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Philosophie sociale et théorie sociale

Une interview d’Axel Honneth par Emmanuel Renault
Social Philosophy and Social Theory An interview with Axel Honneth by Emmanuel Renault
Axel Honneth et Emmanuel Renault

Texte intégral

1Dans les années 1960 et 1970, et jusqu’à la Théorie de l’agir communicationnel de Jürgen Habermas (1981), la théorie critique francfortoise a donné une grande importance à la théorie sociale. Comment définiriez‑vous les projets de théorie sociale qui ont été élaborés et mis en œuvre au cours de ces décennies chez Theodor W. Adorno et Jürgen Habermas notamment ? Ces projets avaient entre autres pour fonction de dépasser la séparation de la philosophie d’avec les sciences sociales. L’ont‑ils atteint ?

2Axel Honneth : Vous avez tout à fait raison. Au cours de cette période, l’un des présupposés fondamentaux était que le projet d’ensemble de la théorie critique devait être fondé sur une théorie sociale robuste. À mon avis cependant, la théorie sociale qui était présupposée dans les écrits de T. W. Adorno souffrait d’emblée d’une absence de prise en compte des processus communicationnels par l’intermédiaire desquels les acteurs peuvent atteindre une compréhension mutuelle des normes qui gouvernent leurs interactions – j’ai cherché à le montrer dans les premiers chapitres de mon livre La Critique du pouvoir, qui vient juste d’être traduit en français. Je crois que ce « déficit sociologique » de la théorie sociale de l’École de Francfort a bel et bien été résorbé par J. Habermas lorsqu’il s’est inspiré de la tradition normativiste d’Émile Durkheim et de Talcott Parsons pour construire sa propre théorie sociale. Je continue à penser que la Théorie de l’agir communicationnel, en dépit de ses limites et de ses erreurs, constitue la plus prometteuse des tentatives visant à fonder une théorie sociale qui pourrait servir les ambitions d’une théorie critique. Ce livre est injustement sous‑estimé aujourd’hui alors qu’il mériterait d’être considéré comme une contribution à la théorie sociale d’importance égale à celles d’Émile Durkheim, Max Weber et Talcott Parsons.

3La Critique du pouvoir, que vous venez d’évoquer et qui constitue votre premier livre, a été publié en 1985 pour sa première édition. Il intervenait dans un contexte où les débats relatifs à la théorie sociale avaient encore une grande importance pour ceux qui se réclamaient de la théorie critique. Vous avez élaboré votre théorie de la reconnaissance dans les années qui ont suivi, années au cours desquelles la théorie sociale a commencé à perdre de son attrait. Pourriez‑vous revenir sur ce nouveau contexte et sur l’état des discussions concernant la théorie sociale à la fin des années 1980 et au début des années 1990 ?

4Axel Honneth : Effectivement, c’est peu de temps après la parution de ma Critique du pouvoir que l’intérêt pour la théorie sociale a commencé à décliner au sein d’une nouvelle génération de théoriciens critiques – avec comme exception Nancy Fraser, ainsi que, probablement, Jean Cohen et Andrew Arato qui étaient alors engagés dans la rédaction de leur important ouvrage sur la société civile (Civil society and political theory, 1992). Ce qui explique la lente disparition de la théorie sociale du paysage de la théorie critique tient sans doute à la conscience toujours plus nette de la nécessité de fournir une fondation normative plus solide et forte de ses intentions critiques. L’intérêt croissant pour les fondements normatifs de la critique, qui prit principalement la forme d’une incorporation de certains éléments de la théorie de la justice de John Rawls, eu pour effet de remettre en cause la conviction suivant laquelle c’était à la théorie sociale de fonder la théorie critique. Ce que j’entends par théorie sociale, à savoir une analyse de ce qui explique l’intégration sociale à un stade historique particulier, a ainsi été remplacé par une étude des principes normatifs pouvant servir de critères pour la critique sociale. Le « péché originel » de cette jeune génération de théoriciens critiques fut de croire qu’il n’était plus nécessaire d’étudier la manière dont ce que J. Rawls appelle la « structure de base » de la société est organisée par des mécanismes institutionnels ; d’où la disparition du besoin d’une théorie sociale développant une analyse systématique des changements structurels de la société capitaliste. Lorsque j’écrivais La Lutte pour la reconnaissance (1992), mes intentions étaient notamment de lutter contre cette tendance en m’appropriant des éléments de théorie sociale puisés chez Hegel – Hegel qui est de très loin un meilleur « sociologue » que Kant dont s’inspirait le tournant normativiste.

5Comment décrire ce qui fait la spécificité de la théorie sociale élaborée dans La Lutte pour la reconnaissance ? Pourrait‑on aller jusqu’à dire que l’un des objectifs de ce livre était d’élaborer un nouveau type de théorie sociale, distinct des théories sociales de sociologues comme Talcott Parsons ou Anthony Giddens, aussi bien que de celles de philosophes comme Theodor W. Adorno et Jürgen Habermas ?

6Axel Honneth : Je ne crois pas m’être référé aux travaux sociologiques que vous mentionnez comme à des alternatives à ce que je visais quand j’élaborais La Lutte pour la reconnaissance, mais effectivement, en mobilisant l’idée hégélienne d’une lutte pour la reconnaissance, je cherchais à construire une théorie sociale d’un nouveau type qui pourrait de nouveau servir de fondement, et d’une nouvelle manière, à la théorie critique. Pour atteindre cet objectif, il me fallait reprendre à mon compte la thèse centrale de la tradition sociologique dite normativiste, celle d’É. Durkheim, T. Parsons et J. Habermas, qui tous trois soutiennent que l’intégration sociale n’est possible qu’à condition qu’un accord sur des normes partagées puisse avoir lieu. Ce qu’il me fallait ajouter à cette tradition déjà bien établie consistait en deux éléments qui provenaient l’un et l’autre de la théorie sociale qui est implicitement présente chez Hegel. Premièrement, il me fallait comprendre l’intégration sociale, non pas seulement comme le fait de trouver un accord commun sur les normes régulatrices, mais aussi comme un processus au cours duquel les sujets parviennent à s’accorder mutuellement un statut normatif qui requiert de chacun d’eux une limitation de sa propre liberté. En ce sens, l’intégration sociale consiste toujours dans le fait d’établir un esprit commun grâce auquel les participants aux interactions peuvent se considérer mutuellement comme fondés à codéterminer la manière dont les normes régulant la sphère dans laquelle ils interagissent doivent être comprises. Le deuxième élément qu’il me fallait ajouter, et qui est plus important, tient au fait que ce processus d’intégration sociale est toujours nécessairement l’objet d’une contestation parmi les différents groupes sociaux, dans la mesure où ces derniers font toujours valoir de nouvelles compréhensions de la manière dont ces normes pourraient être mieux interprétées, et cela conformément à leurs nouveaux besoins, désirs et intérêts. On pourrait dire qu’il n’y a pas d’intégration sociale sans conflit car il existe une lutte permanente à propos des schèmes de reconnaissance sociale qui sous‑tendent l’intégration sociale. Pour formuler mes intentions en une phrase, je dirais que je voulais utiliser des thèmes hégéliens pour élaborer une théorie sociale dans laquelle le processus d’intégration est présenté comme conflictuel, de telle sorte que la catégorie de « conflit » devienne une catégorie fondamentale pour l’ontologie sociale.

7Concernant la stratégie méthodologique que j’ai mise en œuvre dans La Lutte pour la reconnaissance pour identifier les principaux types de cadres sociaux de la reconnaissance, on peut sans doute dire que j’adoptais une démarche utilisant les « types idéaux » wébériens et l’« équilibre réfléchi » rawlsien : c’est par l’intermédiaire d’allers et retours entre nos intuitions normatives, les résultats des enquêtes empiriques et les recherches historiques que j’ai cherché à styliser trois cadres de reconnaissance mutuelle dont j’ai pensé qu’ils étaient liés conjointement au développement de l’autonomie ou de l’identité personnelle. Le défaut principal de cette démarche tenait au fait qu’on ne pouvait pas vraiment déterminer si ces cadres de reconnaissance avaient un statut historique ou anthropologique, ni comment ils devaient être précisément compris, s’ils contribuaient à la formation de l’identité ou à des formes spécifiques de liberté. Ces conséquences problématiques ne retirent cependant rien à la pertinence de la démarche consistant à identifier ces formes de reconnaissance dans une mise en rapport entre, d’une part, les intuitions normatives fondées sur des convictions morales et, d’autre part, les résultats des recherches empiriques des disciplines scientifiques appropriées dans ce contexte. Je considère toujours cette démarche comme pertinente lorsqu’il s’agit de construire une théorie sociale et dans Le Droit de la liberté (2011), j’ai continué à la mettre en œuvre tout en la désignant sous le concept de « reconstruction normative ».

8Votre théorie de la reconnaissance a été mobilisée dans des recherches empiriques dans différentes sciences sociales, et pas seulement dans les recherches interdisciplinaires que vous avez cherché à promouvoir en tant que directeur de l’Institut de recherche sociales de Francfort. Comment décririez‑vous la nature, les formes et la portée de ces différents usages empiriques de votre théorie de la reconnaissance ?

  • 1  Shane O`Neill & Nicholas H. Smith (dir.), Recognition Theory as Social Research. Investigating the (...)

9Axel Honneth : Dès le début, l’idée de luttes de reconnaissance permanentes a été utilisée de multiples manières au sein de recherches empiriques, des études micro sur les conséquences psychiques du déni de reconnaissance aux recherches concernant le comportement des groupes soumis à des formes de reconnaissance asymétriques, en passant par l’analyse de ce qui est compris comme relevant des formes légitimes de la reconnaissance mutuelle (par exemple dans la sphère du travail). Une vue d’ensemble utile, bien que partielle, du type de recherche empirique pouvant être conduit à partir du paradigme de la reconnaissance est d’ailleurs fournie par le volume collectif dirigé par Shane O’Neill et Nicholas Smith1. J’ai toujours ambitionné et espéré qu’une théorie sociale centrée sur les conflits et les luttes concernant les formes légitimes de reconnaissance sociale puisse inspirer de nombreuses recherches empiriques, car il m’a toujours semblé qu’elle offrait une explicitation significative des mouvements sociaux, de la déviance, de la souffrance sociale et même des réactions politiques antidémocratiques. Nous avons en effet appris des historiens à quel point les sentiments collectifs de déni de respect ou de reconnaissance peuvent causer des événements sociaux importants – pensons au mouvement Nazi en Allemagne, au comportement électoral de la classe ouvrière blanche aujourd’hui aux États‑Unis ou, pour évoquer un exemple plus positif, le mouvement des droits civiques dans ce même pays il y a une cinquantaine d’années. Tout cela devrait constituer un encouragement pour des recherches empiriques, entreprises par les sciences sociales concernant les dynamiques de lutte pour la reconnaissance aux niveaux du comportement individuel et collectif.

10En un sens, Le Droit de la liberté appartient de manière plus évidente que La Lutte pour la reconnaissance au genre « théorie sociale ». Quelles sont les principales caractéristiques du type de théorie sociale qui est proposé dans ce livre ? Quelles sont les continuités et les innovations par rapport à La Lutte pour la reconnaissance ?

11Axel Honneth : Oh ! c’est une vaste question à laquelle il m’est difficile de répondre en quelques phrases. La première chose à dire est sans doute que je me suis orienté davantage vers le Hegel de la maturité, celui des Principes de la philosophie du droit, sans pour autant mettre de côté son insistance initiale sur la dimension conflictuelle de la reconnaissance mutuelle. Cette nouvelle orientation a produit deux transformations dans la structure de ma théorie sociale. Premièrement, je vois maintenant beaucoup plus clairement que la reconnaissance mutuelle est toujours institutionnalisée dans des cadres stabilisés de comportement et de sanction. On pourrait même dire qu’un grand nombre de nos institutions les plus importantes sont l’institutionnalisation de manières particulières de nous reconnaître les uns les autres – de façon symétrique ou asymétrique, égale ou inégale. Cette première transformation s’accompagne d’une autre, qui tient au fait que la reconnaissance mutuelle est toujours relative au statut normatif que nous nous accordons les uns aux autres ou, pour le dire plus simplement, qu’elle est toujours relative au type de liberté que nous nous accordons les uns à l’égard des autres. Dans mes travaux antérieurs sur la reconnaissance, comme je l’ai déjà évoqué, une certaine indécision régnait quant à la nature de ce qu’on reconnaissait chez autrui quand on lui accordait de la reconnaissance : était‑ce un type d’identité personnelle ou un type de liberté ? Cette ambiguïté disparut car lorsque je me suis tourné plus résolument vers les Principes de la philosophie du droit, il m’est apparu plus clairement que ce qui est en jeu dans la reconnaissance – en entendant par reconnaissance un mécanisme pratique par lequel nous nous incluons les uns les autres dans la société – est l’attribution d’une forme de liberté à autrui. Ces deux transformations m’ont conduit à une conclusion intéressante, à savoir qu’il y a autant de formes de reconnaissance dans un ordre social qu’il y a d’institutions au sein desquelles nous nous attribuons des formes spécifiques de liberté individuelle. On constatera à la lecture du Droit de la liberté que cette conclusion m’a forcé à distinguer cinq formes de reconnais­sance au lieu des trois initialement distinguées : la reconnaissance du respect juridique, du respect moral, et les trois formes de reconnaissance accordée de différentes manières dans les institutions de l’« éthicité », celle des relations personnelles, celles de l’économie médiatisée par le marché et celle de la sphère démocratique. Cette différenciation plus complexe m’a également permis de dépasser une difficulté sur laquelle j’avais buté dans mes travaux antérieurs, à savoir de ne pas parvenir à suffisamment distinguer entre respect juridique et respect moral, une distinction pourtant nécessaire si l’on veut rendre compte du fait qu’en tant que membres compétents de nos sociétés, nous faisons quotidiennement, et de façon routinière, la différence entre nos devoirs à l’égard des personnes juridiques et ceux que nous avons à l’égard des personnes morales : dans le premier cas, nous pouvons considérer autrui comme un acteur stratégique dont les motivations personnelles indiffèrent ; dans le second, nous sommes obligés de le considérer comme quelqu’un dont les intentions et réflexions personnelles nous importent. On voit donc que la réorientation vers les Principes de la philosophie du droit a entraîné un grand nombre de changements architectoniques dans ma théorie sociale. Mais la méthodologie qui m’a permis d’identifier ces cinq formes différentes de reconnaissance est à peu près la même que celle qui était mise en œuvre dans La Lutte pour la reconnaissance, celle d’un va‑et‑vient entre des intuitions normatives largement partagées et les résultats empiriques provenant de différents types de recherche. Dans Le Droit de la liberté, je me suis principalement reporté à l’histoire conceptuelle, à la sociologie historique et j’y ai ajouté, à titre de source pouvant contribuer à l’« idéalisation » des résultats empiriques, des textes littéraires dotés d’une haute sensibilité aux changements imperceptibles des manières selon lesquelles nous nous rapportons les uns aux autres. Je considère que cette démarche est l’une des meilleures façons de dépasser le divorce de la philosophie et de la sociologie afin d’élaborer une théorie sociale normative pouvant se voir reconnaître une validité. Cette démarche consiste à partir des intuitions communes relatives aux normes qui régulent notre monde social, de comparer ces intuitions avec les résultats empiriques des différents champs de recherche pertinents pour la question considérée, et par des allers et retours entre ces deux sources de connaissance, déboucher sur des idées nouvelles et précises portant sur la manière dont notre monde social est constitué.

12Les années 1970 apparaissent rétrospectivement comme l’âge d’or de la théorie sociale, et cela bien au‑delà des débats internes à la théorie critique francfortoise. Dans un contexte polarisé par la discussion avec le marxisme et le structuralisme, différentes publications marquantes virent le jour, d’auteurs aussi différents que Cornelius Castoriadis, Anthony Giddens, Niklas Luhmann ou Jürgen Habermas. Comparativement, on peut parler d’un déclin de l’intérêt pour la théorie sociale. Faut‑il y voir l’effet de changements de paradigmes (qui auraient conduit à une sorte de disqualifiation de l’idée de théorie sociale) ou de transformations institutionnelles (la surspécialisation en philosophie et en sciences sociales notamment) ? Ou bien faut‑il l’expliquer par une prise de conscience que des problèmes épistémologiques affectent le projet même de la théorie sociale et remettent en cause sa pertinence ?

13Axel Honneth : Je suis tout à fait d’accord avec votre observation : l’intérêt pour la théorie sociale semble avoir presque totalement disparu aujourd’hui. Il y a sans doute beaucoup de raison à cette perte d’intérêt aussi spectaculaire que dommageable et certaines sont plus évidentes que d’autres. Il ne fait pas de doute que l’une de ces raisons est une spécialisation accrue dans ces deux disciplines que sont la philosophie et la sociologie. La philosophie s’est détachée de toute conception de la société, en se spécialisant ou bien dans l’étude du langage, ou bien dans celle de « l’esprit » (Mind), ou bien dans celle de la constitution interne de la « normativité ». Quant à la sociologie, elle a aminci ses conceptions de la société en se concentrant principalement sur l’étude quantitative des régularités (ou des irrégularités) du comportement social. Si l’on compare l’état de choses actuel avec la situation d’il y a cinquante ou cent ans, la discordance saute aux yeux  : Max Weber, Ferdinand Tönnies, Claude Levi‑Strauss, Jean Piaget, Jürgen Habermas, notamment, tous commencèrent en tant que philosophes ou avec des intérêts philosophiques et s’efforcèrent ensuite de traduire leurs interrogations philosophiques en questions qui pourraient trouver des réponses dans les études sociologiques, anthropologiques ou psychologiques, mais ils ne perdirent jamais de vue leurs intérêts philosophiques initiaux. Il serait difficile aujourd’hui de trouver beaucoup de sociologues dont la « question » ou « problématique » initiale a une origine philosophique. La règle est plutôt de partir de problèmes prédéfinis par leur discipline sans chercher à les relier à des questions plus générales comme « Qui sommes‑nous ? » ou « Dans quelle société vivons‑nous ? ». Au‑delà de ce premier facteur explicatif, la spécialisation accrue dans les deux disciplines plus particulièrement concernées par la théorie sociale, on peut sans doute identifier un problème plus fondamental, qui peut être décrit comme « épistémologique » : il semble qu’il soit de plus en plus difficile de comprendre comment le « matériau » philosophique – la pensée, la moralité, les normes – est socialement « produit » et que l’étude de ce matériau exige de s’engager dans l’analyse des mécanismes de la production sociale. Pour le dire en d’autres termes, plus grand est le gouffre qui sépare le transcendantal de l’empirique dans nos analyses du monde, plus grandes sont les difficultés à établir des ponts entre la philosophie et la sociologie. En un sens, il s’agit de l’une des conséquences de la prédominance du kantisme dans la philosophie contemporaine qui a joué un rôle dans la disparition des efforts pour établir une théorie sociale à teneur philosophique. Même É. Durkheim, qui est initialement parti de problèmes indéniablement kantiens, a dû devenir hégélien, même si certes ce ne fut pas intentionnellement, pour parvenir à répondre aux questions qu’il se posait (comment comprendre empiriquement le fonctionnement des obligations ?) en développant sa théorie sociale.

14Les obstacles auxquels se heurtent aujourd’hui les projets de théorie sociale peuvent‑ils être surmontés ? Comment la philosophie et la sociologie pourraient‑elles bénéficier d’un renouveau de la théorie sociale ? En d’autres termes, la théorie sociale répond‑elle à un besoin et quel est son avenir ?

15Axel Honneth : Que la théorie sociale réponde à un besoin est selon moi incontestable. Cela n’est pas vrai seulement pour la théorie critique dans toutes ses variétés, où le déficit de théorie sociale est particulièrement préjudiciable comme on peut le constater à la lecture des diagnostics historiques superficiels qui sont tellement à la mode aujourd’hui, ou encore dans les tentatives étranges visant à associer le post‑structuralisme à des éthiques idéalistes et non situées (par exemple dans les derniers écrits de Judith Butler). Une théorie sociale bien fondée, dont le dernier exemple en date me semble être constitué par la Théorie de l’agir communicationnel de J. Habermas, nous aiderait à nous débarrasser de ces développements fâcheux de la théorie critique dans lesquels des observations rapides ou contingentes sont généralisées de façon hâtive et fautive, alors que le déficit normatif des théories est comblé par des emprunts à des éthiques spéculatives. Plus largement, la théorie sociale répond à un besoin en philosophie et en sciences sociales. Je pense notamment que l’éthique et la philosophie morale se porteraient mieux si elles commençaient par étudier la manière dont les normes sont en vigueur dans la société, une tâche dont on ne peut s’acquitter qu’à partir d’une théorie sociale solide. Je crois également que certaines sous‑disciplines des sciences sociales tireraient grand bénéfice d’une théorie qui les aiderait à mieux comprendre où leur « objet » de recherche est situé au sein des différents processus de la reproduction sociale. Je crois qu’il est impossible de ne pas insister sur le besoin de théorie sociale aujourd’hui, alors que les sources sociales de nos manières de penser, d’argumenter et de délibérer moralement sont si évidentes. Plus généralement, avec une théorie sociale susceptible de nous informer à propos de la composition et du fonctionnement de la « structure de base » de nos sociétés, il est possible de poser de manière pertinente les questions les plus urgentes de notre temps.

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Notes

1  Shane O`Neill & Nicholas H. Smith (dir.), Recognition Theory as Social Research. Investigating the Dynamics of Social Conflict, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2012.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Axel Honneth et Emmanuel Renault, « Philosophie sociale et théorie sociale  », Sociologie [En ligne], N° 1, vol. 9 |  2018, mis en ligne le 01 juin 2018, consulté le 17 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/3410

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Auteurs

Emmanuel Renault

emmanuel.renault@wanadoo.fr
Professeur de philosophie, université Paris Nanterre, laboratoire Sophiapol - Université Paris Nanterre, département de philosophie, 200 avenue de la République, 92001 Nanterre cedex, France

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Axel Honneth

Directeur de l’Institut de recherche sociale, Institut für Sozialforschung, an der Johann Wolfgang Goethe‐Universität, Senckenberganlage 26, 60325 Frankfurt am Main, Deutschland

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