques dont elle rend compte et finalement les interprétations qu’elle permet.
- 24 https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/4831 .
16Des groupes familiaux des halo et noyau populaires (i.e. des couples composés d’au moins un.e ouvrier.ère ou un.e employé.e) se dégagent sept pôles ou milieux sociaux familiaux, qui sont présentés en détail en annexe électronique 324.
- 25 Dans l’enquête Formation et qualification professionnelle de 2014-2015, il est demandé à la personn (...)
17Le tableau 1 ci-dessous donne à voir quelques éléments permettant de comprendre leur signification : dans ses deux premières colonnes, il présente les catégories socio-professionnelles qu’exercent principalement les frères et sœurs des couples selon leur milieu social familial (analyse réalisée au sein des noyau et halo)25 ; les deux dernières colonnes correspondent aux principales professions exercées par les membres du couple (au sein du halo). Ces professions permettent d’identifier les figures professionnelles associées aux milieux sociaux. La grande proximité des catégories socio-professionnelles des membres de la famille rapprochée du couple et de celle des frères et sœurs donne par ailleurs consistance à la notion de milieu social familial : elle témoigne de la force toujours actuelle des mécanismes de reproduction sociale et d’homogamie. Le tableau 2 présente quant à lui plus précisément les caractéristiques sociales, professionnelles, économiques et résidentielles des couples correspondant à chacun des pôles ou milieux : âge, statut migratoire, diplôme, conditions d’emploi et de salaire, niveau de revenu, statut d’occupation du logement et tranche d’unité urbaine du lieu de résidence.
- 26 Elle est utilisée pour qualifier, de façon descriptive, la mixité sociale des familles appartenant (...)
18Ces sept pôles fournissent une grille de lecture de la diversité des ménages populaires. Loin de se résumer aux oppositions usuelles fondées sur une analyse individuelle – celle, stratifiée, entre qualifiés et non qualifiés ou celle, sexuée, entre ouvriers et employés –, ils donnent consistance aux lignes de clivage secondaires de la nomenclature socio-professionnelle qui, au moment de leur refonte en 1982, faisaient écho à la fois à l’espace social à deux dimensions de Pierre Bourdieu et aux prémices de la sociologie pragmatique de Luc Boltanski et Laurent Thévenot (Amossé, 2013). Inégalement dotées en capitaux, économiques et culturels, les familles de ces pôles entretiennent une proximité variable avec les groupes sociaux autres qu’ouvriers et employés. Comme dans les tableaux 1 et 2, nous les présentons en fonction de leur degré d’ouverture sociale, l’expression ne revêtant pas de dimension normative26.
Tableau 1 : Principales catégories socio-professionnelles du frère et de la sœur (sur les halo et noyau) et professions exercées par les membres du couple (sur le noyau), selon le milieu social familial
* Les codes indiqués sont les numéros des catégories de la nomenclature socio-professionnelle (voir l’annexe électronique, tableau 1, https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/4831) correspondant à ces scores. Seules sont indiquées les catégories dont la proportion est maximale dans le milieu social familial considéré (à l’exception de celles dont la proportion n’excède pas 2 %).
** Les colonnes présentent la situation des hommes et des femmes pour les couples de sexes différents et des personnes de référence et conjoint.e.s pour les couples de même sexe.
*** Ne sont indiquées que les professions regroupées dont la fréquence est la plus élevée dans le milieu social familial considéré et est supérieure à 5 %. Ces professions regroupées correspondent à une version partiellement agrégée du niveau le plus détaillé, dit des professions, de la nomenclature des PCS 2003 (des intitulés comportant des exemples typiques de profession sont indiquées entre parenthèse ; pour plus de détail voir l’annexe électronique 4, https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/4831). Les personnes sans emploi sont distinguées, puisqu’on ne peut connaître leur dernière profession détaillée.
**** Ce signe indique que la catégorie correspondante n’est que la deuxième plus fréquente dans le milieu social familial. Elle est précisée en l’absence de catégorie de fréquence maximale dans le milieu social familial considéré.
Lecture : dans le pôle « ouvrier peu qualifié et des chauffeurs », 12,7 % des frères de la personne interrogée sont sans catégorie connue, 11,6 % sont ouvriers non qualifiés de type industriel, etc. Parmi les couples actifs uniquement composés d’employé.e.s et d’ouvrier.ère.s, 14 % des hommes de ce pôle « ouvrier peu qualifié et des transports » sont routiers ou assimilés ; leurs femmes sont sans emploi dans 41 % des cas.
Champ : halo et noyau populaires (couples comportant au moins un actif ouvrier.ère ou employé.e), France métropolitaine (deux premières colonnes) ; noyau populaire [couples comportant au moins un actif, et lorsque c’est le cas, uniquement des ouvrier.ère.s ou employé.e.s, France métropolitaine (deux dernières colonnes)].
Source : enquête Emploi (2011-2014), Insee, n = 35 215 pour les deux premières colonnes ; enquête Formation et qualification professionnelle (2014-2015), Insee, n = 10 135 pour les deux dernières colonnes (obtention par le biais du centre Quételet).
- 27 À des fins pratiques d’écriture et de lisibilité, nous avons choisi de donner des noms aux différen (...)
19Le premier pôle27 est marqué par le poids du travail ouvrier peu qualifié et l’absence d’emploi. Il a pour principales figures professionnelles les couples associant un routier, un manutentionnaire de l’industrie ou un ouvrier non qualifié du bâtiment et une femme sans emploi ou une ouvrière du nettoyage. Plus âgés qu’en moyenne, plus souvent immigrés et peu diplômés, ces couples ont des revenus faibles et vivent plus fréquemment en HLM. Il s’agit, sans conteste, de la fraction la plus précaire, au sens de la situation économique, professionnelle et résidentielle, des classes populaires.
20Le second pôle se caractérise par un poids encore aujourd’hui important des « gens de métier », pour reprendre l’expression de William Sewell (1983), sans qu’ils ne se limitent à la fabrication, incluant désormais des professions de services notamment occupées par les femmes (coiffure, hôtellerie-restauration, garde d’enfant, aide à domicile, etc.). Ayant des âges variés, ils sont aussi souvent immigrés et ont fréquemment un petit diplôme professionnel.
21Dans le troisième pôle, on trouve une majorité d’ouvriers qualifiés de type industriel, souvent en couple avec une assistante maternelle, une employée comptable ou une femme au foyer. Plus âgés, ces couples sont emblématiques de la fraction stabilisée des ménages d’extraction populaire, disposant d’une qualification professionnelle et ancrés dans le monde industriel, relativement à l’aise économiquement, avec des revenus qui s’ajoutent à un statut de propriétaire de leur logement dans de petites villes.
22Le quatrième pôle tient à la présence de policier.ère.s, militaires et employé.e.s privé.e.s de la sécurité, et plus largement des emplois publics de niveau intermédiaire ou cadre. Ce sont des couples en moyenne jeunes, qui ont plus spécifiquement des diplômes généraux tels que le BEPC, le baccalauréat voire de l’université. Différents traits des emplois qualifiés de la petite fonction publique se retrouvent dans les couples de ce pôle : un relativement haut niveau de diplôme, des revenus assez élevés, une prise en charge institutionnelle de situations de logement marquées par une certaine mobilité entre grands pôles urbains.
23Le pôle commercial est quant à lui composé de familles comprenant plus particulièrement des employés de commerce ou d’autres professions commerciales de niveau plus élevé. La principale configuration de couple unit une employée de commerce avec un ouvrier qualifié de type artisanal. Plus souvent jeunes, parfois en situation de déclassement scolaire, ils apparaissent exposés aux aléas du marché, que ce soit professionnellement ou résidentiellement.
24Le pôle agricole constitue une fraction toujours spécifique des classes populaires : rurale et âgée, elle mêle des origines françaises et étrangères ; à dominante agricole (comme ouvrier.ère ou exploitant.e) mais aussi marquée par la fréquence élevée des activités de ménage exercées par les femmes, elle est largement peu qualifiée et faiblement payée. Seule la plus fréquente propriété de leur logement peut compenser la faiblesse des ressources de ces couples.
25Le dernier pôle est celui qui, par les ascendants ou conjoints, est le plus ouvert sur les classes moyennes et supérieures salariées ainsi que sur le monde des indépendants. Quand ils ne comportent que des ouvrier.ère.s ou employé.e.s, ces couples sont composés d’employés du public ou d’une employée administrative et d’un ouvrier qualifié. Nettement plus diplômés, ils ont des revenus confortables pour des ménages populaires et comptent une part relativement élevée de propriétaires compte tenu de leur plus forte présence dans les grandes agglomérations ou en Île-de-France. Ce milieu présente des similitudes avec les « petits-moyens » des zones pavillonnaires analysées par Marie Cartier et ses co-auteurs (2008).
Tableau 2 : Caractéristiques sociales, professionnelles, économiques et résidentielles des couples en fonction des milieux sociaux familiaux (au sein du seul noyau)
* H/F désignent la situation des hommes et des femmes dans les couples de sexes différents, ou des personnes de référence et conjoint.e.s dans les couples de même sexe.
Lecture : dans les couples du pôle « ouvrier peu qualifié et des transports », 5,8 % des hommes sont en CDI avec un salaire mensuel inférieur au Smic, contre 18,2 % des femmes.
Champ : noyau populaire (couples comportant au moins un actif, et lorsque c’est le cas, uniquement des ouvrier.ère.s ou employé.e.s), France métropolitaine.
Source : Enquête Emploi (2011-2014), Insee, n = 19 737 (obtention par le biais du centre Quételet).
26Premièrement, si chacun des pôles est principalement porté par une ou deux catégories socio-professionnelles d’ouvrier ou d’employé, un ensemble plus large de catégories permet de préciser le sens à leur donner, que confirme la distribution des catégories socio-professionnelles des frères et sœurs. Les clivages mis en évidence ne se limitent pas à l’opposition entre qualifiés et non qualifiés, qui apparaît transversale aux deux premiers pôles (« ouvriers peu qualifiés et des transports » et « artisanal-services directs »). Ils ne se réduisent pas davantage à la distinction entre ouvriers et employés : elle est certes au principe des pôles « sécurité », « commercial » et « administratif », mais traverse le pôle « industriel qualifié » comme « artisanal-services directs ». Ainsi, ce sont aussi les clivages secondaires des groupes employés et ouvriers de la nomenclature qui portent les différences entre pôles. Par la diversité des catégories socio-professionnelles qui sont sur-représentées au sein des familles qui le composent, le septième pôle fait un peu exception. Il se caractérise par une présence large de parents ou conjoints n’étant ni employés ni ouvriers : ce sont majoritairement des couples du halo et des couples du noyau proches des classes moyennes du fait de leurs origines sociales ; les catégories socio-professionnelles des frères et sœurs attestent le lien existant dans ces familles avec les autres classes sociales. Par le poids des origines et alliances agricoles, le sixième pôle a une situation proche du pôle « administratif ». Toutefois, les ouvriers agricoles (qui y sont fortement sur-représentés) constituent la trace visible au sein des classes populaires de ce milieu d’origine ou d’adoption.
- 28 Elles sont qualifiées ainsi, non en référence à une quelconque justification naturelle de l’orienta (...)
- 29 Ainsi que, dans une moindre mesure, les employé.e.s de la fonction publique et administratif.ve.s d (...)
- 30 Si des catégories socio-professionnelles « féminines » apparaissent spécifiques à certains milieux (...)
27Le rôle fortement asymétrique que jouent les catégories « masculines » et « féminines28 » dans la définition des différents pôles populaires constitue un autre enseignement transversal de ces analyses. Cette asymétrie se révèle avec les catégories portant le plus chaque pôle, qui sont en majorité masculines (les employé.e.s de commerce faisant exception29) ; elle est par ailleurs confirmée par la moindre typicité des catégories socio-professionnelles des sœurs, au regard de celles des frères. Les catégories féminines ne pèsent ainsi que de façon secondaire dans la définition des milieux sociaux familiaux. La catégorie des employé.e.s de la fonction publique est de ce point de vue emblématique : alors qu’elle concentre une femme sur cinq des halo et noyau populaires, elle ne contribue qu’à la définition d’un seul pôle, le dernier, et seulement de façon limitée ; la caractérisation socio-professionnelle de ce pôle tient principalement à ses liens avec les professions intermédiaires, cadres et indépendants. Faut-il en conclure que les activités professionnelles des femmes ne sont que des emplois d’appoint, sans réelle empreinte ou signification sociale ? On peut en douter. Le constat peut en effet être interprété de deux manières. D’une part, il renvoie aux limites de la nomenclature statistique utilisée, qui n’est pas à même de révéler les découpages les plus fins des emplois « féminins » : ces limites sont bien réelles, si l’on se fie par exemple à la taille moyenne supérieure des professions (au sens des rubriques statistiques élémentaires de la nomenclature des PCS) majoritairement exercées par les femmes ; toutefois, ces limites ne constituent qu’une explication partielle, puisque la dispersion des libellés de profession spontanément déclarés dans les enquêtes apparaît elle-même sexuée (étant supérieure pour les hommes, Amossé, 2004). Ainsi, d’autre part, l’asymétrie observée dans nos analyses renvoie à l’histoire sociale de la structuration (langagière et réelle) d’un univers professionnel longtemps resté majoritairement masculin. En pratique, cela se mesure par la proportion très élevée, supérieure à 40 % comme nous l’avons indiqué, des mères et belles-mères n’ayant jamais travaillé ou sans catégorie socio-professionnelle connue30. En définitive, le poids plus important des catégories masculines, et notamment ouvrières, dans la définition des milieux sociaux des familles populaires semble être à la fois le fruit de l’histoire sociale et de conventions statistiques ne pouvant s’en abstraire.
- 31 Nous l’avons montré, les emplois occupés sont fortement sexués.
28Au-delà de cette asymétrie, on observe de façon transversale, quel que soit le pôle considéré, la similitude des caractéristiques individuelles autres que professionnelles31 au sein des couples. Ainsi, à travers la notion de milieu social se trouvent saisis les déterminants sociaux des affinités électives entre conjoints (selon l’âge, le statut migratoire et le diplôme). Cette situation contraste avec la situation sur le marché du travail, qui témoigne toujours de la très nette dissymétrie entre conjoints, que ce soit en matière de statut d’activité ou de niveau de salaire. L’éloignement de l’emploi est de fait sexué et variable selon le pôle considéré. Mais, et c’est là un dernier enseignement transversal à noter nous semble-t-il, il est en moyenne élevé : seuls 53 % des couples du noyau sont composés de deux actifs en emploi. Le champ joue un rôle dans cette faible proportion, puisqu’il comprend des retraité.e.s avec des actif.ve.s (dans les pôles agricoles et industriels qualifiés, en particulier). On compte de fait 20 % d’actifs occupés en couple avec des inactives et 11 % d’actives occupées avec des inactifs. Il n’en demeure pas moins que 17 % des couples du noyau populaire ont l’un ou l’autre de leurs membres qui est au chômage, et 6 % dont aucun des membres n’est en emploi. Plus que les autres classes sociales, les classes populaires restent ainsi marquées par un éloignement de l’emploi, et ce alors même que nos analyses ont d’emblée exclu les fractions les plus précaires constituées des couples composés d’inactifs.
29La notion de milieu social familial nous semble pouvoir être utilisée dès lors qu’on souhaite dépasser une analyse individuelle des positions socio-professionnelles. Elle rend compte de la diversité des univers sociaux au sein desquels s’inscrivent les ménages populaires contemporains. On peut poursuivre dans cette voie en regardant par exemple comment les lignées féminines/masculines contribuent à cette diversité. À des fins descriptives, d’un point de vue macro- comme micro-sociologique, la grille d’analyse proposée peut permettre de comparer les classes populaires de différents espaces ou à différentes périodes. Nous en donnons ici deux illustrations en synthétisant d’une part la dynamique d’ouverture, c’est-à-dire de mixité sociale, des classes populaires à partir de données représentatives nationales et en procédant, d’autre part, au codage des couples du projet « Le populaire “aujourd’hui” », qui sont analysés dans trois autres articles du numéro.
- 32 La restriction du champ aux couples ne permet toutefois pas de mettre en évidence les évolutions li (...)
30Pour préciser la dynamique des classes populaires, nous avons utilisé les enquêtes sur la Formation et la qualification professionnelle de 1993 et de 2014-2015 en définissant comme précédemment les variables de champ et de milieu social familial : les couples de FQP sont traités en observations supplémentaires dans les analyses réalisées sur l’enquête Emploi, ce qui rend comparables les résultats. Ces données permettent, à vingt ans d’intervalle, de mesurer les changements observés concernant le volume et la structure des classes populaires32. Une différence liée à l’enquête est toutefois à noter : le champ y est restreint aux deux dates aux adultes de 22 à 64 ans alors qu’aucune contrainte d’âge n’était fixée dans les enquêtes Emploi.
- 33 Le volume de l’ensemble halo plus noyau, tel qu’estimé dans l’enquête Formation et qualification pr (...)
- 34 Si dans l’ensemble de la société française métropolitaine, le nombre de personnes de 22 à 64 ans a (...)
- 35 Cette tendance est encore plus marquée au sein du noyau.
31La première évolution notable tient à l’ensemble constitué des halo et noyau populaires, dont la population a légèrement diminué sur la période, puisqu’elle est passée de 13,3 millions à 12,5 millions de personnes (hommes et femmes confondus, soit moitié moins de couples)33. Ce déclin (modéré) résulte principalement des changements intervenus dans les comportements de mise en couple (plus tardives, plus fragiles), au sein des classes populaires comme dans les autres classes34. Et il s’est accompagné d’une évolution majeure des comportements d’activité des hommes (en nette baisse, de 97 % d’actifs en 1993 à 91 % en 2014-2015) et des femmes (en forte hausse, de 69 % à 79 %) au sein de couples qui comptent désormais nettement plus de femmes actives avec des hommes retraités (ou inactifs) et bien moins d’hommes actifs avec des femmes au foyer. Il semble bien qu’on ait assisté, sinon à la fin, du moins à un fort déclin du modèle de la femme au foyer, dans les milieux populaires35 comme dans les classes moyennes ou supérieures.
- 36 Parmi les couples ayant un parent (ou beau-parent) non employé ou non ouvrier, la part de ceux ayan (...)
32En parallèle de ces évolutions, l’origine populaire des couples du halo et du noyau est restée étonnamment stable. En 2014-2015, 37 % d’entre eux ne comptent que des employé.e.s ou ouvrier.ère.s dans leurs parents et beaux-parents (contre 40 % en 1993). Cette apparente stabilité reflète toutefois un changement fort des origines sociales qui ne sont ni employées ni ouvrières : en effet, en 1993, elles étaient massivement composées d’agriculteurs et de petits indépendants, et de façon plus mineure de professions intermédiaires ou de cadres et chefs d’entreprise ; en 2014-2105, les équilibres entre origines agricoles et moyennes ou supérieures salariées se sont inversés36.
33Cette stabilité (certes partiellement apparente) des origines sociales autres que populaires contraste fortement avec le renforcement observé, pour les hommes comme pour les femmes, des liens conjugaux avec les autres classes sociales : alors que seulement 38 % des couples des halo et noyau populaires en 1993 comportait un.e non employé.e ou un.e non ouvrier.ère, cette proportion est de 48 % en 2014-2015. Ainsi, 32 % des employées et ouvrières ont désormais un conjoint qui ne l’est pas (contre 27 % vingt ans plus tôt) : il est alors pour moitié profession intermédiaire, pour un quart cadre (en croissance) et pour un quart indépendant ou agriculteur. De façon symétrique, 16 % des employés et ouvriers ont en 2014-2015 une conjointe qui ne l’est pas (contre 11 % en 1993) : elles sont pour les trois quarts professions intermédiaires (majoritairement du public), parfois cadres ou chefs d’entreprise (de l’ordre de 15 %, en nette croissance toutefois), plus rarement encore artisane ou commerçante (environ 10 %).
- 37 Voir le tableau en annexe électronique 5, https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/4831 .
- 38 Cette diminution peut paraître faible, compte tenu de la forte progression de l’activité féminine a (...)
34Cette évolution n’est pas sans conséquence sur le reste des classes populaires : elle se traduit en effet par un resserrement du noyau des couples populaires composés des seul.e.s employé.e.s, ouvrier.ère.s et inactif.ve.s au sein de l’ensemble halo plus noyau. Ce dernier ne représente plus que 6,5 millions d’adultes en 2014-2015, contre 8,3 millions en 1993 (soit une part passant de 62 % à 52 % de l’ensemble des noyau et halo populaires), et sa structure socio-professionnelle a été sensiblement modifiée, suivant la dynamique des groupes employé et ouvrier37. Pour les hommes, on compte en son sein notamment moins d’ouvriers qualifiés de type industriel (-6 points de pourcentage), et davantage de chauffeurs, d’employés du public (dans l’administration et la sécurité) et du commerce. Les changements les plus forts concernent toutefois les femmes, avec beaucoup plus d’employées des services aux particuliers (+8 points de pourcentage), du public (+7) et du commerce (+2), et beaucoup moins d’ouvrières non qualifiées de type industriel (-9), d’employées administratives d’entreprise (-5) ou de femmes n’ayant jamais travaillé (-3)38.
35Au sein du halo comme du noyau, alors que les comportements d’activité et la structure des emplois ont connu de fortes évolutions, on assiste à un mouvement contenu de diversification sociale des classes populaires (Tableau 3).
Tableau 3 : Dynamique des milieux sociaux familiaux (au sein des halo et noyau), entre 1993 et 2014-2015
Lecture : dans les noyau et halo populaires, les couples du pôle « ouvrier peu qualifié et des transports » étaient 2,3 millions en 1993 et 1,8 millions en 2014-2015.
Champ : halo et noyau (respectivement noyau) populaire [couples comportant au moins un actif et, lorsque c’est le cas, au moins (respectivement uniquement) un.e employé.e ou un.e ouvrier.ère], France métropolitaine.
Source : Enquête Formation et qualification professionnelle (1993 et 2014-2015), Insee, n = 4 114 et n = 10 135 (obtention par le biais du centre Quételet).
Tableau 4 : Ouverture sociale des milieux sociaux familiaux (au sein des halo et noyau), entre 1993 et 2014-2015
Lecture : Dans les noyau et halo populaires, 17,9 % des couples du pôle « ouvrier peu qualifié et des transports » comportaient un.e non employé.e ou non ouvrier.ère en 1993, cette proportion étant de 24,9 % en 2014-2015.
Champ : Halo et noyau (respectivement noyau) populaire [couples comportant au moins un actif, et lorsque c’est le cas, au moins (respectivement uniquement) un.e employé.e ou un.e ouvrier.ère], France métropolitaine.
Source : Enquête Formation et qualification professionnelle (1993 et 2014-2015), Insee, n = 4 114 et n = 10 135 (obtention par le biais du centre Quételet).
- 39 Les différences d’estimation des volumes et parts des pôles à partir des enquêtes Emploi et Formati (...)
36Deux des pôles les plus volumineux en 1993 – « agricole » et « ouvrier peu qualifié et des transports » – voient en effet leur part39 décliner, reflétant la forte diminution des emplois agricoles et industriels non qualifiés (qui a été très sensible pour les femmes, plus modérée pour les hommes). À l’opposé, le pôle « commercial » voit sa part fortement progresser. Le pôle « artisanal-services directs » se développe également, mais avec une progression moins forte au sein de l’ensemble composé du halo et du noyau, signe d’une croissance moindre de l’hétérogamie que dans les autres milieux populaires. La part du pôle « sécurité » augmente plus légèrement, alors que celle du pôle « administratif » ne croit que dans le halo, signe d’une hétérogamie qui se développe particulièrement. Enfin, le pôle « industriel qualifié » est celui dont le poids reste le plus stable.
- 40 Ce moindre mouvement d’ouverture sociale par les conjoint.e.s peut traduire l’endogamie persistante (...)
- 41 Ces deux évolutions semblent cohérentes avec ce que décrit M. Bouchet-Valat (2015) concernant l’inv (...)
37Comme le montre le tableau 4, ces différents milieux populaires ont des liens très variables avec les autres classes : la part de conjoint.e.s non employé.e.s ou ouvrier.ère.s va ainsi d’un quart (pour le pôle « ouvrier peu qualifié et des transports ») à trois quarts (pour le pôle « administratif ») dans l’ensemble constitué des halo et noyau ; il en va de même pour la part d’ascendant.e (au moins un parent ou beau-parent) qui se situe hors du monde des employés et ouvriers (les proportions de couples concernés varient de 34,9 % à 90 % dans l’ensemble, les situations étant proches dans le seul noyau). Sur l’ensemble de ces indicateurs, les évolutions apparaissent globalement faibles au regard de cette dispersion interne, notamment du point de vue des origines sociales dont la dynamique confirme pour l’essentiel le déclin du monde agricole et la force de l’héritage ouvrier dans le pôle industriel qualifié. S’agissant des liens avec les autres classes sociales par les alliances conjugales (que l’on observe sur l’ensemble composé du halo et du noyau), les milieux « ouvrier non qualifié et des transports » et « artisanal-services directs » s’affirment comme les plus endogames40. Le déclin du nombre de couples du milieu agricole s’accompagne à l’inverse d’une ouverture particulière de ces couples vers les classes moyennes (en particulier avec des femmes cadres ou professions intermédiaires administratives et commerciales). C’est également le cas du milieu industriel qualifié, avec notamment plus de couples comprenant des femmes enseignantes ou ingénieures41. Ce milieu reste toutefois parmi les plus endogames.
- 42 Voir le tableau en annexe électronique 6, https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/4831 .
- 43 Ce codage est effectué en appliquant aux couples monographiés les mêmes règles que précédemment. On (...)
38Tel que restitué dans le tableau en annexe électronique 642, le codage de couples ayant été enquêtés par monographies43 apporte d’autres enseignements, qui témoignent des apports et des limites de la grille proposée.
39Un large ensemble de couples correspond bien à la description statistique des milieux sociaux familiaux présentée dans l’article. C’est par exemple le cas de Myriam et Nicolino Sanatanazefi au sein du pôle « ouvrier peu qualifié et des transports » : ils sont respectivement femme de ménage et chauffeur de poids lourd et leurs parents respectivement ouvrier et ouvrière non qualifié.e.s de type industriel et chauffeur poids lourd et agent de service dans une cantine. C’est aussi le cas de Mireille et Roger Monteil pour le pôle « agricole » : auparavant employée du public et mécanicien agricole qualifié (ils sont désormais en retraite), leurs parents étaient tous agriculteurs. Enfin, à titre de dernier exemple donné ici, Chloé Tassin et Jérémy Dupré (respectivement agents d’accueil et de circulation SNCF) font partie du pôle « administratif (indépendant, moyen, supérieur) » : leurs parents sont pour la première commerçant et infirmière EDF et chauffeurs de taxi pour le second. Ces exemples, et bien d’autres donc, correspondent aux configurations socio-professionnelles typiques des familles rapprochées de ces milieux sociaux et ont certaines des propriétés sociales qui leur sont statistiquement associées : avec 872 euros de niveau de vie, le couple Sanatanazefi fait partie des enquêtés les plus pauvres ; les Monteil sont âgés et peu diplômés ; Chloé Tassin et Jérémy Dupré ont tous les deux le baccalauréat et gagnent plus de 1 500 euros chacun. Globalement, l’empreinte spécifique des origines sociales se retrouve dans nombre de couples : les ménages du pôle « agricole » sont plus âgés, peu éloignés des espaces ruraux et associent des hommes exerçant un métier manuel et une femme une activité domestique ; les deux couples du pôle « industriel qualifié » ont des familles rapprochées où l’on trouve soit des ouvriers qualifiés de type industriel, soit des petits indépendants, et ont de fait des revenus confortables par rapport aux autres couples de condition ou d’extraction ouvrière industrielle ; dans le pôle « administratif (indépendant, moyen, supérieur) », on trouve sans surprise davantage de situations d’emploi indépendant, de professions intermédiaires, voire de cadres en plus des catégories administratives du public (comme Chantal et Robert Montlouis, respectivement ouvrière de blanchisserie et brancardier à l’hôpital) ou du privé (voir supra, Chloé Tassin et Jérémy Dupré).
40Ces cohérences ne doivent toutefois pas masquer la situation des couples dont le milieu social familial est plus difficile à comprendre. La rencontre au cas par cas des logiques statistique et monographique constitue une épreuve de réalité, qui montre la manière dont certains cas singuliers résistent à la norme majoritaire, ou en révèlent des ressorts moins visibles. Ainsi, les ménages du pôle « sécurité » et certains du pôle « commercial » témoignent du poids que les catégories d’employé.e de sécurité ou du commerce jouent statistiquement en leur sein. Dans les couples enquêtés de ces deux milieux sociaux, un.e seul.e membre de la famille rapprochée – Jean-Marc Pilier, qui est agent de sécurité ; le père d’Alain Rigaux, qui est gendarme ; Florence Torelli qui est employée de grande surface ; Élodie Paillé qui est vendeuse – semble justifier le classement obtenu. Dans ces ménages, on ne retrouve pas la récurrence des catégories au sein de la famille rapprochée que nous avons mise en évidence sur les échantillons représentatifs nationaux.
41Invitant à la prudence dans l’utilisation non statistique des milieux sociaux familiaux, ces cas atypiques conduisent par ailleurs à analyser de façon réflexive la population de ménages monographiés en révélant certaines de leurs caractéristiques peu visibles. Yasmine Siblot et Marie-Hélène Lechien l’ont écrit en introduction du numéro, le corpus de monographies a été constitué en suivant différents critères issus de descriptions statistiques afin à la fois d’avoir une diversité de situations et de centrer l’analyse sur la fraction médiane et stabilisée des classes populaires. Le codage du milieu social familial des couples révèle le nombre particulièrement élevé de ménages dans les pôles « commerciaux » (5) et « administratif (indépendant, moyen, supérieur) » (7), milieux dont les origines sociales se trouvent plus souvent dans les catégories d’indépendants, de professions intermédiaires ou de cadres. Malgré l’attention portée à la procédure de recrutement, des propriétés sociales peu visibles telles le cumul d’origines sociales non populaires ont ainsi certainement indirectement pesé dans la sélection des ménages enquêtés. Ces caractéristiques témoignent de la difficulté qu’il y a à réaliser des monographies de ménages dont l’environnement proche, ici familial, est exclusivement ouvrier ou employé. Ce constat fait écho aux réflexions avancées par Gérard Mauger et Marie-Pierre Pouly dans leur contribution au dossier.
- 44 Avec, nous l’avons dit, des renvois aux clivages de la nomenclature, qui tiennent à la fois à l’esp (...)
42La prise en compte de façon synthétique des positions socio-professionnelles des six membres de la famille rapprochée permet de dégager une grille de lecture robuste de la diversité des couples populaires, qui se révèle notamment prédictive de la situation d’un frère ou d’une sœur. Cette grille, à laquelle contribuent davantage les catégories majoritairement occupées par les hommes, renvoie aux différents clivages de la nomenclature socio-professionnelle (entre activités industrielles et artisanales, monde du bureau, des magasins, des usines ou des champs), permettant de dépasser les oppositions classiques entre ouvriers et employés et entre qualifiés et non qualifiés. S’en dégagent des milieux sociaux dont les caractéristiques des couples diffèrent sensiblement en matière d’âge ou de génération, d’origine ethnique et de diplôme, de situations de revenu et de résidence. Ces milieux ne sont pas nécessairement ordonnés44, mais on peut y distinguer un continuum hiérarchisé de pôles, des plus précaires et pleinement ancrés dans les classes populaires aux plus aisés et proches des classes moyennes. Le degré d’ouverture aux autres classes n’est toutefois mécaniquement associé à la position socio-économique, comme le montrent les milieux agricoles et commerciaux dont la composition sociale ne se limite pas aux ouvriers ou employés mais qui ne disposent pas pour autant d’un niveau élevé de ressources économiques ou culturelles.
43Les sept milieux sociaux familiaux se révèlent par ailleurs proches des pôles identifiés par J. Cayouette-Remblière (2015) : le milieu « ouvrier peu qualifié et des transports » se rapproche des pôles « cité », notamment « cité immigré », qu’elle a mis en évidence ; avec ceux du milieu « commercial », les couples du milieu « artisanal-particuliers » peuvent faire penser aux « populaires entre deux » ; le milieu « industriel qualifié » n’est pas sans rappeler son pôle « élite ouvrière » ; enfin, les couples des milieux « sécurité » et « administratifs » font écho à la « petite fonction publique » qu’elle évoque. Finalement, mais ce n’est pas une surprise compte tenu du périmètre géographique de l’enquête conduite par J. Cayouette-Remblière, seul le milieu « agricole » n’a pas de réel pendant dans la grille qu’elle a proposée. Cette proximité est d’autant plus remarquable qu’à la fois les données utilisées (enquête de terrain localisée versus échantillons représentatifs nationaux) et les méthodes suivies (approche généalogique versus analytique) diffèrent. Elle donne du crédit à cette représentation de la diversité structurée des classes populaires, qui donne à voir la distance très inégale aux catégories autres qu’employées ou ouvrières selon le milieu social familial.
44La dynamique d’ensemble témoigne d’un double mouvement d’ouverture des classes populaires par des liens conjugaux plus fréquents avec les autres classes sociales, confirmant la thèse d’une hétérogamie croissante mise en avant par M. Bouchet-Valat (2014), et de resserrement du nombre de couples populaires uniquement composés d’ouvrier.ère.s ou d’employé.e.s. Ces évolutions contrastent avec la relative stabilité de leurs origines sociales populaires et s’ajoutent à la transformation des comportements sexués d’activité : au sein des classes populaires notamment, le nombre de couples composés d’un homme actif avec une femme au foyer a fortement diminué entre 1993 et 2014-2015, au profit des ménages associant une femme active avec un homme retraité ou inactif ; cette transformation a accompagné le remplacement numérique des ouvrier.ère.s, plus particulièrement de type industriel et non qualifié.e.s, par des employé.e.s de la fonction publique et des services aux particuliers. L’ensemble de ces évolutions traverse les différents milieux précédemment mis en évidence, qui semblent ainsi définir une configuration stable de la diversité des classes populaires. Leur dynamique s’accompagne toutefois de petits déplacements, avec un recul des pôles les plus précaires (« agricole » et « ouvrier peu qualifié et des transports ») et une progression des fractions médianes, que représentent les pôles « artisanal-services directs » et « commercial ». Les trois milieux à dominante ouvrière (« ouvrier peu qualifié et des transports », « artisanal-particulier » et « industriel-qualifié ») restent par ailleurs spécifiquement plus d’origine populaire et endogames (bien que le dernier de ces pôles ait vu sensiblement se renforcer ses liens conjugaux avec les autres classes sociales).
- 45 La contrainte principale est de pouvoir disposer dans les enquêtes utilisées des informations relat (...)
45Un dernier enseignement nous semble pouvoir être tiré, qui tient aux perspectives que dessine un tel exercice. D’une part, on peut être tenté de voir dans quelle mesure la grille proposée s’avère heuristique pour une investigation ethnographique des ménages populaires – nous nous y sommes risqué dans la dernière partie de l’article –, ou d’autres analyses statistiques (concernant par exemple les comportements économiques, démographiques, de santé, etc. ; ou plus spécifiquement sur les inégalités entre les sexes45). Elle pourrait notamment permettre de voir si l’hypothèse formulée par O. Schwartz (2011 [1997]) d’autonomie culturelle des classes populaires est également pertinente pour les différents milieux mis en évidence ou si, par exemple, des rapports différenciés au politique peuvent leur être associés (Peugny, 2015 ; Siblot et al., 2015). D’autre part, et de façon complémentaire, il peut être envisagé d’inverser la logique suivie ici, en se dégageant de la nomenclature socio-professionnelle pour proposer, à la manière de J. Cayouette-Remblière (2015) mais sur des données représentatives nationales, une catégorisation des ménages populaires à partir des ressources (économiques, culturelles, sociales, résidentielles, etc.) dont ils disposent.
Bernard L. & Giraud C. (2018), « Avec qui les ouvrières et les employées vivent-elles en couple ? », Travail, genre et sociétés, no 39, p. 41-61.