Collectif du 9 août, Quand ils ont fermé l’usine. Lutter contre la délocalisation dans une économie globalisée (Agone, 2017)
Collectif du 9 août (2017), Quand ils ont fermé l’usine. Lutter contre la délocalisation dans une économie globalisée, Marseille, Agone, 288 p.
Texte intégral
1Fruit d’une enquête collective sur la fermeture de l’usine Molex à Villemur, dans une zone rurale à 30 kilomètres de Toulouse, cet ouvrage propose une analyse fine et serrée des nouvelles configurations dans lesquelles s’inscrivent les rapports sociaux et les conflits du travail dans une économie globalisée. Le Collectif du 9 août est composé de neuf politistes et sociologues (Olivier Baisnée, Anne Bory, Bérénice Crunel, Éric Darras, Caroline Frau, Jérémie Nollet, Alexandra Oeser, Audrey Rouger, Yohan Selponi) ; le nom du collectif fait référence à la décision de la cour d’appel de Toulouse du 9 août 2016 qui juge le licenciement économique des salariés de Molex Villemur « sans cause réelle et sérieuse » tout en précisant qu’en l’absence de situation de co-emploi la maison mère états-unienne, Molex Inc., ne paiera pas d’indemnités.
2L’usine de Villemur produit des connecteurs et des câbles pour l’industrie automobile. Elle a connu une expansion importante jusque dans les années 1990, où elle compte plus de 1 500 salariés. Elle fait ensuite l’objet de plusieurs restructurations, avec l’externalisation et la délocalisation de certaines activités, jusqu’à être vendue, en 2004, au groupe états-unien Molex Inc. Le groupe, devenu propriétaire du brevet qui était l’emblème de la technicité des salariés de Villemur, réorganise l’entreprise en déplaçant certaines fonctions, notamment commerciales, en Allemagne et en transférant des productions en Slovaquie. Quand la fermeture est annoncée en octobre 2008, l’usine de Villemur compte 279 salariés. L’ouvrage retrace la longue lutte qui suit l’annonce de la fermeture et emprunte des modes d’actions divers : freinage, perruque, grève, manifestations, retenue des dirigeants du côté des salariés et des syndicalistes ; lock out, envoi de vigiles, menace de non-paiement des salaires et rétention d’informations du côté de la direction. L’usine est finalement mise en liquidation à l’automne 2010. Si l’entreprise états-unienne est d’abord condamnée par le tribunal des prudhommes de Toulouse en mars 2014, elle finit par ne plus être reconnue comme co-employeur à la suite de divers procès en appel. Les indemnités obtenues par les salariés sont ainsi versées par les AGS (le régime de garantie des salaires financé par les entreprises et l’État français) et non par la multinationale.
3L’enquête collective sur laquelle s’appuie l’ouvrage s’est étendue de janvier 2010 à l’été 2015 : 160 entretiens ont été recueillis auprès de différents acteurs du conflit, des anciens salariés, mais aussi quelques cadres supérieurs du l’usine et du groupe, des avocats des deux parties, des journalistes, élus politiques, syndicalistes et experts. S’y ajoutent 150 comptes rendus d’observations de manifestations, procès et événements politiques locaux, le dépouillement d’archives et des articles de presse. L’enquête a pris place dans le cadre de stages de terrains réalisés par plusieurs promotions d’étudiants. Les auteurs défendent en annexe ces formes collectives de recherche et de pédagogie qui permettent, entre autres, de multiplier les combinaisons d’enquête.
4Une des originalités de la recherche tient dans le choix de rendre compte des positions et points de vue de tous les acteurs engagés dans la lutte : ceux des salariés et syndicalistes de Villemur qui s’opposent à la fermeture, mais aussi ceux de dirigeants du groupe et de cadres internationaux qui défendent la logique économique de ces rationalisations. Alors que les processus de financiarisation et de globalisation sont souvent présentés comme des forces abstraites et désincarnées, cet ouvrage s’attache justement à incarner des formes contemporaines de luttes de classes, en présentant de nombreux portraits sociologiques de salariés, ouvriers, techniciens, cadres ou dirigeants, et en cherchant systématiquement à mettre en rapport les trajectoires sociales, géographiques et professionnelles avec les positionnements dans le conflit.
5C’est ainsi que se comprennent des clivages ou des rapprochements qui pourraient sembler improbables si on se limitait à la prise en compte des seules positions hiérarchiques. L’ouvrage montre bien comment la « financiarisation » crée différentes catégories de cadres, certains rejoignant les salariés dans leur lutte pour l’emploi quand d’autres sont solidaires des décisions du groupe. Le rapport à l’espace local et à la mobilité internationale est central pour comprendre les principes des alliances et des divisions. Les auteurs exposent d’une manière très convaincante les ressorts de la constitution de deux camps distincts, qui réunissent des acteurs hétérogènes mais se consolident au fur et à mesure de la lutte et de l’affrontement entre deux représentations du monde social, une conception localisée et productive de l’économie, d’une part, une conception internationalisée et financiarisée, d’autre part.
6La mobilisation pour le maintien de l’emploi sur place prend sa dynamique, chez les ouvriers et chez certains cadres autodidactes « du coin », dans la solidité et l’ancienneté d’une attache territoriale qui s’ancre dans des histoires familiales et des réseaux de sociabilité locaux. L’autochtonie fonctionne ainsi simultanément comme limite (la propriété, la notoriété locale rendent coûteuses les stratégies de mobilité professionnelle) et comme ressource potentielle : la force des réseaux locaux explique l’engagement syndical, mais aussi les liens avec le monde associatif, les élus locaux, la gendarmerie ou la presse.
7Dans le camp des dirigeants à l’inverse, l’usine de Villemur n’est qu’un des nombreux sites du groupe mondial, elle est pensée comme une somme de capitaux (machines, brevets…) pouvant être déplacés ailleurs si cela peut améliorer les résultats d’ensemble. Ces schèmes de pensée managériaux, intégrés souvent lors des études dans des business schools, sont consolidés par des trajectoires professionnelles internationales, certains cadres se spécialisant dans les fermetures d’usines. À Villemur, les cadres « de loin » s’opposent aux cadres « du coin » en ce qu’ils ne sont pas issus de la région, mais aussi qu’ils sont plus diplômés et peuvent aspirer à une mobilité professionnelle dans le groupe.
8Ce principe d’opposition qui sert de fil directeur à l’analyse a aussi pour enjeu la forme légitime du conflit : les salariés s’opposant à la fermeture cherchent à instaurer une confrontation directe, voire physique, dans l’espace de l’usine, quand les dirigeants cherchent au contraire à éloigner les lieux de conflits et à les cantonner dans l’ordre symbolique et juridique. Ce sont enfin deux cultures juridiques qui s’affrontent : celle des salariés adossée sur le droit social français et celle des dirigeants internationalisés, adossée au droit des affaires.
9Le récit de « la bataille de la fermeture » se penche principalement sur les stratégies mises en place par les syndicalistes, de la CGT notamment qui a joué un rôle moteur dans la lutte. Il s’agit de comprendre comment, dans un univers de travail marqué par une faible conflictualité avant 2008, une mobilisation d’une telle ampleur a été possible : les auteurs retracent les processus d’apprentissage militant et de formation politique et montrent comment des ressources issues d’autres univers sociaux (les activités associatives ou sportives par exemple) peuvent être reconverties et contribuer à la politisation locale du conflit. Les salariés en lutte ont su rallier à leur cause les élus locaux, la petite communauté catholique de la ville et même les employés du cabinet de reclassement. Ils ont imposé leur schème interprétatif du conflit et leurs représentations de leur cause avec notamment l’image de la résistance du petit village d’Astérix ; ils ont bénéficié de l’appui des médias qui trouvent dans le conflit une image enchantée de la classe ouvrière d’antan, de personnalités artistiques et universitaires et de l’ensemble de la classe politique. Cependant, en dépit de tous ces succès médiatiques et symboliques, l’usine ferme définitivement, même si une petite entreprise (qui n’emploie initialement que 15 salariés) est créée sur ses décombres et que se maintient quelque temps le collectif construit durant la mobilisation.
10Une petite frustration peut alors naître du décalage entre l’insistance des auteurs sur les succès de cette mobilisation improbable et l’issue objective du conflit. Si l’ouvrage s’efforce de rendre systématiquement compte des ressources et positions de tous les acteurs de la lutte, c’est indéniablement l’analyse des ressources autochtones et militantes qui est privilégiée (ne serait-ce que pour des raisons d’accès au terrain), et on aimerait quelquefois en savoir plus sur les ressorts des ressources dominantes et des inégalités de pouvoirs : la vision du monde des cadres internationaux, qui expliquent ces luttes pour l’emploi local par l’archaïsme et la « résistance au changement » de vieux salariés sédentaires n’a-t-elle pas aussi de puissants relais, y compris médiatiques ou politiques ? Par quelles médiations les dirigeants ont-ils finalement fait triompher leur conception juridique de la non-responsabilité de la maison mère ?
11Si cet ouvrage illustre sans conteste la fécondité du travail collectif qui a été mis en œuvre tant dans l’enquête que dans l’écriture ou dans l’analyse – en témoignent la masse d’informations accumulées, la pluralité des points de vue et des questionnements, le riche corpus de références dans les notes – cette posture collective a aussi ses revers, sans doute inévitables. Elle fait en effet disparaître du récit les enquêteurs, les relations et situations d’enquêtes ou quelquefois même les lieux d’enquête (notamment quand les enquêtés ont été rencontrés loin de Villemur, à Paris, en Allemagne, aux États-Unis). C’est le paradoxe d’une recherche dont la force est justement d’incarner les processus de mondialisation.
12Nulle doute en tout cas que ce travail pionnier lance des pistes de recherche et des modalités d’enquête pour retravailler l’imbrication et la porosité des frontières et des jeux d’échelle entre l’échelon local et les mécanismes globaux.
Pour citer cet article
Référence électronique
Anne Catherine Wagner, « Collectif du 9 août, Quand ils ont fermé l’usine. Lutter contre la délocalisation dans une économie globalisée (Agone, 2017) », Sociologie [En ligne], Comptes rendus, 2018, mis en ligne le 02 octobre 2018, consulté le 20 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/3505
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