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Bruno Karsenti et Cyril Lemieux, Socialisme et sociologie (Éditions de l’EHESS, 2017)

Fabrizio Li Vigni
Référence(s) :

Bruno Karsenti et Cyril Lemieux (2017), Socialisme et sociologie, Paris, Éditions de l’EHESS, 192 p.

Texte intégral

  • 1 Par exemple : Monique Hirschhorn, « Est-il vraiment utile de s’interroger sur l’utilité de la socio (...)
  • 2 L’on citera la fameuse phrase de Manuel Valls au lendemain des attentats de novembre 2015, « Compre (...)

1Ce livre court, bien écrit et engagé, s’insère dans le cadre des débats actuels concernant le rôle politique et la légitimité épistémologique de la sociologie. De plus en plus attaquée de tous bords ces dernières années, elle reçoit des critiques tant épistémiques1 que politico-idéologiques2. En outre, l’engouement des autorités politiques, des économistes et des entreprises pour les humanités numériques et les Big data, ainsi que pour les neurosciences cognitives, va souvent au détriment des études plus qualitatives en SHS.

  • 3 Le socialisme est défini par les auteurs comme une approche capable de « restituer les tensions et (...)

2Le philosophe Bruno Karsenti et le sociologue Cyril Lemieux, tous les deux directeurs d’études à l’EHESS de Paris, adoptent une position à la fois épistémique et politique. L’épistémologie de la sociologie est ici analysée dans ses retombées politiques, tandis que le socialisme3 y est analysé épistémologiquement et dans son rapport historique avec la sociologie. Il s’agit d’un essai intellectuel engagé, non pas d’un pamphlet ni d’un livre de recherches de terrain. Le texte se divise en trois parties : la première et plus importante étude est signée par les deux auteurs et s’intitule « Le socialisme et l’avenir de l’Europe » ; la deuxième étude est signée par Cyril Lemieux et s’intitule « La politique sociologique selon Durkheim » ; enfin, la troisième étude est signée par Bruno Karsenti et s’intitule « Il faut que la société se défende ». Nous allons nous concentrer sur le premier écrit, les deux autres approfondissant des aspects qui y sont contenus.

3Le point de départ des auteurs est la montée, ces dernières années, du nationalisme xénophobe dans le continent européen. Face à cela, trois options se présentent à eux : 1) se mentir en évitant de reconnaitre que le (néo)libéralisme est la cause de la montée des partis para-fascistes ou ouvertement fascistes européens ; 2) se replier dans une intimité résignée ou émigrer, et 3) enfin « reprendre prise intellectuellement sur la situation » (p. 9). Sans surprise les auteurs choisissent la dernière, dans la conviction que le socialisme, si nourri de la « volonté de savoir » (p. 21) sociologique, est le seul courant idéologique à même de pouvoir résoudre les crises sociales de l’époque moderne.

  • 4 Les auteurs prônent un nationalisme issu d’une éducation capable d’éveiller le sens critique des ci (...)

4La critique des auteurs s’adresse, tout d’abord, aux partis de gauche devenus incapables de penser la nation en dehors du cadre des partis nationalistes, comme s’il y avait une équivalence inévitable entre conscience nationale et idéologie nationaliste. « Front de gauche, écologistes et Parti socialiste semblent […] devenus incapables de penser la nation autrement que dans les termes promus par l’extrême droite » (p. 13) : en d’autres mots, ils se trompent, selon les auteurs, tantôt quand ils rentrent dans le moule nationaliste tantôt quand ils refusent toute forme de conscience nationale. Ces partis, selon Bruno Karsenti et Cyril Lemieux, devraient reconnaitre la nation comme le résultat d’une histoire sociale formant l’identité collective d’un peuple et entendre l’internationalisme comme « l’axe de restauration de l’idée nationale contre le nationalisme4 » (p. 19).

  • 5 La définition complète de la sociologie pour les auteurs inclut aussi son activité dénaturalisante (...)

5Une fois qu’ils se sont réappropriés le concept de nation, les auteurs se demandent quelle est la raison de la crise actuelle du socialisme européen. La réponse réside, selon eux, dans la volonté de la politique d’analyser les problèmes sociaux, et d’y répondre, avec des moyens intellectuels inadaptés. Selon Bruno Karsenti et Cyril Lemieux, la psychologie, l’économie et le droit sont aujourd’hui les disciplines le plus souvent convoquées par les dirigeants pour expliquer les phénomènes sociaux, sans pour autant penser les rapports sociaux dans leur spécificité sociologique. Cette thèse est parmi les plus puissantes du livre : « Le libéralisme entretient un lien de prédilection avec les disciplines qui traitent de la réalité sociale en privilégiant l’individualisme méthodologique. Trois disciplines, essentiellement, sont concernées : le droit, l’économie et la psychologie » (p. 62). Ces disciplines se caractérisent par le fait de procéder par abstraction, au sens où elles considèrent leurs objets d’étude (esprit, lois, marchés) comme autonomes et séparés du reste de la société, et par individuation, au sens où elles ramènent toujours tout phénomène aux individus. En revanche, la sociologie défendue par Bruno Karsenti et Cyril Lemieux est holiste5, c’est-à-dire qu’elle considère la société comme un tout et les individus comme des éléments inséparables de la société à laquelle ils appartiennent.

  • 6 Autrement dit, le socialisme peut, grâce seulement à la sociologie, se mettre soi-même à distance e (...)

6Or, pour les auteurs il s’agit surtout d’aborder sociologiquement le socialisme et la sociologie comme des faits sociaux. En se basant sur Karl Polanyi, Bruno Karsenti et Cyril Lemieux proposent de voir le (néo)libéralisme comme un phénomène de « désencastrement progressif et continu de l’économie » (p. 37), à savoir comme un processus dans lequel les marchés s’affranchissent de plus en plus d’une régulation sociale. Mais pour les auteurs, ce désencastrement explique aussi, par revers de médaille, l’essor du nationalisme réactionnaire, car le repli national se veut comme une réaction aux violences sociales produites par l’internationalisme des multinationales et de la finance sur les peuples. Le socialisme, dès son origine, se veut lui aussi comme une réaction au désencastrement de l’économie, mais sous l’égide d’un idéal démocratique. Limiter la désocialisation de la grande industrie par rapport à la société est, avec la mise en place d’un système d’éducation nationale capable de transmettre une autonomie de pensée, un des objectifs principaux du socialisme. L’accès au savoir a le pouvoir de dénaturaliser les inégalités, là où le libéralisme considère le talent comme un « don ». La différence de la réaction socialiste par rapport à celle de droite résiderait, selon les auteurs, dans le fait que la première se fonde, à certaines époques, sur une volonté de science sociale, tandis que la pensée réactionnaire accepte dogmatiquement les prénotions de la tradition. Le socialisme informé par la sociologie, reconnaissent les auteurs, n’est bien entendu pas dépourvu d’idéologie, entendue au sens large comme un système de valeurs et de principes pour l’action, mais « il se distingue comme le seul courant idéologique apte à comprendre sa position en relation à son ancrage dans l’expérience6 » (p. 51).

7Là où Bernard Lahire n’expliquait pas les raisons du rejet de la sociologie de la part des dirigeants, en se limitant à se livrer à un plaidoyer en sa faveur7, les auteurs de Socialisme et sociologie abordent la question de différentes manières : les raisons externes à la sociologie, contextuelles, nous les avons vues. Pour ce qui est des raisons internes, ils les traitent dans la dernière section du premier chapitre. Si la crise actuelle du socialisme s’explique par son refus, plus ou moins intentionnel, de s’appuyer sur la sociologie, la crise de la sociologie s’explique, selon Bruno Karsenti et Cyril Lemieux, par son « manque de radicalité sociologique » (p. 88). Ce qu’ils veulent dire par là, c’est qu’une bonne partie de la sociologie a renoncé à la méthode scientifique pour se dédier à ce qui lui paraît d’une « urgence absolue » : lancer un « cri de douleur » pour dénoncer les dégâts des politiques néolibérales (p. 92). En subordonnant ses prétentions scientifiques aux objectifs idéologiques, la sociologie aurait naturalisé le socialisme, en s’éloignant, selon les auteurs, de sa mission épistémique8, aussi bien que de sa mission politique9.

  • 10 En termes économiques, géopolitiques et de paix.

8Comment résoudre cette double crise du socialisme et de la sociologie, dont le sort est interdépendant ? Les auteurs contestent la triple croyance des dirigeants européens, fondée sur l’économie, la psychologie et le droit. L’économie les rassure sur le fait que si la croissance revient et la condition matérielle des citoyens s’améliore, la fièvre nationaliste s’éteindra. La psychologie les rassure en taxant la fièvre nationaliste comme un excès d’angoisse irrationnelle, qu’une pédagogie pro-européenne peut faire taire. Le droit les rassure, enfin, sur le fait que les traités européens maintiendront l’unité de l’Union, en dépit de l’avancée des « populismes ». Bruno Karsenti et Cyril Lemieux répondent que, si l’Europe est nécessaire aux peuples la composant afin de maintenir et d’accroitre les bénéfices qui en proviennent10, le destin de l’Europe ne peut qu’être socialiste, c’est-à-dire démocratique, internationaliste et solidariste. L’autre condition pour un renouveau du socialisme européen est l’intégration de l’écologisme. Les mouvements sociaux écologistes, altermondialistes et pour les droits de l’homme et de la femme, tout en se mouvant dans un horizon socialiste, manquent, selon les auteurs, encore une fois de la réflexivité sociologique nécessaire à penser scientifiquement la société. Pour les auteurs, l’écologisme, forme de néo-socialisme dans son état embryonnaire, pèche par sa vision qui attribue le primat à l’écologie plus qu’à la sociologie, par sa réification de l’opposition entre humanité et nature, et par son incapacité à voir les profondes interdépendances entre les problèmes environnementaux et les inégalités sociales.

9Le livre se poursuit avec une deuxième étude signée par Cyril Lemieux, dans laquelle il revient sur le concept de pathologique chez Émile Durkheim, ainsi que sur l’engagement politique du père de la sociologie française dans le socialisme. Sa conclusion est que le socialisme est le seul courant à même « d’identifier correctement les causes du mal qui frappe une société et, partant, de déterminer les moyens les plus efficaces de le combattre » (p. 147), cela en se fondant sur le savoir positif de la sociologie, laquelle « a pour tâche d’éclairer sans cesse militants ou gouvernants sur la nécessité de démocratiser l’État » (p. 150).

10L’étude signée par Bruno Karsenti propose la formule de « socialisme de second degré » (p. 154) pour désigner « une opération réflexive qui prend le socialisme pour objet » (p. 155) et qui le voit « comme une tendance sociale profonde » (p. 157), que le philosophe définit, avec Karl Polanyi, comme une « autoprotection de la société » (p. 157). Selon Bruno Karsenti, Karl Polanyi considérait que la société se compose de plusieurs institutions, dont la plupart ne sont pas à « fonction unique » (p. 168). Le marché, en revanche, a un seul « mobile d’action significatif » : le gain ou l’échange pour le profit. Ainsi, une société de marché serait une société mue par un seul intérêt. La société doit alors se défendre, et selon Bruno Karsenti elle ne peut pas faire autrement, afin que les autres intérêts, tels que la réciprocité ou la redistribution, soient préservés.

11Nombre de lecteurs sociologues se reconnaitront dans cette manière d’entendre leur discipline. Pour cela, ils ou elles trouveront ce livre rafraîchissant. Toutefois, quelques critiques peuvent lui être adressées.

  • 11 Il suffit de penser à Podemos en Espagne, à la France Insoumise en France ou au Mouvement 5 Étoiles(...)

12Premièrement, nous aurions aimé avoir plus de détails sur les limites des nouveaux mouvements que les auteurs définissent comme « intuitivement socialistes ». Les auteurs les critiquent pour leur aspiration implicite au socialisme et pour leur refus explicite de l’idéologie socialiste. Ils seraient guidés, selon eux, par un dogmatisme ou un intuitionnisme plus que par un rapport scientifique avec la sociologie. En quoi ne seraient-ils pas suffisamment sociologiques, alors que l’on pourrait souvent leur reconnaître de mieux tenir compte des changements sociaux que ne font les partis socialistes et communistes d’Europe11 ?

  • 12 À savoir cette tradition d’éducation politique des adultes, qui passe par des ateliers, des confére (...)
  • 13 Voir Albert Ogien et Sandra Laugier, Le Principe démocratie. Enquête sur les nouvelles formes du po (...)
  • 14 Le GIS Démocratie & Participation est un observatoire de ces mouvements en France et en Europe : ht (...)

13Deuxièmement, les auteurs semblent mettre de manière insuffisante l’accent sur la demande de démocratisation de la décision collective, ainsi que sur l’éducation populaire12 (pp. 104, 118) comme instrument pour y parvenir. Les auteurs font rarement allusion à la demande croissante de participation à la vie institutionnelle que les récents mouvements sociaux ont portée dans plusieurs pays du monde13. Tandis que ces mouvements font appel à une démocratie directe et participative14, Bruno Karsenti et Cyril Lemieux dirigent leur attention uniquement vers l’éducation nationale et les corps intermédiaires (syndicats, associations, etc.), sans sentir le besoin de les justifier et les défendre, face notamment aux critiques que les tenants de la participation adressent à ces institutions.

14Pour finir, leur définition du socialisme sociologique prend une tournure bien trop intellectualiste, la sociologie donnant au socialisme un « fondement rationnel » pour mener les batailles de justice sociale. Or, comme l’on sait, les idéologies se composent aussi de nombreux éléments irrationnels (esthétiques, empathiques, métaphysiques), qui passent par la socialisation et pas forcément par un discours logique, voire scientifique.

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Notes

1 Par exemple : Monique Hirschhorn, « Est-il vraiment utile de s’interroger sur l’utilité de la sociologie ? Plus de dix ans de débats », Revue européenne des sciences sociales, vol. 52, no 2, 2014 ; ou alors : Gérald Bronner et Étienne Géhin, Le Danger sociologique, Paris, Puf, 2017, livre qui est en revanche postérieur à celui de Bruno Karsenti et Cyril Lemieux.

2 L’on citera la fameuse phrase de Manuel Valls au lendemain des attentats de novembre 2015, « Comprendre, c’est excuser », qui a soulevé un vaste débat dans lequel plusieurs sociologues ont pris leur plume pour répondre au premier ministre et pour défendre leur discipline, par exemple : Bernard Lahire, Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue “culture de l’excuse”, Paris, La Découverte, 2016.

3 Le socialisme est défini par les auteurs comme une approche capable de « restituer les tensions et les contradictions qui affectent la société à un moment donné, c’est-à-dire [de] rendre raison des expériences d’injustice qui ne laissent pas d’être éprouvées, non en leur donnant a priori raison, mais en les rapportant aux écueils que les idéaux sociaux rencontrent dans le présent, aux conflits dans lesquels ils peuvent être pris, et aux résistances qui s’opposent à leur réalisation. […] son but est de fournir à nos sentiments d’injustice et à nos indignations un langage et un fondement rationnels » (p. 21).

4 Les auteurs prônent un nationalisme issu d’une éducation capable d’éveiller le sens critique des citoyens, qui serait ainsi un attachement à la nation, non pas « atavique et viscéral » comme celui des nationalistes réactionnaires, mais, suivant la conception maussienne de la nation, « un attachement personnel et assumé en nom propre, réflexif et conditionnel, que fonde la conscience de participer à une œuvre politique commune et de promouvoir collectivement, au regard des autres nations, un certain type d’idéaux tels que la justice sociale, la liberté ou l’égalité » (p. 119).

5 La définition complète de la sociologie pour les auteurs inclut aussi son activité dénaturalisante et sa méthode scientifique.

6 Autrement dit, le socialisme peut, grâce seulement à la sociologie, se mettre soi-même à distance et s’appréhender comme un phénomène social parmi d’autres.

7 http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/2943.

8 À savoir l’enquête distanciée et scientifique sur le social.

9 C’est-à-dire fournir ce savoir objectivant au socialisme qui serait à même de lui permettre de s’élever « au niveau d’une politique d’émancipation rationnelle et efficace » (p. 93).

10 En termes économiques, géopolitiques et de paix.

11 Il suffit de penser à Podemos en Espagne, à la France Insoumise en France ou au Mouvement 5 Étoiles en Italie, des mouvements qui, en dépassant plus ou moins le clivage droite-gauche, proposent, à la suite d’Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, plutôt un clivage haut-bas, pour essayer de tenir compte de la fluidité qu’on observe aujourd’hui dans les frontières entre les classes sociales.

12 À savoir cette tradition d’éducation politique des adultes, qui passe par des ateliers, des conférences, des débats, caractérisés par le principe de l’égalité des intelligences à la Jacques Rancière, et amenant les citoyens à un empowerment dont le débouché est le plus souvent la demande d’une démocratie réelle ou participative.

13 Voir Albert Ogien et Sandra Laugier, Le Principe démocratie. Enquête sur les nouvelles formes du politique, Paris, La Découverte, 2014.

14 Le GIS Démocratie & Participation est un observatoire de ces mouvements en France et en Europe : http://www.participation-et-democratie.fr.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Fabrizio Li Vigni, « Bruno Karsenti et Cyril Lemieux, Socialisme et sociologie (Éditions de l’EHESS, 2017) », Sociologie [En ligne], Comptes rendus, 2018, mis en ligne le 18 juin 2018, consulté le 21 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/3422

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Auteur

Fabrizio Li Vigni

fabrizio_livigni@hotmail.com
Doctorant en sociologie à l’EHESS (GSPR) - Groupe de sociologie pragmatique et réflexive, EHESS, 105 boulevard Raspail, 75006 Paris, France

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