Jean-Noël Retière et Jean-Pierre Le Crom, Une solidarité en miettes. Socio-histoire de l’aide alimentaire des années 1930 à nos jours (Presses universitaires de Rennes, 2018)
Jean-Noël Retière et Jean-Pierre Le Crom (2018), Une solidarité en miettes. Socio-histoire de l’aide alimentaire des années 1930 à nos jours, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 314 p.
Texte intégral
- 1 Pour ne citer que deux travaux intéressants dans chaque discipline, voir Axelle Brodiez (2006), Le (...)
- 2 Jean-Pierre Le Crom et Jean-Noël Retière (2000), « Nourrir, vêtir : socio-histoire de la solidarité (...)
1Une solidarité en miettes est un livre original en ce qu’il étudie, par différence avec d’autres travaux historiques et sociologiques sur le secours alimentaire1, des configurations successives d’acteurs confrontés à sa mise en œuvre locale et cela sur un temps relativement long. En se centrant sur le cas de l’agglomération nantaise, le sociologue Jean-Noël Retière et l’historien Jean-Pierre Le Crom ont pris le parti d’« approcher des pratiques et des discours replacés dans leur contexte afin d’en supporter la comparaison diachronique » (p. 10). Ainsi, cette recherche – issue d’un rapport rendu en 20002 et complété depuis – apporte-t-elle des éléments précieux pour la compréhension de l’assistance privée au xxe siècle et jusqu’à nos jours. Elle présente les diverses organisations et groupes sociaux mobilisés à cette fin, ainsi que leurs représentations des pauvres, leurs formes de « don », leurs modes de gestion interne et leurs relations avec les pouvoirs publics. Ce travail vient enrichir nos connaissances sur la philanthropie, notamment pour la période 1930-1980, encore peu explorée par la littérature. Précisons toutefois que les auteurs analysent cette action publique au travers d’un prisme institutionnel et que la réception du côté des « bénéficiaires » n’est traitée qu’à la marge. Les chercheurs montrent par ailleurs que la spécialisation des associations dans l’aide alimentaire n’empêche pas leur incursion dans d’autres domaines de l’assistance telles l’aide vestimentaire ou l’« insertion ».
2Cette enquête socio-historique se nourrit de la consultation d’archives publiques et privées, voire personnelles soumises aux pertes, destructions et au bon vouloir de leurs conservateurs du moment. Elle s’est également traduite par une cinquantaine d’entretiens avec divers acteurs (bénévoles, responsables d’associations, agents administratifs), tout comme par le dépouillement de la presse locale et, dans une moindre mesure, par des observations dans les espaces d’accueil des récipiendaires des secours alimentaires. Les années 1930 ont été choisies comme point de départ car elles constituent « un deuxième souffle du développement de l’État social » (p. 14) en raison des législations protectrices qui s’y sont dessinées, bien qu’elles n’aient pas fait disparaître pour autant les initiatives philanthropiques. L’objectif des chercheurs est justement de suivre à partir de là, et à la trace, une assistance investie de manière variable autant par les associations humanitaires que par les pouvoirs publics.
3De manière à poser le cadre général de leurs analyses, le premier chapitre dresse quatre configurations historiques de l’aide alimentaire en Loire-Atlantique. Concernant seulement la décennie 1930, la première montre une initiative publique dominante (11 restaurants municipaux) par rapport aux initiatives privées, qu’elles soient confessionnelles (la Société Saint-Vincent-de-Paul) ou laïques (Secours immédiat). La deuxième recouvre une période allant du début de la guerre jusqu’à la fin des rationnements (1939-1949). Si sur le plan national l’organe humanitaire de Vichy, le Secours national, dispose de la tutelle des œuvres et du monopole des appels à la générosité publique, sur le plan local ce sont les restaurants municipaux qui captent une très grande partie de la demande alimentaire. La troisième comprend la période qu’on désigne communément comme les « Trente Glorieuses ». Devenu entretemps Entraide française, le Secours national disparaît en raison de sa baisse de budget et de personnel, à un moment où le gouvernement issu de la Résistance veut en finir avec le secteur de l’assistance humanitaire, « jugé compromis » (p. 45). Le champ voit néanmoins apparaître de nouvelles associations au niveau national et local, plus précisément le Secours catholique et le Secours populaire. Durant cette même période, les restaurants municipaux passent de 16 en 1944 à seulement 1 en 1980 ; les fermetures sont à chaque fois justifiées au conseil municipal par la baisse de leur fréquentation. Les auteurs ne signalent pourtant pas le rôle qu’a pu jouer l’instauration de la Sécurité sociale, en 1945, dans la réduction progressive des clients des restaurants. La quatrième configuration est celle qui a cours depuis le milieu des années 1980. Elle débute par des années « charnières » où l’explosion du chômage s’accompagne de la mise en place d’aides d’urgence, à l’image du programme mettant les surplus agricoles européens à disposition des associations. Dans ce cadre, le Secours populaire, tout comme deux organisations de création récente, la Banque alimentaire et les Restos du cœur, se positionnent comme les distributeurs principaux de l’aide alimentaire. Cette dernière configuration est également caractérisée par un « foisonnement » (p. 74) de dispositifs auxquels une myriade d’associations – petites et grandes ; locales et nationales ; confessionnelles et laïques – prend part : de la maraude à la délivrance de colis en passant par la restauration collective. Bien qu’elle ne disparaisse pas pour autant, l’aide publique communale compose désormais avec ces structures associatives qui détiennent pour certaines d’entre elles la gestion de l’approvisionnement de denrées alimentaires européennes et qui bénéficient d’une main d’œuvre gratuite et constamment renouvelée : les bénévoles.
4Consacré à l’analyse des évolutions du bénévolat, le deuxième chapitre avance l’idée d’une démocratisation progressive du recrutement des bénévoles dans l’après Seconde Guerre mondiale. Si, auparavant, les classes dominantes – « majoritairement imprégnées de catholicisme » et « plutôt conservatrices » (p. 87) – peuplaient les œuvres, une diversification sociale du recrutement des bénévoles se produit avec l’implantation dans l’agglomération nantaise du Secours catholique (1945), du Secours populaire (1970, soit 25 ans après sa création au niveau national) et des Restos du cœur (1985). Bien évidemment, pour une œuvre séculaire et traditionnelle telle que Saint-Vincent-de-Paul, peuplée de bénévoles qu’on désigne comme confrères et consœurs, ce processus a eu moins d’impact. Les auteurs s’intéressent également à démêler les différents registres de valeurs que les associations et leurs bénévoles attachent à leur activité. Alors que « la solidarité » est le mot d’ordre commun, d’autres registres viennent s’ajouter tels que ceux de « charité », de « justice sociale », voire d’« optimisation des ressources ». Centrons-nous sur ce dernier registre porté par la Banque alimentaire et plus particulièrement par ses trois dirigeants qui sont d’anciens cadres de l’agro-alimentaire : pour eux, il s’agit tout d’abord de lutter contre le gaspillage des denrées ; la solidarité venant seulement après.
5Le troisième chapitre s’intéresse aux représentations des pauvres véhiculées par les différentes œuvres et à leurs évolutions. Appuyés en grande partie sur le cas de Saint-Vincent-de-Paul, certainement en raison de l’existence de cette association tout au long de la période étudiée, les auteurs montrent les variations des « figures historiques des secourus » (p. 143). Si dans l’entre-deux-guerres ce sont les familles pauvres qui attirent les confrères, sous l’Occupation ce sont les pauvres « malgré eux » et dès la Libération les pauvres par excellence deviennent les « vieillards isolés » – selon les dénominations utilisées par ces bénévoles. À chacune de ces périodes, il s’agit en tout cas de faire le tri entre bons et mauvais pauvres. Une des découvertes intéressantes des auteurs est le décalage entre les représentations de la misère et les situations réelles face auxquelles se retrouvent les confrères. Ainsi, par exemple, lorsque les grands ensembles se développent dans les années 1960 et 1970, « l’assurance d’une relation maîtrisée avec les pauvres vieillards isolés du coin de la rue s’évanouissait alors d’un coup pour faire place à un désarroi nourri de tous les fantasmes sociaux » (p. 156). Les auteurs montrent également le développement de la « bureaucratisation » (p. 167) de l’aide caritative depuis les années 1980. Un symptôme de celle-ci est l’adoption de plus en plus marquée du vocable d’« ayant droit » par des associations qui délivrent des secours alimentaires non soumis à des critères légaux. En effet, les associations ont repris les grilles établies par les services sociaux afin d’établir la liste de personnes que plusieurs d’entre elles qualifient désormais comme leurs « bénéficiaires ». Ainsi, les personnes voulant bénéficier de l’allocation de colis, aux Restos du cœur ou au Secours populaire notamment, doivent présenter des documents attestant leur condition sociale. Les auteurs remarquent qu’« à l’inverse de ce qui se vérifie de plus en plus sur la scène des politiques sociales où les conditions d’éligibilité aux aides légales cautionnent un retour du pauvre méritant, l’aide alimentaire a cessé de se fonder sur la bonne conduite » (p. 186).
6L’objet du quatrième chapitre est d’interroger ce que recouvre l’« aide alimentaire » pour les associations. Les auteurs montrent que la plupart d’entre elles ne réduisent pas leur « don » à la délivrance de colis, de repas ou de bons. Les associations stipulent dans leurs chartes une forme de contrat que les auteurs résument par : « pas de pain… sans lien » (p. 198). La position unanime contre l’idée de réaliser une simple « assistance », voire de l’« assistanat », se traduit différemment dans le temps et selon les organisations. Les confrères de Saint-Vincent-de-Paul ont longtemps fait – et font encore aujourd’hui dans une moindre mesure – un travail d’évangélisation auprès des personnes qu’ils continuent à désigner (bien qu’avec de la gêne chez les nouvelles générations) comme leurs « protégés ». Bien qu’issu lui aussi d’une matrice confessionnelle, le Secours catholique cherche plutôt, comme les autres associations qui sont ses contemporaines ou apparues depuis, à « responsabiliser » : il distribue des chèques-services afin de réinscrire ses « adhérents » (terme préféré à celui de « pauvres ») dans le circuit économique ; cette autonomie souhaitée n’est cependant pas totale puisque l’achat d’alcool est proscrit.
7Centré sur la gestion matérielle et sociale de l’aide alimentaire à partir des années 1980, le cinquième chapitre analyse la diffusion d’un « ethos managérial » dans l’ensemble du champ. Celui-ci se perçoit par exemple dans les stratégies marketing développées par les associations ; dans les démarchages, non exempts de mise en concurrence, auprès des grandes enseignes de supermarché qui profitent de la défiscalisation des dons ; ou encore dans un recrutement de bénévoles exigeant de plus en plus de « compétences » (p. 267). Figure idéal-typique de l’association-entreprise, la Banque alimentaire est non seulement ajustée à ce processus en raison de la composition sociale de sa direction, mais aussi par sa technologie de stockage. Par ailleurs, contre l’idée répandue de ressources venues essentiellement de la libéralité privée (dons, collectes, etc.), les auteurs démontrent dans ce chapitre, chiffres à l’appui, « l’apport crucial parce que massif de la puissance publique » (p. 240), au travers de subventions (moyen direct) ou déductions d’impôts (moyen indirect). Pour ne donner qu’un exemple, la Banque alimentaire reçoit en 1989 une subvention de 350 000 francs de la Préfecture, ce qui représente environ 82 % du total de ses recettes. D’ailleurs, l’origine des ressources est un des éléments qui « distingue l’humanitaire d’aujourd’hui de la bienfaisance d’hier » (p. 238).
- 3 Direction départementale des affaires sanitaires et sociales.
8Le sixième chapitre explore enfin les relations entretenues entre puissance publique et associations humanitaires, notamment pour la dernière configuration. Alors que sous les « Trente Glorieuses » une « défiance réciproque » (p. 285) caractérisait la relation entre les uns et les autres, une coopération commence à se mettre en place depuis le milieu des années 1980. Comme le montrent les auteurs, les « plans précarité-pauvreté » lancés à la fin de cette décennie ont fait des associations des « vectrices des politiques publiques » (p. 274), en subordonnant notamment les subventions publiques à la mise en place d’initiatives d’« insertion », et dont le développement croissant des contrats aidés est une manifestation. Tout cela ne se produit pas sans frictions avec les pouvoirs publics locaux. Un fonctionnaire de la DDASS3 déclarait amèrement aux auteurs : « Que voulez-vous […], je suis bien obligé de les financer quand ils me présentent un projet car les pauvres vont chez eux, ils ne viennent plus chez nous. » (p. 281). En quelque sorte, les associations disputent à l’État « son rôle dans le traitement de la misère » (p. 302) et cela en mettant en place des aides éclatées, dispersées et éloignées « de l’idéal démocratique d’égalité » (p. 7). Ainsi, le titre du livre prend tout son sens : il ne s’agit pas de la disparition ou de la destruction de la solidarité envers les populations les plus précaires, mais de l’instauration d’une solidarité émiettée, disponible ici ou là, par le biais d’associations caritatives et non pas au travers de dispositifs de protection légale ; « une solidarité certes mais en miettes » (p. 187).
- 4 Frédéric Viguier (2010), « La cause des pauvres. Mobilisations humanitaires et transformations de l (...)
9Les transformations décrites par les auteurs sont analysées au travers des particularités, changeantes dans le temps, suivant chaque structure et ses membres. Certaines associations sont plus adaptées que d’autres (par leurs valeurs, par leur composition sociale, par leurs ressources matérielles, etc.) à l’adoption de procédures issues du monde marchand et/ou du monde bureaucratique. Ainsi, Jean-Noël Retière et Jean-Pierre Le Crom livrent des analyses sociologiques fines, sans tomber dans des généralisations à outrance et en explicitant à certaines reprises, modestement, les limites de leurs matériaux. On peut toutefois regretter que les enquêteurs ne s’intéressent pas davantage au lobby réalisé par les associations auprès des pouvoirs publics – ils évoquent à peine, par exemple, l’envoi de lettres aux mairies par les Restos du cœur ou la célèbre « loi Coluche ». De même, ils auraient gagné à signaler (et à développer dans leur analyse) le fait que les lois relatives à l’insertion – ayant un impact sur le périmètre d’action des associations ici étudiées – ont été adoptées sous l’impulsion d’autres associations humanitaires (ATD Quart Monde, FNARS) et parfois par ces mêmes associations au niveau national (Secours catholique)4. Cela aurait impliqué néanmoins de sortir du cadre local privilégié par les auteurs. Au-delà de ces remarques, cette belle socio-histoire ne peut qu’être recommandée à celles et ceux qui s’intéressent aux recompositions de l’État social et aux ressorts du traitement réservé aux plus précaires dans nos sociétés.
Notes
1 Pour ne citer que deux travaux intéressants dans chaque discipline, voir Axelle Brodiez (2006), Le Secours populaire français, 1945-2000 : du communisme à l’humanitaire, Paris, Presses de Sciences Po ; Sophie Duchesne (2003), « Don et recherche de soi. Altruisme en question aux Restaurants du cœur et à Amnesty International », Les Cahiers du CEVIPOF, no 33.
2 Jean-Pierre Le Crom et Jean-Noël Retière (2000), « Nourrir, vêtir : socio-histoire de la solidarité d’urgence à Nantes (1930-2000), Rapport scientifique en réponse à l’appel d’offres “Produire les solidarités” de la MiRE (Ministère de l’Emploi et de la Solidarité) », Nantes, Maison des Sciences de l’Homme.
3 Direction départementale des affaires sanitaires et sociales.
4 Frédéric Viguier (2010), « La cause des pauvres. Mobilisations humanitaires et transformations de l’État social en France (1945-2010) », thèse de doctorat, Paris, Ehess.
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Référence électronique
Mauricio Aranda, « Jean-Noël Retière et Jean-Pierre Le Crom, Une solidarité en miettes. Socio-histoire de l’aide alimentaire des années 1930 à nos jours (Presses universitaires de Rennes, 2018) », Sociologie [En ligne], Comptes rendus, 2018, mis en ligne le 20 septembre 2019, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/4715
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