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Sébastien Mosbah-Natanson, Une « mode » de la sociologie. Publications et vocations sociologiques en France en 1900 (Classiques Garnier, 2017)

Sébastien Zerilli
Référence(s) :

Sébastien Mosbah-Natanson (2017), Une « mode » de la sociologie. Publications et vocations sociologiques en France en 1900, Paris, Classiques Garnier, 297 p.

Texte intégral

1« Le développement d’une discipline s’évalue à ses publications. On peut donc suivre la sociologie française à travers les livres et les revues où se publient les travaux des sociologues. » (Mendras, 1995, p. 126). Cette réflexion fait remarquablement écho à la passionnante étude de Sébastien Mosbah-Natanson. Ici l’auteur considère la sociologie comme un « fait éditorial » permettant de jauger l’effervescence qu’aurait générée la discipline à la jonction des xixe et xxe siècles. Les publications sociologiques du « moment-1900 » sont considérées comme des marqueurs attestant de l’agitation d’un espace intellectuel dont l’universitaire cherche à délimiter les frontières. Questionner l’ampleur d’une « mode sociologique » à la Belle Époque via l’analyse des titres qui se réclament alors de la discipline permet ainsi d’entreprendre une véritable histoire culturelle de la sociologie, qui déborde le cadre de son institutionnalisation et dépasse l’analyse abstraite de ses plus grandes idées.

Une autre histoire de la sociologie

2L’histoire des savoirs est invariablement façonnée par des « effets de tunnel » (Topalov, 2015, pp. 25 et suivantes). Ils éclairent le rôle de fondateurs et pointent l’importance de certains phénomènes autant qu’ils éclipsent l’œuvre d’obscurs pionniers et le poids de certains processus. Ainsi de l’héritage durkheimien et de la dynamique d’institutionnalisation de la sociologie, dont l’auteur considère qu’ils occupent une trop large place dans l’historiographie. A contrario, le thème de la « mode [de la sociologie] est […] souvent évoqu[é], mais n’est pas réellement pri[s] au sérieux dans les travaux contemporains traitant de l’émergence de la discipline » (p. 37). Par ricochets, une étude sur ce sujet pose ainsi la question souvent mentionnée mais rarement exploitée « des usages extra-savants » du savoir sociologique (p. 21). Cet ouvrage propose donc une autre histoire de la sociologie, qui s’ajoute aux analyses déjà publiées et prétend en renouveler les perspectives.

3Deux hypothèses structurent l’étude. L’une avance qu’une « forme d’effervescence éditoriale collective autour de la sociologie se serait alors traduite par des publications nombreuses et diverses d’auteurs largement inconnus […], mais qui produisent des publications dont l’ambition est de contribuer au développement de la sociologie comme science » (p. 60). L’autre « pose que le label “sociologie” n’[a] pas fait l’objet d’une appropriation monopolistique par le monde académique et savant autour de 1900 » (p. 61). Ces pistes de travail soulignent la nature « morphologique » (p. 55) de la recherche. Elles permettent à l’auteur d’explorer les différents espaces intellectuels dans lesquels les savoirs sociologiques infusent et se diffusent, et dont l’analyse d’un corpus d’ouvrages réfracte en quelque sorte les contours. Sébastien Mosbah-Natanson effectue ce travail en mobilisant la notion de « mouvement sociologique », définie comme « l’effort collectif, pluriel, visant à développer une entreprise de connaissance scientifique du social dans la France de la fin du xixe siècle » (p. 50).

4Le sociologue exploite le Catalogue général de la librairie française, qui recense toutes les publications de langue française, classées par auteurs ou rubriques thématiques, entre 1840 et 1925. Un dépouillement complet de la section « Socialisme, Sciences sociales » a été effectué. Les termes « sociologie » et « sciences sociales », contenus dans les titres référencés, ont ensuite été utilisés comme des marqueurs lexicaux permettant d’affiner le corpus. Cette méthode bibliométrique permet de sélectionner 428 publications. La perspective nominaliste, consistant à exploiter des mots-clés dans les titres, permet quant à elle d’éviter l’écueil de la constitution téléologique d’un corpus d’ouvrages datés en fonction d’une définition actuelle de la sociologie. De cette démarche, l’auteur tire deux enseignements. On observe d’abord une nette augmentation des publications contenant le terme « sociologie » à la charnière des xixe et xxe siècles. On en compte trente-trois entre 1886 et 1895 ; elles sont trois fois plus nombreuses la décennie suivante. Seconde remarque, qui souligne le « durkheimo-centrisme » (p. 103) de plusieurs histoires de la discipline : parmi les quinze auteurs les plus prolifiques (ayant publié au moins quatre titres), les noms d’inconnus sont majoritaires. Qui sont messieurs Colins, La Grasserie ou Garriguet ? Ils talonnent pourtant R. Worms et É. Durkheim dans le classement décroissant des auteurs les plus productifs, et précèdent C. Bouglé, G. Tarde, ou encore A. Fouillé.

Publications et vocations sociologiques

5Les publications recensées sont ensuite méticuleusement classées, en fonction de leur rôle dans le « mouvement sociologique ». Plusieurs marqueurs, appréhendés par une analyse de leur paratexte, sont considérés pour évaluer leur teneur : « l’intention de connaissance explicite » (p. 104) manifestée par les auteurs, l’observation de « l’espace de référence » (p. 105) dans lequel ils inscrivent leur(s) texte(s) et « l’espace citationnel » (idem) dans lequel leur(s) étude(s) sont insérée(s), à quoi s’ajoute la légitimité des maisons d’édition. Grâce à ces critères, le sociologue ordonne finalement les publications parmi des pôles « scientifique », « intermédiaire », et « extra-scientifique ». Celui-ci regroupe 25 titres. Les productions savantes composent quant à elles les trois-cinquième du corpus. À la jonction des xixe et xxe siècles, « la sociologie comme catégorie éditoriale regroupe donc des [titres] qui portent des enjeux différents et ce jusqu’à la Première Guerre mondiale » (Mosbah-Natanson, 2008, pp. 70-71).

6Sébastien Mosbah-Natanson s’attache ensuite à distinguer les concepteurs des ouvrages. En maniant la notion de « vocation », et en mobilisant de nombreux matériaux biographiques contenus dans la littérature secondaire sur l’histoire de la discipline comme dans des sources de première main (par exemple des notices nécrologiques), il se propose d’« étudier les formes de l’investissement en sociologie [de] ces différents producteurs » (Mosbah-Natanson, 2008, p. 72). Une seconde typologie est alors élaborée, qui permet d’établir la position des auteurs par rapport à la dynamique de connaissance à caractère scientifique associée au développement de la sociologie. Parmi les cinq vocations qu’il distingue, l’auteur en considère trois comme mineures. Ainsi les variations « positiviste », « leplaysienne » et « catholique » de l’engagement sociologique ne rentrent-elles « que [...] progressivement et de manière différenciée [...] en dialogue avec le mouvement sociologique » (p. 204).

7Une quarantaine de titres sont écrits par les individus aux profils les plus variés. Celui-ci est un poète ; celui-là est un militant fouriériste ; un autre est un écrivain conservateur… Tous sont pourtant les producteurs ponctuels des textes les plus éloignés du mouvement sociologique, classés dans le pôle « extra-scientifique » du corpus. Les publications qu’il contient « relèvent de l’essai socio-politique et oscillent entre défense d’une orientation politique et étude[s] sociale[s] au sens large » (p. 231). Ces textes et leur(s) auteur(s) sont les agitateurs les plus remarquables du « paysage éditorial sociologique troublé » (p. 249) que le chercheur souhaite ordonner.

8Deux formes d’engagement sociologique se distinguent. La « vocation universitaire » réunit sans surprise des individus parmi les plus jeunes et les mieux dotés en capitaux scolaires, investis dans plusieurs activités académiques (charges de cours, travaux de traduction, rôles au sein d’une revue) et évoluant souvent à l’intérieur des facultés de lettres. Ceci-étant, le poids du profil-type du normalien-agrégé-de-philosophie-entrant-en-sociologie est justement nuancé par les analyses du sociologue. Ainsi des juristes et des économistes ont-ils également contribué au développement de la discipline. En plus d’évaluer la teneur de leurs travaux, l’auteur se penche également sur la pérennité de l’engagement de ces auteurs. Certains contribuent ponctuellement alors que d’autres manifestent un investissement durable. L’attitude des premiers témoigne de l’effervescence intellectuelle conjoncturelle générée par la sociologie à l’intérieur même de l’Université ; celle des seconds révèle des stratégies de carrières et la cristallisation d’une identité disciplinaire liée à une restructuration de l’espace académique.

9En distinguant enfin une « forme publique de la vocation sociologique », Sébastien Mosbah-Natanson éclaire un singulier groupe d’individus. Ici trouve sa place « le bourgeois érudit, fonctionnaire ou publiciste, lié à la tradition des académies et des sociétés savantes et qui peut avoir une conception à la fois plus distante mais aussi plus utilitaire [...] de la sociologie » (Mosbah-Natanson, 2008, pp. 72 et 73). Ses réseaux de sociabilité comme les espaces d’élaboration et de circulation de ses idées différent de ceux du Professeur. L’un comme l’autre entretiennent pourtant un mouvement sociologique d’accumulation de connaissances. Il est donc erroné de décalquer sur un clivage savoirs scientifiques/productions extra-scientifiques une opposition savants/amateurs.

Mode, mouvement et marge

10Une notion-titre et une notion-clé structurent l’étude. La première, celle de « mode », est le sujet de ce travail. Ce terme est pourtant plus signifié que défini, par l’emploi de termes liés au champ lexical de l’agitation [« phénomène » (p. 123) ; « engouement » (p. 169) ; « effervescence » (p. 204) ; « attraction » (p. 250)]. La seconde, celle de « mouvement sociologique », est une expression-outil permettant au sociologue de borner un espace intellectuel aux contours flous. Précisément définie, elle guide sa réflexion. Une question se pose alors : la « mode » englobe-t-elle le « mouvement », ou bien l’inverse ? Deux passages du livre font en quelque sorte se cristalliser cette interrogation.

11Considérons le développement que l’auteur consacre à « la sociologie comme mode universitaire » (pp. 164 et suiv.), ainsi que la partie traitant des « marges du mouvement sociologique » (pp. 203 et suiv.), deux segments de l’étude dans lesquels est successivement évoqué l’intérêt pour la jeune discipline à l’intérieur et en dehors du microcosme académique. En suivant le raisonnement de Sébastien Mosbah-Natanson exposé plus haut, on peut requalifier la « mode universitaire » de la sociologie comme une mode à l’intérieur même du mouvement sociologique, car la « vocation universitaire » associée au développement de la discipline, rappelons-le, compose avec sa « vocation publique » un « mouvement sociologique » qui caractérise une dynamique scientifique d’accumulation des connaissances. Les remarques du sociologue sur la production scientifique mais ponctuelle de plusieurs universitaires confirment que la mode traverse le mouvement sociologique. Ailleurs, dans les pages qu’il consacre aux publications les plus hétérogènes du corpus, classées à son pôle « extra-scientifique » et écrites par les producteurs aux profils les plus divers, l’auteur spécifie logiquement qu’elles « ne participent [donc] pas, ou de manière très périphérique au mouvement sociologique » (p. 230). Et d’ajouter que « [l]a mode autour du label “sociologie” trouve ici, dans ce sous-corpus, sa traduction la plus concrète » (idem). Sous cet angle, la mode déborde le mouvement sociologique, elle se manifeste de la façon la plus nette non pas en son cœur, mais à ses marges.

12La modulation des concepts de « mode » et de « mouvement » dépend en fait de l’articulation des deux hypothèses du sociologue. La première postulait que la mode éditoriale associée à la discipline caractérise à la Belle Époque « des publications dont l’ambition est de contribuer au développement de la sociologie comme science » (p. 60). La seconde avançait que « la “sociologie” [est à cette date] une étiquette ou un label dont l’appropriation [...] s’inscr[it] aussi dans des logiques politiques, idéologiques, voire littéraires et culturelles » (Mosbah-Natanson, 2011, p. 117). Chacune de ces pistes de recherche est clairement définies en introduction. Cependant, la nature descriptive de l’ouvrage, qui correspond à la recherche « morphologique » entreprise par l’auteur nous semble les brouiller. L’universitaire se penche successivement sur les différentes sortes de publications et de vocations sociologiques en multipliant les corpus, les sous-ensembles et autres typologies, donnant en quelque sorte formellement l’impression d’écraser la perspective de travail dessinée par l’articulation de ses deux questions de départ. Peut-être auraient-elles pu être plus nettement distinguées. Dans un résumé de sa thèse, dont l’auteur indique que l’étude ici commentée est une version remaniée (p. 19, note 20), il écrit que « [l’]hypothèse centrale de [son] travail est que la sociologie ne se limite pas en 1900 [...] à une définition [...] centrée autour d’un projet savant de connaissance de la société ou du social » (Mosbah-Natanson, 2008, p. 69, je souligne).

13La définition brouillée de la discipline à la Belle Époque, la diversité des représentations et des appropriations dont est lesté son nom, sont tout à la fois la cause et la conséquence de la mode qui auréole alors la nouvelle science du social. Telle est la principale conclusion que l’on tire de cette riche étude. Aujourd’hui la sociologie ne semble plus très à la mode, alors que certains lui reprochent d’entretenir une perverse « culture de l’excuse ». Son image est-elle pour autant plus nette ?

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Bibliographie

Mendras H. (1995), Comment devenir sociologue, Souvenirs d’un vieux mandarin, Arles, Actes Sud.

Mosbah-Natanson S. (2008), « Résumé de thèse », Bulletin pour l’Histoire des Sciences de l’Homme, n° 32, pp. 68-74.

Mosbah-Natanson S. (2011), « La sociologie comme “mode” ? Usages éditoriaux du label “sociologie” en France à la fin du  siècle », Revue française de sociologie, vol. 52, no 1, pp. 103-122.

Topalov C. (2015), Histoires d’enquêtes, Londres, Paris, Chicago (1880-1930), Paris, Classiques Garnier.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Sébastien Zerilli, « Sébastien Mosbah-Natanson, Une « mode » de la sociologie. Publications et vocations sociologiques en France en 1900 (Classiques Garnier, 2017) », Sociologie [En ligne], Comptes rendus, 2018, mis en ligne le 12 mai 2021, consulté le 14 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/3480

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Auteur

Sébastien Zerilli

zerilli.sebastien@gmail.com
Doctorant en sociologie à l’EHESS (ETT-CMH) - Centre Maurice Halbwachs, 48 boulevard Jourdan, 75014 Paris, France

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