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Refaire des « taupes » : gouverner le silence des prêtres homosexuels à l’heure du mariage gay

The Remaking of “moles” : Governing gay priests’ silence at the time of gay marriage
Josselin Tricou

Résumés

Cet article explique, à partir d’une enquête multi‑sites, l’état paradoxal de la pratique ecclésiale du secret qui préside à la gestion de l’homosexualité chez les clercs de l’Église catholique en Occident. Dans un environnement institutionnel marqué par une libéralisation relative de la conjugalité homosexuelle et un appel à l’authenticité en matière de sexualité, on montrera que l’institution éprouve la nécessité de réaménager la probabilité que ces clercs se taisent au sujet de leurs préférences sexuelles. Ce faisant, on proposera l’hypothèse selon laquelle l’importante mobilisation du Vatican pour inventer puis lutter contre son ennemi de papier, «  la‑théorie‑du‑genre  », participerait de cet objectif.

The Remaking of “moles” : Governing gay priests’ silence at the time of gay marriage

Drawing on a multi‑site research, this article analyzes the paradox surrounding the ecclesial practice of secrecy with regard to the management of homosexuality among Catholic clerics in the West. It argues that in an institutional environment marked by a relative liberalization of homosexual conjugality and a calling for sincerity in sexual matters, the institution is urged to reactivate the norm of silence among homosexual clerics. The demonstration advances the hypothesis that the Vatican’s fight against gender theory, its current enemy backs the task of silencing the clerics.

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Texte intégral

C’est le «  placard  » que l’Église veut reconduire aujourd’hui. […] C’était un moyen pour des homosexuels de se réaliser à couvert, c’était comme se construire un monde dans un monde où ils ne pouvaient exister. Et un de ces mondes, c’était le sacerdoce bien sûr  ! Et de manière quasiment institutionnalisée  ! Parce que c’est un monde dans lequel tu peux te cacher et en même temps tu peux te réaliser dans la mesure où le système te le permet. Et il n’y a pas dans le monde civil en Europe d’institution ou d’entreprise qui a joué ce même rôle en dehors de l’Église catholique […]. Mais cela a fonctionné jusqu’à la révolution sexuelle, et même c’était justifié à la lumière du développement de la science et des consciences. On pourrait presque dire que l’Église fut une protection pour les homosexuels d’une certaine manière  ! Elle te donnait ce développement et te protégeait d’une humanité qui ne pouvait te comprendre, ou qui te comprenait de manière erronée… bon, mais tout ça change avec la révolution sexuelle, enfin le développement des mouvements homosexuels, et aujourd’hui, ce n’est plus défendable. Et pour moi, aujourd’hui, l’Église ne permet plus un vrai développement, c’est une apparence de développement. C’est clair, des prêtres m’ont dit que je pouvais continuer ainsi, dans la double‑vie, mais je crois que pour moi ça aurait été un suicide… parce que ça serait un mensonge  ! Parce que la révolution sexuelle et les mouvements homosexuels m’ont aidé à découvrir l’importance de la dimension publique de la sexualité  ! (entretien avec Monseigneur Charamsa, ex‑membre de la Curie romaine, 44 ans, novembre 2015).

  • 1  Jean‑Paul II, Constitution apostolique Pastor Bonus § 48.

1Prêtre et théologien conservateur, membre de la «  Congrégation pour la doctrine de la foi  » du Vatican – l’organe au sein de la Curie romaine en charge «  de promouvoir et de protéger la doctrine et les mœurs conformes à la foi dans tout le monde catholique1  » – Krzysztof Charamsa annonçait en octobre 2015 par voie médiatique son homosexualité et surtout, sa volonté de poursuivre dorénavant publiquement sa relation déjà ancienne avec son compagnon. S’il affirmait vouloir mettre sa vie en cohérence, il rompait surtout un secret largement organisé par l’institution et tout particulièrement par l’organe auquel il appartenait.

  • 2  «  Le terme de “conduite” avec son équivoque même est peut‑être l’un de ceux qui permettent le mie (...)

2Le secret – le taire et le faire‑taire à propos d’un savoir partagé par celles et ceux de l’intérieur – est une technique de «  gouvernement  », mieux, une «  conduite  » au sens de Michel Foucault (1982)2 qui caractérise toute institution (Jamin, 1977 ; Kaiser, 2004). Éric Fuchs, théologien protestant, remarquait qu’au sein de l’institution catholique romaine, «  c’est la gestion rigoureuse de la sexualité qui qualifie aussi bien l’autorité du clerc que l’obéissance du laïc  » (cité par Buisson‑Fenet, 2002). En effet, deux des spécificités de l’Église catholique par rapport aux Églises protestantes sont, d'une part, la conditionnalité de la cléricature à la continence sexuelle – l’exercice de la sexualité étant réservé aux fidèles hétérosexuels et mariés – et, d'autre part, l’obligation de la confession de leurs «  péchés  » auprès des clercs par ces mêmes fidèles. Il y a dès lors de grandes chances que dans l’appareil catholique une importante part des «  pratiques du secret  » (Kaiser, 2004) soit concentrée autour de cette gestion. Éric Fuchs en concluait qu’en catholicisme «  la morale est donc davantage un terrain de combat qu’un enjeu spécifique  : on se bat sur la morale pour se battre en réalité sur l’ecclésiologie  », c’est‑à‑dire l’organisation de l’institution et sa légitimité. Or, ces dernières années, une telle bataille concernant la morale sexuelle et familiale s’est intensifiée au sein du catholicisme occidental. L’Église doit, en effet, faire face à une dynamique récente de «  mutations de genre  » (Rochefort & Sanna, 2013) et, surtout, de politisation des questions de genre et de sexualité au sein de son environnement institutionnel. Cette dynamique externe, qualifiée par Éric Fassin (2006) de «  démocratie sexuelle  », exerce, ce faisant, une pression sur l’Église marquée elle‑même en interne par une raréfaction des recrutements. Elle conduit ses clercs raréfiés à redoubler de réflexivité sur la manière dont ils vivent sexualité et genre. Dès lors, le rôle sacerdotal et la représentation ecclésiale subissent ce que Clément Arambourou (2013) note s’agissant du rôle de présidentiable et de la représentation politique  : «  ce qui relève des rapports de genre et de sexualité ne ressortit plus au domaine de l’évidence  » mais constitue désormais «  un des enjeux du travail de représentation politique  ».

  • 3  Tout au long de cet article, nous entendons par occident l’aire culturelle où se superpose l’empri (...)
  • 4  «  Pour distinguer “la‑théorie‑du‑genre” inventée par le Vatican des élaborations théoriques produ (...)
  • 5  Je remercie Béatrice de Gasquet, Damien de Blic et Yann Renisio pour leurs relectures attentives d (...)

3Partant d’une situation d’enquête révélatrice de modalités quasi‑idéales‑typiques de gestion de l’homosexualité chez les clercs d’Église en occident3, cet article explique dans un deuxième temps les soubassements et les évolutions récentes de la pratique ecclésiale du secret qui préside à cette gestion. Dans un environnement institutionnel où les expériences et les subjectivités homosexuelles se construisent de moins en moins autour d’un cloisonnement rigide entre espaces intimes et publics – c’est‑à‑dire ce qu’il est convenu d’appeler le placard, où s’institutionnalisent des formes de conjugalité homosexuelle jusqu’à leur reconnaissance légale, et un contexte marqué, plus généralement, par un appel à l’authenticité en matière de sexualité, on insiste sur la nécessité paradoxale pour l’institution de réactiver cette pratique du secret. Il s’agit en effet pour elle de «  réaménager la probabilité  » (Foucault, 1982) que les clercs homosexuels se taisent, au moment même où les États abandonnent – au moins officiellement – de telles exigences. Ce faisant, l’article propose dans un troisième temps l’hypothèse selon laquelle la formidable dépense d’énergie du Vatican pour inventer puis lutter contre son ennemi de papier, «  la‑théorie‑du‑genre4  », participerait de cet objectif. Ces trois pistes d’analyse constituent les axes directeurs respectifs des trois parties de cet article construit selon une logique spiralaire de montée en généralité5.

Cet article s’appuie sur les résultats d’une recherche doctorale plus large impliquant une double exploration : celle des représentations sociales et celle des pratiques contemporaines de subjectivation des prêtres et religieux masculins catholiques face aux mutations en cours de l’ordre de genre et des sexualités.

Les matériaux mobilisés dans cet article proviennent de quatre terrains ethnographiques par immersion au sein de couvents ou de maisons de formation religieuse ; de soixante entretiens biographiques avec des prêtres exerçant en France ou travaillant au Vatican et d’un suivi plus approfondi par entretiens réitérés auprès de quatre d’entre eux.

Il est à préciser que cette enquête multi‐sites relève en partie d’une « ethnographie chez soi ». Ma socialisation préalable au sein d’un milieu catholique et mon appartenance à la classe des hommes sont, effectivement, à prendre en compte comme des données structurantes de l’enquête.

À l’exception de Monseigneur Charamsa cité nommément ci‐dessus conformément à sa volonté, tous les autres noms d’enquêtés ont été changés. Mieux, certains éléments les concernant ont également été omis ou modifiés (âge, fonctions, lieux d’affectation) pour éviter le plus possible leur traçabilité, car ils risquent non seulement leur réputation mais aussi leur « vocation » s’ils étaient reconnus.

Vivre dans le placard ecclésial

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  • 8  Dans les livres liturgiques catholiques, les rubriques sont les parties qui ne constituent pas le (...)

2011. Travaillant alors pour une organisation catholique, je rencontre le Père Adrien. La quarantaine, Adrien est prêtre diocésain et curé6 d’une paroisse bourgeoise urbaine. Il offre à voir une hexis corporelle altière et distante. Son patronyme est à particule. Il est issu de la vieille noblesse rurale d’Ancien Régime. Il a été socialisé au sein du scoutisme dit «  traditionnel  » ou «  unitaire  » (Guides et Scouts d’Europe  ; Scouts unitaires de France), créé dans les années 1960‑1970 en réaction aux réformes pédagogiques entreprises par les Scouts de France. Il porte la soutane dans sa paroisse et le clergyman à l’extérieur7. Il célèbre la messe avec un scrupuleux respect des «  rubriques8  ». Le contenu de ses homélies apparaît clairement rigoriste en termes de morale et «  restitutionniste  » en termes d’ecclésiologie – c’est‑à‑dire qui réactivent le rêve d’une société chrétienne (Portier, 2012).

2012. En plein débat sur le projet de loi d’élargissement du mariage civil aux couples de même sexe, dit «  mariage pour tous  », je téléphone par amitié au Père Marc, la quarantaine, une vocation dite «  tardive  ». «  Progressiste  », il m’avait confié son homosexualité et sa souffrance face à ce qu’il perçoit comme une remontée en puissance du discours homophobe dans l’Église. S’il n’a jamais fait publiquement de coming out, il poste sur Facebook des articles critiques à l’égard de la virulence de l’Église dans le débat. Il m’annonce avoir dîné avec le Père Adrien  ; or celui‑ci s’est lancé dans une diatribe homophobe et anti‑«  mariage pour tous  ». Le Père Marc est encore sous le choc.

  • 9  Dans une logique toute foucaldienne, la performance de genre chez Judith Butler ne renvoie pas d’a (...)

2013. Désormais en doctorat de science politique sur «  l’identité des hommes d’Église  » pour mes enquêtés, je mène un entretien sociologique avec le Père Julien, un moine cinquantenaire. Nous nous étions rencontrés quelques années auparavant lors d’une retraite spirituelle dans son monastère où il m’avait discrètement dragué. Performant (Butler, 2006)9, au moins auprès de moi, une certaine folie – c’est‑à‑dire l’«  archétype folklorique de l’homme efféminé marqué du double stigmate de l’inversion et de l’extravagance  » (Le Talec, 2008), et s’amusant à parler de ses confrères au féminin conformément à la tradition de l’humour camp (Babuscio, 1977), celui‑ci m’évoque en entretien avec un agacement certain les nombreux clercs homosexuels qu’il rencontre  : «  Surtout chez les diocésains, on est dans le mensonge, la dissimulation et la psychote [la peur] à mort. Après eux‑mêmes me disent  : “Il faut être discret vis‑à‑vis du public et donc avoir un double langage  !” Non  ! Vous ne pouvez pas avoir un double langage  ! Vous ne pouvez pas aller manifester en soutane contre les homos et puis juste après vous faire péter la r… heu… avoir des relations sexuelles heu non homosexuelles… relations sexuelles‑homosexuelles  ? [rire] Beau lapsus  !  ». Plus qu’un lapsus au sens technique du terme, apparaît justement ici une des techniques langagières classique de maintien du placard qui consiste à hétérosexualiser ou au moins à neutraliser le vocabulaire mobilisé quand on parle de sexualité. Si Julien rit, c’est – probablement – qu’il se rend bien compte qu’il vient de mettre en œuvre lui‑même le double‑discours qu’il dénonce justement avec véhémence chez ses confrères. Mais il continue et prend alors l’exemple du Père Adrien, en sachant très bien que c’est une de nos connaissances communes  : «  Je ne le juge pas, je le connais comme ma poche et puis je l’aime bien, mais ce qui est terrible c’est qu’à chaque fois que nous sommes ensembles en public, il me dit  : “Tiens‑toi bien  ! Tiens‑toi bien  !”... Mais je n’ai pas à me tenir  ! Et sa grande question, c’est  : “Est‑ce que tu penses qu’ils croient que je suis homo  ?”  ». Selon lui, Adrien, qui était venu un temps chercher auprès de lui une aide pour «  unifier sa vie de prêtre  » en se découvrant attiré sexuellement par les hommes, s’est très vite refermé sur une «  vie clivée  » entre «  amour pur  » pour l’Église et promiscuité homosexuelle des rencontre anonymes. C’est une vie clivée tant temporellement («  soutane le jour et drag queen la nuit  » selon le Père Julien) que spatialement («  chez lui, il y a sa chambre avec son ordinateur et le reste  ; sa chambre, tu ne peux pas du tout y accéder, elle est fermée à clé  »). Il est à noter d’abord que la parole du Père Julien peut d’autant plus être critique qu’il est religieux, membre qui plus est d’un ordre ancien et prestigieux. Or, du point de vue des structures objectives de l’Église catholique, ce clergé dit régulier a une plus grande autonomie par rapport aux autorités ecclésiastiques légitimes (locales ou romaines) en comparaison avec le clergé diocésain – dit séculier. Et leurs membres «  déviants  », protégés par une vie communautaire, sont moins directement exposés au risque du verdict «  basal  » – les éventuelles insultes ou dénonciations par des fidèles laïcs. Ensuite, dans la prolongation de notre première rencontre sous le signe de la «  drague  », Julien joue sur certaine complicité et cherche peut‑être à m’impressionner par sa liberté de parole, notamment par contraste avec les autres prêtres dont il parle.

  • 10  La subculture gaie bear (ours) est née dans les années 1980 en réaction à la fois à l’efféminement (...)

2014. Toujours dans le cadre de mon travail de thèse, je mène plusieurs entretiens de suite avec le Père Robert, curé de paroisse. Robert a la cinquantaine, un style de vie plutôt intellectuel. Il écrit, entre autres choses, régulièrement des textes en faveur d’un meilleur accueil des personnes homosexuelles dans l’Église. S’il ne m’a jamais déclaré explicitement qu’il était lui‑même homosexuel, cela est entendu entre nous. Il performe sans ostentation les codes esthétiques bear10 et est membre très discret d’une association LGBT chrétienne. Or, après un an de rencontres régulières et au détour d’une conversation prolongeant un entretien sociologique – et donc hors enregistrement – Robert me déclare avoir eu une relation sexuelle avec un certain Père Adrien mais qui, depuis, a coupé totalement les ponts avec lui comme avec tout prêtre trop ouvertement gay à ses yeux. Il me prévient  : «  Tu n’obtiendras jamais d’aveux de sa part  » – comme si l’enjeu de l’entretien sociologique était l’aveu, à l’instar de la confession –, et me met en garde  : «  C’est lui qui va te piéger  ».

2015. Je propose au Père Adrien de nous revoir en mentionnant mon travail de thèse  : il me répond avec affabilité et me reçoit à déjeuner. Nous discutons pendant quatre heures de tout, sauf de mon travail, dispositif qui écarte toute possibilité d’enquête. Le Père Adrien se contrôle visiblement, surtout quand je ramène la discussion sur les événements récents qui ont agité le catholicisme français – au premier rang desquels la mobilisation contre le «  mariage pour tous  » et la violence que celle‑ci a pu infliger à mes connaissances homosexuelles, lui dis‑je. Avant de me raccompagner à la porte, alors qu’on n’a jamais évoqué une seule fois le Père Marc durant les quatre heures de conversation, il me précise que selon lui, ce dernier n’était pas du tout fait pour la vie sacerdotale qu’il vient de fait de quitter. Si Adrien n’a pas évoqué l’homosexualité de Marc ni la sienne propre, je comprends le message implicite. Cet échange laisse transparaitre une distinction entre trois catégories d’individus à ces yeux  : le bon prêtre homosexuel – qui se tait –, le mauvais – qui revendique et donc n’est pas fait pour –, enfin, il y a la personne extérieure au clergé – moi – à laquelle on ne peut rien dire, surtout si elle laisse entendre qu’elle est «  ouverte  » voire alliée de la cause LGBTIQ. Erving Goffman (1975) avait bien décrit cette réticence des «  stigmatisé‑e‑s  », encore plus de ceux qui sont porteurs d’un «  stigmate invisible  », à entrer dans le jeu des confidences et à créer de véritables relations d’amitiés avec leurs allié‑e‑s «  normaux  ».

Plus tard, je lui demande par texto de le revoir pour un entretien dans le cadre de ma thèse. Il me répond n’avoir ni le temps ni voir l’intérêt de répondre à mes questions – dont il ignore encore le contenu – mais alors s’engage un long échange par sms sur la teneur de ma recherche… Le «  ton  » se fait ironique et même culpabilisateur. C’est qu’il s’était renseigné avant ma venue et avait eu vent par un autre prêtre que je posais des questions sur l’homosexualité. Or, c’était outrepasser, selon lui, les limites de la vie privée des gens. Et de me demander ironiquement si je me prenais pour un sexologue. Bref, l’entretien n’aura pas lieu. Mieux, l’échange musclé par textos interposés – vingt‑quatre chacun – aura réussi à me faire douter de l’éthique de ma démarche en plus de me dissuader d’aller plus loin. Car Adrien y aura mis un terme en usant de ses compétences professionnelles, d’abord de culpabilisation puis de réconciliation pour que l’échange n’apparaisse pas trop anti‑fraternel. Bien sûr, pour l’enquêteur, il s’agit souvent de «  s’imposer aux imposants  » (Chamboredon et al., 1994) et «  si dans certains milieux les risques physiques sont faibles, l’épreuve relationnelle et la tension peuvent y être pires » (Bizeul, 2007). Mais ici, plus que la source d’une réflexion méthodologique, il semble que la situation et la compétence au soupçon activée par cet enquêté révèle plutôt la force du secret qui surdétermine sa vie. Suspicieux, Adrien se montre, tout autant que le chercheur, un acteur réflexif doué d’un pouvoir d’enquête jusqu’à renverser les rôles. Par une sorte de projection et de symétrisation des situations, il suppose que le chercheur comme lui a forcément quelque chose à cacher au «  péril  » de sa vie. Et, ce n’est plus son secret, mais celui du chercheur face à ses enquêtés qui est alors interrogé. Quel est l’objet réel de son enquête derrière l’objet officiel et a priori euphémisé qu’il leur «  sert  » pour entrer sur le terrain  ? Quelles sont ses intentions réelles  ? (Extraits de mes carnets de terrain).

4«  L’entretien […] ne peut être […] qu’une forme d’objectivation participante visant à parfaire la construction de son objet et on ne saurait admettre qu’il puisse exister d’informations qui seraient délivrées en dehors d’une relation sociale qui se tisse avec un enquêté  » (Laurens, 2007, p. 117). C’est pourquoi j’ai pris ici soin de citer largement mes «  carnets de terrain  ». C’est une manière de «  faire voir  » au lecteur les différentes modalités de relation que j’ai pu avoir avec le Père Adrien, à la fois dans le temps et dans leurs contextes de production, quitte à m’exposer comme acteur socialement situé. Le lecteur, ce faisant, peut apprécier au mieux la teneur de notre entretien final – plus exactement les modalités de sa négociation et de son refus – et appréhender le secret institutionnel qui surdétermine l’ensemble de ces relations, secret institutionnel que je vais tenter d’analyser dans cet article, à la fois dans son versant structurel et conjoncturel. Car l’accumulation et le recoupement de ces bribes d’histoire collectées dans des situations hétérogènes (situations d’interactions sociales «  ascientifiques  », situations d’auto‑analyse de la part du chercheur et situations d’enquête scientifique en partie «  ratées  ») mettent à jour à travers les cas du Père Adrien, mais aussi Julien, Robert et Marc, un univers de contraintes intériorisées et des profils de prêtres qui semblent à bien des égards assez typiques du catholicisme occidental contemporain – quand bien même aucun moyen statistique ne permettrait d’en objectiver les proportions parmi le clergé.

5De quels profils s’agit‑il  ? Les Pères Adrien, Julien, Robert et Marc peuvent tous apparaitre selon les catégories contemporaines comme des «  honteuses  » (Chauvin, 2003), c’est‑à‑dire des homosexuels au placard. Mais l’opposition contemporaine honte/fierté ne suffit pas à spécifier leurs cas. D’abord, elle ne recouvre qu’en partie, tout particulièrement chez Adrien, une autre herméneutique plus ancienne de l’homosexualité que résume l’opposition proustienne «  race maudite  »/«  peuple élu  », et qui peut se décliner en contexte catholique de la manière suivante  : se sacrifier personnellement pour le «  peuple élu  » peut apparaître comme une forme de rédemption personnelle et collective de la part des «  maudits  », en en faisant des élus parmi les élus. Ensuite, cette opposition honte/fierté apparait bien trop grossière au regard des différents rapports au secret et au placard que chacun de ces prêtres construit. Ils occupent, en effet, autant de positions distinctes dont rend compte de manière significative leur propre taxonomie indigène  :

6• Adrien correspond très clairement au qualificatif «  taupe  » plusieurs fois entendu sur mes terrains. Ce terme désigne a priori le prêtre clairement au placard et rappelant à l’ordre du placard ses pairs – d’où peut‑être ce vocable issu de l’espionnage.

  • 11  Un prêtre en couple avec un homme m’expliquait en entretien son étonnement sans cesse renouvelé de (...)

7• Julien, lui, sans qu’il revendique explicitement un besoin de reconnaissance de son homosexualité par l’institution ni par la société, souligne que son hexis corporelle «  parle  ». En effet, au‑delà du «  regard collectif  » (Haraway, 1988) catholique désexualisant ou asexuant les prêtres11, Julien reconnait lui‑même que certains jeunes hommes qu’il rencontre dans le cadre d’une de ses missions «  à la périphérie  » de l’Église, ne s’y trompent pas quant à ses préférences sexuelles. Et il sait en jouer, en accentuant selon les circonstances le camp de ses attitudes. Il incarne, ce faisant, «  la grande folle de sacristie  » comme on dit dans une certaine subculture cléricale gaie. Or, cette expression indigène est en soi significative  : la sacristie correspond bien aux coulisses de la scène liturgique comme le placard l’est à la scène hétéronormative. Espace hors de la vue du public même si la porte peut rester entrebâillée, réservé aux clercs et à leurs plus proches collaborateurs, où l’on retire le costume qu’on portait sur la scène, la sacristie symbolise ainsi une communauté d’happy few qui croit bénéficier et jouir d’un savoir/pouvoir exclusif qui les met au‑dessus des profanes.

8• Robert, quant à lui, semble incarner ceux que Julien raille gentiment sous le terme de «  pseudos  » – comprenez les prêtres homosexuels qui militent à couvert pour la «  cause LGBTIQ  » dans l’Église. Si son hexis corporelle parle moins que celle de Julien – le bear apparaissant bien moins gay et bien plus «  normâle  » que la folle au regard des préjugés hétéronormatifs –, il revendique en revanche de changer l’institution de l’intérieur – «  ni partir ni se taire  » selon un slogan progressiste – pour la conformer aux évolutions de la société, même s’il le fait avec une très grande prudence qui peut apparaître hypocrite vue de l’extérieur et bien naïve aux yeux de certains à l’intérieur de l’institution comme aux yeux de Julien.

9• Quant à Marc, ne supportant pas de tenir fermée la porte du placard, il finit par quitter l’institution qui le lui impose, sans pour autant la dénoncer.

10On retrouve dans cette «  typologie  » indigène en partie les distinctions du triptyque proposé par Albert O. Hirschman (1970) face à toute épreuve  : défection, prise de parole – mais ici selon deux modalités  : par corps et par voix – ou loyauté silencieuse.

  • 12  Pour mieux appréhender le profil idéologique de ces prêtres, voir (Astraud, 2003).
  • 13  Par hétéronormativité, on entend «  le système, asymétrique et binaire, de genre, qui tolère deux (...)
  • 14  La pastorale peut être définie comme «  l’ensemble des pratiques institutionnelles localisées qui (...)

11Le cas d’Adrien la «  taupe  », incarnant la loyauté silencieuse vis‑à‑vis de l’institution, apparaît tout particulièrement intéressant. Il illustre l’existence de clercs se reconnaissant comme homosexuels parmi la génération de prêtres français dite «  Jean‑Paul II  » – parce que socialisée sous le pontificat du 264e Pape qui a repris en main l’Église catholique entre 1978 et 2005 après la période des années 1960‑1970 qualifiées par Denis Pelletier (2005) de «  crise catholique  ». Généralement considérés comme une génération pivot du point de vue de «  la recomposition de l’idéal sacerdotal  » (Béraud, 2006), ces prêtres incarnent majoritairement ce que Philippe Portier (2012) appelle un «  catholicisme d’identité  » par réaction à un «  catholicisme d’ouverture  » sur le devant de la scène catholique durant les années 1970‑1980. Si un tel catholicisme se constitue en réalité dès la fin des années 1970, son émergence au‑dessus du seuil de visibilité au sein de l’Église date bien des années 1990 et de l’arrivée sur un «  marché  » ecclésial raréfié de ces jeunes prêtres, revendiquant une séparation et une exemplarité vis‑à‑vis de leurs fidèles, portant le clergyman ou la soutane à cet effet, se montrant ouvertement critiques vis‑à‑vis du supposé laxisme de leurs aînés et relayant de manière intransigeante le discours moral de l’appareil romain12. À ce titre, la vie publique d’Adrien apparaît exemplaire de cette génération. Mais elle se révèle d’autant plus «  clivée  » et son «  placard », quasiment revendiqué, d’autant plus choquant. Car si le placard et l’homophobie intériorisée peuvent sembler courants au regard de l’histoire des formes d’accommodation sociale de l’homosexualité dans des sociétés fondées sur l’hétéronorma­tivité13, ils apparaissent de moins en moins tolérés socialement au vu de la libéralisation relative de la conjugalité homosexuelle et de la mise en place de nouveaux dispositifs de subjectivation caractérisés par des interpellations à l’épanouissement et à la sincérité individuelle, tant hors du catholicisme qu’en son sein (Hervieu‑Léger, 1999). Si Adrien apparaît d’autant plus loyal vis‑à‑vis du discours homophobe de l’Église catholique qu’il lui semble impossible d’assumer publiquement son homosexualité, il n’est pas étonnant dès lors qu’il se montre suspicieux vis‑à‑vis de mon enquête et des études en genre et sexualité plus généralement, dont il pressent qu’elles le menacent personnellement. Justement, dans une des rares études en français sur l’homosexualité des clercs d’Église, Hélène Buisson‑Fenet (2004) reconnaissait d’emblée l’inaccessibilité au sociologue de ce profil de prêtres, pourtant a priori nombreux pour qui connaît l’institution de l’intérieur  : «  la question de l’orientation homosexuelle dans la trajectoire vocationnelle concerne des profils socio‑cléricaux très hétérogènes, même si le passage au témoignage s’effectue bien plus facilement dans des communautés de spiritualité plus ouverte, promouvant davantage la liberté de parole  ». C’est que ces clercs sont obligés de réaliser tout un travail de «  leurre  » (Darmon, 2008) pour maintenir étanches leurs engagements dans la double identité déviante qui les caractérise au regard de la société et de l’institution  : celle du prêtre intransigeant vis‑à‑vis du discours ecclésial homophobe, y compris en situation pastorale14, et donc à contre‑courant d’une évolution globale vers une gayfriendliness liée à «  l’inversion de la question homosexuelle  » (Fassin, 2003), et celle de l’individu dont les pratiques homosexuelles sont en contradiction avec le discours institutionnel qu’il se donne comme mission d’incarner publiquement. Dans cette perspective, le Père Adrien se maintiendra vis‑à‑vis de moi dans son rôle de gate keeper du double secret de la sexualité et, surtout, de l’homosexualité chez les prêtres. Mais s’il refuse avec autant de force de m’ouvrir au «  spectacle du placard » (Sedgwick, 2008), c’est aussi que celui‑ci semble aujourd’hui bien moins opaque et sécurisant qu’avant, et il le sait. Un certain nombre de fidèles catholiques, pro ou anti‑LGBTIQ, sont de moins en moins ignorants  : «  Pourquoi faire une thèse sur la masculinité des prêtres, j’ai déjà ta conclusion  : tous des pédés ! », me disait en riant une de mes connaissances catholiques, non sans une homophobie sous‑jacente. En réalité, le fait que le sacerdoce catholique puisse constituer un placard quasi idéal n’est plus un secret, mais bien un secret en partie éventé.

Un placard en crise

  • 15  Pour une lecture critique de ce texte, qui en dévoile l’homophobie implicite malgré ses dénégation (...)

12Si l’on écoute attentivement ce que déclare au sujet des prêtres catholiques Benoît XVI – successeur de Jean‑Paul II et dont le pontificat s’étend de 2005 à 2013 – on entend, en effet, se mettre en place cette réflexivité accentuée décrite par C. Arambourou (2013) quant à la production des identités de genre et de sexualité. Et cette réflexivité accentuée se traduit effectivement dans la bouche du Pape par une crainte, exprimée donc au plus haut niveau de la hiérarchie ecclésiale, que la vocation sacerdotale soit perçue hors du cercle clérical comme une profession d’homosexuels. En 2005, Benoît XVI, en tant que «  préfet pour la doctrine de la foi  » de Jean‑Paul II, faisait expliciter pour la première fois dans l’histoire de l’Église catholique l’interdiction d’ordonner des candidats au sacerdoce homosexuels ou soutenant la «  culture gay  » (Congrégation pour l’éducation catholique, 2005)15. Six ans plus tard, le même devenu Pape, réaffirmait dans un livre‑entretien sa crainte que «  le célibat des prêtres soit pour ainsi dire assimilé à la tendance à l’homosexualité  » (Benoît XVI, 2011). En quoi, cette «  assimilation  » serait‑elle néfaste  ? On ne peut le comprendre sans replacer la crainte exprimée à son sujet au cœur d’une logique plus globale de luttes symboliques entre différents modèles de masculinités, plus précisément, au cœur d’une nécessité pour le clergé catholique de donner aujourd’hui plus que jamais des gages de masculinité afin de maintenir sa position dans la hiérarchie intra‑masculine de genre.

  • 16  La conceptualisation de R. Connell (2014) se construit en rupture avec les approches androcentrées (...)
  • 17  Raewyn Connell (2014) rappelle que sa typologie des masculinités «  désigne non pas des traits de (...)
  • 18  Il est à noter qu’une masculinité est justement qualifiée par R. Connell de «  complice  » lorsque (...)
  • 19  Le Magistère est l’autorité en matière de morale et de foi attribuée à l’ensemble des évêques et s (...)
  • 20  Ce faisant, il prenait à front renversé le discours traditionnellement suspicieux du Magistère rom (...)

13Avec cette possible assimilation du célibat des prêtres à l’homosexualité se pose, en effet, le risque de réduction du corps sacerdotal – au double sens du mot – à son potentiel éversif face à la «  masculinité hégémonique  » pour reprendre le concept de Raewyn Connell (2014)16. La forme de masculinité qui s’est imposée en occident durant la modernité s’est, en effet, largement construite sur le rejet de l’homosexualité masculine. Elle peut même être identifiée, non sans verser dans un certain essentialisme17, à la magnification de l’hétérosexualité active au sein du couple, complément indispensable à la mise en avant de capitaux culturels, économiques et politiques monopolisés par la classe des hommes. Louis‑Georges Tin (2008) évoque à ce propos le temps de la modernité comme celui de la victoire progressive de ce qu’il appelle la «  culture hétérosexuelle  », c’est‑à‑dire la valorisation, contre toutes les autres formes de communalisation affective, de la conjugalité «  à deux sexes  » fondée en dernière instance sur le sentiment amoureux et sur l’attirance hétérosexuelle naturalisée. A contrario de cette culture, la performance de genre du prêtre catholique s’est historiquement construite autour d’un certain nombre de normes «  extra‑mondaines  » dont la virginité de cœur et de corps via l’imposition du célibat au XIe siècle, mais aussi l’humilité, la soumission dans la foi, le soin des autres (care et curé ont la même racine), le refus du bellicisme et de l’engagement politique, la libre expression de certaines émotions via l’esthétisme ou la mystique – autant de «  vertus  » qualifiées de «  passives  » dans les manuels de séminaires du xixe siècle car alors codées comme féminines et jugées dégradantes pour les hommes réputés actifs. C’est là tout le paradoxe de cette forme atypique de masculinité qu’incarne la prêtrise catholique de rite latin  : constituant une façon a priori subalterne d’être masculin, elle offre pourtant statutairement d’accéder à des positions d’autorité dans le champ ecclésial sur des fidèles laïcs femmes mais aussi, et peut‑être surtout, hommes correspondant pourtant à la masculinité hégémonique. Cela nous amène à un second paradoxe  : d’un côté, l’institution ecclésiale s’oppose plus que jamais à tout discours visant à dénaturaliser l’ordre hétéronormatif, comme le montre son offensive contre «  la‑théorie‑du‑genre  »  ; de l’autre, elle «  vend elle‑même la mèche  », pour reprendre l’expression de Pierre Bourdieu. Elle crée, en effet, ce qu’on pourrait appeler un «  bougé  » du genre – comme sur une photographie floue –, à travers l’institution de deux normes de masculinité distinctes et inversement hiérarchisées par rapport à l’ordre du genre global  : la masculinité du laïc marié qui peut sembler «  naturelle  », «  normale  », parce que correspondant jusque‑là à la masculinité hégémonique et dont il n’y avait jusque‑là rien à dire, et celle du religieux ou du clerc, célibataire et appelé à performer ces «  vertus passives  », qui pourrait apparaître «  alternative  », voire potentiellement subversive dans sa forme, mais qui semble plus sûrement «  complice18  » surtout au regard du discours différentialiste et familialiste produit par le Magistère romain19 et relayé par son clergé. Il reste qu’il y a là un flou qui peut permettre d’apercevoir d’autres images, ce que semble redouter justement Benoît XVI. Car, avec la déprise du catholicisme au sein de la modernité et son accélération dans la modernité avancée, partant la dissipation de l’aura sacrale qui maintenait le rendement symbolique de la prêtrise, il n’est pas étonnant que cette performance de genre atypique subisse ce que l’on pourrait appeler une «  émasculation symbolique  » tendancielle, c’est‑à‑dire à la fois une altérisation et un déclassement au sein de l’ordre du genre intra‑masculin (Tricou, 2016a). Si cette émasculation symbolique s’est d’abord opérée essentiellement via une suspicion à l’égard du célibat sacrificiel au cœur de la «  culture hétérosexuelle  », il est intéressant de noter que l’Église elle‑même y a participé en contribuant à installer l’hégémonie de cette culture depuis la sacramentalisation tardive du mariage au xiiie siècle jusqu’à la très récente glorification de la relation sexuelle entre homme et femme au cœur du mariage chrétien dans la «  théologie du corps  » promue par Jean‑Paul II (1985)20. Bref, si l’Église a contribué ainsi à valoriser le mariage hétérosexuel d’amour – qui aujourd’hui, est revendiqué dans les mêmes termes par des homosexuels au grand dam de l’Église – elle a également contribué ce faisant à «  exculturer » le célibat consacré qui jusque‑là était présenté comme «  l’état de perfection  ». Par cette participation à la valorisation de la «  culture hétérosexuelle  », l’Église catholique a donc, en un certain sens, travaillé contre elle‑même. Elle concourait ainsi elle‑même à faire décroitre le rendement symbolique et le prestige de la discipline ecclésiastique du célibat sacrificiel qui plaçait le prêtre au‑dessus des laïcs, femmes et hommes, et ouvrait la voie en interne à des revendications de la part de ses clercs allant dans le sens de sa libéralisation (Sévegrand, 2004) jusqu’à des départs massifs dans les années 1970 pour choisir le mariage hétérosexuel (Potel, 1986).

  • 21  Cette thèse rend assurément compte de la surreprésentation structurelle des homosexuels parmi le c (...)

14Or, à l’échelle des trajectoires individuelles, tant que le mariage hétérosexuel demeurait un horizon social indépassable, la prêtrise comme la vie religieuse masculine ont été l’une des rares voies à offrir un contenu socialement acceptable à une autre façon d’être homme. L’engagement dans la vie cléricale ou religieuse a été une trajectoire perçue comme «  naturelle  » pour des hommes socialisés dans la foi catholique mais ne se sentant pas «  appelés  » à une vie hétérosexuelle active et stable dans le cadre du mariage chrétien, voire cherchant consciemment à y échapper. C’est à n’en pas douter l’explication principale de la surreprésentation structurelle d’hommes exprimant des préférences homosexuelles au sein du clergé catholique (Wagner, 1981  ; Boswell, 1985  ; Wolf, 1989  ; Potel, 1992  ; Stuart, 1993), même si cette surreprésentation demeurait en partie invisible jusque‑là. Mieux, si l’on suit le raisonnement du théologien David Berger (2010), cette surreprésentation se manifesterait de manière croissante au fur et à mesure qu’on s’élève dans la hiérarchie ecclésiale. En effet, Jean‑Louis Schlegel résume ainsi l’analyse de David Berger  : «  durant des siècles, le modèle catholique du célibat des prêtres a favorisé la vocation de profils homosexuels. Le “sacerdoce célibataire” était “pour ainsi dire fait pour des hommes avec des tendances homosexuelles”. Mais dans le même temps, l’Église stigmatisait l’homosexualité, une stigmatisation morale qui a favorisé à son tour la répression par le pouvoir, d’un côté, la soumission accrue des sujets homosexuels, de l’autre. Ceci explique, d’après D. Berger, que contrairement à la vision dominante aujourd’hui, les clercs homosexuels en ont pour ainsi dire rajouté sur la soumission au Pape et sur le conservatisme doctrinal et disciplinaire. Selon lui, “souvent règne chez les clercs homosexuels une homophobie intériorisée, qu’on gère de la façon suivante  : je souffre d’un manque qu’il me faut compenser en me montrant encore plus zélé”. Cette structure mentale expliquerait que plus on s’élève dans la hiérarchie de l’Église, plus on trouverait d’homosexuels  » (Schlegel, 2013)21.

  • 22  Pour une description sociologique fine de cette bourgeoisie notabiliaire et nobilaire porteuse du (...)

15Comme James G. Wolf (1989) aux États‑Unis avant lui, Julien Potel (1992) en France a essayé d’estimer l’ampleur de ce phénomène de sur‑représentation homosexuelle que l’on appellera par facilité de langage la vocation de type «  placard  ». Il est significatif que J. Potel, sociologue mais aussi prêtre de l’Église catholique, n’a jamais publié les résultats de son enquête. Devant l’impossibilité d’une enquête ouverte et systématique, tous deux l’ont fait de manière indirecte, en demandant aux prêtres homosexuels enquêtés leurs propres estimations de la proportion de prêtres concernés au sein du clergé. L’un comme l’autre aboutissent à des estimations comprises entre 30  % et 70  %. Ainsi, l’échantillon d’une centaine de prêtres interrogés par J. G. Wolf estime en moyenne la proportion d’homosexuels au sein du clergé étasunien à 48  % et parmi les séminaristes à 55  %. Si J. G. Wolf invite lui‑même à prendre ces chiffres bruts avec précaution, la comparaison entre générations – selon l’âge des clercs interrogés – montre surtout une progression générationnelle significative. Est‑ce l’effet d’une plus grande prise de conscience des jeunes prêtres homosexuels interrogés par rapport aux plus âgés  ? De leur plus grande visibilité ou d’une réelle augmentation de leur proportion  ? Quoi qu’il en soit, certains, comme le Père Donald Cozzens (2002), vicaire épiscopal américain et docteur en psychologie, n’hésite plus à diagnostiquer publiquement une véritable «  crise de l’orientation sexuelle  » au sein du clergé catholique actuel. En France, l’épuisement du vivier rural de recrutement traditionnel du sacerdoce à travers les «  petits séminaires  » – qui socialisaient massivement des garçons de milieu essentiellement rural et modeste dans une visée vocationnelle jusqu’à la création des collèges d’enseignement secondaire en 1963 (Suaud, 1976  ; Launay, 2003), puis les départs massifs de prêtres durant la «  crise catholique  » des années 1970 en vue du mariage hétérosexuel, sont sans doute à l’origine d’un manque à gagner de vocations de type «  notabilisation  » (Suaud, 1978) par rapport aux vocations de type «  placard  ». Si on ajoute à ces raisons, l’actuel rétrécissement du bassin de recrutement clérical dans les frontières d’une vieille bourgeoisie conservatrice22, dont les fils se reconnaissant homosexuels n’ont que peu d’alternatives au sein de leur horizon des possibles, on comprend que, par un effet de concentration, la proportion de vocations de type «  placard  » ait pu augmenter et faire qu’un enquêté ait l’impression suivante  :

On est passé globalement d’un clergé majoritairement hétéro de gauche dans les années 1970 à un clergé homo de droite dans les années 2000. En fait, plus l’Église développe un discours homophobe et plus elle attire des homos dans le déni d’eux‑mêmes, au moins au départ de leur carrière (entretien Père Arthur, prêtre‑ouvrier, 67 ans).

16Mais dès lors qu’a lieu dans les sociétés sécularisées contemporaine une libéralisation des masculinités gaies, tant sur le plan de leurs affirmations socio‑culturelles que de celui de la reconnaissance de l’homo‑conjugalité, que peut‑il advenir pour le recrutement sacerdotal  ? Ces mutations ne peuvent qu’être perçues chez les clercs les plus lucides comme une double menace  : la menace à court terme de transformer les séminaires en des lieux de trop grande visibilité gaie, à l’instar des couvents américains dits «  gayfriendly  », dont le climat trop ouvertement homoérotique est accusé de faire fuir les candidats hétérosexuels (Cozzens, 2002)  ; mais surtout la menace, à plus long terme, de vider des séminaires déjà bien désertés, en retirant à l’Église son rôle de dernier placard, un placard bien décrit par Monseigneur Charamsa dans la citation mise en exergue de cet article. D’où la nécessité aujourd’hui de «  justifier à nouveaux frais et revaloriser le célibat consacré dans la société contemporaine  », comme le titrait un atelier du colloque annuel «  Vocations  » de la Conférence des Évêques de France qui a eu lieu à Paris le 23 janvier 2014, mais aussi et peut‑être surtout de réactiver, au moment où elle perd en efficacité, l’incitation à l’inhibition ou, au moins, à la discrétion chez les clercs quant à leur (homo)sexualité.

  • 23  Pour mieux appréhender ce «  coût de sortie  », lire, par exemple, le livre de témoignages suivant (...)

17Cette incitation, que H. Buisson‑Fenet (2002) appelle «  la contrainte de publicité  », est moins à comprendre comme l’effet d’une répression institutionnelle de l’Église vis‑à‑vis de ses clercs sexuellement déviants, finalement peu mise en œuvre malgré un outillage juridique qui le permettrait, que comme une capacité à les faire taire par autocensure afin de préserver le sens de l’institution et le consensus parmi les fidèles dont ils ont la charge. L’Église reconnaît via la confession, et plus généralement l’idée de pardon, que ses normes sont en partie constituées d’idéaux jamais complètement habitables, même et peut‑être surtout pour ses clercs. La déviance la plus grave en son sein n’est pas de les transgresser – « il y a une souplesse typiquement catholique  » (Béraud, 2009) vis‑à‑vis des actes posés – mais bien de mettre publiquement en cause leur légitimité. Or, cette nécessité de ne pas faire scandale auprès des fidèles, est largement intériorisée par les prêtres, homosexuels ou non, et participe du «  coût de sortie  », c’est‑à‑dire de la pression à rester, quitte à «  partir de l’intérieur  » comme l’écrit un prêtre cité par Céline Béraud (2006). Partir de l’intérieur consiste, face au coût trop élevé de la défection irréversible et visible, à s’aménager une vie clivée à l’intérieur de l’institution à moindre coût, sans que celle‑ci en pâtisse, à l’image de ceux que Pierre Bourdieu appelle les «  exclus de l’intérieur  » dans le système scolaire23  :

Je ne pouvais pas quitter l’Église. J’avais mon copain, certains confrères le savaient. Par contre, je n’ai jamais cherché à l’exhiber et ni à revendiquer qu’il ait une place officielle, car il était hors de question que je fasse du tort à l’Église avec cette histoire. Même si aujourd’hui je pense un peu différemment (entretien avec Père Michel, curé de paroisse, 63 ans).

Écoute, il y avait une discrétion à avoir, même si ce n’était pas facile. Il ne s’agissait pas d’étaler sa misère sexuelle sur la place publique. On ne se résume pas à elle d’abord, et ensuite la parole du prêtre elle engage plus que lui, elle engage l’Église, une institution déjà suffisamment fragilisée quand même. Et puis il y a le peuple de Dieu, les paroissiens, ils auraient dit quoi  ? Ils n’auraient pas compris. Et s’ils avaient compris, je ne suis pas sûr que les scandaliser fasse avancer quoi que ce soit. Au contraire (entretien avec Père Arthur, prêtre‑ouvrier, 67 ans).

18Chercher délibérément à faire scandale, c’est bien ce qui a été reproché par des tenants du catholicisme d’identité à Monseigneur Charamsa. Pour exemple, il suffit de lire le billet intitulé «  La chute d’un prêtre  », publié sur www.padreblog.fr, par un jeune prêtre du diocèse de Versailles et ancien élève du théologien à Rome  :

Nous ne jugeons pas le cœur de ce prêtre. Nous sommes tous de pauvres pécheurs. Nous pouvons comprendre qu’il parte, s’il ne peut plus tenir son engagement. Il pouvait partir humblement, discrètement, personne ne l’aurait jugé, mais nous sommes en droit de lui demander de ne pas scandaliser tous ceux qui font confiance aux prêtres, de ne pas abimer le sacerdoce qu’il a reçu et que nous avons en commun, de ne pas diffuser le poison du doute et de la suspicion qui rejaillira sur tous ses frères. Quand on est tombé, on se retire humblement dans le silence et on demande pardon. On ne renverse pas les rôles en accusant l’Église  ! Imaginez un homme qui tromperait sa femme, et qui – au lieu de présenter ses excuses pour sa trahison – justifierait son adultère en accusant celle‑ci  !24

  • 25  Assemblée d’évêques du monde entier dont l’intitulé exact était «  La vocation et la mission de la (...)

19Clairement, à travers l’orchestration de son coming out médiatique précisément la veille de l’ouverture d’un Synode des évêques au sujet des questions de morale sexuelle et familiale où devait notamment être discutée la politique ecclésiale d’accueil des personnes homosexuelles dans un contexte de forte polarisation sur la question au sein du catholicisme25, et à travers ses prises de parole publiques subséquentes – y compris sa volonté d’apparaître à découvert dans cet article –, Monseigneur Charamsa cherche à se présenter comme un lanceur d’alerte, tout comme David Berger (2010) l’avait été avant lui  :

En fait, l’Église invite à la double vie. C’est même sa structure essentielle. C’est ça que je veux dire publiquement. Et cette imposition d’une double‑vie par la structure s’immisce partout […]. Bref, quand tu es prêtre tu es consciemment ou inconsciemment dans un système mensonger sur ta propre sexualité (entretien avec Monseigneur Charamsa, ex‑membre de la Curie romaine, 44 ans).

20Pour autant, du côté de certains «  pseudos  » inscrits dans le catholicisme d’ouverture, on ne voit pas forcément l’acte d’un meilleur œil que du côté identitaire. Certains le jugent, en effet, «  courageux mais inopportun  » (entretien avec Père Robert), voire même «  contre‑productif » (entretien avec Père Jean‑Marc, 60 ans). Ces jugements d’ordre stratégique témoignent de la crainte de la part de ces «  pseudos  » que de tels coups d’éclat s’accompagnent d’un renforcement de la contrainte de publicité. Car, une réactivation de cette contrainte n’apparaît‑elle pas nécessaire au regard de l’émergence de ces militants de l’ombre et de celles de clercs aux identités «  trop  » affirmées car désormais socialisés en partie au sein des subcultures gaies  ? La masculinité cléricale ne risque‑t‑elle pas de connaître un rendement symbolique décroissant, elle qui souffre déjà d’une certaine subordination symbolique en occident que parachèvent les récentes crises autour des révélations sur la pédophilie  ? Plus concrètement, ces prêtres ne seraient‑ils pas tentés de parler et/ou de performer la norme cléricale de manière plus lâche que par le passé – contrairement aux membres plus anciens exprimant des préférences homosexuelles ou aux jeunes issus de milieux très traditionnels comme le Père Adrien  ?

Vous avez raison [...] Nous les jeunes religieux, les religieux de quarante ans, on en parle plus librement… le Père Marius, ben oui il est homo, mais c’est ce qu’on appelle une «  taupe  », il est arrivé dans les années 1950, c’était comme la communauté [une communauté typique du catholicisme d’identité que l’on vient d’évoquer durant l’entretien] on n’en parlait pas et puis on se montrait pas. Mais vous avez raison, il y a eu une libération dans [notre communauté] ces dernières décennies, une plus grande liberté de parole. Mais pas forcément une plus grande liberté de mœurs, hein  ! Ce n’est pas un baisodrome, ce n’est pas la fête du slip et du caleçon, ça se saurait  ! (entretien avec Père Dominique, moine, 45 ans).

L’ambiance homosexuelle parmi les jeunes est très impressionnante et ça me met très mal à l’aise, et ce que je dis de temps en temps, c’est que moi je n’étais pas homophobe, mais je le deviens. […] J’ai d’ailleurs écrit une lettre en ce sens à [l’abbé] (entretien avec Père Gaston, moine, 70 ans, de retour en France après un long séjour dans un pays du Sud).

Un placard à refermer, en réactivant la contrainte de publicité

21Cette enquête m’amène à poser l’hypothèse suivante  : et si cette réactivation de la contrainte de publicité se déployait non seulement au sein des interactions et par des textes magistériels mais aussi au moyen de combats que l’Église mène ad extra vis‑à‑vis de son environnement institutionnel  ? Ainsi, la décision de 2005 d’interdire l’ordination à «  ceux qui pratiquent l’homosexualité, qui présentent des tendances homosexuelles profondes ou qui soutiennent la prétendue culture homosexuelle  » et la croisade morale contre «  la‑théorie‑du‑genre  » lancée parallèlement par le Vatican (Carnac, 2014  ; Garbagnoli, 2014) constitueraient les deux faces d’une même pièce, deux modalités de cette réactivation.

Écoute, j’ai travaillé treize ans à la Congrégation pour la doctrine de la foi du Vatican. Et bien je me suis rendu compte que pas un seul de ses membres qui ont produit ces textes contre l’homosexualité [chez les prêtres] et le gender n’ont lu de livres d’étude de genre. En fait, ils sont en panique  ! (entretien avec Monseigneur Charamsa, ex‑membre de la Curie romaine, 44 ans).

22Le dénigrement de ses ex‑collègues de la «  Congrégation pour la doctrine de la foi  » dont fait preuve ici le prélat sorti du placard ecclésial et désormais interdit d’exercer, n’est sans doute pas étranger aux conséquences de sa prise de parole militante, pour reprendre le vocabulaire d’A. O. Hirschman. Il n’en exprime pas moins l’idée d’un lien explicitement posé entre les deux causes au plus haut de l’institution et d’une panique morale qui exige une réplique de sa part.

  • 26  Par exemple, http://www.revue‐etudes.com/Societe/Ne_diabolisons_ pas_les_theories_du_genre/45/1405 (...)

23À relire le parcours et les intentions personnelles d’un des entrepreneurs ecclésiaux majeurs de ces deux causes, le Père Tony Anatrella, on ne peut en effet que constater ce lien. Prêtre et psychanalyste français, spécialisé dans l’accompagnement des prêtres «  en souffrance  » et dans la formation à l’affectivité et à la sexualité des séminaristes, le Père Anatrella s’emploie depuis les années 1990, à repsychiatriser l’homosexualité qu’il dénonce comme le signe d’une immaturité individuelle et sociale. Un responsable de séminaire qui l’emploie pourtant, le définit comme «  trop passionnellement attaché à cette question de l’homosexualité  » (entretien informel avec Père Romain, 55 ans, formateur de séminaire). Dans le même temps, à travers de nombreux livres et une action d’expertise auprès de l’épiscopat français, il apparaît comme le lanceur d’alerte en France sur la dangerosité de la «  théorie‑du‑genre  ». À l’échelle transnationale maintenant, il est également l’un des entrepreneurs ecclésiaux les plus actifs auprès du Vatican dans la lutte contre l’homosexualité chez les prêtres – c’est sa théorie de l’homosexualité qui sert d’armature argumentative au texte de 2005 – et dans la lutte contre le «  genre  ». Il est notamment le coordinateur du Lexique des termes ambigus et controversés sur la famille, la vie et les questions éthiques publié par le Conseil pontifical pour la famille en de nombreuses langues. C’est qu’il a effectivement été appelé comme «  consulteur  » au sein de cet organe du Vatican dans les années 1990. Or, cette multi‑positionnalité est le fruit d’un paradoxe. Il devient porteur de l’agenda romain lorsqu’il disparaît de la scène française en raison de démêlés judiciaires  : des plaintes ont été déposées contre lui pour attouchements sur des séminaristes homosexuels en thérapie avec lui. Reste qu’en prenant de la distance avec la France, il a ainsi largement exporté au sommet de la hiérarchie ecclésiale ses conceptions homophobes et «  anti‑gender  » qui seront réinjectées ensuite dans le débat français, augmentées de toute la légitimité vaticane nécessaire à sa plus grande acceptation dans les cercles catholiques les moins favorables à toute condamnation a priori, surtout les secteurs classiquement plus intellectuels du catholicisme qui, comme l’écrit Anthony Favier (2014) semblent «  s’inquiéter de la rapidité avec laquelle certains responsables de l’Église congédient les études de genre26  ».

24Or, s’il semble délicat d’établir la preuve d’une intentionnalité institutionnelle à partir des intentions d’un de ses acteurs – fût‑ce comme le Père Anatrella un acteur à la fois central et multi‑positionné –, il est en revanche possible de montrer les effets de cette réplique ecclésiale sur les clercs par une série de faits émaillant mon enquête. C’est ainsi que la décision de 2005 est jugée par la majorité de mes enquêtés comme inapplicable au sein des séminaires – puisqu’elle nécessite un aveu clair ou un flagrant délit – mais susceptible d’impressionner les prêtres déjà ordonnés et les candidats en discernement. De même, l’incorporation de la croisade anti‑gender dans le champ catholique français via les mobilisations de 2013, a eu un effet de rattrapage par une politisation quasi instantanée de la question homosexuelle chez nombre de catholiques français – que cette Manif pour tous ait été érigée en «  proposition d’engagement  » (Boltanski, 1993) pour les membres des classes dominantes qui l’ont porté, dépassant alors leur habituel «  apolitisme politisé  » (Agrikoliansky & Collovald, 2014) ou au contraire, qu’elle ait fini par se constituer en figure repoussoir pour certains catholiques «  modérés  » plutôt indécis au début (Tricou, 2016b). Or, cette politisation a elle‑même pesé sur les clercs. Ce peut être ce prêtre en couple homosexuel depuis des années, lui aussi scrupuleux en matière de liturgie, qui s’est senti obligé de lire en chaire, la lettre de son évêque invitant les fidèles de son diocèse à manifester contre le «  mariage pour tous  » pour protéger son «  placard  ». Ou inversement, ce peut être ce prêtre hétérosexuel mais qui, «  progressiste  », s’est permis d’appeler à la tolérance en chaire vis‑à‑vis des différentes formes de conjugalité en pleine bataille du «  mariage pour tous  » et qui a été dénoncé auprès de son évêque par des fidèles qui le soupçonnaient d’homosexualité. C’est ainsi, également, que lors d’une semaine d’observation ethnographique dans un séminaire en France, la communauté a découvert que je «  faisais du gender  », suite à une dénonciation par un prêtre d’une autre communauté enquêtée. Le soir même, les séminaristes imprimaient tout ce qu’ils pouvaient trouver sur internet me concernant et l’amenaient au supérieur. Le lendemain, je fus accablé de questions agressives et un séminariste quitta même la table avant la fin du repas en rage et tremblant. Un des jeunes prêtres présents, qui accepta deux jours plus tard de me parler une fois la «  peur  » plus ou moins passée, me déclara  :

C’est vrai qu’on était tous aux abois. C’est que si tu veux montrer que notre identité sexuelle n’est pas claire, et quand bien même ça serait vrai, ça ne serait pas bien. Car ça ferait du mal à l’Église à laquelle tu appartiens  ! (entretien informel, Père Enguerrand, 32 ans, prêtre en fin d’études).

25On constate dans ce propos, encore une fois, la nécessité de sauvegarder l’institution. Et le supérieur de la maison de me dire quelque temps après mon séjour, comme pour honorer aussi l’injonction à la fraternité et l’hospitalité du discours catholique  : «  vous seriez le diable que l’on n’aurait pas eu le droit de vous mettre dehors mais voilà, je comprends que vous n’ayez plus eu aucun entretien  » (entretien informel avec Père Albert, 62 ans, formateur de séminaire).

26Plus généralement, si on analyse le champ catholique au prisme de la polarisation entre pôle d’ouverture et pôle d’identité déjà évoquée (Portier, 2012), il apparaît clairement que le second fonde sa volonté de revaloriser le sacerdoce aux yeux des fidèles sur une gestion des impressions virilisantes et, ce faisant, hétérosexualisantes. Ainsi, dans la communauté suivante, typique du catholicisme d’identité, à ma question faussement naïve à propos du soupçon d’homosexualité chez les prêtres catholiques, le supérieur répond  :

Ouais la critique du monde… mais pff parce que longtemps les prêtres ont été des intellos  ! Et chez les intellos y a un rapport à la force qui est… bon… pas développé de la même manière, mais… je ne sais pas comment dire ça mais… enfin… moi, je ne me pose pas la question de… de… l’homosexualité ou pas. Pour moi ça me… enfin ce qui compte c’est, c’est ce qu’il est… après, c’est ce qu’il devient.

Mais quand même depuis 2005  !

Oui oui  ! Mais d’abord y a une honnêteté des gars… Ils savent hein  ! Enfin ce document, ce document de Rome… et puis après, ben… c’est tout… Après c’est sûr, quand on vit dans un monde homo‑sexué [il détache bien les deux], comme un séminaire ou la vie religieuse, ben… Il faut veiller à ce que ça ne se sensibilise pas trop  ! D’où ce côté un peu, un peu rude  ! [on vient de parler de la pédagogie du séminaire]. C’est inévitable… Et ça remet en place (entretien avec Père Albéric, supérieur de séminaire, 40 ans).

27Ce déni de l’homosexualité potentielle chez les recrues de ce séminaire tire parti, comme on le voit ici, de la confusion entre sexualité et hexis genrée, plus exactement de la croyance en une articulation stricte entre virilité apparente et hétérosexualité masculine. Cette croyance typique de l’hétéronormativité apparaît plus clairement encore dans les propos des séminaristes de cette communauté, comme si le genre dénotait mécaniquement l’orientation sexuelle, ou que (se) le (faire‑)croire simplifiait le problème, une virilité affichée éloignant de tout soupçon  :

Ce qui est clair, c’est que dans cette maison, c’est pas du tout un problème, à mon avis. Enfin, clairement, si on est homosexuel, on ne peut pas devenir prêtre  ! Et cette maison en a pris acte, elle s’est mise dans l’obéissance de l’Église, maintenant je sais qu’il y en a d’autres ailleurs où ce règlement interne de l’Église est moins pris en compte.

Mais comment tu le sens que ça été pris en compte ici  ?

Ben, ici je n’en croise pas un seul  ! C’est quand même quelque chose qui se voit  ! Qui se voit beaucoup  ! (entretien avec Louis, séminariste de 5e année, 30 ans).

On les verrait  ! Et puis de toute façon, ils partiraient d’eux‑mêmes  ! (entretien avec Alban, séminariste de 5e année, 38 ans).

28Mais, ces propos contrastent avec ceux de ce formateur de séminaire inscrit dans le catholicisme d’ouverture  :

Non mais tout le monde sait que ça c’est l’intégrisme de Benoit XVI et d’Anatrella  ! Benoît XVI je ne ferais pas sa psychanalyse ici. Quant à Anatrella, […] il couvre sa propre homosexualité de cette manière‑là… Donc voilà  ! Personne n’y croit à ce discours‑là, enfin du moins, dans les séminaires. J’ai quand même été membre de deux équipes de formation, dans deux séminaires, et je peux parler du séminaire [X] que je connais aussi pas mal, et je crois on peut dire aussi au séminaire [Y], donc, ça fait quatre séminaires, heu… Et plus largement car on a régulièrement des rencontres de formateurs de séminaires. Bref, personne ne croit à ces trucs‑là  ! Personne  ! Et tout le monde a toujours considéré que la chasse aux homos dans le clergé n’avait pas sens, enfin, à part des intégristes, des intrigants, des courtisans, ou des homosexuels refoulés. D’ailleurs si on y croyait, il y aurait moins d’homosexuels dans le clergé, or il y en a un paquet. Bref, personne n’y a jamais cru à ce discours‑là  ! Y’a peut‑être quelques jeunes prêtres d’aujourd’hui, porte‑fanions de l’idéologie, qui répandent ce discours‑là, mais le clergé est passé outre jusque‑là  ! (entretien avec Père Jean‑Marc, 60 ans, formateur de séminaire).

29Malgré tout, le Père Jean‑Marc reconnaît qu’en public «  tout le monde se tait, même si personne n’est dupe  », et que le climat d’homophobie grandissant renforce le silence chez les séminaristes comme chez les formateurs.

  • 27  De la même manière l’Église catholique avait agité l’épouvantail du modernisme à la fin du xixe si (...)

30C’est qu’il en va de la survie d’une institution fragilisée et surtout pensée, selon la catégorie de Benoît XVI, dans une «  herméneutique de la continuité  » par opposition avec une «  herméneutique de la rupture  » proposée par les catholiques d’ouverture durant les années 1960‑1980. Le renforcement de la discrétion exigée chez les clercs à propos de la dichotomie entre tolérance pastorale officieuse des actes et permanence doctrinale officielle sert une politique globale de gestion du changement ou, mieux, du non‑changement apparent des normes dans l’institution catholique face aux changements extérieurs à elle. Une telle politique relève de ce que Pierre Bourdieu (2014 [1998]) appelle à propos de la domination masculine «  un travail historique de déhistoricisation  » soit un travail d’éternisation de l’institution dans le cas de l’Église. Ce travail est d’autant plus nécessaire que l’Église, à la différence d’autres institutions, s’auto‑définit comme «  réalité humano‑divine  » dépositaire et gardienne de la révélation pleine et accomplie de la parole de Dieu, qui ne saurait tolérer une trop grande variabilité et historicisation de son message au risque de tomber dans un relativisme autodestructeur27.

  • 28  Cette typologie est une classification des mouvements religieux par rapport à deux idéaux‑types op (...)

31L’hypothèse proposée ici est tout à fait compatible et non exclusive de l’explication défendue par Isacco Turina (2012) à propos de l’apparente crispation actuelle du discours ecclésial sur les questions de genre et de sexualité. Selon lui, l’Église «  qui comptait sur un système de transmission religieuse héritée des parents  » relevant du type église dans la typologie wébéro‑troeltschienne28, ne peut plus le faire dans les sociétés occidentales contemporaines. Le Magistère tend dès lors à exiger une participation de type «  secte  » (communauté de virtuoses) non seulement dans la vie consacrée, mais aussi et surtout au sein de certains mouvements de laïcs (plus d’ailleurs qu’auprès de paroissiens de base), afin de déclencher de nouveau une transmission de type «  église  » et refaire des vocations sacerdotales conformes. La discipline très stricte affichée servirait donc à la reproduction institutionnelle en péril actuellement en Europe. Il n’est donc pas étonnant de noter dans les textes magistériels récents cités par cet auteur, la récurrence d’un ton agressif du Magistère romain à l’égard des États et de leurs politiques sexuelles. Cela pourrait bien être le signe d’une nécessité de réaffirmer la contre‑hégémonie cléricale mise à mal dans la modernité tardive et ce, à travers des prises de position plutôt masculinistes de la part du Magistère romain au moment même où les États des sociétés occidentales abandonnent – au moins officiellement – de telles prises de position.

32Faut‑il voir dans cette surenchère de l’hypocrisie ou du cynisme de la part de l’appareil romain  ? Certainement pas  : «  la “conduite” est à la fois l’acte de “mener” les autres (selon des mécanismes de coercition plus ou moins stricts) et la manière de se comporter dans un champ plus ou moins ouvert de possibilités » (Foucault, 1982). La réactivation de la contrainte de publicité concerne tous les prêtres, et pas seulement le «  bas‑clergé  » comme l’on disait dans l’Ancien Régime. Elle concerne donc aussi la Curie romaine et le Pape lui‑même  ! Comme l’écrit Bernard Lahire (2008) à propos de l’exposition progressive des classes populaires à la forme scolaire de socialisation à partir de l’âge classique  : « les classes dirigeantes l’ont d’abord essayé sur elles‑mêmes  ». Il en va de même pour l’homophobie intériorisée des clercs. Ainsi, alors qu’il est surnommé dans les milieux ecclésiastiques allemands «  die Königin  » – la reine – et qu’il est régulièrement outé par des personnalités qui ont travaillé avec lui comme David Berger ou Uta Ranke‑Heineman, théologienne «  progressiste  » et ancienne camarade d’université29, le Pape Benoît XVI est, de fait, celui qui a le plus fait pour lutter contre l’homosexualité au sein du clergé et contre la reconnaissance légale de la conjugalité gaie dans les sociétés mues par la «  démocratie sexuelle  ». Au contraire, le nouveau Pape, François, semble performer une masculinité peu défensive face aux soupçons d’homosexualité qui plane sur le clergé catholique. Ne s’est‑il pas permis de desserrer la contrainte de publicité au moins en parole, notamment via son célèbre «  qui suis‑je pour juger  ?  » à propos d’un des membres de la Curie romaine qu’il avait promu, Monseigneur Ricca, alors qu’il fut outé par voie de presse dans le cadre d’un règlement de comptes interne à la Curie romaine30. Ce faisant, contrairement à Benoît XVI, François peut apparaître comme une «  anomâlie  » à la tête d’un appareil romain décrit par David Berger comme peuplé par des masculinités phénoménologiquement plutôt «  gayisantes  » comme celles des Père Robert et Julien – parce qu’ayant intériorisé en partie des codes acquis au sein des subcultures gaies – ou clivées comme celle du Père Adrien31. Une «  anomâlie  » est entendue ici comme une performance de genre et de sexualité masculine paradoxale, au sens où les sociologues de l’éducation parlent de «  réussite paradoxale » face à un cas contraire aux tendances observées à une échelle macroscopique et donc aux attentes théoriques. En réalité, le genre du pape François n’est pas tant que cela une «  anomâlie  » quand on connaît la Compagnie de Jésus à laquelle il appartient – l’ordre religieux des Jésuites – qui offre à observer une masculinité phénoménologiquement «  normâlisante  » et «  hétérosexualisante  » parce qu’à la fois caractérisée par une certaine virilité dans l’action et un intellectualisme modéré par un pragmatisme. Mais c’est une masculinité marginalisée en Europe avec la perte de puissance du catholicisme d’ouverture. En revanche, là où il y a nouveauté avec la nomination de ce Pape, c’est plutôt dans le fait de l’accession au trône pétrinien d’un latino‑américain dans un contexte curial occidentalo‑centré et en crise institutionnelle profonde – d’où l’usage renforcé du masque et du démasquage par certains de ses membres, c’est‑à‑dire des postures de rigidité morale de façade quant à une homosexualité par ailleurs pratiquée et des règlements de compte internes qui vont jusqu’à user de l’outing comme arme de disqualification  ; un contexte, donc, où ce qui devait rester caché se met à apparaître sporadiquement, ce qui devait être tu, à parler.

Conclusion

33En partant de quelques configurations de pratiques rencontrées sur le terrain, cet article a cherché à comprendre et à expliquer l’état actuel des «  pratiques du secret  » qui président à la gestion de l’homosexualité chez les clercs catholiques en occident. Ces cas, en effet, ont permis d’établir une typologie exploratoire, issue du vocabulaire indigène, distinguant les «  taupes  » d’un côté – qui incarnent le respect de la contrainte de publicité – des «  pseudos  » et des «  grandes folles de sacristie  » de l’autre – qui publicisent respectivement par voix et par corps leur homosexualité au‑delà du cercle clérical. Mise ensuite au travail, cette typologie a permis de saisir l’évolution récente de ces pratiques ecclésiales du secret, rapportée aux dynamiques propres à l’institution – crise des vocations, pluralisation et polarisation des attentes des fidèles – et à celles de son environnement institutionnel lui‑même en mutation – re‑signification politique et identitaire de la sexualité, libéralisation des homosexualités, transformation de la conjugalité. On a ainsi vu que l’émergence de ces deux figures  : «  grande folle de sacristie  » et surtout «  pseudo  », contrairement à la figure de la «  taupe  » contribuait à mettre en crise la contrainte de publicité. Ce faisant, elle dérange une institution qui entend bien taire le fait qu’elle a longtemps constitué et constitue encore un des derniers placards institutionnalisés en occident, afin de maintenir le rendement symbolique de la masculinité cléricale. Cette émergence, en effet, dérange d’autant plus l’institution ecclésiale qu’elle s’encastre et s’incarne au sein d’une modernité avancée qui soupçonne et tend à subalterniser l’atypie de genre de ses représentants. D’où la nécessité pour elle de refaire des «  taupes  », notamment en politisant la question de l’homosexualité et en suscitant de la panique morale chez ses fidèles, c’est‑à‑dire en jouant finalement ses fidèles contre ses clercs. La lutte contre la «  théorie‑du‑genre  », au‑delà de l’entreprise morale, serait donc d’abord affaire d’ecclésiologie  : elle aurait pour intérêt interne de faire taire les prêtres homosexuels, en rendant extrêmement sensible la question de leurs préférences sexuelles et pour intérêt externe plus large de mobiliser socialement une des assises démographiques du catholicisme. Mais ce faisant, l’institution prend aussi le risque d’accélérer la délibération en cours qu’elle voulait justement faire taire. Cela m’amène à proposer trois remarques ou développements possibles.

  • 32  Voir, par exemple, le documentaire brésilien «  Amores santos  » qui montrent des archevêques, des (...)

34D’abord, la situation d’enquête qui a permis de mettre au jour ces trois figures et de faire travailler cette typologie sur le terrain, semble indissociable des caractéristiques mêmes du secret qui en est le générateur. Elle a fonctionné, en effet, comme un rappel à l’ordre moral pour l’enquêteur lui‑même. Est‑il dans son rôle de sociologue, au‑delà même de l’aspect de voyeur impliqué (Humphreys, 2007), lorsqu’il dévoile les incohérences institutionnalisées entre le dire et le faire d’une institution ou d’individus en son sein, pris par les contraintes indicibles d’un rôle et des distances à ce rôle  ? Quel est l’intérêt de sa prise de parole quand il publicise au nom de la science les secrets sus‑décrits en prenant le risque de  : 1) produire à l’image du journaliste du «  sexy  » et du scandale32  ; 2) conforter par là‑même certains stéréotypes qui circulent dans l’opinion publique au sujet de ses enquêtés et de l’institution qu’ils représentent, l’Église faisant déjà régulièrement l’objet de «  réduction au secret sexuel  » dans la culture mainstream comme par exemple dans le roman à succès Da Vinci Code de Dan Brown  ; 3) renforcer le processus même que le chercheur décrit  : le réaménagement de la probabilité que les prêtres homosexuels se taisent  ? Au‑delà de ces questionnements, si légitimes soient‑ils, il est révélateur que cette situation d’enquête (m’)ait posé un problème d’éthique. Rappelons É. Fuchs cité en introduction de cet article  : si les enjeux moraux en catholicisme sont avant tout le lieu d’expression d’enjeux ecclésiologiques, alors mon enquête qui questionnait un des tabous les plus structurants de l’ecclésiologie catholique ne pouvait qu’être questionnée en retour sur sa moralité, que ce soit par mes enquêtés ou par moi‑même en tant qu’individu socialisé en partie au sein du catholicisme.

35Ensuite, il semble important ici de distinguer l’analyse critique de la dénonciation. Concernant cette contrainte de publicité qui pèse sur les prêtres homosexuels, la dénonciation est en réalité déjà largement engagée tant à l’intérieur de l’Église catholique qu’à l’extérieur par des groupes de militants «  progressistes  », LGBTIQ et relayée par des journalistes avides de ce genre de sujet. Parfois même y contribuent malgré eux des groupes «  réactionnaires  » lorsqu’ils cherchent à étayer leur dénonciation publique d’un «  lobby gay  » au sein du clergé ou lorsqu’ils recherchent de manière obsessionnelle les preuves de l’homosexualité de Benoît XVI pour mieux en dénoncer les positions ecclésiologiques. Ces différents entrepreneurs de la dénonciation s’appuient le plus souvent sur des lanceurs d’alerte issus, comme on l’a vu, de l’intérieur même de l’institution. Leurs interventions font proliférer les discours sur l’homosexualité dans l’Église comme les discours cléricaux de contre‑feux, au risque néanmoins d’instrumentaliser ou de recouvrir le discours énonciatif individuel. En ce sens le dévoilement du sociologue est plus celui d’un «  secret de polichinelle  » que d’un «  secret défense  » ou un «  secret d’État  ». Car en réalité, on a bien affaire à un secret en délibération, sans quoi, d’ailleurs, le chercheur n’y aurait pas accès.

36Enfin, au‑delà de la révélation du secret, une analyse qui se veut critique doit chercher à rendre compte de cette délibération, en plaçant sous la «  loupe du microscope  » et en rendant leur cohérence globale à toutes les micro‑prises de parole – par corps ou par voix – qui la constituent et qui sont largement éparpillées et invisibilisées du fait même de la contrainte de publicité. Forte de cette mise en cohérence, l’analyse critique n’a plus alors qu’à proposer un sens qui échappe le plus souvent aux acteurs. Mais ce faisant, elle apparaît «  par nature intrusive et suppose un certain degré de violence symbolique et interprétative à l’encontre de la compréhension intuitive et partiale que, localement, les gens ont de leur monde  » (Scheper‑Hughes, 2000). À ce propos, peu des nombreus‑e‑s manifestant‑e‑s contre le mariage des couples de même sexe seraient en accord avec l’hypothèse que j’ai proposée dans cet article, à savoir que la croisade contre «  la‑théorie‑du‑genre  » lancée par le Vatican et son incarnation française momentanée dans La Manif pour tous serviraient aussi à refaire des «  taupes  » au sein du clergé. Assurément peu de ces manifestant‑e‑s ont eu conscience en dénonçant ce projet de loi civile, de faire également le jeu du système clérical en mal de reproduction au sein d’un environnement institutionnel en mutation. Et pourtant, comme j’ai pu l’écrire ailleurs (Tricou, 2016), La Manif pour tous, en tant que phénomène social effervescent, a contribué à redistribuer les frontières sociales du catholicisme en cherchant notamment à constituer le «  mariage pour tous  » en check point  : «  on ne peut pas être catholique sans être contre le mariage pour tous  » m’a‑t‑on affirmé sur le terrain parmi les laïcs. Si, en d’autres termes, La Manif pour tous a voulu faire taire, elle a aussi beaucoup parlé et fait parler. Elle a fait advenir à la parole des choses tues jusqu’alors et transformé en partie sans doute le «  regard collectif  » catholique malgré elle. Très concrètement, cela peut être une prise de conscience tardive vis‑à‑vis de la vieille tante célibataire qui vivait avec une cousine éloignée ou de ce prêtre qui effectivement part en vacances toujours avec ce même ami (voir la note 11), ou encore de ces couples gais ou lesbiens catholiques qui passaient inaperçus dans les assemblées cultuelles et qu’on ne peut plus ne plus voir dorénavant, soit parce qu’ils ont fait corps face à la violence symbolique de la période, soit parce qu’ils se sont mariés et osent désormais demander le baptême pour leurs enfants en tant que couple constitué. Autant d’exemples que j’ai croisés sur mes terrains mais dont il faudrait systématiser la collation. Ainsi, la croisade morale anti‑gender lancé par le Vatican a peut‑être contribué à faire taire les prêtres non‑conformes comme certains fidèles sur le court terme, mais à moyen terme, il est fort possible qu’elle ait, du fait de son intransigeance et de ses effets multiples en termes de politisation, accéléré considérablement la délibération en cours qu’elle voulait faire taire.

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Tricou J. (2016b), « Combat culturel, nouvelle évangélisation ou auto‑prosélytisme  ? Des prêtres à l’épreuve de La Manif pour tous  », in Kaoues F. & Laakili M. (dir.), Prosélytismes religieux, nouvelles avant‑gardes religieuses, Paris, CNRS Éditions.

Turina I. (2012), «  Le magistère postconciliaire face au biopouvoir », in Béraud C., Gugelot F. & Saint‑Martin I. (dir.), Catholicisme en tensions  : lignes de forces, interrogations et changements, Paris, Éditions de l’Ehess.

Vaissière J.‑L. de la (2013), De Benoît à François, une révolution tranquille, Magnanville, Le Passeur éditeur.

Wagner R. (1981), Gay Catholic priests : A study of cognitive and affective dissonance, San Francisco, CA, Specific Press.

Wolf J. G. (1989), Gay Priests, San Francisco, HarperCollins.

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Notes

1  Jean‑Paul II, Constitution apostolique Pastor Bonus § 48.

2  «  Le terme de “conduite” avec son équivoque même est peut‑être l’un de ceux qui permettent le mieux de saisir ce qu’il y a de spécifique dans les relations de pouvoir. La “conduite” est à la fois l’acte de “mener” les autres (selon des mécanismes de coercition plus ou moins stricts) et la manière de se comporter dans un champ plus ou moins ouvert de possibilités. L’exercice du pouvoir consiste à “conduire des conduites” et à aménager la probabilité. Le pouvoir, au fond, est moins de l’ordre de l’affrontement entre deux

adversaires, ou de l’engagement de l’un à l’égard de l’autre, que de l’ordre du “gouvernement”  » (Foucault, 1982). Rappelons que Michel Foucault a conceptualisé la gouvernementalité sur le modèle de la pastorale catholique.

3  Tout au long de cet article, nous entendons par occident l’aire culturelle où se superpose l’emprise politique de la «  modernité avancée  » (Giddens, 1990) et l’empreinte historique du catholicisme romain de rite latin par opposition aux rites orientaux  : Europe latine, de l’ouest et Amérique du Nord surtout.

4  «  Pour distinguer “la‑théorie‑du‑genre” inventée par le Vatican des élaborations théoriques produites au sein des études de genre nous suivrons le parti pris typographique d’écrire «  la‑théorie‑du‑genre  » entre guillemets et avec tirets  » (Garbagnoli, 2014).

5  Je remercie Béatrice de Gasquet, Damien de Blic et Yann Renisio pour leurs relectures attentives de cet article.

6  Si en français familier, le mot «  curé  » désigne le prêtre en général, en français canonique le curé n’est qu’une des fonctions qu’un prêtre peut occuper, celle de responsable d’une paroisse.

7  Le clergyman constitue avec la soutane une des deux tenues qui distinguent officiellement les prêtres des laïcs dans la vie courante hors des actions liturgiques  : il s’agit d’un costume sobre accompagné d’une chemise ou d’un plastron surmontés d’un col dit «  romain  » parce qu’imité de celui de la soutane romaine. Après une forte sécularisation interne du clergé dans les années 1970‑1980 qui s’est traduit par l’abandon de toute tenue distinctive chez la grande majorité des prêtres et évêques français, le clergyman apparait aujourd’hui comme la tenue «  normale  » au sein du clergé jeune. La soutane apparaît encore comme un marqueur de traditionalisme, même si les choses évoluent vers sa banalisation.

8  Dans les livres liturgiques catholiques, les rubriques sont les parties qui ne constituent pas le texte des rites, mais indiquent la façon suivant laquelle on doit les célébrer.

9  Dans une logique toute foucaldienne, la performance de genre chez Judith Butler ne renvoie pas d’abord à une action effectuée par un sujet, mais à un processus de répétition et de citation de normes qui «  performe  » le sujet. Cette répétition constitue et produit donc le sujet qui en est l’effet, même si le sujet peut aussi se jouer de sa propre performance selon sa plus ou moins grande agentivité comme ici chez Julien.

10  La subculture gaie bear (ours) est née dans les années 1980 en réaction à la fois à l’efféminement des folles et à l’hypervirilisation des «  gays machos  » des années 1970. Elle s’est traduit par des codes corporels et un rapport à la sexualité spécifiques. «  Rejetant la dictature de la jeunesse, du corps imberbe et musclé, et du sexe dépersonnalisé, [les bears] célébraient l’âge mur, le corps rond et poilu, les câlins et la camaraderie  » (Tamagne, 2013). Les bears n’en récupéraient pas moins certains archétypes virils ambivalents, notamment celui du travailleur ouvrier ou du bûcheron, eux‑mêmes récupérés et, en un sens, rehétérosexualisés dans les années 2000 par les prescripteurs de mode à travers la figure du hipster, voir (Hennen, 2005).

11  Un prêtre en couple avec un homme m’expliquait en entretien son étonnement sans cesse renouvelé devant l’aveuglement – feint  ? – de ses paroissiens, même les plus proches, confrontés à ses pratiques homosexuelles. Il considère avoir fait venir pendant des années son compagnon

dormir au presbytère ou être parti en vacances avec lui sans qu’aucun ne soupçonne que «  l’ami du curé  », que certains prenait même pour un prêtre, était son partenaire sexuel (entretien avec Père Michel, curé de paroisse, 63 ans).

12  Pour mieux appréhender le profil idéologique de ces prêtres, voir (Astraud, 2003).

13  Par hétéronormativité, on entend «  le système, asymétrique et binaire, de genre, qui tolère deux et seulement deux sexes, où le genre concorde parfaitement avec le sexe (au genre masculin le sexe mâle, au genre féminin le sexe femelle) et où l’hétérosexualité (reproductive) est obligatoire, en tout cas désirable et convenable  » (Butler, 2006).

14  La pastorale peut être définie comme «  l’ensemble des pratiques institutionnelles localisées qui ont pour finalité la diffusion du message religieux dans des conditions concrètes de réception  » (Buisson‑Fenet, 2004).

15  Pour une lecture critique de ce texte, qui en dévoile l’homophobie implicite malgré ses dénégations internes, homophobie qui va bien au‑delà de la distinction classique du Catéchisme de l’Église catholique entre «  actes  » à condamner et «  tendances  » à accueillir comme un donné, voir (Fassin, 2010).

16  La conceptualisation de R. Connell (2014) se construit en rupture avec les approches androcentrées et essentialistes de la masculinité. À l’instar de cette auteure, on part ici du présupposé qu’en tout lieu et à tout moment, «  il y a une forme de masculinité qui est culturellement glorifiée au détriment d’autres formes  » (p. 74), mieux  : qui se construit par rejet de ces autres formes.

17  Raewyn Connell (2014) rappelle que sa typologie des masculinités «  désigne non pas des traits de caractères fixes mais bien des configurations de pratique, émergeant dans des situations particulières et dans une structure de rapports sociaux changeante  ». Dans ce cadre, une masculinité hégémonique est plus précisément à un moment et un lieu donnés «  la configuration des pratiques de genre qui incarnent la solution socialement acceptée au problème de la légitimité du patriarcat, et qui garantit (ou qui est utilisé pour garantir) la position dominante des hommes et la subordination des femmes  ».

18  Il est à noter qu’une masculinité est justement qualifiée par R. Connell de «  complice  » lorsque des hommes légitiment la masculinité hégémonique sans toutefois la réaliser et en bénéficier pleinement, comme ici les prêtres.

19  Le Magistère est l’autorité en matière de morale et de foi attribuée à l’ensemble des évêques et spécialement au Pape par et sur les fidèles catholiques.

20  Ce faisant, il prenait à front renversé le discours traditionnellement suspicieux du Magistère romain quant à la sexualité conjugale mais sans pour autant changer les normes qui s’y appliquent.

21  Cette thèse rend assurément compte de la surreprésentation structurelle des homosexuels parmi le clergé catholique latin – notamment à sa tête –, et de la tendance à la complicité du clergé, surtout homosexuel, vis‑à‑vis de la masculinité hégémonique. Mais elle pêche par son aspect anhistorique. Elle ne rend raison ni des conditions historiques de son explicitation récente – l’augmentation de la proportion de prêtres qui non seulement se reconnaissent des préférences homosexuelles mais ont aussi intériorisé la possibilité

et des codes pour les exprimer – ni de la position particulière de son auteur – un des rares théologiens tenants du catholicisme d’identité à Rome qui était laïc et non clerc –, et donc de sa capacité à «  vendre la mèche  ».

22  Pour une description sociologique fine de cette bourgeoisie notabiliaire et nobilaire porteuse du «  catholicisme d’identité  » et que l’on retrouve dans La Manif pour tous, voir (Rétif, 2013).

23  Pour mieux appréhender ce «  coût de sortie  », lire, par exemple, le livre de témoignages suivant  : (Magne‑Pingeon et al., 2015).

24  Disponible sur http://www.padreblog.fr/la‑chute‑dun‑pretre consulté le 1er novembre 2015.

25  Assemblée d’évêques du monde entier dont l’intitulé exact était «  La vocation et la mission de la famille dans l’Église et le monde contemporain  », ce synode dit «  ordinaire  » faisait suite à un synode «  extraordinaire  » convoqué un an plus tôt par le Pape François intitulé «  Les

défis pastoraux de la famille dans le contexte de l’évangélisation  ». Ce dernier avait donné lieu à des tensions entre participants sur la question de la conjugalité homosexuelle dans le contexte post‑mobilisations anti‑«  mariage pour tous  ».

26  Par exemple, http://www.revue‐etudes.com/Societe/Ne_diabolisons_ pas_les_theories_du_genre/45/14058 consulté le 14 juin 2014.

27  De la même manière l’Église catholique avait agité l’épouvantail du modernisme à la fin du xixe siècle puis celui du communisme après la Seconde Guerre mondiale, notamment pour faire taire ses membres qui incorporaient trop rapidement comme des ressources critiques certaines innovations comme les sciences philologiques et historiques à la fin du xixe siècle, ou la critique marxienne de l’idéologie au xxe siècle, mettant en péril le travail d’éternisation de l’institution qui nécessite un lent travail de digestion.

28  Cette typologie est une classification des mouvements religieux par rapport à deux idéaux‑types opposés  : «  Secte  » et «  Église  », développée à l’origine par Max Weber et son élève Ernst Troeltsch.

29  https://www.vice.com/de/article/der‑papst‑schwul‑statt‑asexuell‑0000059‑v7n12 ?Contentpage =1 consulté le 16 août 2012.

30  https://fr.zenit.org/articles/si‑une‑personne‑est‑gay‑cherche‑le‑seigneur‑est‑de‑bonne‑volonte/ consulté le 3 août 2013.

31  Un climat qui a marqué Monseigneur Charasma en arrivant au Vatican et a visiblement joué dans sa trajectoire socio‑sexuelle  : «  Dès l’enfance, j’ai eu une attraction (rire) pour la vie de prêtre. Mon attraction homosexuelle, je la connais depuis mon adolescence, mais j’ai appris à la haïr grâce ou à cause de la culture de l’Église. Je suis entré au séminaire à 18 ans. En Pologne, on n’en parlait pas. Clairement. Le climat y était froid, homophobe et machiste. Et puis j’ai été propulsé au Vatican. Alors, est‑ce parce que c’est le Vatican ou parce que c’est l’Italie  ? Je ne sais pas. J’ai découvert que

cette homosexualité pouvait aussi se vivre de manière un peu plus ouverte, cachée dans une sensibilité artistique par exemple. Mais ça ne veut pas dire qu’à Rome il n’y a pas d’homophobie ou que l’homosexualité y est acceptée publiquement  » (entretien avec Monseigneur Charamsa, ex‑membre de la Curie romaine, 44 ans).

32  Voir, par exemple, le documentaire brésilien «  Amores santos  » qui montrent des archevêques, des évêques, des prêtres et des pasteurs,

contactés par un acteur, et filmés via sa webcam, ayant des relations homosexuelles virtuelles avec lui.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Josselin Tricou, « Refaire des « taupes » : gouverner le silence des prêtres homosexuels à l’heure du mariage gay », Sociologie [En ligne], N° 2, vol. 9 |  2018, mis en ligne le 18 juillet 2018, consulté le 14 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/3792

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Auteur

Josselin Tricou

josselintricou@gmail.com
Doctorant allocataire‐moniteur, département de Science politique, Université Paris VIII, Laboratoire LEGS (UMR 8238) — LEGS‐Laboratoire d’études de genre et de sexualité, 27 rue Paul Bert, 94204 Ivry‐sur‐Seine cedex, France

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