Pierre-Édouard Weill, Sans toit ni loi ? Genèse et conditions de mise en œuvre de la loi DALO (Presses universitaires de Rennes, 2017)
Pierre-Édouard Weill (2017), Sans toit ni loi ? Genèse et conditions de mise en œuvre de la loi DALO, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 298 p.
Texte intégral
1Le 5 mars 2007 était votée la loi instituant le droit au logement opposable (DALO), alors envisagée comme un changement décisif dans l’accès au logement des personnes défavorisées. En créant la possibilité d’un recours administratif et de la condamnation de l’État, cette loi prétendait assurer l’effectivité du droit au logement. Dix ans plus tard, Pierre-Édouard Weill propose dans un ouvrage tiré de sa thèse en sciences politiques une étude transversale de la genèse et de la mise en œuvre du DALO. Au cœur de l’ouvrage se trouve la volonté d’élucider un paradoxe : comment un droit initialement pensé comme contraignant pour la puissance publique et favorable aux plus démunis en vient-il à s’affaiblir et à se retourner contre eux ?
2Tout au long des cinq chapitres de l’ouvrage, l’auteur montre que le DALO instaure et repose sur des rapports de force et d’influence entre acteurs aux dispositions très inégales. Pierre-Édouard Weill propose ainsi une sociologie politique du droit, de sa fabrique et de ses usages, et s’inscrit dans un champ de recherche bien documenté sur les politiques de peuplement, du logement et de l’habitat des populations défavorisées. La démonstration s’appuie sur une palette méthodologique variée, déployée à travers la comparaison de quatre départements aux situations contrastées (Paris, les Yvelines, le Bas-Rhin et les Vosges) : observations multi-situées et entretiens avec les acteurs de la loi ; analyse de correspondances multiples, régressions logistiques et linéaires permettant de situer socialement les requérants et d’identifier les propriétés favorisant ou non l’effectivité des recours ; enfin, cartographie des taux de recours au DALO à l’échelle nationale, ainsi que des propositions de relogement à l’échelle de la ville de Strasbourg. Un cahier central (p. 178) regroupe ces cartes ainsi que des pièces annexes. Ces méthodes se complètent voire se corrigent et contribuent à la robustesse de l’administration de la preuve.
3Le premier chapitre restitue la sociogenèse de la loi DALO. L’absence d’opposition lors du vote parlementaire suggère l’euphémisation des clivages partisans, que l’auteur cherche à expliquer. Pierre-Édouard Weill montre que l’opposabilité est progressivement construite comme la traduction juridique de l’effectivité du droit au logement, après avoir circulé dans différents champs (associatif, politique, technocratique). Cette circulation est favorisée par l’influence décisive des « croisés du DALO » (p. 34), ainsi nommés en référence aux travaux de Joseph Gusfield mais aussi à leurs liens avec le catholicisme social qui « constitue une matrice de socialisation commune aux hauts fonctionnaires du social et dirigeants des associations caritatives » (p. 44). Ces croisés se recrutent dans le champ politique et la haute administration, et sont parfois investis dans le secteur associatif. Ils échangent dans des lieux tels le Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (CNLE) ou le Haut comité pour le logement des personnes défavorisées (HCLPD) – créé en 1992 à la demande de l’Abbé Pierre – qui joue un rôle central dans la diffusion de l’idée d’opposabilité. Pierre-Édouard Weill souligne en outre l’importance de Paul Bouchet, président d’ATD-Quart Monde à partir de 1998, avocat et conseiller d’État honoraire. Réputé être le « père du DALO » (p. 37), celui-ci veille à trouver des soutiens de part et d’autre de l’échiquier politique et cherche à inclure les représentants du monde associatif dans les débats. L’auteur clarifie en outre le rôle des Enfants de Don Quichotte (EDQ) et de l’installation de tentes à proximité du Canal Saint-Martin à l’hiver 2006, action communément présentée comme à l’origine du DALO. Or, l’essentiel du travail de définition du problème est alors déjà réalisé, et les EDQ contribuent surtout à accélérer l’opérationnalisation du DALO en le rendant visible. Ce chapitre montre enfin que tout au long de la conception de la loi, des négociations ont lieu entre l’État et les élus locaux autour du partage des responsabilités en matière de politique du logement ou encore de l’identification des catégories de bénéficiaires.
4Ces catégories sont au cœur du deuxième chapitre, dans lequel Pierre-Édouard Weill analyse l’espace social des requérants en construisant une double typologie en miroir, des requérants et de leurs rapports différenciés au droit, par l’usage de méthodes mixtes. Les « isolés et marginalisés » sont principalement des personnes seules, inactives, entretenant un rapport très précaire à l’habitat et très distant au droit que l’auteur analyse comme une forme d’incompétence en revers de la compétence administrative définie par Vincent Dubois, et qui confine au non-recours. Les « précaires et assistés » sont majoritairement des familles, le plus souvent immigrées, dont les principales ressources sont liées aux dispositifs d’assistance ou à des emplois précaires et dont le fort sentiment d’incompétence vis-à-vis du droit les pousse à s’investir dans la relation d’aide associative. Enfin, les « instables et déclassés » désignent des populations appartenant aux fractions supérieures des classes populaires et à certaines franges des classes moyennes engagées dans un processus de déclassement. Il s’agit le plus souvent de ménages français, familles monoparentales ou couples, qui font preuve d’un sentiment de compétence parfois surestimé vis-à-vis des procédures liées au DALO. Ce chapitre s’achève sur l’étude des liens entre compétence administrative et politisation des requérants et met en lumière les tensions entre défense des intérêts individuels et investissement dans la cause plus large de la lutte contre le mal-logement. Bienvenue, cette démarche aurait cependant pu être nourrie par davantage d’éléments ethnographiques sur la tendance des associations à promouvoir ou à limiter ce type de montées en généralité.
5Le troisième temps de la démonstration est consacré à l’analyse de la « fabrique des dossiers » de recours au DALO. Pierre-Édouard Weill montre que différents interlocuteurs y participent (associations, bailleurs, mairies, préfectures), formant un réseau au sein duquel les requérants sont amenés à circuler. En creux, l’auteur renvoie à une double évolution de la mise en œuvre des politiques sociales : d’une part, le développement de la logique de partenariat entre associations et avec les pouvoirs publics ; d’autre part, le recours croissant aux outils informatiques de centralisation des données. Ces tendances sont liées, le traitement informatique fournissant un socle commun aux différents partenaires et facilitant la mise en flux des requérants. Le chapitre montre aussi comment les acteurs de la fabrique des dossiers tendent à promouvoir les « bons » requérants et à freiner les « mauvais », distinction opérée selon leur présentation de soi, leur capacité à comprendre les formulaires, à maitriser les interactions, ou encore selon des stéréotypes de race. Toute cette fabrique repose sur une double division du travail, morale et sociale. La première est observée à travers la délégation du « sale boulot », incarné par l’accueil en première ligne qui expose celles et ceux qui sont chargé-e-s de le réaliser à des conditions de travail médiocres et à la souffrance des personnes accueillies ; à l’inverse, le « vrai boulot » réside dans la complexité du travail de construction des dossiers. La seconde division, sociale, répond à la première : Pierre-Édouard Weill l’étudie en montrant la centralité de la maitrise du droit et de « la détention de compétences juridiques, elles-mêmes socialement conditionnée[s] » (p. 164), donc très inégalement réparties entre les interlocuteurs des requérants selon qu’ils sont bénévoles, travailleurs sociaux, juristes ou avocats.
6Le chapitre qui suit montre comment la sélection se renforce au sein de ce que Pierre-Édouard Weill appelle « l’espace du jugement ». Deux processus en relèvent : le premier s’incarne dans des commissions de médiation départementales composées d’agents de l’État, de représentants des associations et des bailleurs, et d’élus locaux, chargées d’examiner le caractère urgent et prioritaire des demandes. Divers facteurs jouent dans leurs prises de décision : les dispositions de leurs membres ; leur plus ou moins grande proximité sociale ; les alliances d’intérêts communs ; les jugements moraux prenant le pas sur des critères officiels… de sorte que ces commissions incarnent des formes emblématiques de magistrature sociale par lesquelles les situations individuelles des requérants sont jugées, en tension avec les critères formels d’éligibilité. Le second processus correspond à ce que Pierre-Édouard Weill appelle le « procès de l’État », qui renvoie aux recours contentieux issus des décisions des commissions. Deux types de recours existent : d’une part, un ménage peut contester la décision de la commission statuant que sa situation n’est pas urgente ou prioritaire ; d’autre part, un ménage peut déposer un recours contre le préfet si, suite à une décision favorable de la commission, il ne s’est pas vu proposer un logement sous six mois, ou un hébergement sous six semaines. Dans les deux cas, les recours s’opèrent devant le tribunal administratif. Les juges statuent sur les décisions des commissions et peuvent enjoindre le préfet de trouver une solution de logement, voire lui assortir une astreinte financière. Celle-ci témoigne pourtant une fois encore de l’euphémisation des visées du DALO puisqu’en 2009, la loi en limite considérablement le montant. De sorte que « les condamnations de l’État n’ont donc ni véritablement pour but d’encourager la construction de logements sociaux, ni de fournir un complément de ressources pour des ménages défavorisés, ni même encore de correspondre à un quelconque préjudice » (p. 222). Par l’observation des commissions, l’analyse statistique des contentieux et des usages des astreintes, enfin par l’étude des rapports entre professionnels du droit et de leurs dispositions, Pierre-Édouard Weill montre avec précision l’affaiblissement du droit.
7Dans la logique de toute la démonstration qui précède, le dernier chapitre de l’ouvrage s’attache à étudier les conditions d’effectivité et d’application du DALO en s’appuyant une nouvelle fois sur des méthodes mixtes. Une telle effectivité est étroitement liée à certaines propriétés sociales des requérants (occuper une activité professionnelle, ne pas vivre seul, avoir des compétences écrites), ou à l’existence d’un accompagnement social et juridique qui joue favorablement sur les jugements. Or, et c’est le dernier point de l’analyse, y compris lorsque le droit est reconnu, la loi n’est pas automatiquement appliquée. Plusieurs limites sont identifiées par l’auteur. D’une part, des contradictions se font jour entre les politiques de peuplement et du logement, principalement entre respect du droit au logement et principe de mixité sociale, argument massue des collectivités qui cherchent à éviter la concentration des situations de pauvreté sur leur territoire. D’autre part, les offres de relogement ne sont pas automatiquement acceptées, selon le type et la localisation du logement proposé, ainsi que selon les propriétés sociales des requérants.
8Pris dans un ensemble de rapports de pouvoirs et d’influences, le DALO se trouve euphémisé à toutes les étapes de sa conception et de sa mise en œuvre, et témoigne dans son application d’une tendance à favoriser les requérants les mieux dotés en ressources diverses. Le travail de Pierre-Édouard Weill fournit les clefs de compréhension des mécanismes à l’origine de cette tendance. Il se distingue par son ambition qui n’empêche pas, au contraire, un souci constant de précision dans l’administration de la preuve et dans l’économie générale de la démonstration. On pourra identifier deux limites : la première concerne son articulation avec le droit à l’hébergement opposable (DAHO) voté simultanément au DALO. Inscrit dans des temporalités plus réactives, celui-ci contraint l’État à donner une place d’hébergement aux requérants. Si le système d’hébergement et ses usagers sont évoqués à plusieurs reprises dans l’ouvrage, le DAHO l’est moins, alors qu’il peut être envisagé comme une euphémisation du droit au logement, ou comme un souci – politique, professionnel, économique – de distinguer des personnes aptes et inaptes au logement autonome, notamment par les requalifications des recours DALO en DAHO par les commissions. Par ailleurs, le clivage entre associations « institutionnelles » et « coup de poing » évoqué à quelques reprises dans l’ouvrage (notamment pp. 39-41) aurait peut-être mérité une analyse plus approfondie. Ces réserves doivent néanmoins être lues comme un souhait d’en savoir davantage sur l’opérationnalisation du DALO et n’enlèvent rien à la qualité de l’ouvrage et à ses nombreux et précieux apports.
Pour citer cet article
Référence électronique
Vianney Schlegel, « Pierre-Édouard Weill, Sans toit ni loi ? Genèse et conditions de mise en œuvre de la loi DALO (Presses universitaires de Rennes, 2017) », Sociologie [En ligne], Comptes rendus, 2018, mis en ligne le 02 octobre 2018, consulté le 23 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/3486
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