1Durant onze années de recherches mêlant sociologie historique et histoire sociale des sciences sociales, Marc Joly a consacré une enquête à ce qu’il appelle, en reprenant les termes de Richard Kilminster (2001) la « révolution sociologique », c’est-à-dire la constitution sur plusieurs siècles d’un « régime de pensée scientifique de l’humanité en tant qu’objet et sujet de la connaissance » (p. 311). Les résultats de cette enquête sont restitués en trois volumes (Joly, 2017, 2012). Pour Bourdieu est le dernier d’entre eux.
2À partir d’archives institutionnelles et privées (laboratoires de recherche, émissions radiophoniques, correspondances) et d’un grand nombre de publications scientifiques, Marc Joly examine les principales lectures de la sociologie de Pierre Bourdieu dans le champ français des sciences sociales et ambitionne de rendre justice aux conditions de possibilité, à la cohérence théorique et à la portée épistémologique de cette œuvre, ainsi qu’aux usages qu’en font les chercheurs qui la mobilisent dans leurs travaux. L’enquête de M. Joly est particulièrement centrée sur l’ouvrage de Jean-Louis Fabiani (2016) dédié au sociologue et sa réception, symptomatiques à ses yeux d’un état des champs scientifique et intellectuel. Marc Joly relève dans le livre de J.-L. Fabiani des « manquements à l’éthique scientifique ayant jalonné le cours de la recherche ainsi que le processus de production des résultats » (p. 22). Il propose un procédé de vérification des connaissances semblable aux sciences physiques consistant à reproduire des expériences. L’ouvrage prend parfois une allure de manifeste, voire de pamphlet. Pour autant, l’auteur se garde de toute allusion ou insinuation. Marc Joly cite systématiquement tous les auteurs des travaux qu’il a estimés utiles de critiquer.
3L’ouvrage est composé de trois parties qui peuvent se lire indépendamment. La première partie porte sur les conditions de production et de réception de l’œuvre scientifique de P. Bourdieu. La deuxième partie s’attache plus spécifiquement à la critique scientifique de l’ouvrage de J.-L. Fabiani en faisant valoir une autre interprétation du cadre conceptuel bourdieusien. Enfin, la troisième partie est consacrée à la configuration institutionnelle qui a rendu possible la production de l’ouvrage de J.-L. Fabiani, autrement dit un ouvrage produit par ce qu’il contribue à produire, et fait valoir en contrepoint le potentiel scientifique et intellectuel de la sociologie.
4La première partie « Comprendre Bourdieu » éclaire la trajectoire du sociologue et le clivage de son habitus. Sur un mode de pensée relationnel, M. Joly rend compte de l’ascension de P. Bourdieu par son histoire et celle du champ scientifique et intellectuel français. L’ingéniosité de P. Bourdieu est d’avoir renouvelé la sociologie européenne pour analyser les rapports entre les structures sociales et les structures cognitives. Ce renouvellement impliqua le dépassement des oppositions consacrées entre Émile Durkheim, Karl Marx et Max Weber. L’ascension de P. Bourdieu est liée également à l’histoire du Centre de sociologie européenne. Marc Joly analyse les relations des premiers membres du comité permanent du Centre européen de sociologie pour comprendre sa transformation en un Centre de sociologie européenne dont P. Bourdieu sera nommé au poste de secrétaire général en 1961.
5Du point de vue du progrès de la connaissance, P. Bourdieu participe à la formation de ce que M. Joly appelle « un régime de pensée bio-psycho-sociologique » en illustrant les trois facettes de l’ambition sociologique : mettre au jour des invariants et les logiques qui président aux activités et pensées humaines ; mettre constamment à l’épreuve les outils d’objectivation mobilisés dans les investigations menées ; contribuer à la représentation scientifique immanente multidimensionnelle (« bio-psycho-sociologique ») de l’humanité. Cela le conduit à faire valoir la réflexivité dans le champ scientifique, notamment en pratiquant une sociologie de la sociologie.
6La deuxième partie de l’ouvrage propose une analyse détaillée de l’interprétation faite par J.-L. Fabiani de la sociologie bourdieusienne dans son livre Pierre Bourdieu. Ce dernier vise à analyser la production et la réception de l’œuvre sociologique de Bourdieu. Sur le plan méthodologique, M. Joly reproche à J.-L. Fabiani de ne pas s’être référé exhaustivement aux différents textes du sociologue concerné, « à les ordonner, à les analyser et à les situer, en prenant la mesure de la littérature secondaire disponible, et en mobilisant, le cas échéant, autant de sources primaires que possible (témoignages, documents d’archives, etc.) » (p. 105). À titre d’exemple, M. Joly mentionne l’ouvrage de Louis Pinto, Pierre Bourdieu et la Théorie du monde social, publié huit ans plus tôt que celui de J.-L. Fabiani et qui pourtant mobilise aux yeux de M. Joly une méthode semblable et un même objet.
- 1 Pierre Bourdieu l’indiquait lui-même : « Ma seule participation au débat structuraliste, en dehors (...)
7En outre, classer les classeurs fait partie des luttes internes au champ scientifique. En référence au sous-titre de l’ouvrage de J.-L. Fabiani (« Un structuralisme héroïque »), M. Joly soutient que P. Bourdieu n’était ni « structuraliste », ni « héroïque ». L’auteur rappelle que l’épistémologie sociogénétique de P. Bourdieu est bien différente du structuralisme de Ferdinand de Saussure et de celui de Claude Lévi-Strauss. Tout en s’opposant à la mode de l’existentialisme, M. Joly affirme que P. Bourdieu s’opposait à l’impasse épistémologique du structuralisme et à sa mode1, comme en témoignent l’usage de la notion de « stratégie » plutôt que de « règle » ainsi que le développement de la notion de « sens pratique ».
8Plusieurs chapitres constituent une introduction à la sociologie bourdieusienne où M. Joly revient sur la genèse et la construction des principaux concepts (champ-habitus-capital) et sur certaines critiques qui leur sont adressées, notamment celles énoncées par J.-L. Fabiani. Ainsi, M. Joly affirme que le concept de champ dépasse le « réalisme » et le « constructivisme » en ce qu’il renonce à délimiter définitivement un objet d’étude et qu’il participe, comme dans un cercle herméneutique, à construire l’objet de recherche sur un mode de pensée relationnel. Selon M. Joly, la théorie de l’habitus constitue l’une des approches de la socialisation les plus puissantes proposées à ce jour, notamment par le fait de privilégier la notion d’incorporation qui permettrait de contrer les biais intellectualistes ou dualistes, de concilier la fermeture des possibles et l’enchaînement probable des expériences de vie, de créer des relations avec la neurobiologie et la psychanalyse, d’ouvrir la possibilité de formuler le problème de la « personnalité » (p. 181). Enfin, concernant le concept de capital, M. Joly aborde deux points : la mécompréhension des usages qui en sont faits et l’inflation conceptuelle des propriétés du capital. Marc Joly invite à mobiliser le concept de capital selon deux versions qui varient selon les caractéristiques de l’objet et le degré de maîtrise théorique d’un chercheur : une version forte du modèle champ-habitus-capital, articulant les concepts dans leur systématicité ; une version faible qui s’accommode du concept de capital sans le relier à celui d’habitus et de champ. Un dernier chapitre, intitulé « La sociologie comme autodidactie » en référence à des propos de J.-L. Fabiani, clôture la deuxième partie. Elle traite de la méthodologie mise au point par P. Bourdieu, en mettant plus particulièrement l’accent sur son rapport avec l’outil statistique.
9La troisième partie de l’ouvrage aborde, d’une part, le contexte institutionnel qui a pu favoriser les entreprises de réduction de la sociologie bourdieusienne et, d’autre part, le potentiel de la sociologie pour le progrès de la connaissance. Concernant le premier point, l’auteur analyse les rapports entretenus entre la sociologie et deux autres disciplines : l’histoire et la philosophie. Pour M. Joly, le « tournant critique » des historiens des Annales les conduit à établir un « discours historique d’autolégitimation impérialiste ». Les rapports entre la sociologie et la philosophie font l’objet d’une analyse plus développée. L’auteur montre qu’au cours des années 1980, un ensemble de propositions converge pour ériger la sociologie bourdieusienne en « antimodèle absolu » : le cadre théorique développé par Luc Boltanski et Laurent Thévenot, la théorie de la culture populaire de Claude Grignon et de Jean-Claude Passeron, la théorie de la connaissance sociologique proposée par ce dernier, le retour de l’« acteur » par la sociologie d’Alain Touraine ou encore la méthodologie individualiste de Raymond Boudon. Il insiste notamment sur la réactivation d’un dialogue entre philosophie et sociologie prenant forme institutionnellement par la création du Groupe de sociologie politique et morale (GSPM) en 1984 par Luc Boltanski et Laurent Thévenot, ou encore par la « position de surplomb conceptuel » occupée par des historiens et des philosophes au sein de l’École des hautes études en sciences sociales (Ehess).
10Dans un chapitre intitulé « misère de la “philosophie des sciences sociales” », l’auteur analyse la façon dont certains travaux tentent de rétablir une primauté de la philosophie sur les sciences sociales. Depuis Kant, la philosophie bénéficiait d’un monopole concernant la morale et les conditions de possibilité de la connaissance. Par la suite, la sociologie s’est imposée en redoutable concurrente, si bien que la philosophie a dû revoir sa position et réviser sa raison d’être. Marc Joly analyse plus particulièrement la constitution d’une philosophie des sciences sociales promue par Bruno Karsenti et développée dans son ouvrage D’une philosophie à l’autre. Selon M. Joly, cette prise de position vise à accorder à la philosophie une place déterminante dans la production des connaissances car il appartiendrait à cette discipline d’analyser les mécanismes profonds du régime conceptuel des sciences sociales. Cela constitue donc un « discours idéologique d’autolégitimation » pour lutter au sein du champ scientifique, mais dont « la plus-value cognitive, en conséquence, est faible » (p. 290) et qui occulte l’apport considérable de la sociologie au régime de pensée historisant et objectivant.
11Sur un plan épistémologique, un chapitre discute la théorie de la connaissance sociologique proposée par J.-C. Passeron. Selon M. Joly, celle-ci est conçue comme une critique adressée à la sociologie de P. Bourdieu. Selon l’interprétation du classement de J.-L. Fabiani par M. Joly, les oppositions classiques entre É. Durkheim et M. Weber se retrouvent sur le plan épistémologique où P. Bourdieu relèverait d’une épistémologie naturaliste, opposée à celle développée par J.-C. Passeron, d’inspiration wébérienne. Dans ce chapitre, M. Joly discute la pertinence de la démonstration passeronienne portant sur l’« espace non poppérien de l’argumentation » prétendument propre aux sciences sociales. Il souligne la structure trinitaire du réel (monde vivant, monde physique, monde social) qui justifie l’articulation de la sociologie des sciences et d’une épistémologie générale (l’auteur prend l’exemple de l’épistémologie génétique au sens de Jean Piaget) pour définir ce qui peut être scientifiquement su. Mobilisant la représentation des cercles d’Appollonius, il considère que l’humanité constitue un régime de pensée bio-psycho-sociologique figuré par un cercle tangent à celui des sciences du monde vivant et celui des sciences du monde social et dans lequel la sociologie a notamment une fonction de cadrage épistémologique (p. 275-276).
12L’ouvrage se clôture par un épilogue engagé en faveur de la sociologie réflexive, c’est-à-dire une sociologie qui soit un progrès de la connaissance et un progrès dans la connaissance du sujet de la connaissance. L’idée centrale de cette conclusion est une invitation à intégrer l’apport sociologique de P. Bourdieu à l’ensemble du champ scientifique pour « dégager quelque chose comme un cadre paradigmatique » (p. 315) qui permettrait de progresser sensiblement dans la réflexivité du sujet de la connaissance, et donc de la science.
13En comparant les résultats pour inférer des énoncés adéquats aux faits, l’ouvrage de M. Joly témoigne d’une rigueur scientifique exceptionnelle. Son argumentaire est solidement appuyé par de nombreuses références et diverses sources. À la lecture de l’ouvrage, le lecteur peut se faire une idée du niveau de la qualité du débat scientifique. L’ouvrage arrive à concilier une introduction à la sociologie bourdieusienne, la compréhension de la trajectoire de celui qui l’a conçue tout en montrant aussi son potentiel pour le champ scientifique. Pour autant, sauf à s’inscrire dans la démarche de l’intellectuel collectif cher à P. Bourdieu, quelques points auraient pu être abordés ou mentionnés. Concernant la philosophie des sciences sociales, si la perspective de Bruno Karsenti et Cyril Lemieux est développée, celle engagée par Frédéric Lordon et Yves Citton est-elle du même ordre (Citton & Lordon, 2008) ? En outre, si l’ouvrage traite des rapports entre la sociologie et la philosophie ou même l’histoire, ceux entre la sociologie et l’économie n’y figurent pas. Or, la sociologie bourdieusienne a largement discuté l’économie néoclassique et l’économie des conventions (Favereau, 2001), suscitant parfois simplement un dialogue entre économistes (Boyer, 2003). La vérification de l’adéquation des propos aux faits aurait pu être utile sur ce point. Malgré cette réserve, l’analyse présente dans l’ouvrage n’en demeure pas moins très éclairante et d’une grande qualité.