- 1 Le terme loudness war a été créé en 1979 pour désigner la guerre que se livrent les radios à traver (...)
1Le monde du disque vit un phénomène étonnant : le volume sonore de la musique enregistrée augmente continuellement depuis une trentaine d’années. Les ingénieurs du son ont ironiquement appelé ce phénomène la loudness war, c’est-à-dire la guerre du volume1. Ce phénomène est inextricablement lié à la structuration de l’emploi dans le monde du disque : ses acteurs n’ont pas d’emploi stable ; ils enchaînent au contraire différents projets artistiques au cours du temps. C’est d’autant plus vrai dans le monde de la musique populaire, la viabilité des projets y étant dépendante d’un succès immédiat sur le marché. Ainsi, les carrières artistiques se déroulent comme d’incessantes séquences de compétition, donnant à voir l’emploi artistique comme l’archétype de l’emploi flexible (Menger, 2009). L’augmentation du volume est le produit de cette incertitude dans l’emploi : pour retenir l’attention des intermédiaires de marché dont dépend leur succès, les artistes et maisons de disques désirent que le volume de leur musique soit aussi élevé que celui de leurs concurrents. Ils veulent par-dessus tout séduire les radios afin de rentrer dans leur playlist et craignent qu’un volume insuffisant les desserve dans le processus de sélection du programmateur radio. On les voit alors imiter le volume de la production hégémonique des multinationales du disque, celle-ci imposant un standard en monopolisant les canaux de diffusion.
2La loudness war a l’intérêt de rendre visible la pluralité des conventions actives dans la production de musique enregistrée. Le monde de la musique peut être pensé comme une communauté de travailleurs dont la coordination se réalise à travers des conventions partagées. Ces dernières sont bien sûr esthétiques (Becker, 1988), mais la loudness war rend évident qu’un autre type de conventions agit de manière puissante : celles menant à atteindre un optimum de compétitivité. Du fait de la configuration de marché et de la présence d’un ensemble de dispositifs qui réalisent matériellement la concurrence, la compétitivité d’un morceau – que les acteurs associent à un volume élevé – devient une qualité recherchée avec beaucoup d’énergie, transformant la coordination entre les acteurs de la production. La loudness war est ainsi une voie d’entrée inattendue mais féconde pour analyser la manière dont la concurrence forge de nouvelles conventions dans la fabrication de la musique, et les épreuves à travers lesquelles s’élabore cette qualité de compétitivité au cours de la production. Nous verrons par quels mécanismes cette nouvelle convention joue dans l’augmentation du volume de la musique.
3La guerre du volume montre également que la cohabitation de conventions hétérogènes ne va pas sans heurt. L’augmentation du volume est une opération complexe qui engendre inévitablement une réduction des nuances de la musique. Or, cette modification entre en profonde contradiction avec les idéaux esthétiques historiques du monde du disque. Depuis quelques années, le volume atteint est tel qu’il ne pourrait encore croître sans que des transformations jugées inesthétiques ne se fassent entendre ; les arbitrages entre qualité esthétique et compétitivité deviennent donc de plus en plus difficiles et l’on constate même que les conventions esthétiques ont la force de freiner la loudness war. Nous verrons que les majors sont avantagées dans ce jeu, disposant de moyens supérieurs pour minimiser la tension entre volume et qualité. Cette tension se traduit également en termes professionnels puisque le personnel technique organise une résistance pour sauvegarder les caractéristiques esthético-techniques de la musique enregistrée, fondement de leur rôle dans la division du travail. Le monde du disque devient alors le théâtre d’un conflit de conventions (Eymard-Duvernay, 1989, 1993, 2002, 2008) dont nous nous demanderons quels sont les impacts dans la coordination entre les acteurs de la production.
- 2 Les « indépendants » sont les artistes et labels ne faisant pas partie de l’une des multinationales (...)
- 3 Je voudrais ici remercier mes nombreux relecteurs : François Ghesquière, Natasia Hamarat, Pierre De (...)
4La première partie de l’article présentera les traits structurels de l’industrie du disque qui initient la loudness war. La deuxième partie mesurera quantitativement l’augmentation du volume afin de connaître l’ampleur et les caractéristiques précises du phénomène. La troisième partie exposera la logique de concurrence qui fabrique la loudness war. Nous rentrerons sur ce terrain à travers les pratiques des acteurs dits « indépendants2 », montrant en filigrane la position des multinationales du disque dans ce jeu de concurrence inséparablement économique et culturel. La quatrième partie abordera les conflits de conventions provoqués par cette étrange guerre pour souligner l’hétérogénéité des principes de production, les négociations que celle-ci implique et leurs résultats sur la production même3.
- 4 On observe un mouvement de concentration extraordinaire, puisque les majors étaient au nombre de se (...)
5Une première caractéristique de l’industrie phonographique importante pour comprendre la loudness war est que celle-ci constitue un secteur extrêmement concentré économiquement : elle s’organise à la façon d’un « oligopole à frange concurrentielle ». D’un côté, on y voit un petit nombre de maisons de disques réaliser depuis plus de vingt ans trois quarts du chiffre d’affaires mondial du secteur (Burnett, 1992 ; Curien & Moreau, 2006 ; Negus, 2011 ; Nielsen Soundscan, 2013 ; Observatoire de la musique, 2011). Ce sont les « majors », aujourd’hui au nombre de trois : Universal Music Group, Sony Music Entertainment et Warner Music Group (« the big three4 »).
- 5 Ce terme est lié à une idéologie romantique qui conçoit ces petits labels comme des contestataires (...)
6De l’autre côté, on trouve des milliers de labels « indépendants5 ». Bien qu’ils génèrent au total seulement un quart des revenus du secteur, ils sont les auteurs de la majorité des disques produits dans le monde (Curien & Moreau, 2006). Même si ces labels ne forment pas un ensemble homogène (Lebrun, 2006 ; Negus, 2011), ils ont certaines caractéristiques communes permettant de les différencier des majors. Un exemple emblématique est que les labels indépendants doivent généralement s’adresser aux majors pour diffuser leurs disques, celles-ci contrôlant les circuits de distribution vers les magasins (Curien & Moreau, 2006 ; Lebrun, 2006 ; Negus, 2011). Cet élément combiné à des ressources financières moindres a pour conséquence une force de frappe bien moins importante sur le marché.
- 6 Selon l’Union des producteurs phonographiques français indépendants, l’investissement en publicité (...)
7Dans l’industrie musicale, les coûts de reproduction sont faibles par rapport aux coûts de la production initiale. Ainsi, la logique la plus profitable est celle du star-system : il s’agit de faire des ventes importantes à l’échelle mondiale grâce à un petit nombre de stars (Curien & Moreau, 2006 ; Leyshon, 2001 ; Malm, 1993). La position hégémonique des majors leur permet cette stratégie grâce à des dépenses élevées en marketing et à l’utilisation massive des canaux de promotion ; ce faisant, celles-ci monopolisent l’audience sur le marché du disque6. Les chiffres pour la France sont éloquents : en 2004, 4,5 % des titres passés en radio réalisent 85 % du volume total de diffusion. En termes de consommation, les résultats sont spectaculaires, la demande se concentrant sur un très petit nombre de stars : en 2005, 4,1 % des références commercialisées font 90 % des ventes (Curien & Moreau, 2006). Cette logique de star-system engendre l’apparition d’une « musique globale » issue de la culture anglo-américaine. Celle-ci circule au-delà des frontières nationales et domine le marché musical dans de nombreux pays (Benhamou, 2009 ; Guibert, 2006 ; Leyshon et al., 1995 ; Negus, 2011). Cette domination économique a aussi des effets culturels : la musique globale devient un standard et oriente la production des contenus musicaux partout dans le monde (Malm, 1993). Nous verrons que cette domination économique est un trait marquant de la loudness war : la musique globale produit un standard technique de volume sur lequel les petits producteurs s’alignent par peur d’être marginalisés.
8Une seconde caractéristique importante du monde du disque est que celui-ci est structuré par l’incertitude. Malgré la force des majors, celles-ci ne peuvent pas créer le succès à loisir. Leur personnel travaille quotidiennement en sachant qu’un artiste sur huit aura le succès nécessaire pour rembourser l’investissement initial et commencer à générer du profit (Negus, 2011). L’industrie répond à cette incertitude par la surproduction : un maximum de disques est lancé sur le marché afin de maximiser les chances de succès (Curien & Moreau, 2006 ; Negus, 2011). En outre, le secteur de la musique s’organise selon le modèle flexible de l’organisation par projet afin de minimiser les risques économiques pour les employeurs (Coulangeon, 2004).
- 7 72 % des sociétaires de la Sacem ont reçu moins de 1 000 euros en 2012 (Sacem, 2012).
9De ce fait, l’incertitude dans le monde de la musique se décline également sous l’angle de l’emploi : les carrières artistiques y sont faites d’une suite de compétitions afin de décrocher un emploi ou attirer la demande (Menger, 2009). Dans la musique populaire, l’emploi instable est la norme : en France, seulement 5 % des musiciens-interprètes occupent un emploi permanent (Coulangeon, 2004) et la grande majorité des auteurs-compositeurs touchent des droits d’auteurs insuffisants pour vivre7. De plus, les effectifs des musiciens-interprètes ou compositeurs augmentent continuellement en France ou aux États-Unis (Menger, 2010), raison pour laquelle on observe une diminution de la durée annuelle moyenne de travail et de la rémunération annuelle moyenne des musiciens (Coulangeon, 2004).
- 8 L’impact des techniques numériques sur la loudness war sera expliqué avec plus de détails plus loin (...)
- 9 Par ailleurs, la comparaison de supports analogiques (vinyles et cassettes audio) et numériques (CD (...)
- 10 Le contenu de la musique vendue en ligne et des CD étant le même pour une production donnée, les de (...)
10Avant de nous intéresser aux mécanismes sociaux qui mènent à l’augmentation du volume, établissons les caractéristiques de cette augmentation sur base d’analyses statistiques. La période étudiée s’étend du moment de l’apparition du compact disc (CD), au milieu des années 1980, à nos jours. La raison principale de ce choix résulte du fait que la loudness war a pris une ampleur inédite depuis l’apparition du CD : avec ce nouveau format apparaissent les technologies numériques et dès lors des possibilités d’augmentation du volume inexistantes jusque-là. La préoccupation de volume existait déjà à l’époque du vinyle (Aarseth, 2012 ; Devine, 2013 ; von Ruschkowski, s. d. ; Vickers, 2010), mais le numérique l’a rendue bien plus prégnante et très apparente8, justifiant ce découpage temporel9. La population se restreint donc à la musique distribuée sur des supports numériques10.
- 11 Cette augmentation a également été analysée sur un large échantillon par Joan Serra et al. (2012).
11Une étude récente d’Emmanuel Deruty et François Pachet (2015) fournit des informations précieuses sur le sujet. Ces auteurs ont analysé un échantillon de 7 200 morceaux provenant d’albums ayant rencontré du succès. La figure 1 est issue de leur étude. Celle-ci met en regard le volume des morceaux avec l’année de leur sortie. Le volume sonore est mesuré par le « niveau équivalent » (RMS power), qui représente par un chiffre unique le volume moyen d’un signal sonore. Son niveau le plus fort est par convention égal à zéro décibel. L’analyse montre une tendance nette et très importante à l’augmentation du volume depuis 198511. Fait remarquable, cette augmentation a lieu de manière homogène dans la plupart des styles de musique ; les auteurs font même remarquer que le volume d’un morceau est davantage corrélé avec l’année qu’avec le genre musical. En outre, ces résultats montrent que l’augmentation du volume se réduit au cours du temps. Le volume semble même avoir culminé en 2007 et repartir ensuite légèrement à la baisse. Une analyse de Tristan Collins (2013) sur un échantillon plus important fait penser que cette inversion de la tendance a effectivement lieu, bien qu’il faille encore considérer ce résultat avec prudence vu son caractère peu marqué.
Figure 1 : Augmentation du volume sonore des disques de musique
« En gris, le niveau sonore correspondant aux genres musicaux les plus représentés dans le corpus. Les sections en gris clair indiquent les années avec le moins de morceaux. Les trois lignes noires représentent les 25e, 50e et 75e centiles » (Deruty & Pachet, 2015, traduction par nos soins). Le graphique a été modifié par rapport à l’article original, avec l’accord des auteurs, afin de considérer uniquement la période d’intérêt de mon étude.
- 12 PointCulture est une association sans but lucratif existant depuis 1956. Elle assure le prêt de méd (...)
- 13 PointCulture Bruxelles ne possède pas de liste de son stock qu’elle pourrait transmettre sous forme (...)
- 14 La population mère est le stock de disques de rap de PointCulture Bruxelles en janvier 2011, qui co (...)
12J’ai procédé à une analyse similaire qui complète utilement l’enquête de E. Deruty et F. Pachet. Elle a été effectuée sur un échantillon issu du stock de CD de la section bruxelloise de PointCulture12. Du fait de la structuration de cette base de données et de l’organisation du stock de PointCulture Bruxelles, je suis contraint de limiter mes analyses à un genre musical déterminé13. Dans la mesure où, concernant le volume, les différences entre les genres sont peu importantes, cette limitation ne semble guère être un problème. Mon analyse quantitative porte sur le rap, genre suffisamment ancien pour être le support de mes analyses, sa naissance étant antérieure à celle du CD. L’échantillon analysé comporte 326 disques couvrant une période allant de 1984 à 2010, soit 25 ans14.
- 15 Il faut préciser que le marché du disque est le théâtre d’une concentration économique très importa (...)
- 16 Afin de vérifier la significativité de l’augmentation du volume, du tassement progressif de cette a (...)
13Mes analyses (Figure 2) montrent sans surprise, comme les résultats de E. Deruty et F. Pachet, une augmentation du volume au cours du temps puis une réduction progressive de cette augmentation. Mais tout l’intérêt de ma base de données est de pouvoir différencier la production des majors de celle des labels indépendants et dès lors de pouvoir mesurer des positionnements potentiellement différents15. Et il apparaît que les productions des majors tendent à être plus fortes que celles des indépendants16.
14Ainsi, on peut penser que trois tendances structurent la loudness war : premièrement, un accroissement important et relativement homogène du volume au fil des ans ; deuxièmement, une contraction de cet accroissement, voire une légère inversion de la tendance ces dernières années ; troisièmement, le fait que les productions des majors sont en moyenne plus fortes.
Figure 2 : Nuage de disques de rap
15Les caractéristiques générales de l’augmentation du volume ayant été établies, nous pouvons maintenant aborder les rouages qui les produisent. Dans cette partie, nous entrerons en profondeur dans la logique de concurrence et la manière dont celle-ci impacte les principes de travail et la musique elle-même. Je décrirai d’abord la nature de l’affrontement dans lequel entrent les acteurs ; je m’intéresserai ensuite à la prise d’importance de la convention de compétitivité dans la production ; j’aborderai enfin, sur la base de ces premiers éléments, les mécanismes de mimétisme qui mènent à l’augmentation du volume.
METHODOLOGIE DE L’ENQUETE QUALITATIVE : LES ACTEURS DE LA PRODUCTION
- 17 Ce sont les ingénieurs du son de Electric City, EquuS et des Dada Studios, studios professionnels i (...)
- 18 Ce sont les artistes de rap Akro, Scylla et Code Rouge (le premier a sorti plusieurs albums chez le (...)
- 19 Le premier est Fabrizio Gentile, et dirige la production artistique de musique électronique chez PI (...)
- 20 Il s’agit du programmateur de Fun Radio Belgique.
- 21 Le premier travaille dans une petite société fournissant des services de communication et de market (...)
- 22 On recense l’association Turn Me Up ! (turnmeup.org), la Pleasurize Music Foundation (www.pleasuriz (...)
Comme beaucoup d’œuvres artistiques, la musique enregistrée est le produit du travail de coopération d’une collectivité de travailleurs (Becker, 1988). En effet, on trouve une division du travail importante dans l’industrie du disque, celle-ci s’étant fortement professionnalisée et spécialisée au cours de son histoire (Leyshon, 2001 ; Maisonneuve, 2009). Pour cette raison, mon enquête a été menée auprès de personnes actives à différentes étapes de la production.
Les ingénieurs du son sont des acteurs clés de la guerre du volume en tant que responsables de la production technique de la musique enregistrée. C’est l’étape de mastering qui est importante à observer. Celle-ci est la phase finale de production : elle consiste à préparer le son pour sa diffusion et tout particulièrement à fournir un volume suffisant au disque. Les ingénieurs du son effectuant ce travail sont appelés ingénieurs de mastering. Ils détiennent un savoir technique qui les rend indispensables pour poursuivre la guerre du volume ; ils centralisent de ce fait en grande partie des demandes qui vont dans le sens de l’augmentation du volume. Les artistes, auteurs-compositeurs ou interprètes, peuvent avoir un rôle important, exigeant des ingénieurs de mastering la production d’un son très fort dans un souci de compétitivité (Anderson, 2007 ; Jones, 2005 ; von Ruschkowski, s. d. ; Smith, 2008). Les maisons de disques jouent potentiellement le même rôle. Celles-ci financent les enregistrements et produisent de nouveaux talents par l’intermédiaire du directeur artistique – A&R (Artists and Repertoire) dans le monde anglo-saxon. La fonction de ce dernier est de repérer et de signer des artistes ayant un potentiel commercial (Lange, 1986 ; Negus, 2011). De plus, il est susceptible de superviser le processus créatif. Il peut formuler la demande aux ingénieurs de mastering de produire un son au niveau des standards actuels, de peur qu’un volume insuffisant ne desserve le produit (Anderson, 2007 ; Coffey, 2009 ; Jones, 2005 ; Levine, 2007 ; von Ruschkowski, s. d. ; Smith, 2008). Le programmateur radio est un personnage fréquemment cité dans l’histoire de la loudness war. C’est celui que les artistes et directeurs artistiques veulent impressionner, car c’est de lui que dépend le passage d’un morceau sur les ondes radio, clé de la réussite commerciale (Coffey, 2009). On peut penser qu’un programmateur radio peut avoir un impact sur le volume sonore d’un disque, en ayant des exigences explicites auprès des acteurs déjà mentionnés. L’attaché de presse est également un acteur important dans l’industrie musicale. Il est l’intermédiaire entre la maison de disques ou l’artiste et les canaux de diffusion : il présente les morceaux aux programmateurs radio et obtient des invitations sur les plateaux de télévision. Son rôle direct dans la loudness war a été découvert au cours de l’enquête.
Mon échantillon est constitué de huit ingénieurs du son17, huit artistes18, deux directeurs artistiques19, un programmateur radio20 et deux attachés de presse21, exerçant principalement en Belgique. Les entretiens ont été réalisés en 2011. Les artistes et labels interrogés font pour la plupart partie du réseau indépendant. Cependant, dans la mesure où leurs œuvres se construisent dans le rapport aux productions des stars, leur analyse montre par effet miroir la position économique et culturelle des majors. Les discours des ingénieurs du son rencontrés permettent d’élargir les constats. D’une part, le marché de la production technique est mondialisé ; les ingénieurs du son interrogés ont de ce fait des clients dans de nombreux pays, dans la nébuleuse indépendante, mais aussi chez les majors. D’autre part, ils ne se cantonnent pas dans un genre de musique en particulier. J’ai procédé en outre à l’analyse de discours d’ingénieurs du son émis par le biais des différentes organisations de lutte contre la loudness war22, de blogs ou de manuels techniques de référence. Ces discours ont été produits entre 2002 et 2017. La grande congruence du matériau récolté, qu’il émane des acteurs rencontrés en Belgique ou d’ingénieurs du son anglo-saxons à travers différents médias, la constatation des mêmes logiques et préoccupations quel que soit le genre, ainsi que l’appui des analyses statistiques, donnent raisonnablement à penser que l’analyse présentée dans la suite de l’article est valable dans son principe pour une grande portion de l’industrie du disque.
16Intéressons-nous d’abord à la logique de concurrence à laquelle est partie prenante la loudness war. La plupart des artistes interrogés portent une attention au volume ; ils en font même un facteur de réussite de leurs disques. L’enjeu principal d’avoir un volume élevé est de paraître à la hauteur devant un programmateur radio, afin de maximiser les chances de rentrer dans sa playlist.
On est obligés un peu de se caler sur ce que les autres envoient aussi en radio parce que, malgré tout, le volume est super important dans le sens où, quand un programmateur reçoit 50 albums et les met l’un à la suite de l’autre, dès lors que le volume est moins fort, t’as vite tendance à te dire : « ben, c’est pas du gros son, c’est moins bien et c’est pas du gros son » (Chanteur du groupe Suarez).
17Mais les acteurs que les artistes veulent séduire sont aussi les maisons de disques, pour se faire signer et distribuer, les critiques de la presse musicale, pour avoir de bonnes reviews, les disc jockey (DJ), pour être joués en soirée, et les consommateurs finaux qui, in fine, ont le potentiel de faire d’un disque un succès commercial. De manière générale, les artistes ont peur que ces acteurs assimilent un volume peu élevé, comparativement aux productions concurrentes, à un manque de qualité. En réalité, l’association que feraient ces acteurs entre un faible volume et une mauvaise qualité est souvent postulée, les artistes ne rentrant jamais véritablement en contact direct avec eux. Néanmoins, ces derniers hantent les esprits des artistes et c’est pour eux que les artistes « poussent » le volume. Cela n’empêche pas une pression beaucoup plus directe d’exister : certains acteurs, comme les maisons de disques, peuvent explicitement reprocher aux artistes et ingénieurs du son un volume trop faible.
The loudness wars can be traced to A&R guys doing what they do best –whatever it takes to get their acts noticed. They started influencing their labels to pressure mastering engineers to make their acts’ cuts a little louder based on the idea that those songs would have more immediate appeal and attention –grabbing mojo when lost in a sea of other music (Bob Ludwig, ingénieur de mastering dans Coffey, 2009).
18Les ingénieurs de mastering confirment cette demande incessante de volume de la part des artistes et des labels ; celle-ci paraît même centrale. Et cette focalisation sur le volume n’est pas l’apanage d’un type de musique : elle touche autant la chanson française, le RnB, le rock que le rap, et même la world music et le jazz, genres qui occupent pourtant des marchés de niche (Curien & Moreau, 2006).
About three weeks ago, a very well-known jazz pianist, with a trio of some of the finest jazz musicians on the planet, said that he loved his master, but, “It’s not as loud as some of the more recent things, so I’m willing to sacrifice its sound to make it a little more competitive, loudness-wise.” I’m thinking, “It has come to this? Why would you have to be the least bit concerned about a jazz recording being ‘competitively loud’?” (Bob Katz, ingénieur de mastering dans Jones, 2005).
19Le phénomène est à ce point prégnant que la viabilité économique des studios se joue non seulement sur la réputation ou le prix, mais aussi le volume : plusieurs des ingénieurs interrogés racontent avoir perdu des clients pour ne pas avoir suffisamment élevé le volume de morceaux de musique. La concurrence peut même aujourd’hui s’établir directement avec les artistes. Du fait de la démocratisation du matériel de production grâce au développement de l’informatique musicale, on observe une extension de la responsabilité de l’artiste. Celui-ci ne se contente plus de composer et jouer, mais produit de plus en plus sa musique dans un home studio (Jouvenet, 2007), empiétant progressivement sur le rôle des ingénieurs du son. Il s’agit dès lors pour ces derniers de ne pas paraître ridicules devant les artistes qui ont désormais la possibilité et la capacité de fortement augmenter le volume de leurs morceaux. Dès lors, pour certains ingénieurs du son, la responsable de la loudness war est toute trouvée : il s’agit de la démocratisation des moyens de production musicale.
- 23 Un plugin est une nouvelle fonctionnalité que l’on ajoute à un logiciel hôte. C’est grâce à des plu (...)
C’est la démocratisation de ce métier, [...] c’est les connards avec les plugins23 qu’ils ont volés sur l’internet, dans des programmes qu’ils ont volés sur l’internet, dans des ordinateurs qui ont été payés par leur papa, heu, qui ont en fait foutu le métier de mastering en l’air. [...] Voilà, tu fais un disque, et voilà, et puis le copain a toujours un plugin : « ouais, attends, je vais te faire... », et finalement le disque du gars professionnel sonnait mieux, mais moins fort, alors moins « impressionnant », et en fait, honnêtement, c’est les connards qui ont foutu le métier de mastering en l’air... Parce que c’est toujours : « regarde comme je peux mettre plus fort », et ils se rendent pas compte qu’ils détruisent la musique, et ils s’en rendent compte peut-être, mais ils s’en foutent (Ingénieur du son du studio Electric city).
20Pour éviter les retours de bâton, les ingénieurs de mastering ont alors adopté des stratégies d’anticipation des attentes de leurs clients. Mais cette posture conduit ceux-ci à être des acteurs à part entière du mouvement d’augmentation du volume et à faire eux-mêmes le choix d’augmenter le niveau sonore de peur de subir le mécontentement de leurs clients. Par conséquent, ils fournissent parfois un volume trop élevé par rapport à ce que le client attendait :
Y’a un exemple, l’année passée, [...] il avait déjà été faire son mastering en France et il trouvait que c’était beaucoup trop fort, donc il a fait le pas en arrière, et c’est Stromae avec « alors on danse », et ça l’a pas empêché de vendre plus que... [...] Et on a refait, justement, trois fois le mastering, parce que chaque fois il disait : « non c’est trop [fort] ». Donc ça, c’est super. Mais ça arrive jamais, jamais, jamais. En principe, c’est plus fort, plus fort, plus fort (Ingénieur du son du studio EQuuS).
21Les attachés de presse peuvent étonnamment aussi être impliqués dans la loudness war. En effet, pour s’assurer qu’un morceau a le potentiel de rentrer en programmation radio, un attaché de presse peut comparer son niveau à ceux des productions rivales. Et si le volume du morceau ne lui semble pas assez compétitif, il engage fortement les artistes à retourner en studio. L’attaché de presse peut dès lors être un acteur direct de l’augmentation du volume, car il aurait peur d’être jugé sur la base de productions au volume faible, mettant sa réputation professionnelle en péril en proposant ces titres aux médias.
Enquêteur : Est-ce que vous comparez parfois aux prods qui passent en radio, aux grosses prods ?
Attaché de presse : Bien sûr ! Ben oui, je suis obligé. Moi je dois aller défendre le morceau, si on me fait : « attends, moi je peux pas l’intercaler entre deux titres parce que le niveau il est pas bon », ben je peux rien en faire de ce titre ! Fin, je sais pas le défendre en radio, et je suis payé pour ça !
22Quant au programmateur radio, cette figure continuellement invoquée par les artistes pour justifier leur obsession du volume, il peut effectivement prendre en compte le niveau sonore dans la sélection des titres qui rentreront dans sa playlist :
T’as des sons en effet qui sont étouffés ou qui sont quelques décibels en bas, heu... Là, ils recommencent, quoi, ils recommencent, c’est pas diffusable en radio. [...] il faut qu’il y ait cette correspondance avec les grosses pointures, les Rihanna, les Guetta, etc., faut que ça suive sinon on renvoie... (Programmateur de Fun Radio).
23En outre, comme les attachés de presse, il peut conseiller aux artistes de revoir la production de leurs morceaux lorsque ceux-ci font pâle figure par rapport aux titres du moment.
- 24 Les programmateurs radio reçoivent trente à quarante nouveaux titres par jour, pour une playlist qu (...)
24Aborder le monde du disque à travers la guerre du volume met en évidence ses caractéristiques de marché. « On doit parler de marché dès que, ne serait-ce que d’un côté, une majorité de candidats à l’échange entrent en concurrence pour des chances d’échange », dit Max Weber (1995 [1921], p. 410 in François, 2008a, p. 37). Pour progresser dans la conceptualisation en ces termes, je m’inspire des développements que Georg Simmel a consacrés à la relation de concurrence (François, 2008a ; Simmel, 1992). Dans le monde du disque, les acteurs luttent de manière consciente pour l’emporter sur d’autres acteurs qui visent les mêmes fins qu’eux. Pour ce faire, ils ne se combattent pas directement, mais tentent de maximiser les atouts de leurs œuvres par rapport à celles de leurs concurrents en augmentant leur volume sonore. Les acteurs veulent sortir du lot, ou tout du moins ne pas se faire marginaliser à cause d’un volume significativement plus faible que les autres, dans le jeu qui consiste à optimiser ses chances d’échange avec un consommateur : un label, un attaché de presse, un programmateur radio, un critique ou un public. Si le combat prend cette allure, c’est parce que son issue dépend de cette tierce partie. En effet, un label signera ou non un artiste, un attaché de presse décidera ou non de promouvoir un morceau devant les médias, un programmateur radio sélectionnera ou non un titre pour sa playlist, un critique fera une bonne ou une mauvaise critique d’un disque et un public fera ou non d’un produit musical un succès commercial. Et si la préoccupation du volume est si prégnante, c’est parce que l’incertitude du succès est grande : les maisons de disques signent peu de nouveaux artistes par an, les playlists des radios comprennent très peu de titres24 et peu de disques rencontrent le succès commercial. Cette incertitude est telle qu’elle pousse les différents acteurs à une véritable paranoïa de ne pas avoir produit un volume suffisamment élevé.
25La conceptualisation en termes de marché identifie généralement un seul couple d’offreurs et de demandeurs, et distingue les acteurs organisant la transaction et sélectionnant ou qualifiant les objets de l’échange (Hatchuel, 1995). Or, ces intermédiaires peuvent aussi être considérés comme des acteurs en concurrence se constituant en marché. Cette seconde option a la vertu de donner à voir la production comme un enchevêtrement de relations marchandes, acheminant le produit d’un bout à l’autre de la chaîne et le transformant au gré des échanges (Eymard-Duvernay, 1993). Dans cette configuration, les demandeurs à un niveau sont les offreurs à un autre. Cette vision est tout à fait appropriée pour modéliser l’industrie du disque : les artistes entrent en concurrence pour se faire repérer par des maisons de disques, elles-mêmes luttant entre elles pour faire diffuser leurs productions à la radio (Negus, 2011), ces dernières étant également en compétition pour produire le maximum d’audience (Mouricou, 2009). Les ingénieurs du son, quant à eux, sont en concurrence pour offrir leurs services aux artistes et labels et les attachés de presse, selon leur position, sont convoités par les artistes et labels (Negus, 2011) ou en recherche de disques à promouvoir. C’est cette conjugaison de relations de concurrence qui explique certainement que le volume d’un disque ne s’écarte jamais fortement de la moyenne du volume des autres disques une année donnée : vu la grande division du travail dans l’industrie du disque et l’enjeu professionnel d’un volume élevé pour chacun des acteurs présentés, il est probable qu’il y ait pratiquement toujours un professionnel à un endroit de la chaîne pour agir dans le sens d’un « réajustement » par rapport à tous les autres disques du marché. Ainsi, chacun des membres de la constellation d’acteurs présentés est potentiellement producteur, au sens propre, de l’augmentation du volume de la musique enregistrée.
- 25 Cette affirmation se base sur les dires des ingénieurs du son et sur l’analyse exploratoire d’un pe (...)
- 26 Cela ne veut pas dire que les musiciens de ces ensembles ne sont pas passés par des étapes de dure (...)
26Cependant, un type de musique semble épargné par la loudness war : la musique « savante » des grands ensembles symphoniques, dont le volume des disques ne semble pas augmenter25. Détailler les caractéristiques en termes d’emploi de ces derniers permet de souligner, par la négative, la configuration qui mène à l’augmentation du volume. Les orchestres symphoniques disposent d’un personnel salarié permanent pendant que les acteurs de la musique populaire sont financés au projet. De plus, près de 80 % du budget des grands orchestres français provient de subventions publiques (François, 2008b), là où la musique populaire existe presque exclusivement à travers le marché. Ces deux situations opposées créent des temporalités différentes dans la production : le financement est déjà garanti lorsque les orchestres jouent en concert et enregistrent un disque, alors que l’on ne sait pas si un projet de musique populaire est rentable avant de l’avoir produit et lancé sur le marché. De la même manière que la sécurité d’emploi permise par les financements publics des orchestres autorise des comportements de défiance des musiciens vis-à-vis du directeur musical (François & Musselin, 2015), elle libère certainement en partie ces ensembles du souci de compétitivité – et donc de volume – dans leur production discographique26. Un élément permet de renforcer ce point de vue : les bandes originales de films sont bien souvent composées de musique symphonique. Ce genre musical, contrairement à la musique classique des orchestres financés publiquement, est rentable grâce aux ventes sur le marché du disque. Et l’on constate que le volume des disques de musiques de film augmente, quand bien même il s’agit de musique de même nature que la musique savante.
27Les acteurs de musique populaire entendent donc produire un son fort pour augmenter leurs chances d’échange dans la compétition. Cependant, la compétitivité d’un morceau de musique n’est pas une qualité établie une fois pour toutes ; elle se définit a contrario au cours même de la production et de la coordination entre ses acteurs. Quels sont précisément les mécanismes collectifs et les dispositifs techniques à travers lesquels se façonne, s’éprouve et se stabilise cette qualité toute particulière ? Nous l’avons remarqué dans les extraits précédents, le jugement des artistes sur la compétitivité de leurs morceaux n’a pas de point d’appui fixe ; celui-ci se forme de manière mouvante, dans la comparaison immédiate avec le volume de morceaux concurrents.
En tout cas, tu dois te mettre à jour par rapport à ce qui est sorti, tu dois te comparer, tu dois faire un switch, quand on a fait notre master, le gars il avait aussi bien du Booba que du Black Eyed Peas... On l’a passé à côté sinon on est mort (Akro, rappeur).
28La comparaison avec les « grosses pointures » constitue également un outil potentiel des ingénieurs du son pour jauger si le degré de compétitivité atteint est suffisant.
En général, j’ai un titre de Franz Ferdinand, pas que je trouve ça formidable, c’est fort, […] généralement à la fin du truc je le mets juste pour voir est-ce que je suis pas trop loin, entre guillemets, tu vois ce que je veux dire, […] pour le niveau, quoi, exactement. En général, c’est rarement très loin du truc et... c’est juste pour avoir une idée, pour voir si ça sonne... comparé à, à un disque qui est déjà sorti (Ingénieur du son du studio Electric City).
29On le voit, les acteurs ne se comparent pas avec n’importe quels concurrents : artistes comme ingénieurs du son signalent que leurs modèles sont les stars qui passent à la radio, témoignant de la position hégémonique de la production discographique des majors et de son pouvoir à imposer un standard technique.
30Mais par quels procédés les acteurs testent leur compétitivité pour arrêter le volume au « juste » niveau ? La technique utilisée est le « switch », comme disent plusieurs des interviewés : le son produit est joué directement avant ou après un morceau célèbre, afin d’apprécier la différence de volume et de réajuster celui-ci au besoin. Ce réajustement est systématiquement un mouvement vers une plus grande correspondance avec les musiques des stars, débouchant sur de véritables pratiques d’imitation. Comparaison et imitation sont fortement facilitées par les techniques numériques apparues dans les années 1990. Les logiciels audio autorisent une comparaison instantanée et par conséquent offrent le moyen d’évaluer finement et de réduire efficacement les différences de volume.
- 27 Un séquenceur audio est un logiciel multipiste qui est aujourd’hui devenu un élément central des st (...)
[Les artistes] comparent avec d’autres choses, si tu veux ils mettent leur morceau, si tu veux ils mettent tous leurs artistes favoris ici [l’ingénieur du son me montre comment les artistes se comparent grâce à un séquenceur audio27], ils te mettent toi là, et ils passent de l’un à l’autre, sans toucher au volume, bien évidemment. « Attends, tu t’es foutu de ma gueule, j’ai l’impression d’avoir un son petit ! » (Ingénieur du son des Dada Studios).
31La figure 3 illustre le procédé. Le morceau en train d’être produit et le titre de référence sont superposés sur la ligne du temps du logiciel, permettant de faire passer la lecture de l’un à l’autre de façon instantanée.
Figure 3 : Comparaison dans un séquenceur audio
32En outre, ce type de logiciel permet de vérifier la compétitivité d’un morceau d’un simple coup d’œil. En effet, plus le volume moyen d’un son est élevé, plus sa représentation graphique sous la forme d’une onde est « pleine ». On peut par exemple aisément deviner que le morceau du bas de la figure 3 est plus fort que celui du haut. Cette possibilité technique est utilisée par les acteurs, comme cet artiste vérifiant le travail de l’ingénieur du son sans même écouter les morceaux :
Quand je vois le mix, je le vois, je regarde la fréquence sans écouter. [...] Une fois qu’à l’écran, t’as un truc qui te semble aller sur onze chansons et que tu sais que ça va pas être handicapant pour la vie du disque, là tu commences à travailler les fréquences. [...] Mais moi je triche : je n’écoute pas, [l’ingénieur du son] m’envoie les fichiers, je les regarde et je dis : « là, moins mordu, là plus » (Chanteur du groupe Sharko).
33Il est notable que la comparaison même puisse être une pratique collective : artistes et ingénieurs du son s’y adonnent régulièrement ensemble, afin que le travail de ce dernier soit validé. Mais elle prend parfois une dimension véritablement collégiale. C’est le cas de cet épisode relaté par un artiste : mécontent du travail de l’ingénieur du son du fait du volume insuffisant procuré à ses morceaux, il a entrepris de réaliser lui-même le mastering et de faire approuver ce choix par sa maison de disque et son attaché de presse :
Mon premier single Qu’est-ce que j’aime ça, donc je suis arrivé à la maison de disques avec le mastering de [l’ingénieur du son] que la maison de disques m’avait conseillé et mon master à moi. Voilà, y’avait pas photo, je savais où j’allais, quoi, tu vois. Voilà, ils comprenaient pas trop la différence, et puis, l’attaché de presse il a dit : « écoute, je vais le comparer avec le truc avec lequel je vais aussi en radio », et c’était quoi c’était Jessy Matador, tu vois le truc zouk, RnB, tu vois, où c’est ultra [fort], et y’avait pas photo mon master il était cohérent avec celui de Jessy Matador, alors que c’est deux styles différents, mais en même temps c’est deux chansons qui vont être diffusées sur NRJ, tu vois (Chanteur du groupe Suarez).
34Cet extrait documente par ailleurs le peu de différence entre les genres musicaux observé dans les études statistiques (Deruty & Pachet, 2015). Les frontières entre les genres tombent en partie car ceux-ci sont mis en compétition sur les mêmes canaux de diffusion. L’anticipation de la concurrence à venir passe même par des mises en situation étonnantes, telle l’écoute comparative sur l’autoradio de la voiture à laquelle se livrent l’ingénieur du son et son client, pratique racontée plusieurs fois au cours de l’enquête :
Des fois moi y’a des gens qui me disent « ouais c’est pas assez fort », je lui dis « écoute... », je vais dans sa voiture, on écoute dans sa voiture [...], et je lui dis « c’est plus fort que Britney Spears, qu’est-ce que tu veux que je fasse... » (Ingénieur du son du studio Goldfingers).
35On voit ainsi qu’agissent, outre des conventions esthétiques propres à la musique, des conventions conduisant à atteindre un optimum de compétitivité. Le volume élevé d’un morceau devient une qualité recherchée du fait de la logique même de marché : l’ensemble des dispositifs de mise en coprésence qui réalisent matériellement la concurrence imposent aux acteurs de tenir compte des caractéristiques des œuvres rivales, dont le volume. La comparaison opérée par le programmateur radio est certainement la plus redoutée, puisqu’il scellera le sort des morceaux – et de leurs auteurs – en débouchant sur un passage radio ou non. Avec la « numérimorphose » des pratiques musicales (Combes & Granjon, 2007), on voit apparaître de nouvelles formes de mise en concurrence à travers les services de vente de musique en ligne et de streaming musical. Ces dispositifs ont assurément un impact sur la loudness war, des millions de morceaux pouvant y être écoutés à tout moment consécutivement :
- 28 Les « 30 secondes » font référence aux extraits écoutables des morceaux proposés en téléchargement (...)
Les gens qui veulent vendre sur iTunes, les labels ou les artistes me disent aussi « ouais il faut que ce soit fort pour iTunes, pour les 30 secondes faut que ce soit fort28 » (Ingénieur du son du studio EQuuS).
36Néanmoins, quand bien même le streaming est un moyen d’écoute qui prend de plus en plus d’ampleur (Legault-Venne et al., 2016), la radio reste en 2017 le moyen principal d’écoute de musique dans les principaux marchés nationaux (IFPI, 2017b). Elle a un pouvoir de prescription toujours inégalé. L’entrée d’un morceau dans la playlist d’une radio a bien plus de chance d’en faire un tube que la présence de celui-ci au sein des plates-formes de streaming – probablement confidentielle, sans promotion, notamment radio (Ji Kim & Irminger, 2014). De fait, la radio joue dans la décision des magasins à proposer des disques et des consommateurs à les acheter (Curien & Moreau, 2006 ; Hallencreutz & Power, 2007). Les programmateurs s’apparentent aux intermédiaires de marché (Cochoy & Dubuisson-Quellier, 2000) et prescripteurs (Hatchuel, 1995) identifiés par la sociologie économique. Ces professionnels ne font pas que mettre en relation offreurs et demandeurs ; ils font un tri préalable des artistes qu’ils médiatisent et ont de ce fait un impact considérable sur le marché.
La question c’est : « est-ce que ça va être handicapant » quand le mec qui n’y connaît pas grand-chose et qui est programmateur... […] Parce que le mec qui n’y connaît pas grand-chose et qui est programmateur de RTL2 ou France Inter, il se pose pas la question de se dire : « c’est un indépendant, ça sonne moins bien, je suis indulgent », il se dit : « putain, ça sonne quand même moins fort... ». Il va pas jusqu’à se dire... C’est pas très intellectualisé, il se dit : « ça sonne moins fort, c’est dommage, je l’aurais bien pris en programmation », et tu perds la programmation, donc c’est très handicapant.
37Dans ce contexte, rien n’est laissé au hasard : un volume concurrentiel devient une qualité ardemment désirée et conquise grâce à un arsenal d’ingéniosité déployé par les acteurs.
38La convention de compétitivité a acquis un rôle très important dans la production. Mais comment celle-ci joue-t-elle dans les mécanismes sociaux au principe de l’augmentation du volume depuis plus de trente ans ? Selon G. Simmel (1992), la concurrence a ceci de beau qu’elle oblige les rivaux à aller au plus proche des désirs de la partie à séduire. La conception traditionnelle du marché d’échange contient une idée similaire, puisque selon elle c’est dans la rencontre entre l’offre et la demande que s’établissent les variables d’équilibre. Or, bien que l’échange avec des consommateurs soit l’enjeu de la guerre du volume, nous avons vu que c’est moins dans cet échange que dans la relation de concurrence avec les autres offreurs que s’établit le niveau sonore des disques. En effet, comme cela a été évoqué, les producteurs de musique ne savent souvent pas quelle est la demande qui leur est adressée. Ce qu’ils connaissent, en revanche, ce sont les productions concurrentes, principalement les œuvres hégémoniques des stars. Dans ce cadre, la stratégie systématiquement utilisée est l’imitation de ces dernières. Ainsi, le marché discographique ressemble davantage à un marché de producteurs, selon le concept d’Harrison White (François, 2008a ; White & Eccles, 1987). De ce fait, nous avons affaire à une situation où, pour paraphraser Paul DiMaggio et Walter Powell (1983, p. 149), les producteurs de musique répondent à un environnement constitué d’autres producteurs répondant à leur environnement, constitué de producteurs répondant à un environnement de réponses de producteurs. Si l’on se dit que la réponse à cet environnement est l’imitation, alors on comprend que la concurrence soit une « force » qui tend à faire se ressembler les disques de musique, du moins par leur volume. Ce mouvement d’homogénéisation lié à un climat d’incertitude est ce que P. DiMaggio et W. Powell ont appelé l’isomorphisme mimétique.
39Cette schématisation fonctionne pour expliquer que l’on observe, pour une année donnée, peu de variation autour du volume moyen des disques. La conceptualisation d’André Orléan (1999) pour expliquer l’évolution des cours boursiers est, quant à elle, utile pour comprendre l’augmentation du volume avec les années. Si les acteurs se tournaient pleinement vers les conventions esthétiques propres au monde du disque pour prendre des décisions, leur fonctionnement commun serait « hétéroréférentiel » : les acteurs s’inspireraient de ce cadre de jugement stabilisé plutôt que de l’action des autres acteurs. Or, la concurrence dans laquelle évoluent les acteurs et de ce fait le rôle important de la convention de compétitivité dans la production les conduisent à adopter des comportements en partie mimétiques : ce qui compte est de produire par rapport à ce que font effectivement les autres acteurs et pas uniquement en fonction des conventions esthétiques. Ainsi, la production musicale suit également une logique « autoréférentielle ». Dans cette mécanique, la présence d’acteurs qui pensent pouvoir tirer un avantage compétitif à être plus forts que les autres et à spéculer sur le volume sonore engendrerait une logique inflationniste, dont voici une schématisation. Au temps t, quelques spéculateurs font atteindre à leurs disques un volume significativement plus élevé que celui de tous les autres disques. De peur d’être marginalisés, les acteurs qui produisent leur musique au temps t+1 imitent ces spéculateurs, phénomène qui élève le volume moyen pour cette période. Mais il se trouve au même moment de nouveaux joueurs qui poussent le niveau sonore de leurs œuvres plus loin que tous les autres, contraignant l’ensemble des acteurs à les suivre au temps t+2, et ainsi de suite.
40Cette schématisation est cohérente avec la différence de niveau sonore observée statistiquement entre les productions des majors et des indépendants. D’une part, les ingénieurs du son expliquent que les volontés les plus entrepreneuriales se trouvent chez les acteurs économiquement les plus importants en raison de la présence de professionnels dont l’objectif spécifique est la réussite sur le marché :
The bigger the artist, the greater the chance that they’ll be louder than hell. […] But really what happens is when a bunch of suits get involved, nobody wants to contradict anybody, so if one of them says it should be louder, they all just tacitly agree (Bob Katz, ingénieur de mastering).
41D’autre part, l’imitation est toujours un phénomène ex post ; elle est pratiquée avec comme référent des objets déjà produits et diffusés, introduisant nécessairement un décalage temporel entre l’original et sa copie. Si les stars sont les références à imiter, alors leurs productions ont inévitablement un temps d’avance en termes de volume. Il n’empêche, comme le montre l’extrait précédent, que les stars elles-mêmes ne sont pas épargnées par le jeu concurrentiel et la préoccupation du volume. Leurs concurrents ne sont sûrement pas les petites productions – celles-ci ne représentant pas une menace sur les canaux de diffusion – mais bien les autres stars. On peut dès lors poser l’hypothèse d’une mécanique à deux niveaux : une première logique autoréférentielle et spéculative au sein même du monde des stars, lesquelles se scrutent entre elles, entraînant une deuxième logique mimétique et suiviste dans le milieu des plus petits producteurs.
- 29 Cette technique est également utilisée par les annonceurs à la télévision : pour capter l’attention (...)
42Outre les éléments qui ont été cités, on peut repérer un élément supplémentaire jouant à créer l’écart entre indépendants et majors. Bien que les indépendants calquent le niveau sonore de leurs productions sur celles des majors, ils ne le font pas jusqu’au bout. Il faut savoir que dans la loudness war, ce n’est pas le volume absolu de la musique qui est important : ce dernier est fonction de l’amplification de son matériel de diffusion (chaîne Hi-Fi, lecteur MP3, ordinateur...), et il suffit de tourner un bouton pour l’augmenter. Ce qui compte dans cette guerre, c’est le volume relatif, c’est-à-dire le volume par rapport aux autres productions en maintenant constants les réglages du matériel de diffusion. L’augmentation de ce volume relatif nécessite une technique complexe appelée la « compression dynamique ». Celle-ci a pour principe de réduire les écarts entre les sons les plus faibles et les plus forts (ce qu’on appelle la « dynamique sonore »), et a pour effet d’augmenter le volume moyen du signal29. En réalité, les indépendants ne peuvent pousser le volume au même niveau que les productions internationales en garantissant un degré de qualité équivalent car l’opération nécessite un équipement sophistiqué et un personnel technique qualifié dès les premières étapes de la production, éléments financièrement inaccessibles pour les indépendants :
Enquêteur : Est-ce que tu dis que ça doit sonner comme tel artiste ? Au niveau du volume ?
Code Rouge, rappeur : Non, avant j’étais comme ça. Maintenant, je suis devenu moins exigeant, parce que bon, je prends conscience que peut-être eux ils ont du matos de malade, des baffles de fou, ils peuvent être plus précis que toi évidemment, tu pourras pas atteindre leur niveau sans concession, tu vois, et tu vois la concession c’est la qualité donc, heu, y’a un moment où voilà, tu veux que ça sonne bien, mais pas aussi fort.
43Malgré tout, la volonté de concurrencer les stars persiste et les petits producteurs se sentent contraints de maintenir leur compétitivité par le volume. Selon Pierre Bourdieu (1979), les dominants des champs culturels ont le pouvoir d’ériger un arbitraire culturel rendant légitime leur domination. Ce n’est assurément pas le cas dans le monde discographique : la position de suivisme des indépendants ne s’explique pas par la réputation des firmes à imiter comme pour d’autres processus d’agrégation mimétique (Dalla Pria & Vicente, 2006), les morceaux des majors étant largement critiqués. Dès lors, comment comprendre l’apparent paradoxe de cette course-poursuite ? La notion de légitimité éditoriale de Yves Winkin complète utilement celle de légitimité culturelle : il s’agit de la « reconnaissance [...] basée non sur la position de l’éditeur dans le champ culturel et la position corrélative de ses productions dans la hiérarchie des légitimités culturelles, mais sur sa position dans le champ économique, à partir de divers critères d’ordre économique [...] et professionnels [...] » (Lange, 1986, p. 87). Si cette légitimité bat son plein, c’est parce que les dispositifs de diffusion, particulièrement la radio, produisent la coprésence problématique des œuvres musicales, et plus particulièrement la mise en concurrence de l’ensemble de celles-ci avec les morceaux des majors.
44Les fondements techniques de l’augmentation du volume ayant été expliqués, un point peut maintenant être clarifié : pourquoi la loudness war ne prend-elle de l’ampleur qu’à partir de l’apparition du CD au milieu des années 1980, alors que le milieu a toujours été compétitif ? En réalité, la guerre du volume a démarré bien avant cette période. Les acteurs de la production musicale étaient déjà préoccupés que leurs vinyles se démarquent de la concurrence sur les juke-boxes, l’un des premiers dispositifs créant la potentialité que différents morceaux soient joués rapidement les uns après les autres (Aarseth, 2012). Les Beatles auraient par exemple fait la demande expresse à Parlophone, leur maison de disque, d’utiliser des vinyles plus épais pour avoir un son de basse plus fort (Sherwin, 2007). Il est également connu que la maison de disque Motown avait développé dans les années 1960 toute une série de techniques pour obtenir un son plus fort que les concurrents (Vickers, 2010). Néanmoins, malgré une volonté manifeste d’augmenter le volume, les acteurs de l’époque se heurtaient à un obstacle technique : une trop forte compression dynamique est impossible sur vinyle car elle risquerait de faire sauter l’aiguille à la lecture. L’arrivée du CD, premier support numérique de masse, change la donne. Les technologies numériques libèrent en effet la production des contraintes mécaniques du vinyle : on peut inscrire n’importe quel son sur un CD, il sera toujours lu, aussi compressé et fort soit-il. De plus, le numérique permet l’élaboration de nouveaux instruments, rendant possibles des niveaux de compression dynamique inédits. On trouve par exemple depuis les années 2000 des loudness maximizers, outils de compression numériques dont l’unique but est de procurer suffisamment de volume à un morceau pour le faire rentrer dans la course : « the highly regarded Ozone Maximizer helps you achieve professional loudness » dit le fabricant de l’un de ces outils30. En dégageant une nouvelle marge d’augmentation, les techniques numériques ont libéré les désirs de volume latents et amplifié la place de la convention de compétitivité dans la coordination. Pour les ingénieurs du son, elles sont systématiquement désignées – lorsqu’elles ne sont pas utilisées par leurs mains expertes – comme les coupables de la loudness war :
The loudness race is not new; in the days of vinyl, mastering engineers competed to produce the loudest LP. But what is new is the fantastic magnitude of the problem: due to the nature of the digital medium, there is no longer the physical limit which was previously imposed by analog mechano-electrical systems and magnetic analog recording. [...] So, as we converted to digital technology, the result became chaos, yielding unprecedented differences in loudness between recordings (Bob Katz, ingénieur de mastering, 2002, p. 187).
45Mais pour le sociologue, elles présentent l’avantage de rendre la concurrence extrêmement visible.
46La présentation faite jusqu’ici pourrait faire penser que les acteurs sont uniquement des stratèges obnubilés par la compétitivité et le volume. Or, pour arrêter ce dernier à un niveau donné, ils en appellent aussi à des idéaux esthétiques. Malgré la place de plus en plus grande prise par la convention de compétitivité, la convention esthétique est bien présente et lui oppose une réelle résistance. C’est la tension entre ces deux conventions qui explique l’arrêt progressif de l’inflation du volume. Les artistes attendent des ingénieurs du son qu’ils soient des alliés dans leur recherche de compétitivité, mais leurs relations ne sont pas sous-tendues par un accord tacite sur cette question. En effet, les ingénieurs sont unanimes sur le fait que son augmentation est une authentique destruction de la qualité de la musique enregistrée : « Tu dois faire un compromis entre la destruction et un semblant de quelque chose qui pourrait faire bien... (Ingénieur du son du studio Electric City). »
- 31 Ce point permet de complexifier l’opposition « esthétique » versus « commercial » : le cas évoqué m (...)
47Ce constat est cohérent avec l’histoire de l’industrie phonographique : le disque a depuis ses origines été appréhendé comme un médium permettant la « reproduction » dans l’univers domestique du jeu d’un artiste sur scène. C’est pourquoi la notion de « fidélité » a acquis une force structurante dans l’industrie naissante de la musique enregistrée ; elle est devenue une mesure de la performance des dispositifs qui jouent les disques et un enjeu de la compétition entre firmes qui les fabriquent31. La profession d’ingénieur du son a partie liée avec cette notion. Depuis la création du phonographe jusqu’à aujourd’hui, le principe de l’activité d’ingénieur du son est d’assurer un degré de correspondance le plus élevé possible entre un enregistrement et l’« original » dont il est issu (Maisonneuve, 2009). Cet extrait d’un manuel de mastering est une illustration parfaite de cet idéal de la fidélité :
The percussive impact of real life is the standard that can never be bettered. It’s an exhilarating, incomparable live experience to stand directly in front of a live big band (Bob Katz, ingénieur de mastering, 2002, p. 46).
- 32 La distorsion harmonique est le rajout à un signal sonore de fréquences multiples de celles déjà ex (...)
48Dès lors, on comprend la réticence des ingénieurs de mastering à pousser le volume : cette augmentation engendre inévitablement une réduction de la dynamique sonore, mais aussi la création de distorsions harmoniques32, la remontée du bruit de fond et la création d’artefacts non musicaux, autant d’éléments qui ont été conventionnellement définis comme non esthétiques dans le monde discographique. Pour sauver l’esthétique de la fidélité, les ingénieurs du son se donnent la mission de raisonner leurs clients dans leurs interactions professionnelles quotidiennes. Ces tentatives de conversion ne sont cependant pas toujours payantes, la marge de manœuvre des ingénieurs de mastering étant limitée par la nécessité de satisfaire la demande de leur clientèle, nous l’avons vu. Notons le paradoxe terrible de la loudness war : l’histoire joue le mauvais tour aux plus ardents défenseurs de la beauté technique de la musique d’être aussi les artisans de sa destruction. De ce fait, l’exercice de la profession provoque de plus en plus de tensions :
Y’a une fois tous les deux-trois mois où je me dis : « je vais arrêter, je fais un autre métier... » Ah oui, c’est vrai ! Parce que quand je commence la journée quelqu’un me dit : « ça doit être plus compressé, plus fort », je te dis, ma journée elle est foutue. J’y pense pendant toute la journée en me disant : « roooh, pourquoi, pourquoi ? » (Ingénieur du son du studio EQuuS).
- 33 C’est-à-dire un son constant sans musicalité généralement identifié comme indésirable.
49Les artistes, de leur côté, semblent également attachés à l’esthétique de la fidélité : ils expliquent ne pas souhaiter que le volume de leurs morceaux soit augmenté au point de trop altérer le son. De ce fait, les artistes ne poussent souvent pas le volume aussi loin que possible. Malgré leur désir de compétitivité, les artistes ne sont donc pas prêts à renoncer à certaines caractéristiques esthético-techniques de leurs morceaux : la « qualité », la « cohérence artistique », la « dynamique », la « pêche », la « souplesse », la « fidélité », l’« audibilité », la « lisibilité » ou le « groove ». On le voit : deux conventions s’opposent dans la production des disques. Selon François Eymard-Duvernay (1989, 1993, 2002, 2008), les règles de production pour garantir la qualité sont négociées en permanence dans un réseau hétérogène se référant à des principes divergents. La production des disques n’échappe pas à cette logique, laquelle y est même particulièrement exacerbée. Mais les deux conventions actives, bien qu’en conflit, sont condamnées à coexister : un morceau dont on aurait réduit toute dynamique pour lui procurer le volume le plus élevé possible du format ressemblerait techniquement à du bruit33 et sortirait de ce fait du cadre des réalisations recevables par les professionnels et le public du disque. En effet, le propre du monde musical est de produire de la musique, celui-ci reste donc structuré par des dispositifs techniques, des savoir-faire, des attachements et des attentes dans lesquels sont incorporées des conventions esthétiques (Becker, 1988). Dans la loudness war, le but est en réalité d’être fort et esthétique. Malgré une marge d’augmentation encore disponible, la tendance ne se poursuit donc plus, de peur de s’écarter par trop de l’esthétique traditionnelle de la musique enregistrée, voire de la musique tout court étant donné la place dominante de la musique enregistrée dans le monde musical (Maisonneuve, 2009). C’est principalement parce que le format technique contraint les acteurs à ne plus pouvoir augmenter le volume tout en préservant des qualités musicales – la plus importante étant la dynamique – que l’on observe le ralentissement et aujourd’hui l’arrêt de l’augmentation du volume.
Je m’arrête [d’augmenter le volume] quand vraiment ma chanson est massacrée, quoi tu vois, quand ma chanson est massacrée j’arrête, quand je sens qu’il y a plus de groove aussi, parce que là, souvent on le sent, [...] sur la batterie tu sens un moment, tu te dis : « merde », tu sens plus la pêche, tout est plat, y’a plus de dynamique, à ce moment-là tu dis : « nan », je fais marche arrière un petit peu, et voilà (Chanteur du groupe Suarez).
- 34 Le site du Dynamic Range Day fait par exemple l’inventaire des recherches établissant l’absence de (...)
- 35 La mise en avant dans ces discours des intérêts économiques de l’industrie plutôt que la défense de (...)
50Malgré tout, la ligne rouge a déjà été largement franchie aux yeux des ingénieurs du son. Plus que de tenter de modérer les ardeurs de leurs clients dans leur quotidien professionnel, ils mènent un combat en faveur d’une diminution du volume à travers des organisations de lutte contre la loudness war : celles-ci ont l’ambition d’éduquer à la qualité et d’élaborer des certifications pour les disques et morceaux dont la dynamique n’aurait pas excessivement été réduite. Le principe auquel se réfèrent essentiellement les ingénieurs du son dans leur fronde est celui de la beauté technique, que la loudness war bafouerait. Mais il est marquant de discerner dans leur discours le poids grandissant de la convention de compétitivité, celle-ci étant réappropriée pour défendre la convention de qualité lorsqu’ils arguent que la seconde est en réalité au service de la première. Ils soulignent par exemple que les albums ayant un volume sonore plus élevé ne rencontrent pas plus de succès sur le marché34 et soutiennent même que l’industrie du disque ne connaîtrait pas une diminution de ses ventes si elle fournissait de la musique non altérée par l’augmentation du volume35 :
We are not surprised by the fact that music listeners are losing the willingness to legally acquire music, because of the fact that contemporary releases are mercilessly over-compressed a situation that turns off even the biggest music fans (Pleasurize Music Foundation36).
51Le monde du disque est donc le théâtre d’un conflit ouvert entre le personnel technique et les artistes et maisons de disques, dont l’enjeu est de définir la qualité de la musique et les conventions organisant l’activité de production. Les ingénieurs du son ont indubitablement une responsabilité dans la retenue des artistes, en réussissant à les convaincre de la justesse de l’esthétique au fondement de leur profession, accentuant très certainement l’inflexion observée de l’augmentation du volume :
- 37 L’artiste désigne bien par là la dynamique de la musique.
C’est là que plusieurs têtes valent mieux qu’une, c’est l’ingé son du mastering qui m’avait dit : « écoute, Hans Zimmer, lui il fait comme ça », et pour ces raisons-là et ces raisons-là. Et effectivement j’ai écouté et il avait raison, quoi. Et j’ai dit : « fais la même chose ». Parce que quand t’écoutes les musiques de Hans Zimmer, les musiques de film, tu dois toujours augmenter le niveau, le niveau est toujours très bas. Parce que lui dans sa musique à certains moments y’a des pointes. Et lui au lieu d’écraser la pointe il préfère que la pointe prenne toute l’ampleur37 (Artiste Owen Replay).
- 38 En effet, dans le cas du streaming musical, ce sont d’énormes serveurs centraux qui délivrent les m (...)
- 39 La Music Loudness Alliance a produit un document similaire : http://www.music-loudness.com/Music-Lo (...)
- 40 Ces informations proviennent d’une discussion par courriel avec Bob Katz, ingénieur du son américai (...)
- 41 On trouve par exemple sur les forums des services de streaming de nombreuses plaintes d’utilisateur (...)
- 42 Voir le communiqué de presse « The Loudness War Has Been Won » en date du 14 octobre 2013 : https:/ (...)
52Mais en tant que professionnels manipulant l’équipement qui permet de produire la musique enregistrée et l’augmentation de son volume, ils connaissent la dépendance de la loudness war aux dispositifs techniques. Le fait que la musique enregistrée soit de plus en plus écoutée par le biais des grandes plates-formes de streaming musical est une occasion inopinée pour les ingénieurs du son : la très grande centralisation de ce système permet pour la première fois d’envisager des moyens techniques pour contrecarrer efficacement la loudness war (Reierson, 2011)38. Un groupe d’étude de l’Audio Engineering Society (AES), association internationale de techniciens du son, s’est engouffré dans la brèche et a rendu publique une documentation technique formulant des propositions concrètes dans le sens d’une normalisation du volume moyen sur ces plates-formes (AES, 2015)39. Le principe proposé est de diminuer automatiquement le volume des musiques les plus fortes au niveau des plus faibles, réduisant à néant la possibilité de faire jouer l’avantage compétitif du volume. Et les services de musique en ligne les plus importants ont effectivement intégré des algorithmes de ce type : c’est aujourd’hui le cas de Spotify, Apple Music, YouTube et Tidal (Shepherd, 2016). Des membres de l’AES confirment que les recommandations de l’AES sont connues et approuvées par ces énormes firmes ; le lien est même davantage formalisé avec Tidal, travaillant avec la collaboration de membres des organisations de lutte contre la loudness war pour implémenter son propre système de normalisation40. Il est cependant difficile d’établir si c’est la défense des conventions esthétiques qui a suscité l’adhésion de ces géants de l’économie numérique : on peut faire l’hypothèse que l’implémentation de cette normalisation s’est imposée pour garantir un confort d’écoute aux utilisateurs en évitant des sautes de volume entre morceaux, celles-ci pouvant être très importantes après 30 ans de guerre du volume41. Le regain de vitalité des conventions esthétiques dans le monde de la production reposerait alors paradoxalement sur une préoccupation de compétitivité dans le monde de la diffusion, la normalisation ayant la finalité économique d’éviter la défection d’utilisateurs vers des services de streaming concurrents. Quoi qu’il en soit, c’est un cri de victoire qui retentit dans le monde des ingénieurs du son : « the debilitating loudness war has finally been won » déclara l’une des figures de proue du mouvement à la suite de l’implémentation de la normalisation sur iTunes Radio42.
- 43 Par exemple, la page « La Loudness War. Des normes, enfin ? » en date du 23 mai 2015 sur le site sp (...)
53Les dispositifs techniques sont des leviers puissants pour changer les conventions (Eymard-Duvernay, 2008). Nous avons vu que les réseaux de diffusion – principalement la radio –, en organisant la coprésence compétitive des œuvres musicales, ont rendu opérant un jeu de surenchère sur la base du volume. La normalisation de ce dernier supprime matériellement au volume son caractère distinctif sur une partie de ces mêmes réseaux ; peut-être sera-t-il plus incitatif que les exhortations morales scandées par les ingénieurs du son. Son existence donne en tout cas déjà lieu à de nouveaux conseils techniques sur les sites spécialisés43 et sera certainement un argument de poids dans les interactions conflictuelles entre artistes, labels et ingénieurs du son.
- 44 Il est intéressant de noter que cette vision idéalisée a été adoptée par Pierre Bourdieu dans sa th (...)
54Selon G. Simmel, la concurrence a bien quelque chose de tragique puisqu’elle signifie la lutte de tous contre tous. Néanmoins, la lutte pour éliminer les rivaux consistant à séduire un tiers, la concurrence serait aussi un combat pour le bien commun : elle aurait la vertu de produire des valeurs sociales objectives44 (Simmel, 1992, p. 77-80). La loudness war est un exemple qui contredit frontalement cette vision. En effet, la configuration de concurrence mène à la construction de nouvelles conventions dans la production et à des transformations collectives des contenus musicaux dans le sens d’une plus grande compétitivité – dont le volume élevé est une caractéristique significative. Et il se trouve que ces transformations entrent en opposition avec les conventions esthétiques telles qu’elles se sont formées au cours de l’histoire du disque ; elles sont de ce fait perçues comme des dégradations de la qualité par les acteurs mêmes de la production et impliquent des dilemmes de plus en plus profonds lors de son cours entre respect de l’esthétique traditionnelle de la musique enregistrée et augmentation de la compétitivité.
55La tension entre esthétique et volume est aujourd’hui telle qu’elle provoque des conflits professionnels ouverts entre les différents maillons de la chaîne de production qui favorisent l’une ou l’autre de ces deux conventions. Les ingénieurs du son ont par exemple créé des associations de lutte contre la loudness war pour sauvegarder les conventions esthétiques qui sont au fondement de leur activité professionnelle. Si cette guerre a aujourd’hui pris une telle ampleur, c’est en raison de l’existence des technologies numériques et du perfectionnement des instruments techniques qui permettent depuis l’apparition du CD de pousser le volume a un niveau beaucoup plus élevé qu’à l’époque du vinyle. Ce sont bien souvent ces technologies que les ingénieurs du son incriminent dans leur critique de la loudness war, combinées à l’irresponsabilité des artistes ou maisons de disques qui s’en servent à mauvais escient.
56Les ingénieurs du son empruntent également des voies techniques lorsque, dans leur combat contre l’augmentation du volume, ils encouragent les grandes plates-formes de streaming à intégrer des procédés de normalisation du volume qui rendent inopérante l’augmentation de compétitivité par le volume sur ces réseaux de diffusion. On peut effectivement faire l’hypothèse de leur responsabilité dans la légère décroissance du volume observée dans les analyses statistiques (Deruty & Pachet, 2015 ; Collins, 2013). Néanmoins, quand bien même ce dispositif serait généralisé à l’ensemble des plates-formes de streaming, ce n’est pas pour autant que disparaissent les multiples séquences de compétition qu’endurent les artistes pour séduire les professionnels du disque (labels, attachés de presse et surtout programmateurs radio), lesquels restent des intermédiaires indispensables pour se faire une place sur le marché, et dont l’existence continuera certainement d’activer la convention de compétitivité dans la production. Si cette thèse s’avère exacte, alors il est peu probable que le volume cesse d’être un enjeu et diminue significativement dans un futur proche.
- 45 On pourrait par exemple faire de nombreux rapprochements entre la loudness war et la logique croiss (...)
57La musique des grands orchestres est un point de comparaison intéressant pour souligner la configuration sociale de la loudness war : si l’hypothèse que son volume n’augmente pas est exacte, cela donne la mesure avec laquelle la flexibilité et l’incertitude de l’emploi – dont est relativement épargnée la musique savante du fait de son financement public – font émerger de nouvelles conventions de coordination entre acteurs et transforment les contenus musicaux mêmes. De ce point de vue, le monde du disque offre une vision des effets potentiels de la flexibilisation croissante de l’emploi à l’œuvre sur le marché du travail ; il donne une idée des transformations de la production et des tensions professionnelles qui pourraient apparaitre contre la volonté des acteurs dans d’autres secteurs d’activités – notamment dans la recherche scientifique45 – si un même rapport à l’emploi y était imposé.