- 1 Et cela d’autant plus que l’échec scolaire est souvent perçu comme un problème princeps à l’origin (...)
1Les réformes qui modifient en profondeur le système éducatif à partir de 1959 ont pour effet d’accorder une importance inédite à l’École : à partir de ce moment charnière, les classements scolaires déterminent de plus en plus la valeur et la place sociale des individus – à commencer par leur profession – et deviennent la pierre de touche d’une justice sociale désormais principalement fondée sur la méritocratie scolaire. Dans le même temps, l’« échec scolaire » s’impose, sociologiquement, comme un problème majeur (Morel, 2010). D’une part, les élèves « en échec » voient leur avenir sérieusement compromis et deviennent un objet de préoccupation pour la société1, d’autre part, la mise en évidence des inégalités scolaires remet profondément en cause la dimension méritocratique de l’école et, partant, le principe même de la justice sociale.
- 2 Antoine Prost (1992) écrit à propos de l’échec scolaire sous la Troisième République : « II n’es (...)
- 3 Cette expression désigne les périodiques centrés sur l’éducation, l’enseignement, la formation. Po (...)
2L’émergence, historiquement située, de l’échec scolaire a conduit certains historiens de l’éducation à souligner, par comparaison, la relative indifférence, sous la Troisième République, à l’égard des scolarités « ratées », qui, loin d’être constituées en « problème », passeraient d’autant plus inaperçues qu’elles paraitraient alors inscrites dans l’ordre des choses. Ainsi, Antoine Prost (1992) écrit‑il que l’échec scolaire n’est « ni pensé, ni pensable » avant les années 19602. Cet article, qui propose une analyse socio‑historique des représentations du « cancre », entre 1880 et 1938, dans trois des revues centrales de la presse d’éducation et d’enseignement3, questionne cette césure historique en étudiant comment une des figures incontournables de la scène scolaire (le « cancre ») est problématisée avant que l’échec scolaire ne soit véritablement construit en problème social et ne devienne une catégorie d’intervention publique au centre des politiques éducatives. L’enjeu est notamment de montrer que la présence de mauvais élèves dans les classes, qui perturbent l’ordre scolaire et le travail des enseignants, est, dès la fin du xixe siècle, un objet de controverses dans les milieux où sont débattues les questions scolaires. Les « cancres » de la Troisième République, sans être perçus comme à l’origine de profonds dysfonctionnements sociaux, font néanmoins, dès cette époque, régulièrement irruption dans les échanges entre les différents acteurs en lutte pour définir ce que doivent être les missions, l’organisation ou les méthodes de l’école – enseignants, inspecteurs, hauts fonctionnaires, hommes politiques, intellectuels, artistes, médecins, psychologues, hommes d’église, etc. Ainsi, sans pour autant que la réussite scolaire ne soit associée aux mêmes enjeux qu’aujourd’hui, la présence de « mauvais élèves » est‑elle une des brèches dans laquelle s’engouffrent et se confrontent, sous la Troisième République, les discours critiques, internes ou externes, sur l’école. De manière relativement continue de la fin du xixe siècle à aujourd’hui, le cancre fonde et justifie les critiques de l’institution scolaire et il est un des éléments structurants de cet espace critique. Par ailleurs, au‑delà de la persistance historique du thème, il est intéressant d’étudier ce qui, dans ces discours critiques sur l’école adossés à l’existence de mauvais élèves, est propre à la période étudiée et ce qui, à l’inverse, semble relever d’une critique relativement structurelle de l’école que l’on retrouve, mutatis mutandis, au fil du temps. L’approche socio‑historique ici mise en œuvre se fixe ainsi pour objectif de reconstituer cet espace de la critique scolaire en étant aussi attentif aux discontinuités induites par les transformations historiques qu’aux continuités résultant de régularités sociologiques – intérêts corporatistes, rapports sociaux de classe, etc.
3Nous décrirons d’abord comment certains acteurs, à commencer par la majorité des enseignants, se mobilisent pour mettre en garde une administration parfois jugée peu réactive contre la menace que les cancres font peser sur l’ordre scolaire et sur l’autorité de ceux qui sont censés le faire respecter. Bien que le versant moral de la stigmatisation des mauvais élèves soit, dans notre corpus, beaucoup plus développé qu’aujourd’hui, on est là en présence d’une critique structurelle et toujours d’actualité, qui repose, au moins en partie, sur des intérêts corporatistes pérennes : une profession maintient son prestige et le contrôle sur son activité en disqualifiant la partie de son public qui ne répond pas à ses attentes ou ne se soumet pas à son autorité et qui menace, par conséquent, de la mettre en échec. Il s’agira ensuite de montrer que la présence de mauvais élèves, qui ne bénéficient que peu de leur scolarité, est, hier comme aujourd’hui, le principal argument mobilisé par les très nombreux acteurs qui, contrairement aux précédents, s’opposent, d’une manière ou d’une autre, au fonctionnement « traditionnel » de l’école et plaident pour sa réforme : pédagogues, psychologues, médecins, intellectuels, artistes, journalistes, etc. Dans cette perspective, tout aussi structurelle que la précédente, le cancre est avant tout construit en produit d’une école inadaptée à une partie au moins de son public.
4Ces critiques se différencient de deux autres, davantage liées au contexte historique de la Troisième République et à l’état particulier du système éducatif durant cette période, où il évolue peu, qui seront successivement étudiées dans la deuxième partie de l’article. La première critique vise la prétention de l’école à occuper une place centrale dans la formation des individus et sa tendance à surestimer la portée des verdicts scolaires. Contrairement à aujourd’hui, où les scolarités médiocres débouchant sur des positions sociales valorisées sont perçues comme relevant de l’exception, voire du « miracle », la communauté éducative ne cesse alors de se questionner sur le caractère relativement lâche du lien entre formation et emploi ainsi qu’entre réussites scolaire et sociale. La fréquence des « cancres parvenus » légitime les tentatives d’inversion du stigmate scolaire et favorise l’émergence d’une critique qui souligne le hiatus entre l’école et la « vie » et valorise les compétences acquises en dehors du cadre scolaire. La deuxième critique propre à cette époque s’inscrit dans le cadre des débats socio‑politiques sur la démocratisation du système scolaire et sur la sélection par les « aptitudes », qui émergent dès la fin du xixe siècle (Mole, 2010). La présence de « cancres fortunés » dans l’enseignement secondaire qui, à force d’appuis, poursuivent tant bien que mal leur scolarité, voire obtiennent leur baccalauréat, est en effet un des arguments mobilisés par les tenants d’une méritocratie scolaire fondée sur un élargissement social de l’accès à l’enseignement secondaire et sur une sélection des élèves à partir de leurs aptitudes et non des ressources économiques des parents. C’est sans doute sous cet angle que certains des cancres de la Troisième République se différencient le plus nettement des élèves en échec d’aujourd’hui – qui « décrochent » rapidement et sortent du système éducatif sans diplôme – : la longueur de leur parcours scolaire et leur relative réussite sont aussi problématiques que leur faible niveau scolaire.
- 4 Les dates entre parenthèses indiquent la période pendant laquelle le MG a été numérisée.
- 5 La publication du Journal des instituteurs et des institutrices (JI) s’est poursuivie jusqu’à aujo (...)
5La recherche a porté sur trois revues hebdomadaires numérisées : le Manuel général de l’enseignement primaire (MG – 1832‑19404), le Journal des instituteurs et des institutrices (JI – 1858‑19405) et la Revue de l’enseignement primaire et primaire supérieur (REP – 1890‑1929). Ces trois revues, par la notoriété de leurs rédacteurs en chef et de leurs contributeurs ainsi que par leur tirage de plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires font partie, avec la Revue pédagogique, des principales revues d’un domaine qui en compte plusieurs milliers (Caspard, 1986). Revues en partie au moins « corporatistes » aux sensibilités politiques variées – la REP affiche par exemple ouvertement sa proximité avec le socialisme ; Jean Jaurès y publie pendant plusieurs années deux articles par mois –, elles s’adressent avant tout, mais pas seulement, aux professionnels de l’enseignement primaire avec l’ambition d’alimenter leur réflexion sur leur métier.
- 6 Le Manuel général de l’enseignement primaire (MG) et le Journal des instituteurs et des institutri (...)
6À des degrés divers indépendantes des pouvoirs publics et, en particulier, du ministère de l’Instruction publique6, les trois revues ne sont pas pour autant des revues dont la seule mission serait de produire une vision unifiée et irénique du groupe professionnel ou de l’institution. Outre une partie « scolaire » où elles fournissent aux enseignants des exercices, des sujets d’examen, des corrigés, directement en lien avec leur activité professionnelle, les revues se fixent aussi pour objectif de rendre compte des débats sur l’enseignement et l’éducation – transcription des débats parlementaires, revues de presse, articles de réflexion, etc. Elles constituent des tribunes où sont consultés, comme on peut le lire dans l’article du Dictionnaire de pédagogie coordonné par Ferdinand Buisson consacré au MG, les « hommes les plus qualifiés par leur situation politique ou sociale, par la place qu’ils occupent dans le monde des lettres, des sciences, du travail et de l’industrie ». La diversité des points de vue, sur les cancres comme sur les autres sujets, procède ainsi, au moins en partie, des profils contrastés des contributeurs : instituteurs, inspecteurs, professeurs du second degré, universitaires, hommes politiques, hommes d’Église, journalistes, artistes, etc. Enfin, si les propos sur le cancre véhiculant une forte charge critique à l’égard de l’école publique et des enseignants ne sont pas défendus dans les revues, ils n’en sont pas pour autant ignorés, leur exposition, par exemple dans la rubrique « Revue de presse », étant souvent un préambule à leur critique. Dans la mesure où elles permettent de reconstituer l’espace des prises de position sur certains sujets, ces revues constituent des archives particulièrement précieuses pour étudier les controverses dans le domaine de l’éducation (Mole, 2010).
7Ce type de source permet de renouveler une historiographie française qui s’est, jusqu’à présent, principalement portée sur la genèse, à partir de la fin du xixe siècle, dans différents secteurs étudiés les uns séparément des autres, d’approches scientifiques – approches pédagogique, sociologique ou surtout médico‑psychologique – des élèves déviants (Brucy, 2003 ; Chauvière, 1981 ; Gateaux‑Mennecier, 1990 ; Houssaye, 2008 ; Hugon, 1984 ; Muel, 1975 ; Pinell & Zafiropoulos, 1983 ; Ravon, 2000 ; Vial, 1990 ; Vial & Hugon, 1998).
- 7 http://www.bibliotheque‐diderot.fr/.
- 8 Lucie Delarue‑Mardrus, Un cancre, Paris, Éditions Fasquelle, 1914 ; Jules Girardin, Le Roman d’un (...)
8La numérisation des revues7 a permis une recherche par mot‑clé (« cancre(s) »). Ce terme apparaît dans 159 textes qui constituent notre corpus (64 occurrences dans le JI, 51 dans le MG, 44 dans la REP). Dans le sens d’écolier déviant, le terme n’apparaît qu’en 1880 dans le MG. Dans les occurrences antérieures, le mot a un sens ancien, sans référence à l’école, ou est prétexte à des études lexicographiques (cancer > cancre). Les deux dernières occurrences apparaissent dans des articles de 1938. Cet ensemble de 159 documents a été complété par les articles d’autres revues (Le Journal, Le Mercure de France, La Revue des deux mondes, Le Volume) et des romans8 cités dans les textes du corpus.
9Le nombre d’occurrences, compte tenu de l’étendue de la période étudiée et du caractère hebdomadaire des publications, n’est, en lui‑même, pas très élevé, ce qui est, en soi, une indication. Ce terme doit cependant être mis en relation avec d’autres dans le cadre plus général d’un champ lexical de la déviance scolaire problématique – anormaux, idiots, arrièrés, débiles, retardés, illettrés, etc. Ainsi, sans pour autant être au cœur des débats sur l’éducation, la question des difficultés cognitives et comportementales des élèves en constitue‑t‑elle un thème récurrent.
10Le choix d’une recherche par mot‑clé (« cancre(s) ») vise à circonscrire le corpus à partir d’un terme qui se singularise par sa portée polémique. À la différence d’une expression plus neutre comme « mauvais élève », le terme « cancre » est davantage chargé de connotations morales et politiques qui le prédisposent à être mobilisé dans certaines controverses éducatives. Sa définition, loin d’être fixe et monolithique, est un enjeu de lutte. Autour du cancre se sont en effet opposés, et s’opposent parfois encore, les ordres d’enseignement (primaires/secondaires), certains enseignants et certains groupes sociaux (médecins, psychologues, hommes politiques, artistes, journalistes), les porte‑parole du « peuple » et ceux de la « bourgeoisie », les « progressistes » et les « conservateurs », les oblats de l’institution scolaire et ceux qui estiment lui devoir peu, etc.
11Le pouvoir d’une profession réside notamment dans sa capacité à disqualifier la partie de son public qui ne répond pas à ses attentes et menace de la mettre en échec. De ce point de vue, le mauvais élève est, par exemple, l’équivalent structurel du mauvais patient qui ne veut pas se soigner ou refuse les prescriptions des médecins. L’assimilation des mauvais élèves aux cancres est d’abord le produit de l’activité de classement d’enseignants ou de moralistes qui, en étiquetant ainsi les élèves peu ajustés aux normes scolaires, affirment leur autorité et se posent en défenseur d’un ordre scolaire menacé.
12Les références au cancre comme antithèse de l’élève modèle abondent dans les trois revues, principalement dans des articles écrits par des enseignants. La stigmatisation de cette figure repoussoir se focalise sur trois aspects : performances scolaires, comportement et moralité.
- 9 Étymologiquement, cancre vient du latin cancer dont le premier sens est crabe. Le cancre a la marc (...)
- 10 Si les causes des difficultés scolaires sont abordées dans les revues, on ne trouve pas de mise en (...)
13Le cancre est d’abord un élève lent9 à l’intelligence limitée – débilité, absence de motivation ou d’aptitudes pour les études, milieu peu porteur…10. À l’école primaire comme au collège ou au lycée, il s’ennuie, retarde la progression de la classe et rend le travail plus difficile aux enseignants. Confronté à des classes très hétérogènes, le maître doit à la fois se soucier de faire progresser les élèves les plus faibles, afin qu’ils ne demeurent pas illettrés, tout en s’assurant des apprentissages de la « tête de classe » qui passera le certificat d’études et dont une partie continuera sa scolarité dans les écoles primaires supérieures ou les cours complémentaires.
14L’étiquetage comme « cancre » suppose néanmoins le plus souvent que des déviances comportementales – des problèmes de « discipline » pour reprendre le terme le plus souvent employé par les instituteurs – s’ajoutent aux défaillances cognitives. Parfois introverti, voire hébété, le cancre est le plus souvent un perturbateur, un « garnement » instable qui dissipe ses camarades et passe son temps à imaginer les tours pendables qu’il fera au professeur. Ces écarts de conduite lui valent d’être jugé moralement, selon des termes propres à l’époque : « affreux », « possédé par le génie du mal », « méchant », « dangereux », « sans entrailles », « délateur ». De surcroît, loin de percevoir ses faiblesses et de se sentir coupable de ses frasques, le cancre a l’arrogance de se considérer supérieur aux autres élèves, voire aux enseignants. Cette assurance augmente son pouvoir de nuisance et l’attraction qu’il exerce sur les élèves vulnérables, auprès desquels il ne manque de faire du prosélytisme pour la cancrerie. Cette figure est illustrée dans un passage du Roman d’un cancre de Jules Girardin, paru en 1882 et cité dans la REP :
Le cancre a toujours une bonne opinion de lui‑même et une mauvaise opinion des autres. J’en ai connu de tous les caractères, je n’en ai connu de modestes. Le cancre, qui s’ennuie, se creuse la cervelle pour imaginer quelque chose qui rompe la monotonie de sa vie d’écolier. C’est lui qui met de la craie dans les encriers, qui lâche des souris et des hannetons en classe, ou qui plante des épingles dans les mollets de ses voisins. C’est lui qui bâille ou tousse bruyamment en classe pour voir ce que dira l’instituteur. Ce dernier le punit et le cancre ergote pendant une demi‑heure pour prouver qu’on n’a pas le droit de l’empêcher d’éternuer !11
- 12 MG, 24/6/1899.
- 13 L’Éducation nouvelle désigne un ensemble composite de courants réformateurs qui, dès la fin du xix(...)
15Ce roman est également évoqué dans le MG avec le commentaire suivant : « Très bon ouvrage, que le Roman d’un cancre, par J. Girardin, surtout pour les jeunes gens. Le cancre est un lâche qui ne veut pas prendre la peine de travailler, et un sans‑cœur qui déshonore ses maîtres et sa famille12 ». Ce qui frappe le lecteur d’aujourd’hui, habitué à entendre des jugements moraux sur les élèves déviants dans des discussions informelles, mais à les lire relativement euphémisés dans des contextes plus formels, c’est le libre cours donné à l’époque à cette stigmatisation morale des cancres par les enseignants dans les revues étudiées. Cette stigmatisation tend à être d’autant plus forte entre 1880 et 1920, qu’elle n’est pas tempérée par les visions plus positives des « mauvais » élèves qui se développent dans le sillage de l’Éducation nouvelle13.
16La stigmatisation des cancres par les enseignants a aussi pour enjeu la réaffirmation corporatiste de l’autorité des enseignants. Il s’agit de rappeler à l’administration scolaire et aux familles que l’enseignant est le professionnel le plus compétent pour décider de ce qu’il doit advenir des mauvais élèves qui lui posent problème et, plus généralement, pour assurer le maintien de l’ordre scolaire. En ce sens, le discours enseignant sur les cancres comporte, plus ou moins explicitement, une critique des instances ou des groupes sociaux – administration, familles – susceptibles de chercher à instrumentaliser l’activité des instituteurs en fonction de leurs intérêts propres et, en procédant ainsi, à réduire l’autonomie et l’autorité des professionnels.
- 14 On peut ici rappeler la proximité sémantique entre le cancre et le cancrelat, deux mots qui ont la (...)
- 15 MG, 24/5/1913.
- 16 JI, 12/5/1896.
17La réaffirmation de l’autorité du maître sur le cancre repose sur le rappel des principes qui guident sa fermeté. Susceptible de mettre à mal l’ordre scolaire et l’autorité du maître, le cancre doit être, pour son bien et celui de ses camarades, surveillé et sanctionné. Dans cette perspective, l’enseignant, comme le médecin ou l’homme d’Église, doit faire œuvre d’hygiène sociale. Comme l’écrit Charles Wagner, pasteur libéral et écrivain, qui assure la rubrique « Morale » dans le MG, le cancre est un « ferment où pullulent de dangereux microbes14 toujours prêts à se multiplier, à entreprendre la conquête de nouveaux milieux, à corrompre, gâter, barbouiller tout ce qui les entoure et les touche. Jamais on ne le dira, le répétera, le criera assez. Il faut être sur le qui‑vive afin de ne jamais se laisser surprendre. Une fois que le mal est fait, une fois que la gale est là, il est trop tard15 ». Le cancre doit donc, tel l’animal, être traité avec la plus grande fermeté, être « dressé » et « redressé » par l’enseignant. Ainsi, un article du JI présente la manière dont Monsieur Langouette, « idéal du maître d’étude », dompte à force de fermeté l’élève Clampin, « affreux être, qui semblait […] possédé du génie du mal ; d’un physique indéfinissable, maigre, osseux, conformé en bilboquet, d’où son surnom, débraillé dans sa tunique dont les manches trop courtes laissaient passer deux grosses pattes rouges, deux gros poings boudinés et crevassés d’engelures, appoints de toutes les batailles ; cancre incorrigible, insolent, vantard et criard16 ».
- 17 JI, 16/5/1897.
- 18 On lit dans un article de la REP du 25 juillet 1926 intitulé « Au vol » et évoquant une note min (...)
18Malgré ces mises en scène de l’autorité inflexible des maîtres, les revues étudiées mettent néanmoins en évidence que les enseignants se plaignent régulièrement de l’affaiblissement de leur pouvoir de sanction sur les cancres. Cela est particulièrement visible sur la question de la présentation aux examens, associés à des enjeux très importants pour les instituteurs. Dans l’enseignement primaire, une partie de l’évaluation des enseignants s’effectue en effet à partir du taux de réussite au certificat d’étude : « un maître qui ne présenterait jamais d’élèves au certificat, ou qui aurait beaucoup d’échecs, se désignerait par là même comme un mauvais instituteur » (Prost, 1992). L’objectif des maîtres est donc de conserver le pouvoir de ne pas présenter les mauvais élèves à l’examen et de convaincre les élèves susceptibles de réussir de s’y présenter, ce qui est, dans les deux cas, loin d’être toujours aisé. Par ailleurs, le monopole de l’autorisation de se présenter à l’examen assure aux maîtres un pouvoir de sanction sur les élèves qui ne se plient pas à leurs exigences. Il permet à l’enseignant d’avoir « le dernier mot, celui de la revanche du labeur opiniâtre, du dévouement et de la science sur l’apathie, l’indolence et la paresse en pensant, dans son for intérieur, d’un cancre intelligent : “tu n’as pas voulu te gêner, fréquenter l’école, sortir de l’ignorance, faire des progrès ; tu n’auras pas ta part de souveraineté ; tu seras un zéro ; tant pis pour toi !”17 ». Cependant, dans le même temps que le certificat de fin d’études primaires s’impose, dans les années 1930, comme un diplôme important dont les pouvoirs publics attendent qu’il soit passé et réussi par une majorité d’élèves, les maîtres voient leur contrôle du droit d’accès à l’examen se restreindre (Carpentier, 1996), ce qui conduit les enseignants à critiquer une école qui permet aux cancres de se présenter, voire d’obtenir indûment leur diplôme18.
- 19 Consécutivement à ce type de réforme de l’orthographe, un inspecteur de l’instruction primaire dép (...)
19Les enseignants sont tout aussi critiques vis‑à‑vis des réformes qui, comme la simplification de l’orthographe (Portebois, 2003) ont, selon eux, pour effet de baisser le niveau exigé aux examens et, par conséquent de dévaluer l’examen lui‑même19. En ciblant les cancres diplômés, qui n’ont pas mérité leur « parchemin », les enseignants critiquent la dévaluation par l’État des biens symboliques qu’ils ont pour mission de distribuer et, par conséquent, la dévaluation de leur profession. Ce point de vue est notamment défendu à plusieurs reprises, dans les années 1900‑1910, par Populo, nom de plume de l’inspecteur de l’enseignement primaire Émile Salé, responsable de la rubrique « Causerie pédagogique » dans la REP. Comme nous le verrons de nouveau plus loin dans l’article, ce sont paradoxalement la réussite du cancre, la baisse de niveau qu’elle traduirait et l’injustice qu’elle représenterait, qui sont au centre de la critique de l’école formulée par certains enseignants. Cette critique, qui fait de l’abaissement des conditions d’accès aux diplômes l’indice d’une décadence scolaire et sociétale, accompagne régulièrement le processus de démocratisation de l’accès aux diplômes scolaires et, pour évoquer une de ses formulations actuelles, n’est pas très éloignée de celle sur la « crise de l’école » développée notamment par une fraction conservatrice du monde enseignant depuis les années 1980 (Balland, 2008).
20Calvaire du maître et cible de son pouvoir d’excommunication scolaire, le cancre peut aussi mettre en évidence les compétences pédagogiques de l’enseignant et être sa récompense suprême, quand il parvient à en faire un « bon » élève. La qualité d’un professionnel se mesurant, en partie au moins, à l’aune de la difficulté de la tâche qui lui est proposée, le maître méritant est ainsi l’alchimiste capable de faire progresser le cancre dont tout laissait penser qu’il n’arriverait à rien. Cette perception du « sauvetage moral et intellectuel du cancre20 » comme faire valoir de l’enseignant, illustrée à plusieurs reprises dans notre corpus, est néanmoins relativisée par les tenants d’un point de vue « réaliste », qui réfutent l’image du maître comme faiseur de miracles et soulignent l’aspect déterminant dans la réussite de l’élève d’autres facteurs, comme l’assiduité ou l’implication familiale, sur lesquels le maître n’a pas prise.
- 21 Sur ce point, on pourra se référer à la sociologie des professions d’Andrew Abbott (1988) et, en p (...)
21Le caractère contradictoire des appréciations des enseignants sur l’opportunité professionnelle représentée par le cancre peut s’interpréter sociologiquement comme traduisant le rapport ambivalent des professions aux « cas difficiles ». Ces « cas » peuvent donner lieu à une appropriation distinctive du fait de leur complexité et, partant, des qualités professionnelles nécessaires à leur résolution ; mais ils peuvent aussi être associés à un déclassement professionnel résultant de la confrontation à un public désajusté sur lequel il est très difficile d’avoir une action efficace21. On comprend dès lors que la relation des professions à ces « cas difficiles » soit structurellement ambivalente.
22Le recours à la figure du cancre, s’il contribue, comme on vient de le voir, à la formulation d’une critique corporatiste de l’école et des élèves par des enseignants attachés à défendre leur autonomie professionnelle, est aussi, à l’inverse, le point d’appui d’une critique ciblant les enseignants et l’institution scolaire. Les références au cancre peuvent en effet s’inscrire dans un travail d’inversion du stigmate scolaire (Goffman, 1975) réalisé par un ensemble d’acteurs – dont des anciens « cancres » – qui ont en commun de contester la validité des jugements formulés et des méthodes utilisées par la majorité des enseignants. Dans cette perspective, l’échec des cancres est avant tout celui de l’école.
23Dans la mesure où leur lectorat est avant tout constitué par les instituteurs, les revues étudiées évitent de publier des articles ouvertement hostiles aux enseignants de primaire et plus généralement à l’école publique et laïque. Cette ligne éditoriale ne les empêche pas de laisser une large place aux controverses internes aux milieux pédagogiques et à des prises de positions « externes » – hommes politiques, journalistes, écrivains, médecins, psychologues, etc. – pouvant intégrer une critique du corps des instituteurs ou, plus souvent, de certains de ses segments perçus comme rétrogrades. Parce qu’elles prétendent se situer au pôle, sinon avant‑gardiste, du moins innovant de la réflexion éducative et permettre ainsi l’évolution tant des pratiques pédagogiques que de l’organisation et du fonctionnement de l’institution scolaire, elles intègrent dans leur ligne éditoriale une critique des pédagogies « traditionnelles », perçues comme conservatrices et inadaptées à une large partie du public scolaire. Dans ces critiques de l’école et des enseignants s’appuyant sur l’existence de mauvais élèves qui ne bénéficient que peu de leur scolarité se réfractent certaines oppositions sociales structurelles entre les classes moyennes (instituteurs) et une bourgeoisie lettrée.
- 22 « Cette espèce scolaire [les cancres] comprendrait deux variétés principales : le cancre complet (...)
- 23 Une institutrice souligne, par exemple, les erreurs de jugement des enseignants mal informés des e (...)
- 24 JI, 16/5/1897.
- 25 Alfred Binet et Théodore Simon (1907) citent l’exemple d’un maître qui, devant indiquer les élèves (...)
- 26 MG, 18/7/1908.
24La critique de la construction professorale du cancre porte d’abord sur la pertinence de l’étiquetage et sur la cohérence de la catégorie. Dès la fin du xixe siècle, il est en effet reproché aux instituteurs de manquer de discernement et de regrouper dans la catégorie des « cancres » des élèves aux profils très différents, à savoir des élèves qui, faute d’intelligence, sont incapables d’entrer dans les apprentissages et d’autres dont les capacités cognitives sont réelles, mais qui, pour des raisons variées, ne parviennent pas à les mettre à profit22. En somme, les enseignants, faute de s’appuyer sur une compréhension scientifique des processus physiologiques23, cognitifs ou psycho‑affectifs en jeu dans les apprentissages, confondraient les « vrais » et les « faux » cancres ou, autre façon de le dire, les cancres « bêtes » et les cancres « intelligents24 ». Cette critique, dont des travaux récents ont montré l’actualité (Morel, 2014), est notamment sous‑tendue à l’époque par les travaux des spécialistes de l’univers médico‑psychologique qui, dans le sillage d’Édouard Claparede (1905) ainsi que d’Alfred Binet et Théodore Simon (1907), prétendent mettre au point des techniques pour repérer les enfants « anormaux » et, au sein de cette dernière catégorie, différencier les « anormaux d’asile », qu’il est souhaitable de scolariser dans des établissements spécialisés sous direction médicale, et les « anormaux d’école », qui peuvent bénéficier d’une scolarité au sein des écoles à condition d’ajustements pédagogiques (Pinell & Zafiropoulos, 1983). Pour ces spécialistes, seuls les outils diagnostics qu’ils ont mis au point pour mesurer le retard scolaire et l’intelligence des élèves (Pinell, 1995) permettent un repérage scientifique des profils des enfants. À l’inverse, les enseignants s’appuyant sur leurs propres catégories de classement se tromperaient fréquemment sur les aptitudes réelles d’un enfant25. La nécessité de poser un regard médical averti sur les cancres est ainsi défendue dans le MG par le neuropsychiatre Édouard Toulouse26, contributeur régulier du manuel. En somme, le recours des instituteurs à l’étiquetage comme « cancre » révèlerait leur propension à produire des jugements de sens commun, dont la validité est critiquée par des spécialistes qui fondent leur professionnalisme sur une démarche scientifique.
25Ce point de vue médico‑psychologique, qui revendique la mise en œuvre d’une pédagogie expérimentale, est repris à leur compte par d’autres réformateurs pédagogiques, comme les partisans des pédagogies alternatives ou certains instituteurs syndicalistes membres par exemple du Syndicat national des instituteurs (Mole & Seguy, 2015). Alice Jouenne, institutrice et militante socialiste, syndicale et « coopératiste », fervente prosélyte de l’éducation nouvelle et directrice en 1921 de l’école en plein air de la ville de Paris (Gutierrez, 2011), réclame par exemple l’utilisation de fiches psychopédagogiques et médicales qui permettent de ne pas imputer les difficultés d’apprentissage d’un élève à son défaut d’intelligence alors qu’elles relèvent d’un problème physiologique, sensoriel ou psychologique27.
26Les références aux cancres peuvent, d’autre part, s’inscrire dans une remise en cause de l’école « traditionnelle ». À partir de 1910, se développe une critique du curriculum scolaire, des programmes surchargés et du surmenage qui en résulterait. Cette critique émane d’une nébuleuse d’acteurs qui ont en commun de partager, pour des raisons diverses, une vision de l’école comme institution conservatrice en retard sur son temps.
- 28 Georges Heuyer, chef de file de la neuropsychiatrie infanto‑juvénile, publie par exemple en 1930 u (...)
- 29 JI, 24/11/1928.
- 30 MG, 1/4/1932.
- 31 JI, 16/12/1917.
- 32 REP, 28/4/1929.
- 33 JI, 19/7/1924.
27Elle est d’abord formulée par des membres de la bourgeoisie qui affichent une forme de mépris pour le caractère encyclopédique des apprentissages scolaires qu’ils assimilent à un « bourrage de crâne ». Ainsi, un médecin28 comme Raoul Brunon, spécialiste du surmenage et de l’hygiène scolaire, dénonce la surcharge de travail au sein d’une école « ennuyeuse, redoutable, angoissante même » et qui, à l’encontre de la thèse organiciste, affirme : « la nature ne fait pas de cancres, c’est notre réglementation qui les fabrique29 ». De même, Gérard Varet, agrégé de philosophie devenu député radical‑socialiste puis recteur de l’académie de Rennes, évoque, dans un article du Mercure de France cité dans le MG30, le cancre comme « produit de l’Enseignement secondaire, soit ampleur démesurée des programmes, soit dispositions de la scolarité, soit erreur du maitre ». Sont aussi critiqués les « formules toutes faites » et les « manuels bourrés de faits et de chiffres31 », les « bourrages de crâne » visant, selon la tribune du journaliste et romancier Clément Vautel, à une érudition mandarinesque dont l’archétype ridicule et maintes fois cité est Pic de la Mirandole32. Un autre journaliste, Maurice Prax, affirme : « Le pensum, j’en suis convaincu, n’a jamais fait un savant. Il a peut‑être, en revanche, fait beaucoup de cancres33 ».
- 34 Certains partisans des nouvelles pédagogies font du cancre un héros de la résistance aux absurdité (...)
- 35 MG, 31/10/1925.
- 36 REP, 24/1/1926.
28Cette dénonciation d’une école rigide, traditionnelle, voire conservatrice, sous l’angle des cancres qu’elle produit, est souvent formulée par des personnalités qui n’appartiennent pas au monde de l’enseignement et elle peut provoquer des réactions relativement hostiles chez certains enseignants (voir infra). Cependant, elle est aussi le fait d’enseignants acquis à l’Éducation nouvelle34. Le directeur du cours complémentaire de Rivesaltes, Ange Badie défend ainsi la nécessité d’une pédagogie « active et progressive » où le maître prend le temps de comprendre pourquoi ses élèves ne comprennent pas et sans laquelle de très nombreux élèves sont perdus et deviennent des cancres35. De même, M. T. Laurin, alias Marius Tortillet, à l’origine instituteur syndicaliste de l’Ain et ayant contribué à la diffusion des nouvelles pédagogies, écrit ainsi dans la REP : « Il y a le cancre physiologique, dont il n’y a rien à attendre dans les écoles d’enfants normaux, mais il y a aussi le cancre scolaire, et c’est de celui‑là qu’il s’agit ; il est le fruit des études mal conduites, des classes trop nombreuses et des programmes mal compris36 ».
- 37 Cité dans le JI, 28/2/1904.
29Les débats autour des cancres ont aussi pour fond les controverses sur les vertus de la compétition scolaire, qui émergent, dans notre corpus, dès le début du xxe siècle. Alors que certains auteurs estiment que les classements scolaires et les récompenses qui leur sont associées, comme les prix, sont à l’origine d’une émulation bénéfique, d’autres soulignent à l’inverse les effets négatifs d’une école élitiste qui constitue comme priorité le fait de classer les élèves les uns par rapport aux autres. Le JI, citant un article du Volume, évoque ce travers : « Notre manie de numéroter engendre des sentiments antisociaux. Ne sommes‑nous pas toujours portés à distinguer une élite et des cancres ? Évitons‑nous avec assez de soin, d’humilier, de décourager, d’aigrir les faibles ?37 ».
- 38 Cité dans le MG, 26/5/1923.
30De même, l’existence des cancres est rapportée à la tendance des enseignants à favoriser les élèves « brillants », qui réussissent sans efforts. Le cancre, lent et laborieux, est ainsi réhabilité par les tenants d’une posture moraliste qui critiquent la propension de certains enseignants à mépriser les élèves peu « doués » dont la « réussite » suppose des efforts acharnés, par opposition aux élèves « brillants ». Il s’agit d’une posture qui se revendique « humaniste » et valorise des qualités humaines comme le sérieux, la modestie et la persévérance. On trouve un exemple de ce type de valorisation du cancre au dépend de l’institution scolaire et des enseignants dans le roman d’Anatole France La Vie en fleurs, paru en 192238. Le narrateur expose comment il change d’opinion sur son camarade Mouron, élève laborieux que, comme ses professeurs complices de la moquerie, il méprise et dont il se rend finalement compte de l’âme « douloureuse et douce ». De même, dans un article non signé de la REP, on trouve cet éloge du cancre laborieux :
Le maître leur montre une pièce de monnaie parfaitement intacte, et il leur dit : “Elle est trouée ; vous allez la dessiner, et vous indiquerez la place du trou par une croix”. Force de la discipline et prestige de la parole du maître ! 44 élèves dessinent la pièce en y indiquant ce trou, qui n’existe point. Il en est même, les plus zélés, les meilleurs élèves sans doute, qui indiquent deux trous. Trois élèves restent hésitants. Et un seul, un seul ose dire que la pièce n’est pas trouée. Et celui‑là, qui a vu juste quand tous les autres se trompaient, est le dernier de la classe, un cancre, un retardataire. C’est justement la difficulté d’apprendre qui lui permet de se servir de ses yeux. II regarde naïvement l’univers et il aperçoit les choses comme elles sont. La parole d’un professeur ne lui impose pas : comme il comprend mal, il est réduit aux seules ressources de son esprit, et cet esprit le sert avec l’exactitude d’un serviteur borné. Et l’on comprend pourquoi les hommes de talent ont été si souvent de médiocres élèves. Cette médiocrité même les a contraints à exercer sans cesse les modestes qualités d’un esprit mal doué. Par cet exercice, ils en sont venus à le rendre souple et solide, et fort supérieur à celui des forts en thème. Dans la classe du maître saxon, le dernier élève est le seul à qui on se puisse fier pour obtenir un renseignement exact ; il en sera toujours ainsi ; par la précision et la fraîcheur de l’impression, il recevra les leçons de la vie, et il fera une carrière excellente. La meilleure formation, c’est d’être un cancre39.
31Cette critique lettrée et humaniste, indissociable d’une distance intellectuelle et sociale aux enjeux scolaires, remet en cause la superficialité, l’arbitraire et le caractère étriqué des schèmes de perception et d’appréciation des enseignants.
- 40 REP, 10/6/1923.
- 41 Voir, par exemple, le roman d’Henri Beraud, La Gerbe d’or, Paris, Éditions de France, publié en 19 (...)
- 42 Cité dans le JI, 22/2/1930.
32Bien loin des représentations précédentes imputant les difficultés scolaires de certains élèves à leur modestie consciencieuse, la nullité scolaire du cancre pourrait aussi dissimuler des qualités a‑scolaires, à commencer par des talents artistiques ou une originalité de pensée. Le cancre est alors décrit comme un enfant dont la singularité n’est pas comprise et dont les talents ne peuvent pas s’exprimer dans le cadre imposé par la forme scolaire. « Nous avons eu, écrit l’institutrice et militante socialiste Alice Jouenne, un enfant qui ne comprenait rien aux règles de la grammaire et qui ne pouvait écrire 10 mots sans faire 10 fautes d’orthographe. Par contre cet enfant était un véritable artiste. Ses dessins et ses modelages étaient merveilleux de grâce et de vérité40 ». Le thème du déni des talents individuels – artistiques, charismatiques, innovants – dans le cadre scolaire est notamment très présent dans la littérature41. C’est aussi un thème que l’on retrouve dans les revues de l’époque, à l’image de l’article du Général Mangin publié dans la Revue des deux mondes : « Tout ce qui pense, tout ce qui marche, tout ce qui trouve, tout ce qui a dans le commandement autre chose que la leçon piètrement récitée, vient de la tribu des mauvais élèves. Leurs caractères se sont développés librement, leur intelligence s’est affranchie du joug de celle des autres ; ils vivent d’eux‑mêmes42 ».
- 43 Jean Izoulet est normalien, agrégé de philosophie. Il exerce comme professeur de philosophie dans (...)
- 44 JI, 8/9/1889.
33Cet éloge du cancre, qui prendra sa forme la plus célèbre dans le poème de Jacques Prévert publié dans Paroles en 1946, est aussi l’occasion d’une remise en cause des catégories de l’entendement professorale des instituteurs par les agents plus dotés en capital culturel, parmi lesquels se trouvent également des enseignants du secondaire. L’article de Jean Izoulet43 est, de ce point de vue, très parlant. L’auteur y questionne les points de vue différents d’un poète et d’un pédagogue sur un enfant : « Voilà deux hommes jugeant le même enfant. Le premier dit : “C’est un cancre”. Le second dit : “C’est une créature charmante et exquise”. Lequel croire ? Le pédagogue ou le poète ? Ah ! messieurs, j’en crois toujours les poètes. Qu’est‑ce en effet que le poète, le psychologue, l’artiste, sinon l’homme qui a le sens pénétrant et subtil des âmes, l’intuition de l’individu, de ce qu’il y a de particulier, d’original, d’unique, d’ineffable dans l’individu ? Pascal disait : “À mesure qu’on a plus d’esprit, on trouve plus de gens originaux”. Entendez : “À mesure qu’on a plus de sagacité, on remarque plus de différences d’ordinaire inaperçues”44 ». On voit là se dessiner en creux une critique de l’instituteur comme oblat et petit fonctionnaire : à la différence du poète, l’instituteur, qui doit tout à l’école, attend des élèves qu’ils produisent les mêmes efforts qu’il a lui‑même produit, n’a pas les dispositions pour envisager l’excellence comme comportant une distance au scolaire et une originalité.
- 45 MG, 20/12/1930.
- 46 Idem.
- 47 MG, 4/6/1932.
34Cette remise en cause de l’institution et de la doxa scolaire conduit, en retour, à une riposte des enseignants pris pour cible et, en particulier, des instituteurs, qui devient particulièrement visible dans les années 1930. André Balz, longtemps collaborateur de F. Buisson, défend régulièrement le personnel enseignant dans le MG en critiquant « l’intervention active et pressante du corps médical dans le domaine pédagogique » et en réfutant l’affirmation selon laquelle il n’y aurait « dans les écoles ni paresseux, ni crétins, ni cancres, mais seulement des malades qui relèvent de la clinique et non des sanctions disciplinaires45 ». Selon lui, ce serait « un abus de ramener tous les troubles intellectuels et moraux à des causes exclusivement physiologiques ». Il s’agirait donc de redonner de la légitimité professionnelle aux enseignants : « Professeurs et instituteurs sont là pour décider si tel élève est apte ou non à profiter de l’enseignement qu’on lui donne46 ». De même, une institutrice du Nord écrit : « Je persiste à croire que le surmenage est une trouvaille de journaliste en mal d’article et qu’il n’a jamais existé que pour les cancres et les mauvais élèves47 ».
35La remise en cause de l’école « traditionnelle », tant pour ses méthodes pédagogiques que pour ses catégories de classement, fait également réagir les enseignants ou inspecteurs opposés à l’aggiornamento moderniste. À titre d’exemple, dans un article de la rubrique « Enquêtes et discussions » du JI, Camille Achard, inspecteur de l’enseignement primaire, évoque cette remise en cause des classements scolaires à partir de la figure du cancre :
Le mode de classement scolaire, en usage depuis onze siècles, serait‑il considéré bientôt comme un contresens ? Un vent semble souffler, en effet, en faveur de la réhabilitation des « cancres ». Les mauvais sont en passe de devenir les bons.
36Ce constat le conduit à réaffirmer l’importance de l’école et la validité de ses méthodes et de ses objectifs :
[L’école] ne se propose‑t‑elle pas […] de développer, d’affiner et de diriger ses [celles de l’élève] facultés, de lui donner des méthodes de travail, des habitudes de pensée, une culture, en somme, qui libère l’esprit, l’émancipe tout en le disciplinant et en fait un instrument de production ? Elle n’a pas la prétention d’y réussir toujours ; mais elle doit persévérer dans sa tâche avec confiance, accorder une sollicitude égale à tous ceux à qui elle s’adresse, distribuer les sanctions avec un esprit d’équité et un sens scrupuleux des difficultés que présente la sélection des intelligences, ne se permettre aucune vaticination hasardeuse à l’égard de ses disciples, puis, ces réserves faites, continuer à discerner les bons des mauvais, tout comme au temps de Charlemagne48.
37Cette tension entre les enseignants et leurs critiques autour de l’existence de mauvais élèves qui ne tirent que peu profit de leur scolarité a une dimension structurelle dans la mesure où elle est l’expression d’un phénomène social assez stable dans le temps : la réfraction dans la question scolaire des rapports sociaux de classe, souvent conflictuels, entre les classes moyennes cultivées, qu’incarnent les instituteurs, et la bourgeoisie intellectuelle représentée par les scientifiques, les intellectuels, les artistes, les journalistes, les hommes politiques et les professions libérales. D’autres critiques apparaissent néanmoins davantage liées au contexte particulier de la Troisième République et à l’état du système éducatif durant cette période.
- 49 Cette relativisation de l’importance des performances scolaires perdurera relativement longtemps. (...)
38Dans une société où les verdicts scolaires ne déterminent pas autant qu’aujourd’hui l’allocation des statuts sociaux, la faible légitimité de l’école et des enseignants à fixer durablement l’identité et la valeur sociale des individus apparaît comme une évidence. L’échec scolaire n’assigne pas encore les perdants de la compétition scolaire aux positions subalternes49. Cette situation ouvre la voie à une série de critiques soulignant le hiatus entre l’école et la vie.
- 50 JI, 27/1/1934.
- 51 Dans certaines familles bourgeoises, l’échec au baccalauréat peut dès le xixe siècle être perçu co (...)
39Le corpus contient de nombreux exemples de cancres « parvenus », qui ont réussi à se faire un nom ou à occuper une position enviable après avoir été de piètres élèves. Ces figures forment comme un type social. Une opinion semble alors prévaloir : sans croire que les cancres sont « destinés à devenir les maîtres du monde », « dans la grande ruche sociale, il y a encore […] pas mal de places pour les abeilles laborieuses, même non diplômées50 ». Si l’accès à certaines professions suppose la possession de titres scolaires – à commencer par les professions libérales51 –, plusieurs types de réussite sociale s’offrent aux cancres.
- 52 Cité dans le MG, 28/4/1932.
40Certains sont devenus de « grands hommes » et, forts de leur célébrité, assument publiquement avoir été des cancres. Ainsi, les revues mentionnent‑elles régulièrement la réussite post‑scolaire de l’homme d’État Georges Clémenceau, du général Charles Mangin, du dramaturge Sacha Guitry, etc. De même, l’ancien député et recteur Gérard Varet évoque dans un article du Mercure de France, « le “zéro absolu” […] devenu un homme distingué, salué comme tel par l’opinion52 ».
- 53 Cité dans le JI, 22/10/1916.
41Parmi les cancres devenus célèbres, les artistes occupent une place centrale. Le JI, reprenant un article de la revue Le Volume, souligne que « les rêveurs, les imaginatifs, les sentimentaux ne sont pas, d’ordinaire, des élèves très travailleurs. Ils s’adonnent délicieusement au spectacle de leurs rêves et en oublient leurs livres. Quelques‑uns, pourtant, deviendront peut‑être des artistes, des écrivains de mérite. Le succès scolaire n’est pas l’unique mesure de l’intelligence et le talent se développe assez souvent en marge de l’école53 ».
- 54 À défaut de formation à proprement parler professionnelle, le travail manuel est introduit à l’éco (...)
- 55 Cité dans le JI, 24/10/1920.
- 56 JI, 13/11/ 1904.
42Dans un contexte où, au moins jusqu’aux années 1910, la formation technique et professionnelle54, n’est pas très développée dans les écoles (Brucy, 1998 ; Brucy et al., 2013) et où l’accession à la plupart des métiers n’est pas soumise à l’obtention d’un diplôme, les cancres peuvent également accéder à de nombreuses fonctions. On peut lire dans l’article du Volume précédemment cité : « Tel qui passait pour cancre en classe s’est révélé un mécanicien de génie, un industriel sagace, un commerçant avisé ; il scandalisait par son inertie, il étonne aujourd’hui par son activité ». Les qualités de l’entrepreneur – dynamisme, esprit d’initiative, etc. –, en particulier dans le domaine du commerce ou de l’industrie, sont souvent perçues comme difficiles à acquérir dans le cadre scolaire. Ainsi, l’ingénieur, Fernand Mauvezin, s’appuyant sur le témoignage d’un industriel, affirme‑t‑il, dans la Revue des Jeux scolaires et d’Hygiène sociale55, qu’« on a vu des élèves d’école primaire réputés bornés et paresseux, des collégiens tout à fait cancres se révéler, dans un métier de leur goût, vaillants, exacts, débrouillards, intelligents. Leur échec dans les études ne les a pas empêchés d’être doués de volonté, de réflexion, de persévérance, qualités qui importent plus que l’intelligence et le savoir pour le succès dans la vie ». Symbole de ce lien relativement lâche entre réussite scolaire et réussite professionnelle, même les enseignants peuvent s’avérer très compétents alors que leur scolarité a été émaillée d’échecs. L’instituteur Roblain s’adresse à un de ses collègues en lui disant : « Je suis bien obligé d’avouer que j’ai été un cancre à l’école et que j’ai été recalé huit fois à mon brevet. Mais, maintenant, je suis un instituteur comme toi, mon cher56 ». La figure du cancre est ainsi prise dans les débats sur les rapports entre école et formation professionnelle, particulièrement vifs pendant toute cette période (voir Brucy, 1998 ; Mole, 2010).
43On peut remarquer que cette relativisation des classements scolaires est socialement située et concerne principalement des élèves qui, sans faire partie des « têtes de classe », ont néanmoins pour la plupart poursuivi leurs études à la fin de l’école primaire. Elle concerne avant tout les « faux » cancres (voir supra) qui, sans être de brillants élèves, réussissent à force d’efforts ou dont l’intelligence s’exprime difficilement dans le cadre scolaire. Ce rétablissement social ne touche que très peu la majorité des cancres, à la peine dès les premières années de scolarité et qui ne se présentent pas au certificat d’études : ces derniers demeurent voués à des emplois subalternes. Là encore, le cancre est principalement mobilisé par des membres de la bourgeoisie pour exprimer une forme de dédain vis‑à‑vis de l’école et des enseignants.
- 57 JI, 22/10/1916.
- 58 MG, 1/7/1906.
44La métamorphose du cancre une fois ses études terminées est souvent expliquée par une discontinuité entre les compétences exigées à l’école et celles qui permettent de réussir socialement. Cette discontinuité, supposée ou réelle, trouve son origine dans un moment historique où les secteurs agricole et industriel emploient massivement une main d’œuvre non qualifiée et où il est communément admis que « tout le monde n’est pas fait pour l’école57 ». Cependant, plus généralement, c’est le hiatus entre l’école et la « vie » qui est questionné. Un instituteur syndicaliste comme Adonis Dufrenne plaide dans le MG pour la reconnaissance de cette « coupure entre l’école et la vie », allant jusqu’à affirmer que l’expérience hors de l’école peut permettre à certains cancres d’acquérir des savoirs qu’ils n’avaient pas réussi à acquérir comme élèves : « Tout d’abord, est‑il bien vrai que, comme le paraissent croire ceux qui chaque année, chargent de nouveaux enseignements nos programmes, est‑il vrai que l’école soit la seule, soit la principale source des connaissances de l’homme ? Loin de nous la pensée de vouloir diminuer l’importance de l’école et nier son influence ; mais nous avons vu, déjà, assez de prétendus cancres devenir des gens intelligents, et des ignorants de l’école s’instruire, pour soupçonner qu’il y a entre l’école et la vie quelques petites différences. Nous avons notamment observé que des enfants dont on n’avait jamais pu, à l’école, “tirer une phrase correcte”, étaient fort capables, quelques années plus tard, de s’exprimer facilement et même d’écrire fortement des choses justes58 ».
45Ce caractère réversible des insuccès scolaires explique l’apparition récurrente, dans le corpus, de la figure, fortement valorisée, du cancre converti et repenti. Ainsi, Jules Girardin dans son roman, Le Roman d’un cancre, publié en 1883, dresse le portrait d’un cancre de bonne famille paresseux, retors et immoral qui, grâce à l’aide d’un camarade « se corrige de ses défauts, se fait recevoir un des premiers à l’école de marine, et devient la consolation de toute sa famille59 ». La prise de conscience peut, comme dans le cas précédent, s’effectuer pendant la scolarité, mais elle se produit le plus souvent lors de l’entrée du cancre dans la vie active.
46Si les cancres, une fois sortis de l’école, acquièrent des qualités qui leur ont manqué dans le cadre scolaire – intelligence, réflexion, persévérance, vaillance, volonté –, leur métamorphose passe aussi par leur insertion dans des milieux professionnels valorisant d’autres compétences. En creux de ces rétablissements sociaux post‑scolaires se dessine la critique d’une école théorique, livresque et peu orientée vers l’action, vers l’« habileté manuelle » – le génie des arts et des techniques –, le « sens pratique », la « sagacité » de l’industriel ou le « caractère avisé » du commerçant.
- 60 MG, 7/6/1919.
- 61 MG, 11/3/1933. Auteur non identifié.
- 62 Argument assez classique chez les conservateurs hostiles à la « démocratisation » de l’enseignem (...)
47Révélant cette discontinuité entre l’école et la vie, des exercices de « composition française » invitent à s’interroger sur les effets de la discordance entre classements scolaires et succès dans la vie. Un sujet d’examen de l’épreuve du certificat d’aptitude professionnelle de 1918 dans l’Allier est rapporté dans le MG : « On a souvent affirmé que l’école devait préparer à la vie. Dans quelle mesure cela vous paraît‑il vrai et comment peut se faire cette préparation ?60 ». De même, le MG, à travers la figure du cancre, interroge le lien assez aléatoire entre réussite scolaire et sociale dans le cadre d’un sujet de composition française de Brevet élémentaire ou de concours d’admission aux écoles normales61. Le lien relativement lâche entre réussite scolaire et sociale, mis en évidence par la réussite du cancre, invite le rédacteur anonyme de cette composition à déconseiller aux élèves tout surinvestissement scolaire – parfois signe d’une ambition pouvant conduire à des formes de déclassement et à des désillusions62 –, voire l’adoption d’une posture de skholè, perçue comme tournant le dos à la vie. En d’autres termes, le lien entre le titre et le poste n’est pas encore assez étroit pour que l’on puisse conseiller aux élèves de concentrer leur mise et leurs efforts dans la compétition scolaire.
48On peut néanmoins observer les prémisses des transformations qui conduiront à rendre ce lien plus étroit, comme dans cet article de 1931 où Maurice Kuhn, directeur du JI, s’interroge sur les effets de l’élargissement de l’accès au secondaire : « [alors que] jusqu’ici, en effet, les élèves de nos lycées et collèges, tout en désirant ardemment passer le baccalauréat, pouvaient pour la plupart compter sur les ressources pécuniaires et les relations sociales de leurs familles pour leur procurer, en cas d’échec, des situations acceptables : certains cancres, même, en abusaient. […] Le succès deviendra pour tous une question vitale63 ».
49Si l’échec des mauvais élèves ne remet pas autant qu’aujourd’hui en cause le système scolaire ou les individus qui échouent, la relative réussite de certains cancres issus de la bourgeoisie est, en revanche, comme on va le voir maintenant, à l’origine d’une forte critique de la méritocratie scolaire par les promoteurs de l’école unique.
50Comme l’a montré Frédéric Mole (2007, 2010), les premières controverses autour du double réseau de scolarisation et de l’école unique émergent dans la dernière décennie du xixe siècle. Les propositions d’ouverture du secondaire à tous les « enfants du peuple » ayant des aptitudes suscitent de vives critiques de la part d’acteurs issus d’horizons professionnels ou politiques très différents. Aux républicains conservateurs qui dénoncent l’envahissement des collèges et des lycées par les cancres issus de l’école du peuple, invités à continuer leur scolarité par des instituteurs irresponsables – opinion, on s’en doutera, peu représentée dans le corpus – ou aux socialistes révolutionnaires qui refusent que les meilleurs éléments du peuple se plient à une scolarité « bourgeoise », s’opposent les partisans, en grande partie issus des radicaux, de l’abolition du double circuit de circulation et de l’ouverture du secondaire à tous les élèves méritants au nom de l’égalité des chances (Garnier, 2011). Ces partisans de l’école unique font du « cancre fortuné », qui « végète » sur les bancs du collège et finit, à force de soutien, par avoir son « bachot » avec quelques années de retard, le symbole de l’injustice d’un enseignement secondaire qui recrute ses élèves sur des critères davantage économiques que méritocratiques.
51Les trois revues étudiées, à commencer par la REP qui revendique une orientation socialiste, prennent, au moins dans le corpus étudié, ouvertement parti contre le double réseau de scolarisation et pour la mise en place d’une école unique où la sélection à l’entrée dans l’enseignement secondaire serait uniquement fondée sur les aptitudes des élèves. Parmi les arguments avancés figure la présence, perçue comme scandaleuse, sur les bancs des collèges et des lycées de nombreux « cancres fortunés », qui ne doivent leur progression dans l’enseignement secondaire qu’aux appuis et aux protections que leur assure la position sociale de leur famille.
- 64 Au xviie siècle, le mot désigne d’ailleurs un individu misérable. Voir, par exemple, la fable « L (...)
- 65 JI, 10/2/1923.
- 66 Cité dans le MG, 28/4/1932. De son côté, Léon Blum affirme que le cancre « n’est pas un produit d (...)
52Les débats sur les cancres sont aussi pris dans les rapports parfois conflictuels entre « primaires » et « secondaires » (Isambert‑Jamati, 1985). À l’époque étudiée, le cancre est souvent associé à l’école primaire, parfois décriée par certaines élites, et aux milieux sociaux défavorisés64. Avec la figure du « cancre fortuné65 », s’opère un déplacement indissociablement social et politique qui situe le problème des mauvais élèves, d’une part, dans l’enseignement secondaire et, d’autre part, dans les milieux bourgeois. Gérard Varet, député radical, dit ainsi du cancre dans un article du Mercure de France, qu’« il appartient à la faune de l’enseignement secondaire ; celui‑ci en a le monopole. L’enseignement primaire, même le Primaire supérieur, l’ignorent66 ».
- 67 REP, 21/1/1917 ; voir aussi REP, 6/4/1919.
53Encouragé par une partie de la classe politique, notamment les socialistes et les radicaux, ce déplacement est aussi l’œuvre d’instituteurs de « primaires » s’insurgeant contre le mépris à leur égard de certains enseignants et élèves du secondaire. La revue de presse du JI du 19 avril 1930, date à laquelle s’impose la gratuité de la sixième, fait par exemple état d’un principal qui « se plaint que l’instituteur désigne les cancres comme aptes à profiter de l’enseignement secondaire : “Sur une centaine d’enfants qui nous ont été envoyés en quatre ans, plus de la moitié étaient des arriérés, des déficients, voire des anormaux ; les autres, sauf un, des attardés” ». De même, la REP critique le « dédain » des enseignants du secondaire et de la bourgeoisie pour la « culture primaire67 ».
- 68 Et non des petites classes des lycées ; cité dans le JI, 10/2/1923.
- 69 REP, 13/4/1913.
54À l’encontre de cette représentation peu valorisante des élèves de l’école primaire publique, le JI cite un discours d’Édouard Herriot, alors rapporteur du budget, où l’homme politique, membre du parti radical, affirme que « lorsqu’il était professeur de lycée, ses meilleurs élèves étaient issus de l’école primaire68 ». Les revues cherchent ainsi à déplacer le regard sur les cancres du secondaire : « On a tellement blagué nos petits primaires avec les épreuves du certificat d’études : on a tellement et lourdement présenté les conscrits qui commettent de grosses erreurs historiques, qu’il serait intéressant de montrer les “gaffes” de petits secondaires, de petits bourgeois69 ».
- 70 REP, 12/7/1925.
- 71 REP, 7/12/ 1914.
55La première critique adressée, à partir de la fin du xixe siècle, au cancre bourgeois par de nombreux instituteurs, voire des inspecteurs de l’enseignement primaire et par des hommes politiques radicaux (Édouard Herriot, Gérard Varet) ou socialistes (Léon Blum, Eugène Fournière), est qu’il prend la place des primaires doués et méritants sur les bancs du lycée. Le cancre bourgeois « végète » au lycée, mais finit, grâce aux ressources financières de ses parents et à différents « appuis » et « protections », à progresser tant bien que mal jusqu’au baccalauréat, voire à accéder à l’université et à certaines professions socialement valorisées. Comme le rappelle l’universitaire syndicaliste CGT Ludovic Zoretti : « La bourgeoisie entend mettre ses enfants au lycée, en faire des bacheliers, des médecins, des avocats, des diplomates, même s’ils sont aussi hermétiquement fermés à toute culture possible que le sol caillouteux de la Crau, ou les sables du désert70 ». De son côté, l’inspecteur primaire Émile Salé, alias Populo, insiste autant sur l’injustice que sur le « danger public » que représentent les cancres fortunés : « La fortune permet ainsi de faire d’un cancre un médecin – un médecin qui donne la mort avec garantie du gouvernement71 ».
- 72 Citation extraite de l’Art poétique de Boileau (1674), cité dans le MG, 15/11/1919.
- 73 REP, 3/11/1912.
- 74 REP, 10/1/1895.
- 75 REP, 29/02/1908.
56La bourgeoisie se voit ainsi reprocher de défendre ses privilèges en achetant la réussite scolaire de ses enfants les moins doués. C’est le point de vue défendu par André Balz, alors collaborateur de F. Buisson : « La bourgeoisie paiera donc, mais elle reçoit, en échange, un avantage qui ne manque pas de saveur. Reçus ou refusés à l’examen, ses enfants conservent le droit de continuer à ses frais leurs études. Elle pourra donc, à volonté, contre espèces sonnantes, continuer à garnir de cancres les bancs des lycées et des collèges : “C’est un droit qu’à la porte on achète en entrant”72 ». Considérés comme nettement moins aptes que certains élèves dont les familles ne peuvent se permettre de financer la scolarité au‑delà de l’école primaire, ces cancres fortunés sont ainsi dénoncés comme la preuve vivante que l’enseignement secondaire n’est pas méritocratique. Ils révéleraient, au contraire, le « règne du népotisme » où, « fussent‑ils des cancres, il faut caser les fils à papa73 ». Cette injustice suscite, dès la fin du xixe siècle, l’indignation chez les partisans d’une école méritocratique : « Lorsque l’on songe que, par le fait de quelques cancres favorisés indûment, les meilleures intelligences sont quelquefois sevrées de l’aliment intellectuel destiné par la société aux plus dignes, alors la tristesse se change en colère74 ». Dans un des nombreux articles de Populo sur les cancres, la colère est dirigée contre une bourgeoisie qui tient à tout prix à préserver ses privilèges et qui refuse les bouleversements des hiérarchies sociales que ne manquerait pas de produire l’école unique : « Ils ont raison, les riches, de ne point mêler leurs enfants aux nôtres. Car le respect instinctif que nous avons pour la Fortune pourrait se trouver compromis par des souvenirs d’enfance, peut‑être des amitiés. Il arriverait aussi que tel pauvre diable se souviendrait qu’à l’école le patron n’était qu’un cancre. Or, plus cancre il était étant petit, plus orgueilleux il est étant grand et riche. Il a mis sur sa poitrine de crétin un jabot de dindon, et sur sa tête de macaque un chapeau à huit reflets75 ». Ainsi, les cancres fortunés, animalisés à l’instar des cancres des « bas‑fonds » (voir supra), sont‑ils la cible de virulentes critiques, indissociablement scolaires, sociales et politiques.
- 76 MG, 27/9/1925.
- 77 REP, 17/9/1905.
57Pour éliminer cette injustice, plusieurs solutions sont évoquées. Certains énoncent les principes méritocratiques sur lesquels devraient se fonder l’accès à l’enseignement secondaire : il faudrait « substituer aux cancres fortunés les élèves bien doués venant des classes peu aisées76 » ou, comme le dit Eugène Fournière, écrivain et homme politique socialiste dans la REP, « il ne faut plus regarder à la bourse des parents, mais au cerveau des enfants77 ».
- 78 Extrait d’Édouard Maneuvrier, L’Éducation de la bourgeoisie sous la République, paru en 1888, cité (...)
- 79 JI, 10/2/1923.
- 80 REP, 17/9/1905.
- 81 MG, 15/11/1919.
58D’autres soulignent la nécessité de ne plus tolérer la présence des cancres fortunés dans le second degré. La REP cite ainsi la diatribe de l’écrivain et industriel Édouard Maneuvrier : « Chassez‑moi tous ces prévaricateurs du temple et faites y entrer l’élite choisie dans la masse populaire78 ». Le radical Édouard Herriot souligne, de son côté, qu’« il est désirable que l’enfant riche aussi peu intelligent que studieux, le cancre fortuné, cesse prématurément de fréquenter le lycée, parce qu’il constituerait un danger public par son ignorance, ou encombrerait la société avec sa morgue et sa prétention79 ». Pour Eugène Fournière, cette exclusion du cancre fortuné des lycées peut aussi se faire vers les établissements privés, « continuant à accueillir les cancres d’une bourgeoisie prête à payer pour les études secondaires de leurs enfants80 ». La gratuité de l’enseignement secondaire public, acquise seulement en 1930, dans la mesure où elle imposerait une sélection par le mérite, est aussi un moyen évoqué dès 1919 par André Balz pour supprimer les cancres bourgeois des lycées publics et pour les cantonner aux lycées privés81.
- 82 Cité dans le JI, 10/6/1922.
- 83 REP, 16/1/1925.
59Cette volonté d’éliminer les cancres fortunés des bancs des collèges et lycées va de pair avec des tentatives controversées de revalorisation des écoles et des formations techniques ou professionnelles et avec une remise en cause de la hiérarchie des filières scolaires (Mole, 2010). Le cancre fortuné se trouverait surtout en effet dans les filières classiques les plus prestigieuses et distinctives. Léon Blum estime que, plutôt que de suivre un enseignement qui les ennuient et qu’ils ne peuvent pas suivre, les cancres bourgeois qui « ne seraient pas jugés aptes au travail intellectuel » pourraient aller « dans les écoles professionnelles, où ils apprendraient sans ennui des métiers utiles82 ». De même, le député radical Hippolyte Ducos propose pour éviter la multiplication des cancres fortunés, de donner une semblable dignité aux différents ordres d’enseignement : « Il y aura le lycée classique, le lycée moderne, le lycée technique. De la sorte, beaucoup de bourgeois qui auraient hésité à mettre leurs fils dans une école technique correspondant à leurs aptitudes réelles, cependant, à cause de 1’apparence plébéienne de cette école, n’hésiteront plus désormais, au plus grand profit et de leurs enfants et des études classiques, d’où les cancres s’excluront ainsi83. »
- 84 REP, 19/1/1902.
- 85 REP, 7/12/1924.
60Enfin, l’existence de cancres fortunés donne l’occasion d’une remise en cause du double circuit de scolarisation et des petites classes de lycées. L’institutrice Gabrielle Delval estime que le destin des cancres fortuné se dessine dès l’école primaire. Du fait du double réseau de scolarisation, les enfants de la bourgeoisie, scolarisés dans les petites classes des lycées, développent des aspirations aux métiers intellectuels et aux filières classiques, alors que certains d’entre eux feraient de bons ouvriers. Le cancre bourgeois est ainsi présenté comme un fardeau pour une bourgeoisie incapable de se libérer de ses préjugés sur l’excellence scolaire. Selon G. Delval, la fin de la séparation entre les petites classes de lycée, où sont scolarisés les enfants de la bourgeoisie, et l’école communale – l’école « du Peuple » – « aurait pour effet immédiat de rendre aux familles les enfants médiocrement doués, qui se fatiguent en vain à grimper, de la 9ème à la rhétorique, l’échelle des perroquets. Que de temps perdu, que d’ardeur galvaudée par routine. Quelques‑uns de ces cancres seraient peut‑être d’admirables ouvriers ; l’étude prend trop d’étoffe pour elle, et souvent le tissu n’y résiste pas : or, combien de familles bourgeoises, par respect du plus sot des préjugés, le préjugé de la situation, s’imposent de lourds sacrifices pour entretenir inutilement leurs fils et leurs filles au lycée !84 ». La revalorisation des métiers manuels associée à la critique des cancres fortunés s’observe enfin dans cette « causerie pédagogique » où Populo écrit à propos d’un cancre fortuné devenu médecin : « Ce médecin aurait fait peut‑être un excellent cultivateur, voire un bon gros vigneron qui eut chanté la vie. La société y eût gagné et lui n’y eût rien perdu !85 ».
61En somme, l’identification de cancres fortunés donne des arguments à ceux qui dénoncent l’iniquité et les dysfonctionnements d’un système éducatif où la sélection selon l’origine sociale prévaut à une sélection par le mérite. Érigés en symboles d’injustice, ces cancres fournissent un puissant levier pour ceux qui soutiennent la nécessité d’une démocratisation du système éducatif, notamment grâce à la mise en place d’une école unique, gratuite et méritocratique.
62S’il est anachronique d’étudier la question des « mauvais élèves » telle qu’elle se pose entre le vote des lois d’obligation scolaire (1881‑1882) et le début de la Seconde Guerre mondiale en reprenant une grille d’analyse actuelle, la figure du cancre est néanmoins, dès la fin du xixe siècle, construite en « problème » dans le cadre de controverses dans lesquelles sont discutés certains aspects fondamentaux du monde scolaire. Le cancre est dès cette époque un des éléments centraux de la critique de l’école. À travers lui s’opposent les enseignants qui cherchent, en le stigmatisant, à réaffirmer leur autorité professionnelle et les divers représentants d’une critique de l’école « traditionnelle », qui en le requalifiant, soulignent, à l’inverse, les dysfonctionnements de l’institution scolaire. À travers lui se formulent les interrogations sur la place de l’école et sur la valeur de ses verdicts dans une société où l’école d’État – à mi‑chemin de sa conquête (Chapoulie 2010) – détermine beaucoup moins qu’aujourd’hui l’allocation des statuts sociaux. Enfin, à travers lui s’énoncent les plaidoyers pour une démocratisation du système éducatif.
63Parmi cet ensemble de critiques de l’école adossé à l’existence problématique de mauvais élèves qui perturbent l’ordre scolaire, certaines apparaissent d’une étonnante actualité : tant la critique enseignante d’une école menacée par ses mauvais élèves que la remise en cause du fonctionnement de l’institution scolaire et de la professionnalité des enseignants par les scientifiques, les intellectuels, les artistes, les journalistes ou les innovateurs pédagogiques constituent des invariants des discours critiques sur l’école. S’il en est ainsi, c’est sans doute qu’au‑delà des transformations du système éducatif et de la reconfiguration au fil du temps des enjeux associés à l’échec scolaire, l’école n’a cessé de demeurer un enjeu de luttes entre les groupes sociaux. La question des cancres est un ainsi un topique dans lequel se réfractent durablement non seulement les débats internes au champ scolaire, mais aussi, plus généralement, les rapports sociaux de classe, notamment entre les fractions cultivées des classes moyennes, comme les instituteurs, et la bourgeoisie intellectuelle.