- 1 . Voir à ce propos la présentation du dossier.
1Le terme de théorie sociale, qui s’inscrit de différentes manières dans l’histoire de la sociologie et dans celle de la philosophie de la deuxième moitié du xxe siècle1, est porteur d’enjeux sociologiques et philosophiques distincts. Les enjeux sociologiques concernent les modalités de la production de la théorie. Quelles sont les raisons d’affirmer qu’un travail théorique devrait accompagner le travail d’enquête empirique sans s’y réduire ? Et s’il fallait l’affirmer, pourquoi faudrait‑il que la théorie sociologique prenne la forme d’une théorie sociale ? Ne conviendrait‑il pas, au contraire, d’opposer théorie sociologique et théorie sociale ? En effet, on peut penser que l’idée de théorie sociale est connotée d’ambitions trop générales et trop systématiques pour remplir la fonction qui doit revenir à la théorie dans la production de la connaissance sociologique. Cependant, on peut considérer à l’inverse que de telles ambitions sont nécessaires, d’une part, pour ne pas couper tout lien entre les formes actuelles du savoir sociologique et les grands affrontements théoriques qui ont scandé l’histoire de cette discipline et, d’autre part, pour lutter contre la fragmentation toujours croissante des savoirs sociologiques.
2Les enjeux pour la philosophie renvoient quant à eux au rapport entre critique sociale et connaissance. Peut‑on se contenter de fonder la critique sociale sur une philosophie normative, à la manière de la théorie de la justice de John Rawls, ou doit‑on également l’articuler à une entreprise de connaissance du monde social ? Si tel devait être le cas, cette connaissance devrait‑elle prendre la forme d’une ontologie sociale, d’une épistémologie des sciences sociales ou d’une philosophie sociale adossée à une théorie sociale ? Et si cette dernière option devait être retenue, faudrait‑il entendre cette théorie sociale comme une entreprise étroitement philosophique, ou bien plutôt comme un type de théorisation résolument interdisciplinaire ?
- 2 . La question de la légitimité de la théorie sociale se pose également dans d’autres sciences socia (...)
3Chercher à répondre à ces questions revient à esquisser une cartographie des modes de théorisation du monde social en sociologie2 et en philosophie. Nous entendons par là, d’une part, une entreprise de distinction entre les différentes formes de théorisation que nous venons de mentionner, d’autre part, une analyse critique des oppositions qui peuvent être établies à propos de ces formes de théorisation : théorie ancrée vs théorie spéculative, théorie à portée moyenne vs théorie générale, ontologie sociale ou épistémologie des sciences sociales vs théorie sociale, philosophie politique vs philosophie sociale, théorie sociale disciplinaire vs interdisciplinaire. Dans la mesure où le terme de théorie sociale est doté d’une forte polysémie, et qu’il est parfois connoté péjorativement, comme souvent dans la sociologie francophone, cette cartographie ne peut prétendre établir la seule définition légitime de la théorie sociale pas plus qu’elle ne veut viser l’exhaustivité. Mais elle peut chercher à analyser les différentes objections susceptibles d’être formulées contre les projets de théorie sociale. Dans un premier temps, nous commencerons donc par proposer une définition de la théorie sociale assez large pour englober les enjeux sociologiques et philosophiques qui sont attachés à ce terme. Dans un second temps, nous chercherons à répondre aux objections suivant lesquelles la théorisation, en sociologie, doit prendre d’autres formes que celle de la théorie sociale. Dans un troisième temps, nous examinerons les raisons pour lesquelles le projet d’une théorie sociale devrait être réévalué chez les philosophes également.
- 3 . C’est dans un cours non encore traduit de T. W. Adorno (2008) qu’on trouve la défense la plus sys (...)
4La stratégie mise en œuvre dans cet article s’inspire du sens que Theodor W. Adorno a donné à l’idée de théorie sociale dans une double polémique contre l’abandon de la théorisation par la sociologie empirique de son temps et contre la prétention des philosophes à traiter du monde social indépendamment des sciences sociales. Sur le versant sociologique, T. W. Adorno a soutenu que la théorie sociale est un projet pleinement légitime à condition qu’elle ne brise pas le lien entre théorie et recherche empirique et qu’elle ne cherche pas à se constituer en théorie générale visant à intégrer, voire fonder, tous les savoirs sociologiques (une « grande théorie » à la Talcott Parsons). Sur le versant philosophique, il a souligné que la théorie sociale ne devait pas être conçue comme une sous‑discipline philosophique, mais comme une manière de subvertir les partages disciplinaires entre philosophie et sciences sociales3. S’il est légitime de s’inspirer de T. W. Adorno dans le contexte d’une réflexion sur l’actualité de la théorie sociale, c’est, d’une part, parce que cet auteur est sans nul doute le philosophe qui a le plus cherché à défendre le projet de théorie sociale et à le mettre en œuvre (sur le plan de la théorie générale et sur le plan de la recherche empirique) et, d’autre part, parce que la situation dans laquelle il a fait de la théorie sociale le moyen de corriger divers problèmes épistémologiques ressemble à la nôtre.
5Toute forme de théorisation du monde social ne relève manifestement pas de la théorie sociale. Deux options sont ouvertes pour préciser ce qui caractérise cette dernière. La première consiste à définir la théorie sociale par son objet. En effet, on entend généralement par théorie sociale un type de théorisation du monde social en général, c’est‑à‑dire une approche non sectorielle du monde social. Mais il est également possible de définir la théorie sociale par sa démarche. Il est tout aussi communément admis qu’elle consiste en une entreprise de connaissance du monde social qui se distingue par le fait que la théorisation y joue un rôle décisif et qu’elle y est moins directement liée à la recherche empirique que dans les formes de théorisation le plus fréquemment élaborées dans des sciences sociales, sans pour autant rompre le lien avec la recherche empirique. La théorie sociale se caractérise alors par sa dimension doublement empirique et spéculative, spéculatif désignant ici, en un sens non péjoratif, ce qui dans l’activité théorique ne peut être justifié à partir de la seule recherche empirique. Le fait que la théorie sociale puisse être définie par son objet comme par sa démarche explique qu’elle puisse être soumise à deux séries d’objections : les unes soulignent que la théorie sociale est trop générale pour être pertinente, les autres avancent que les sciences sociales doivent, tout comme les sciences de la nature, fonder autant que possible leurs théorisations dans l’expérience et abandonner autant que possible la théorisation spéculative à la philosophie. Commençons par examiner la seconde série d’objections qui pose le problème général des rapports de la théorie et de l’empirie.
- 4 . Jeffrey C. Alexander (1987, chap. 1), aussi bien que Hans Joas et Wolfgang Knöbl (2009, chap. 1), (...)
- 5 . Ce n’est certes plus le cas lorsque K. Popper définit la connaissance scientifique comme une « th (...)
6Défendre la théorie sociale suppose de faire apparaître la légitimité de la théorisation non subordonnée à l’enquête empirique. Une première manière d’argumenter en faveur de cette légitimité consiste à souligner à la suite de Karl Popper (1979, chap. 2, § 18) que toute expérience est chargée de théorie au sens où elle présuppose toujours des hypothèses d’arrière‑plan, ou encore, en s’inspirant de Thomas S. Kuhn (1983), que les observations sont surdéterminées théoriquement et que les théories sont sous‑déterminées empiriquement. Ces thèses permettent de lutter contre les disqualifications de la théorie au nom du primat de la recherche empirique. Elles soulignent que la validité des hypothèses générales présupposées par toute recherche empirique ne peut jamais être établie par une voie seulement empirique, tout en légitimant un travail théorique de type spéculatif sur ces hypothèses. Cependant, même si ces thèses jouent un rôle non négligeable dans les défenses de l’idée de théorie sociale4, on peut considérer qu’elles ne suffisent pas à légitimer le type de théorisation qui est propre aux entreprises qui se conçoivent comme relevant de la théorie sociale. En effet, comme le remarquait K. Popper lui‑même, la thèse suivant laquelle toute expérience est chargée de théorie attribue un sens très large au terme théorie, en identifiant à des hypothèses théoriques toutes les hypothèses d’arrière‑plan, y compris les attentes pratiques liées aux dispositions innées et acquises. Le terme « théorie » est manifestement pris ici en un sens trop extensif5 pour pouvoir rendre compte des enjeux associés à l’idée de théorie dans les controverses auxquelles donnent lieu les projets de théorie sociale. Les arguments kuhniens ne sont pas moins problématiques. En effet, l’idée que les théories sont fondées dans des paradigmes sous‑déterminés empiriquement ne permet pas davantage de justifier l’existence d’un travail théorique spécifique visant à expliciter et justifier ce qui dans les théories est sous‑déterminé empiriquement. Elle conduit plutôt à la conclusion que ce qui fait la valeur des hypothèses théoriques est leur capacité à organiser efficacement la recherche empirique, et que le travail théorique n’est requis que lors des situations où un paradigme entre en crise. L’idée de théorie sociale semble quant à elle solidaire d’ambitions théoriques plus fortes.
- 6 . Telle qu’on peut en trouver l’illustration dans la première leçon du Cours de philosophie positiv (...)
- 7 . C’est dans une référence explicite à la conception hégélienne comme systématisation et autoréflex (...)
7En règle générale, les sociologues et les philosophes qui prennent au sérieux la théorie sociale entendent en effet l’idée de théorie au sens d’un travail de mise en cohérence des différentes connaissances empiriques et de leurs présuppositions implicites (hypothèses d’arrière‑plan) ou explicites (définitions, principes d’explication ou d’interprétation, méthodes d’enquêtes et d’exposition des résultats de l’enquête). En d’autres termes, ils entendent la théorie au sens classique d’une entreprise d’unification, d’explicitation et de justification de la connaissance. Ils confèrent ainsi à l’idée de théorie un sens plus fort que les conceptions positivistes qui réduisent la théorie à une liaison des observations sous des représentations dont la généralité permet plus facilement la prévision des événements particuliers6. Ils l’entendent en un sens plus fort également que la conception poppérienne, post‑positiviste, réduisant la théorie à un instrument de mise en cohérence des hypothèses générales et de déduction des conséquences particulières qui sont susceptibles de les falsifier. Ils partent du principe que l’activité de théorisation peut procurer un gain de connaissance. À juste titre, semble‑t‑il, puisqu’il n’est pas absurde de penser que l’unification des connaissances portant sur un même objet procure une meilleure connaissance de cet objet en rendant compte des différents aspects de cet objet, tout en fournissant des arguments pour penser que ces connaissances sont bien des connaissances de cet objet. De même, il semble raisonnable de considérer que l’explicitation et la justification des présuppositions des connaissances portant sur un même objet permet de préciser le sens, les conditions et la portée des modalités de la connaissance de cet objet, ce qui de nouveau semble susceptible de procurer un gain de connaissance. Pour continuer à formuler les distinctions utiles à notre discussion du point de vue de l’histoire de la philosophie, on pourrait dire que les tenants de la théorie sociale opposent ainsi une conception hégélienne de la théorie aux conceptions positivistes et post‑positivistes de la théorie. D’une certaine manière, ils reprennent à leur compte les arguments hégéliens selon lesquels la valeur de la connaissance est d’autant plus grande que cette dernière est plus unifiée (ou systématique) et consciente de soi (ou autoréflexive)7. À ces arguments hégéliens doit cependant être apportée une réserve non hégélienne : dans la mesure où aucune connaissance intégrale d’un objet est possible, contrairement à ce que Hegel semblait penser (Adorno, 1979), la théorie doit également se donner pour objectif de rendre compte de la portée et des limites de la connaissance de son objet. En rendre compte est également l’une des fonctions de l’autoréflexion théorique, et l’on peut considérer que cette identification de la portée et des limites de la connaissance doit jouer un rôle déterminant en théorie sociale.
- 8 . Pour une critique de la première stratégie et une défense de la seconde, voir notamment J. C. Ale (...)
8Comment défendre la thèse suivant laquelle la théorie sociale devrait mettre en œuvre un type de théorisation de cette nature, comportant un moment spéculatif relevant de l’unification de la connaissance, de l’explication et de la justification de ses présuppositions ? Deux stratégies distinctes semblent envisageables. La première consiste à souligner que dans toute théorie scientifique digne de ce nom, le moment spéculatif est déterminant. On peut alors caractériser la fonction de la théorie dans la connaissance du monde social à partir de celle qui lui revient dans les sciences de la nature – Talcott Parsons affirmait que les progrès de la connaissance sociologique, tout autant que ceux des sciences de la nature, dépendaient d’une unification systématique au sein d’une théorie générale (Parsons, 1954, chap. 11 et 17). Les limites de cette stratégie tiennent au fait que le domaine de la connaissance du monde social se caractérise par un certain nombre de traits qui semblent impliquer que l’activité théorique y prenne des formes spécifiques et y appelle des justifications différentes. Une seconde stratégie consiste à partir des théories des fondateurs de la sociologie. Celles‑ci consistent en effet en des entreprises ambitieuses comportant un haut degré de systématisation et d’autoréflexion. Cette stratégie, retenue par les principaux défenseurs actuels de la théorie sociale8, conduit à poser la question de ce qui distingue la théorie sociale des autres formes de théorie sociologique, puisque toute théorie sociologique comporte sans doute des formes de théorisation relevant de la systématisation et l’autoréflexion de la connaissance. Nous sommes alors conduit au deuxième versant de la définition de la théorie sociale, celui qui concerne non plus sa démarche (une forme de théorisation qui pourrait être à l’œuvre dans toute théorie sociologique et non pas seulement dans la théorie sociale), mais son objet.
9Nous avons parlé d’une dimension non‑sectorielle de l’objet de la théorie sociale. Cette non‑sectorialité peut s’entendre en deux sens distincts selon qu’elle renvoie à un projet d’unification des sous‑disciplines sociologiques, ou à un projet de dépassement de la division de la connaissance du monde social en différentes sciences sociales. Dans le premier cas, l’idée de théorie sociale désigne un projet proprement sociologique qui se distingue d’autres formes de théorisation sociologique par un degré d’unification et d’autoréflexion supérieur – c’est par exemple le type de théorie sociale qui est proposée dans la Structuration de la société par Anthony Giddens (1987). Dans le second cas, lorsque la théorie sociale cherche à synthétiser des contributions provenant de différentes sciences sociales, elle ne relève plus à proprement parler de la théorie sociologique, ni d’aucune autre science sociale en particulier – une illustration de cette conception de la théorie sociale peut être trouvée dans la Théorie de l’agir communicationnel de Jürgen Habermas (1987).
10Si les intentions et les profils épistémologiques de ces deux types de théorie sociale diffèrent, ils se proposent cependant de relever des défis analogues. En effet, il s’agit dans les deux cas de procéder à une unification des connaissances partielles d’un même objet : le monde social tel qui est objectivé ou bien par la sociologie ou bien par l’ensemble des sciences sociales. Dans les deux cas, cette unification vise à dépasser, tout à la fois, des conflits de paradigmes et des partages disciplinaires ou sous‑disciplinaire. Le fait que les conflits de paradigmes soient à l’œuvre à l’échelle de chaque discipline, de même qu’à l’échelle des sciences sociales considérées dans leur ensemble, indique que c’est au même type de travail d’unification théorique que l’on a affaire dans les deux cas. Par ailleurs, le travail théorique requis par le dépassement des frontières disciplinaires, qui semble faire la spécificité de la théorie sociale à l’échelle la plus étendue, celle de l’ensemble des sciences sociales, est également requis, d’une certaine manière, à l’échelle d’une discipline comme la sociologie. En effet, la division du savoir sociologique en sous‑disciplines quasi‑autarciques reproduit d’une certaine manière à l’échelle d’une discipline la division de la connaissance du monde social à l’échelle des différentes disciplines.
- 9 . Ce point est souligné notamment par J. C. Alexander (1988 ; voir aussi Alexander et al., 1987).
11Que la théorie sociale cherche à dépasser tout à la fois des conflits de paradigmes et des partages disciplinaires ou sous‑disciplinaires, c’est ce qui l’expose à de nouvelles objections : dans les sciences de la nature aussi bien que dans les sciences sociales, la théorisation ne doit‑elle pas se développer dans le cadre d’un paradigme déterminé (c’est, selon T. S. Kuhn, le propre de la « science normale » !) et selon un partage disciplinaire déterminé (sous peine de sombrer dans ce que Georges Canguilhem appelait une « idéologie scientifique » !) (Canguilhem, 1977, pp. 33‑77) ? La version sociologique de ces objections consiste à contester la valeur de l’interdisciplinarité au nom de la spécificité du métier de sociologue et à accuser les entreprises cherchant à combiner différents paradigmes de négliger l’incommensurabilité des hypothèses théoriques rivales : il faudrait choisir entre approches individualistes et holistes, entre approches explicatives et compréhensives, entre les théories de l’action et les théories des rapports sociaux ou des structures, entre les approches fonctionnalistes et les théories du conflit, etc. La manière la plus simple de répondre à ces objections consiste à remarquer que l’argument de l’incommensurabilité de paradigmes et l’argument de l’hétérogénéité des disciplines se neutralisent l’un l’autre. Le fait que différentes disciplines voient se développer en leur sein des conflits de paradigmes analogues, et qu’un sociologue adepte des théories de l’action rationnelle, par exemple, se sentira sans doute plus d’affinité avec un micro‑économiste qu’avec un sociologue des rapports sociaux, tout cela indique que les synthèses transdisciplinaires sont parfois plus faciles que les synthèses intra‑disciplinaires. Mais l’hétérogénéité des paradigmes n’est pas absolue, comme le prouve le fait que différentes formes de théorisations sociologiques se sont développées qui ont avec succès effectué des synthèses entre ce qui apparaissait antérieurement comme des approches rivales : synthèse des théories de l’action et des théories de la structure sociale chez Pierre Bourdieu, par exemple9.
- 10 . Dans un ouvrage récemment paru, Alain Caillé et Frédéric Vandenberghe ont récemment proposé de di (...)
- 11 . Même si Bernard Lahire ne présente pas son travail comme relevant de la théorie sociale, il rappr (...)
- 12 . Nous reviendrons sur cette distinction dans la dernière partie de cet article.
12Chaque paradigme construisant le monde social à sa manière, chaque discipline l’abordant selon sa perspective propre, l’unification des connaissances concernant le monde social suppose de déterminer quelle est la contribution de chaque paradigme et de chaque discipline à la connaissance du monde social en général, ce qui exige qu’un travail théorique spécifique soit entrepris pour déterminer en quoi le même monde social peut être éclairé de ces différentes manières. Ce travail théorique relève de l’unification et l’explicitation de la connaissance que nous avons présentées comme constitutives de la théorie sociale. Ajoutons donc que le type d’unification théorique qui est entrepris par la théorie sociale est impossible sans un travail, que l’on peut dire métathéorique10, visant à déterminer quelle est la nature commune des différents objets privilégiés par les différentes disciplines et sous‑disciplines (nature commune permettant d’affirmer que ces différents objets appartiennent à un même monde social) et quels sont les problèmes communs qui sont rencontrés quels que soient les paradigmes. Ce travail métathéorique peut prendre différentes formes. Il peut prendre la forme d’une théorie de ce qui est constitutif du monde social, comme lorsqu’A. Giddens définit la « constitution de la société » par une forme d’indépendance de l’action et des structures. Il peut prendre la forme d’une théorie des problèmes que doit résoudre toute connaissance du monde social, comme chez Jeffrey C. Alexander qui mentionne à ce propos le problème de l’action sociale et de l’ordre social, ou chez Hans Joas et Wolfgang Knöbl, qui ajoutent à ces deux problèmes celui de la transformation sociale. Il peut également prendre la forme d’une théorie des différents types de phénomènes et de facteurs explicatifs, ainsi que des différentes échelles d’analyses permettant de rendre compte du monde social, comme chez Bernard Lahire (2012) 11. Dans la mesure où il s’agit chez ces auteurs d’expliciter ce qui est présupposé du monde social dans les différentes entreprises de connaissance le prenant pour objet, et ce qui permet de penser que ces présuppositions renvoient à la spécificité du type de réalité qui est étudié, on peut décrire le travail théorique entrepris à ce propos en parlant d’une autoréflexion ontologique, ou relevant de l’ontologie sociale – « ontologie sociale » étant entendue ici au sens de l’étude des présuppositions quant à ce qui fait la réalité et la spécificité du monde social, et non au sens technique que ce terme reçoit dans l’ontologie sociale analytique12.
13Dans les différentes sciences sociales et leurs sous‑disciplines, et selon les paradigmes de référence, on s’appuie par ailleurs sur des méthodes d’enquête différentes. En outre, on oriente les investigations et on interprète les résultats des enquêtes selon des conceptualités chaque fois différentes. Désinsérer les résultats des problématiques spécifiques qui ont permis de les produire pour les intégrer dans une connaissance unifiée du monde social, traduire des terminologies particulières dans une terminologie générale, articuler les unes avec les autres les hypothèses d’interprétation et d’explication de différentes natures, tout cela suppose un nouveau type de travail métathéorique, relevant d’une autoréflexion de type non plus ontologique, mais épistémologique. Dans les contributions des auteurs cités ci‑dessus, cette autoréflexion épistémologique joue toujours un rôle. On peut donc dire que quel que soit le type de théorie sociale, qu’il s’agisse d’une forme de théorisation sociologique ou d’une théorisation interdisciplinaire, le travail théorique orienté vers l’unification de la connaissance est indissociable d’un travail théorique orienté vers l’autoréflexion tout à la fois ontologique et épistémologique.
- 13 . Ces différents points sont mis en avant dans la défense des théorisations générales en sociologie (...)
14Nous venons de préciser l’objet et la méthode propres à la théorie sociale tout en considérant certaines des objections classiques qui sont opposées aux projets de théorie sociale. Il reste maintenant à expliquer ce qui peut faire l’intérêt d’un tel travail d’unification et d’autoréflexion. Quel type de gain de connaissance est‑on en droit d’en attendre ? De nouveau, la réponse dépendra des stratégies retenues pour la défense de la théorie sociale. Ce que l’on peut appeler la stratégie parsonienne consiste à faire de la théorie sociale, entendue comme théorie générale du monde social, le moment de totalisation et de fondation dont la connaissance sociologique doit se doter pour être reconnue comme pleinement scientifique. D’une certaine manière, chez A. Giddens et J. Habermas, la théorie sociale est encore entendue dans un sens analogue, puisqu’elle continue à se voir attribuer la fonction d’une totalisation et d’une fondation de la connaissance du monde social. Cette stratégie a perdu son attrait et il semble difficile de défendre aujourd’hui la théorie sociale autrement qu’en un sens non‑fondationnaliste (Seidman & Alexander, 2001). La stratégie opposée consiste à attribuer à la théorie sociale une fonction que l’on pourrait dire dialogique et corrective. Qu’elle soit entendue en un sens disciplinaire ou interdisciplinaire, la théorie sociale peut en effet constituer un espace de dialogue rationnel entre paradigmes, disciplines et sous‑disciplines, et ainsi servir de correctif à différentes tendances propres à l’époque présente. Premièrement, la théorie sociale peut permettre de lutter contre la fragmentation de la connaissance du monde social, tout en réaffirmant l’unité du projet sociologique, et plus généralement, des sciences sociales. Deuxièmement, elle est utile pour situer les débats contemporains dans l’histoire de la sociologie et des sciences sociales en luttant contre la coupure toujours plus grande des recherches actuelles avec les théories des fondateurs. Troisièmement, elle peut permettre de lutter contre les effets pervers de l’isolement des paradigmes et des disciplines : dogmatisme (croyance que seul un paradigme ou une discipline possède la vue correcte du monde social) et réductionnisme (croyance que tous les objets du mode social peuvent être suffisamment expliqués à partir des objets privilégiés par un paradigme ou une discipline). Quatrièmement, elle fournit un moyen de mettre en lumière la manière dont les enquêtes particulières portant sur des objets spécifiques peuvent enrichir la connaissance du monde social en général. En faisant apparaître la portée générale de ces enquêtes, elle peut contribuer à fonder empiriquement et théoriquement les diagnostics sur le monde présent qui sont trop souvent laissés à l’essayisme médiatique et au discours idéologique, alors qu’ils commandent la manière dont tel ou tel projet politique de conservation ou de transformation sociale apparaîtra convaincant. En d’autres termes, la théorie sociale peut aider la sociologie à continuer à assumer consciemment, et sous une forme méthodologiquement réfléchie, les finalités politiques qui jouaient un rôle décisif chez les fondateurs de la sociologie13, et dont on peut penser qu’elle doit continuer à les assumer. À première vue, ces objectifs semblent valoir comme correctifs surtout pour la sociologie et les sciences sociales, mais ils valent tout autant pour la philosophie, elle‑même prise dans une dynamique de sur‑spécialisation qui la conduit notamment à abandonner ses ambitions traditionnelles de connaissance et de systématisation des savoirs. Par ailleurs la théorie sociale pourrait constituer un espace de dialogue réflexif entre paradigmes, disciplines et sous‑disciplines non pas seulement au sein des sciences sociales et au sein de la philosophie, mais entre sciences sociales et philosophie. Il est incontestable qu’il n’est pas besoin qu’une théorie philosophique s’articule à une entreprise de connaissance du monde social pour pouvoir présenter un intérêt pour les sciences sociales. Ainsi les théories normatives de la justice et de la démocratie proposées par J. Rawls et J. Habermas, qui n’ont pas été conçues en dialogue avec les sciences sociales, peuvent‑elles néanmoins être traduites par les sciences sociales en programme de recherche empirique (Forsé, 2006 ; Sintomer, 2011). Mais précisément, si les sciences sociales veulent justifier théoriquement la manière dont elles se livrent à de telles traductions empiriques, et non pas seulement les présenter comme de simples hypothèses à vérifier, elles doivent se situer sur le plan de la théorie sociale. Inversement, si les philosophes ne veulent pas se contenter d’utilisations opportunistes des sciences sociales lorsqu’ils y puisent des arguments ou des illustrations, ils doivent justifier leurs emprunts aux sciences sociales sur le plan de la théorie sociale.
- 14 . On a pu affirmer que le débat sur le statut, la nature et la légitimité de la théorie sociale ava (...)
15Nous avons dans ce qui précède cherché à formuler une définition générale de la théorie sociale qui soit susceptible de subsumer une large gamme de projets théoriques et d’en faire apparaître également l’intérêt. Il n’en est pas moins vrai que les motivations de ceux qui se réclament aujourd’hui de la théorie sociale peuvent être des plus diverses. Du côté de la sociologie, on peut voir dans la théorie sociale un moyen de réaffirmer l’unité du projet sociologique. La défense de la théorie sociale sert alors à renouer avec la définition traditionnelle (durkheimienne) de la sociologie comme la théorie générale qui unifierait les connaissances produites par les différentes sciences sociales, voire par les études post‑disciplinaires (les studies) (Caillé, 2015 ; Caillé & Vanderberghe, 2016a, b). On peut, au contraire, considérer que le développement des études post‑disciplinaires fait apparaître les limites intrinsèques des partages disciplinaires en même temps que le morcellement du savoir sociologique atteste de l’épuisement du projet sociologique sous sa forme disciplinaire traditionnelle. L’idée de théorie sociale peut alors participer d’un projet de sociologie transdisciplinaire (Delanty, 2006). Toujours parmi les sociologues, on peut également considérer que la solution pertinente pour lutter contre la sur‑spécialisation et pour donner un cadre réflexif aux emprunts des disciplines les unes aux autres est d’élaborer un cadre théorique assez souple et général pour que la spécificité, la portée et la complémentarité des disciplines et des paradigmes soient suffisamment précisées (Lahire, 2012). Du côté de la philosophie, la théorie sociale est associée à d’autres motivations, qui renvoient à la tradition de la théorie critique, d’une part, à la volonté de lutter contre l’hégémonie de la philosophie politique normative, d’autre part. Se pose en outre la question de savoir si la théorie sociale doit être conçue comme une sous‑discipline philosophique comme une autre, c’est‑à‑dire comme un type de discours pouvant être pratiqué par les philosophes de manière autonome14, ou bien, comme dans sa version adornienne, comme une entreprise interdisciplinaire dans laquelle le philosophe intervient en connexion étroite avec les sciences sociales. Prendre parti dans ces alternatives est impossible sans considérer séparément les enjeux sociologiques et philosophiques de la critique et de la défense de la théorie sociale.
16Nous venons de souligner que l’idée de théorie sociale servait notamment à défendre le moment de la théorisation dans les processus de connaissance du monde social. Telle était sa fonction chez T. Parsons et T. W. Adorno, et c’est également parce qu’elle peut jouer ce rôle qu’elle peut aujourd’hui prétendre à une certaine actualité. La défense de la théorie apparaissait comme une nécessité dans un contexte, celui de la sociologie américaine d’entre‑deux‑guerres, s’agissant de T. Parsons, celui de l’après‑guerre en Allemagne, s’agissant de T. W. Adorno, où la légitimité du savoir sociologique tendait à n’être plus jugé qu’à l’aune de la démarche empirique. Le recul de la théorie au profit du terrain qui semble caractériser la sociologie contemporaine en France fait de nouveau apparaître la théorie sociale comme un correctif. Cependant, on peut défendre le droit de la théorisation en sociologie tout en considérant que la théorie sociologique devrait rester aussi immanente que possible à l’enquête empirique, selon le modèle de la « théorie ancrée » (grounded theory) préconisée par Barney Glazer et Anselm Strauss. On peut également considérer, comme Robert K. Merton, que les théorisations sociologiques ne devraient pas viser la plus grande généralité, mais des « théories de portée moyenne » (middle range theories), comme par exemple la théorie de la déviance. Voilà deux manières de souligner l’importance de la théorisation tout en contestant que la théorie sociale puisse jouer un rôle décisif en sociologie. La position de B. Glazer et A. Strauss est que la théorie sociale n’a pas sa place dans la théorisation proprement sociologique. Celle de R. K. Merton est qu’elle peut y trouver une place, mais que cette dernière doit rester marginale. Faut‑il se rendre à leurs arguments et, par voie de conséquence, contester la pertinence de la théorie sociale comme correctif aux différents processus (réduction de la sociologie à une discipline de terrain, fragmentation selon les sous‑disciplines et les paradigmes) qui conduisent aujourd’hui à concevoir le savoir sociologiquement légitime indépendamment des efforts de théorisation ?
- 15 . Cette proximité concernant des thèmes que T. W. Adorno considérait bien comme hégéliens (Adorno, (...)
17Commençons par B. Glazer et A. Strauss qui s’appuient sur une conception instrumentaliste de la théorie à laquelle John Dewey a donné ses lettres de noblesse : la pensée en général est un instrument de résolution de problèmes pratiques, sa valeur se mesure à sa capacité de les résoudre et elle doit donc être constamment révisée dans le processus de l’enquête. Cette conception instrumentaliste de la théorie leur permet de reformuler certains des thèmes qui, paradoxalement, sont également décisifs dans la défense adornienne de la théorie sociale : la pensée doit s’efforcer autant possible de se rendre immanente à son objet et tourner le dos à tout fétichisme de la méthode (qu’elle soit d’ordre mathématique ou expérimentale) qui conduit nécessairement à défigurer l’expérience ; l’absolutisation des méthodes empiriques conduit à une disqualification de la théorie alors que seules des formes théoriques adaptées à leurs objets peuvent donner toute sa valeur à l’expérience15. Barney Glaser et Anselm Strauss engagent en fait une quintuple polémique contre la sociologie américaine de l’époque : 1, contre la priorité donnée à l’enquête empirique et à la méthodologie, alors que « l’apport distinctif de la sociologie à notre société est la théorie sociologique » (Glaser & Strauss, 2010, pp. 84, 120‑121) ; 2, contre « l’utilisation opportuniste de théories qui concordent mal avec les données empiriques et dont la capacité explicative est douteuse » (ibid., p. 87) ; 3, contre la réduction de l’expérience à une modalité d’exemplification de la théorie (ibid., pp. 87‑88) ; 4, contre les théories de type logico‑déductives fondées sur des conceptions non ancrées dans l’enquête empirique (comme chez T. Parsons) (ibid., pp. 86‑87) ; 5, contre une conception de la théorie comme système de concepts et d’hypothèses dont la pertinence se mesure seulement dans la mise à l’épreuve empirique (comme chez K. Popper), alors que selon B. Glazer et A. Strauss, la légitimité des concepts et des hypothèses se mesure également dans le processus qui conduit à les formuler au cours de l’enquête empirique (ibid., pp. 88‑89). Contre le formalisme méthodologique et épistémologique, B. Glazer et A. Strauss soulignent donc que la théorie ne doit tant pas être conçue comme une structure logique que comme un processus interne à l’enquête et cela dans un rapport de circularité : l’élaboration théorique est guidée par les problèmes rencontrés dans l’enquête, en même temps que la résolution théorique de ces problèmes fournit à l’enquête ses hypothèses et ses méthodes spécifiques. Par bien des traits, notamment par sa défense de la théorie comme autoréflexion sur l’enquête empirique, cette défense de la théorie sociologique développe des arguments dont nous avons vu qu’ils pouvaient être mobilisés en faveur de la théorie sociale. Cependant, B. Glazer et A. Strauss proposent une définition de la théorie sociologique en tout point opposée avec l’identification tendancielle, dans la sociologie classique, et pas seulement chez T. Parsons, de la théorie sociologique à la théorie générale du monde social. Ils insistent sur le fait que si elle veut rester sociologique, la théorie doit être construite à partir d’une comparaison continue des données de l’enquête, et ainsi, toujours rester au plus près d’enquêtes empiriques qui, en tant que telles, sont toujours sectorielles. Ils reconnaissent certes une légitimité aux théories de portée moyenne (qu’ils appellent des « théories formelles »), mais à condition qu’elles soient fondées sur des théories plus directement ancrées dans des enquêtes sectorielles et qu’elles résultent elles‑mêmes de la comparaison continue de ces théories immanentes à l’enquête (qu’ils appellent des « théories substantielles »). La légitimité des entreprises relevant de la théorie générale, c’est‑à‑dire visant le plus haut degré de généralité dans la connaissance du social, est vigoureusement contestée, en même temps que la légitimité d’un travail théorique de type spéculatif dont la validité ne serait pas établie au sein du processus de l’enquête. Les deux grandes caractéristiques constitutives de la théorie sociale sont donc récusées : l’orientation vers une connaissance non sectorielle de la société et l’orientation vers une forme de théorisation comportant un moment spéculatif.
- 16 . Sur l’importance de la théorie sociale générale chez J. Dewey, voir E. Renault (2017b).
18Cependant, cette défense de la théorie sociologique n’est pas aussi incompatible avec le type de théorisation qui est propre à la théorie sociale qu’il pourrait sembler au premier abord, du moins si l’on définit cette dernière, comme dans la section précédente, par le développement conjoint d’un effort d’unification théorique et d’explicitation ontologique et épistémologique des présupposions de la connaissance. L’idée de théorie ancrée entend principalement la théorisation au sens de la reconstruction continue des concepts et des hypothèses qui guident l’enquête empirique. On pourrait dire que la théorisation relève d’une forme d’autoréflexion sur le moment théorique de l’enquête (celui des concepts et des hypothèses), autoréflexion qui est destinée à résoudre les problèmes rencontrés dans le processus de l’enquête. En ce sens, l’autoréflexion est constitutive mais elle ne relève directement que du moment de l’unification théorique de la connaissance et non pas également de l’explication et de la justification des présupposés ontologiques et épistémologiques. C’est pourquoi elle ne semble pas pouvoir relever de la théorie sociale au sens que nous avons donné à cette notion. Nous voudrions suggérer, pour relativiser l’opposition de la théorie ancrée et de la théorie sociale, qu’une théorie sociologique relevant de la théorie ancrée peut également avoir besoin d’un type d’autoréflexion qu’elle semble exclure, de l’explication et de la justification des présupposés ontologiques et épistémologiques. N’est‑il pas évident que la défense de la théorie ancrée proposée par À la recherche de la théorie ancrée relève d’un type d’autoréflexion épistémologique distinct du type d’autoréflexion désignée par l’idée de théorie ancrée. De même, on peut chercher une illustration de l’utilité d’une forme d’autoréflexion ontologique dans la manière dont B. Glazer et A. Strauss définissent les objets de leurs enquêtes empiriques. Par exemple, lorsque A. Strauss, dans son article programmatique intitulé « Le travail et la division du travail », explique que la spécificité de son approche du travail tient au fait qu’elle relève d’un interactionnisme « structurel ou pragmatiste » (Strauss, 1985, p. 1), il souligne que le travail doit être interprété en termes d’interaction et de carrière, c’est‑à‑dire en termes relationnels et processuels, mais que ces relations et ces processus s’inscrivent eux‑mêmes dans des structures sociales. Cette précision ne vaut évidemment pas seulement pour le travail, mais pour le monde social en général, qui comporte des propriétés relationnelles, processuelles et structurelles, et qui doit être étudié en articulant des perspectives micro et macro pour rendre compte des différentes dimensions des phénomènes rencontrés dans l’enquête. On sera sans doute tenté d’en conclure que ce qui de la théorie ancrée est le plus incompatible avec la théorie sociale telle que nous l’avons définie ne relève pas tant de la conception de la démarche théorique légitime que de la définition des objets des théorisations légitimes. La défense de la théorie ancrée ne serait pas incompatible avec une défense d’une activité théorique orientée vers l’unification et l’explicitation ontologique et épistémologique de la connaissance ; elle serait en revanche incompatible avec l’idée d’une connaissance non sectorielle du monde social. À première vue, en effet, rien de plus éloigné qu’un effort de théorisation spécifique destiné à résoudre les problèmes rencontrés dans une enquête empirique particulière, d’une part, et d’autre part, l’effort d’articulation des paradigmes ou de franchissement des frontières disciplinaires qui est associé à l’idée de connaissance non sectorielle du monde social. Cependant, de nouveau, l’alternative pourrait être moins stricte qu’il n’y parait. En effet, lorsqu’elle prend véritablement au sérieux la richesse et la complexité de son terrain, l’enquête se trouve confrontée à une multiplicité de problèmes à résoudre qui peut justifier l’imbrication des paradigmes, la combinaison des échelles d’analyse et des facteurs d’intelligibilité. C’est la démarche même de la théorie ancrée qui conduit alors à un travail d’intégration théorique, intégration théorique ne pouvant être pleinement justifiée ontologiquement et méthodologiquement que dans une réflexion générale sur les modalités de la complémentarité des facteurs d’intelligibilité et des échelles d’analyse du monde social. De nouveau, le travail sociologique d’A. Strauss montre d’ailleurs que l’orientation vers la théorie ancrée est compatible avec un effort d’intégration théorique de ce type. En effet, l’article « Le travail et la division du travail » s’engage dans un travail d’intégration de différentes échelles d’analyse du travail (micro, méso et macro), de différentes sous‑disciplines (sociologie du travail, sociologie économique), et de différents paradigmes (interactionnisme, institutionnalisme économique) en expliquant pourquoi l’analyse du processus de travail (ou de « l’arc de travail ») doit se développer à un triple niveau : 1, celui de l’interaction a, entre tâches, b, entre personnes et tâches et, c, entre personnes ; 2, celui des « styles collectifs d’interaction » propre à tel ou tel milieu de travail ; 3, celui des « conditions organisationnelles et supra‑organisationnelles », les conditions supra‑organisationnelles renvoyant aussi bien aux structures du marché du travail qu’aux hiérarchies de statuts (Strauss, 1985, pp. 2‑3). D’une certaine manière, l’affirmation que son interactionnisme « structurel ou pragmatiste » est celui de « Dewey et Mead » (idem, p. 1) relève d’une explicitation et d’une justification de l’image générale du monde social qui justifie que le travail soit ainsi conçu. Elle revient à s’autoriser de la manière dont John Dewey et George H. Mead articulaient déjà attention aux interactions, d’une part, aux structures macro‑sociales (relations entre les classes, les races, les sexes), d’autre part, au sein de théories sociales du plus haut degré de généralité16. Or, de même que toute autoréflexion épistémologique et ontologique suppose un certain degré de théorisation spéculative, ou non ancrée, de même, la référence positive à J. Dewey et à G. H. Mead, pour expliciter et justifier les présupposés méthodologiques et ontologiques les plus généraux, est un recours à des formes de théorisation spéculative.
- 17 . Telle est la position de R. K. Merton, critiquée dans l’« épilogue » de La Découverte de la théor (...)
- 18 . Sur les différents sens possibles de la référence à la théorie générale en sociologie aujourd’hui (...)
- 19 . Nous avons illustré cette possibilité avec la sociologie du travail
d’A. Strauss, et contre les i (...)
19Nous avons analysé la position de B. Glazer et A. Strauss parce qu’elle semble fournir l’exemple le plus significatif d’une défense de la théorie sociologique hostile à ce qu’on entend généralement par théorie sociale. Nous avons suggéré que si l’on analyse la nature du travail sociologique qui est associé à l’idée de théorie ancrée, tout en renonçant à identifier hâtivement la théorie sociale aux excès de généralisation et à la spéculation débridée, l’incompatibilité n’apparaît plus si nettement. Il semble donc qu’il faille donner raison à R. K. Merton sur le point que B. Glazer et A. Strauss voulaient précisément contester : la théorisation sociologique comporte un moment théorique irréductible à ce qui peut être justifié à partir d’enquêtes spécifiques, et elle peut prétendre à un plein degré de légitimité lorsqu’elle vise un degré de généralité supérieur à ce qui peut être justifié à partir de l’enquête empirique, à condition qu’elle ne perde pas tout contact avec elle17. Mais cette conclusion est de nouveau, chez R. K. Merton, dirigée contre l’idée de théorie sociale puisque seules les théorisations de portée moyenne pourraient satisfaire cette condition. La théorie sociale, entendue au sens de la théorie générale, se voit ravalée chez lui au rang de généralisation sans doute inévitable, mais plus ou moins arbitraire, puisque l’on ne peut jamais donner de justifications empiriques et théoriques rigoureuses aux tentatives visant à unifier les études sectorielles et les théories de portée moyenne. Dans la perspective défendue par R. K. Merton, la théorie sociale peut‑être reconnue comme une dimension de la théorie sociologique, mais seulement à titre d’idéal régulateur. La théorie sociologique doit renoncer à toute ambition fondatrice de même qu’à l’espoir de produire une systématisation convaincante de l’ensemble de la connaissance du monde social. Initialement dirigés contre T. Parsons, ces arguments de R. K. Merton (1968, chap. 1 et 2) n’ont sans doute pas perdu leur pertinence si l’on entend par théorie sociale une théorie générale à visée intégratrice et fondatrice. Il est sans doute vain de chercher aujourd’hui à intégrer l’ensemble des paradigmes et des perspectives disciplinaires dans une seule et même théorie, comme A. Giddens (1987) ou J. Habermas (1987) tentaient de le faire. Mais un travail théorique de niveau général, réfléchissant sur les modalités de la complémentarité des facteurs d’intelligibilité et des différentes échelles d’analyse du monde social, ou sur la diversité des problèmes sur lesquels bute la connaissance du monde social (explication de l’action, de l’ordre social et de la transformation sociale) reste pleinement légitime. Moins ambitieux parce qu’il ne prétend ni effectuer la synthèse des différentes théories sociologiques, ni en identifier des fondements communs, ce travail théorique n’en est pas moins utile puisqu’il offre des instruments pour corriger la sur‑spécialisation et le dogmatisme, en même temps qu’il définit un cadre de dialogue rationnel entre les sous‑disciples et les paradigmes. Ce travail théorique permet en outre de développer une réflexion sur la portée du savoir sociologique et sur ses complémentarités possibles avec les connaissances produites par d’autres sciences sociales, sans postuler a priori le caractère indépassable ou irrémédiablement périmé des partages disciplinaires. La théorie sociale, conçue alors comme une forme d’autoréflexion des théories sociologiques, au sens où elle fournit des instruments pour leur permettre d’expliciter leurs présupposés, leur complémentarité et leur portée, peut alors remplir des fonctions qu’on peut juger plus fondamentales, d’un point de vue sociologique, que tout ce qui peut être pensé sous le concept de théorie générale quand celui‑ci reste associé à des visées intégratrice et fondatrices18. On notera par ailleurs que la théorie sociale, si elle est entendue en ce sens, n’est plus condamnée à prendre seulement la forme d’une entreprise théorique autonome et développée indépendamment des autres formes de théorisation sociologiques. Bien plutôt, elle consiste en une forme de théorisation pouvant être mobilisée dans l’étude d’objets spécifiques, au sein de théories sociologiques de portée moyenne ou sectorielles, de même que dans des collaborations interdisciplinaires avec d’autres sciences sociales, en d’autres termes, partout où elle peut remplir sa fonction d’explicitation et de justification des présupposés d’une théorisation, de sa portée et des possibles complémentarités avec d’autres théorisations19.
20Quels sont les arguments, par ailleurs, qui permettraient de donner à l’idée de théorie sociale une dignité philosophique plus grande que celle qui relève de la simple allégeance à l’un des concepts emblématiques de la tradition de la théorie critique francfortoise ? Cette question pose le problème général du rapport entre philosophie et sciences sociales. Si la philosophie politique a été la forme principale de la théorisation du monde social jusqu’à l’autonomisation de l’économie politique, de l’histoire et de la sociologie, il n’en a plus été ainsi par la suite. Il en a résulté que des deux tâches traditionnelles de la philosophie politique, expliquer comment le monde social est constitué et comment il devrait être organisé, la philosophie politique a tendu à ne plus retenir que la seconde. Point d’aboutissement de cette tendance, la philosophie politique se définit aujourd’hui principalement comme une théorie normative, sous forme de théorie de la justice ou de la démocratie, sans plus chercher à produire de connaissance du monde social. La Théorie de la justice de John Rawls (1987) et Droit et démocratie de Jürgen Habermas (1997) – rédigé après que J. Habermas eu abandonné la théorie sociale –, fournissent les illustrations les plus évidentes et les plus significatives du tournant normatif d’une philosophie politique renonçant à la théorie sociale.
21La question de la connaissance du monde social n’en a pas pour autant été complètement abandonnée, mais elle s’est vue posée indépendamment de la réflexion normative sur la vie sociale, sous la forme de l’ontologie sociale, c’est‑à‑dire d’une réflexion sur les caractéristiques qui distinguent les objets sociaux des objets non sociaux. L’ontologie sociale est aujourd’hui un champ de discussion autonome, admettant un certain nombre de références communes, comme La Construction de la réalité sociale de John R. Searle (1998), un ensemble de questions considérées comme centrales, comme celle de l’intentionnalité collective. Dotée de revues propres, comme le Journal of Social Ontology, elle constitue une sous‑discipline philosophique en cours d’institutionnalisation dans laquelle la question de la connaissance du social est formulée dans un cadre mono‑disciplinaire et le plus souvent selon un type d’argumentation qui relève de l’un des paradigmes dominants, la philosophie analytique ou post‑analytique. Nous avons défendu dans la première partie de cet article la thèse suivant laquelle la théorie sociale doit comporter un moment d’autoréflexion ontologique, mais le type d’argumentation ontologique qui est développé dans cette ontologie sociale en voie d’institutionnalisation n’a pas grand‑chose à voir avec la théorie sociale. D’une part, il s’agit d’une réflexion sur les caractéristiques génériques de l’être social qui ne suppose aucune étude différenciée du monde social. Nul besoin dans cette ontologie sociale de réflexion sur les différentes échelles d’analyse du monde social ou sur la variété des problèmes que doit affronter la connaissance du monde social. D’autre part, la réflexion sur les caractéristiques génériques du monde social est développée au moyen d’une argumentation philosophique relevant d’une conception autarcique de la philosophie. Nul besoin de réflexion sur les présupposés ontologiques des théorisations produites par les sciences sociales. Lorsque telle ou telle théorie sociologique est mobilisée, elle ne l’est qu’à titre d’illustration de positions dont la légitimité est défendue indépendamment du raisonnement sociologique.
22La nécessité d’une réflexion philosophique sur les modalités de la connaissance du monde social dans sa complexité propre est certes reconnue, mais elle est développée surtout sous la forme d’une épistémologie des sciences sociales – autre sous‑discipline en voie d’institutionnalisation, elle est cependant dotée d’une plus forte diversité interne. Le type de réflexion qui s’y développe, qui vise soit à rendre compte de la spécificité d’innovations conceptuelles ou méthodologiques, soit à reconstruire les enjeux généraux de tel ou tel conflit de paradigmes ou de telle ou telle synthèse théorique, se distingue doublement de l’autoréflexion épistémologique que nous avons présentée comme l’un des moments de la théorie sociale. D’une part, elle n’est pas conçue comme l’un des facteurs du processus de la production de la connaissance, mais comme une réflexion sur la connaissance déjà produite. D’autre part, elle est conçue comme une réflexion extérieure sur les théorisations produites par les sciences sociales et non comme un prolongement de l’autoréflexion des sciences sociales. Tout comme l’ontologie sociale, l’épistémologie des sciences sociales n’a de compte à rendre que philosophiques, qu’il s’agisse du choix de ses objets ou de la manière dont elle les réfléchit épistémologiquement. Comme illustration de la grande distance que l’épistémologue des sciences sociales peut prendre aussi bien avec les modalités de la production de la connaissance dans les sciences sociales, qu’avec les formes de réflexions épistémologiques produites dans le champ des sciences sociales, on peut mentionner Peter Winch dans L’Idée d’une science sociale (2009).
- 20 . Notamment seulement, dans la mesure où la critique communautariste de la théorie rawlsienne de la (...)
- 21 . Un numéro de revue a été consacré à l’histoire du concept de philosophie sociale, voir Recherches (...)
- 22 . Comme l’ont souligné notamment Philippe Chanial (2011) et Frédéric Vandenberghe (Caillé (...)
23Le fait que ce qui relevait de la théorie sociale dans le projet traditionnel de la philosophie politique, d’Aristote à Hegel, ait été abandonné au profit de la philosophie politique normative, de l’ontologie sociale et de l’épistémologie des sciences sociales définit également, par contraste, trois manières de défendre la pertinence philosophique de la théorie sociale. Une première manière de le faire consiste à souligner les insuffisances d’une conception purement normative de la philosophie politique. Si la philosophie politique veut pouvoir contribuer par ses réflexions sur la justice ou la démocratie à l’amélioration des sociétés existantes, on voit mal comment elle pourrait se désintéresser complètement de la manière dont les définitions de la justice ou de la démocratie peuvent être mobilisées par des acteurs sociaux, comment elles peuvent justifier des transformations du monde social tel qu’il est aujourd’hui organisé et comment ces transformations pourraient s’inscrire dans des évolutions sociales possibles. On voit mal, en d’autres termes, comment la philosophie politique normative pourrait remplir sa fonction pratique sans s’articuler avec une entreprise de connaissance du monde social et comment cette entreprise pourrait éviter de croiser ces trois questions cardinales de la théorie sociale : celles de l’action sociale, de l’ordre social et de la transformation sociale. C’est notamment dans le cadre d’une opposition de la philosophie politique et de la philosophie sociale que ce type de critique des insuffisances de la philosophie politique normative a été développé20. Aussi bien chez Max Horkheimer que chez John Dewey, l’idée de philosophie sociale servit à critiquer l’abstraction du discours philosophique sur le monde social, et valu comme une invitation à mieux ancrer les perspectives critiques sur les sociétés contemporaines dans une connaissance nourrie par l’interaction avec les sciences sociales21. Le repli de la philosophie politique dans des discussions purement normatives a conféré une nouvelle actualité à cette critique de l’abstraction philosophique et a conduit Axel Honneth (2006, 2008) à définir la philosophie sociale comme un correctif à la philosophie politique normative (voir aussi Fischbach, 2009). Son dernier ouvrage systématique, Le Droit de la liberté (2015), permet de comprendre comment l’une des questions centrales de la philosophie politique normative, celle des conditions institutionnelles de la liberté, peut être abordée dans la perspective d’une théorie sociale. La liberté y est prise en compte sous les trois formes principales sous lesquelles elle peut être concrétisée dans l’action sociale, celles de la liberté juridique, morale et politique. L’objectif est d’expliquer comment chacune de ces formes peut apporter sa contribution propre à la liberté sociale, cette dernière étant analysée sous la forme d’une théorie sociale différenciée. Il s’agit en effet d’expliquer quelles sont les formes spécifiques que les différentes institutions de l’ordre privé, de l’ordre économique et de l’ordre étatique donnent aux promesses de la liberté juridique et morale, et comment les rapports de ces institutions peuvent contribuer ou bien à réaliser ces promesses ou bien faire obstacle à leur réalisation. Non seulement la société est abordée d’un point de vue normatif (celui d’une exigence de liberté juridique, morale et politique) indissociable d’une entreprise de connaissance des sociétés contemporaines, mais en outre, ces sociétés contemporaines font l’objet d’une connaissance différenciée, articulant différents niveaux d’analyse du monde social, et identifiant les tendances historiques qui spécifient les défis de l’époque contemporaine et les ressources disponibles pour les affronter. Les réflexions proprement philosophiques sur le droit, la morale ou la supériorité de la démocratie se voient ainsi traitées sous la forme d’une théorie sociale normative qui s’appuie de différentes manières sur les sciences sociales, notamment sur Karl Polanyi et Émile Durkheim. La théorie sociale normative, quand elle prend de telles formes, apparait comme un projet philosophique fécond et comme le lieu d’un riche dialogue entre la philosophie et les sciences sociales22.
24Les insuffisances constitutives de l’ontologie sociale confèrent elles aussi une légitimité philosophique à la théorie sociale. De même que la théorie sociale permet de corriger le normativisme abstrait de la philosophie politique, de même permet‑elle de corriger l’abstraction ontologique. L’ontologie sociale ne prétend pas seulement identifier les caractéristiques génériques des objets sociaux. Héritière de la définition traditionnelle de l’ontologie comme théorie de l’être au sens le plus fondamental, elle prétend également que ces caractéristiques génériques sont les caractéristiques fondamentales du monde social. En ce sens, l’ontologie sociale produit un discours sur le monde social qui est doublement problématique : d’une part, parce qu’elle ne se donne pas les moyens de vérifier que ces caractéristiques génériques valent bien comme des caractéristiques fondamentales à toutes les échelles d’analyse du monde social ; d’autre part, parce qu’elle ne confronte pas sa caractérisation de ce qui est fondamental avec ce que les sciences sociales font apparaître comme des caractéristiques fondamentales. En d’autres termes, il semble bien que l’ontologie sociale tombe sous la critique hégélienne de la philosophie première : les principes ne peuvent démontrer leur valeur de principes qu’à partir du moment où ils cessent d’être formulés comme de simples principes et qu’ils sont investis et reformulés dans un processus de connaissance de la diversité des objets dont ils sont censés rendre compte. Cette critique hégélienne de la philosophie première et de la valeur accordée aux principes était mobilisée par T. W. Adorno pour justifier que la philosophie ne se contente pas d’un discours général sur le social, à distance des sciences sociales. Il exigeait d’elle qu’elle s’efforce de prolonger, à sa manière, les dynamiques de systématisation et d’autoréflexion qui émergent des sciences sociales. C’est ce qui le conduisait à préférer le terme de théorie sociale à celui de philosophie sociale, dans la mesure où ce dernier pouvait évoquer une discipline philosophique coupée des sciences sociales (Adorno, 2016, pp. 435‑437). Cette justification philosophique de la théorie sociale n’a rien perdu de son actualité dans un contexte différent où l’on voit émerger sous de nouvelles formes les prétentions philosophiques à statuer souverainement, et selon la plus haute généralité possible, sur le monde social. La conception adornienne de la théorie sociale conduit ainsi à affirmer que la réflexion ontologique sur le monde social ne devrait pas être développée sous forme de discipline autonome, isolée des entreprises de connaissance du monde social, mais qu’elle devrait bien plutôt prendre la forme d’une réflexion critique sur les principes des théories produites par les sciences sociales (Renault, 2016b). Étant donné que différentes formes d’autoréflexion ontologiques se développent dans les sciences sociales, les discussions de types ontologiques pourraient alors devenir un lieu de dialogue plus fructueux entre philosophie et sciences sociales.
25Quant à l’épistémologie des sciences sociales, ses limites propres apparaissent en toute lumière dès qu’elle est comparée avec l’épistémologie des sciences de la nature. Pour cette dernière, la scientificité des théories de référence n’est pas aussi problématique et le choix d’une théorie pour identifier des effets de connaissance n’appelle pas de justification particulière. Avec les sciences sociales, le conflit des paradigmes implique que fonder sa réflexion épistémologique sur une théorie déterminée, ou un débat particulier, expose à des biais dont la nature ne peut être réfléchie adéquatement sans une vue d’ensemble du conflit des paradigmes, de la variété des problèmes rencontrés dans la connaissance du monde social et de la complémentarité des échelles d’analyses. L’épistémologie des sciences sociales est en fait exposée à deux écueils symétriques : celui d’une trop grande distance avec ses objets, celui d’une trop grande dépendance à leur égard. Trop grande distance : si elle prend pour cadre de références les normes de scientificité des sciences de la nature, elle risque de rater ce qui fait la spécificité des effets de connaissance propres au domaine des sciences sociales – les insuffisances des réflexions poppériennes sur les sciences sociales en fournissent une bonne illustration (Adorno & Popper, 1979 ; Passeron, 1991). Trop grande proximité : elle court le risque de l’arbitraire en cherchant à tirer des conséquences épistémologiques générales de tel ou tel programme de recherche déterminé ou débat particulier dans telle ou telle science sociale – les insuffisances des entreprises qui postulent qu’on peut dire quelque chose d’essentiel sur les sciences sociales en général en analysant par exemple seulement Émile Durkheim, illustrent ce risque. On voit mal comment l’épistémologie des sciences sociales pourrait éviter ce deuxième écueil sans s’engager dans des réflexions qui relèvent de la théorie sociale : réflexions sur les différentes échelles d’analyse du monde social, réflexions sur les problèmes généraux que doit affronter toute entreprise de connaissance non unilatérale du monde social, etc. Dans la mesure où des formes d’autoréflexion épistémologique se développent de différentes manières dans les sciences sociales (l’idée de théorie ancrée nous en a fourni une illustration) et dans la mesure où les programmes de théorie sociale ne peuvent être défendus sans une réflexion sur le statut et les formes légitimes de la théorisation dans les sciences sociales (voir par exemple Reed, 2011), l’épistémologie des sciences sociales pourrait elle aussi constituer un lieu de dialogue plus étroit entre philosophie et sciences sociales si les philosophes articulaient plus souvent leur analyses épistémologiques avec des modes d’argumentation relevant de la théorie sociale.
26Nous venons de présenter trois manières de plaider pour la légitimité de la théorie sociale du point de vue des intérêts de connaissance qui motivent les philosophes. Ces arguments conduisent à des conclusions différentes. Alors que le premier implique que la philosophie politique devrait renouer avec la théorie sociale, en se faisant philosophie sociale, le deuxième se contente d’utiliser l’idée de théorie sociale pour contester la pertinence des objectifs poursuivis par l’ontologie sociale. Quant au troisième argument, il avance seulement que l’épistémologie des sciences sociales ne peut atteindre ses objectifs sans mobiliser des arguments relevant de la théorie sociale. C’est donc la philosophie sociale qui confère à la théorie sociale le rôle le plus significatif. C’est également la philosophie sociale qui permet le mieux de déterminer quel sens spécifique prend l’idée de la théorie sociale lorsqu’elle désigne un projet philosophique.
- 23 . Même si les sociologues peuvent eux aussi proposer des théorisations qui dépassent ces partages d (...)
- 24 . On peut certes dire avec Ilana Siber (2004) que les théorisations sociologiques des fondateurs on (...)
27Disons, de façon générale et schématique, que lorsqu’elle est identifiée à la philosophie sociale, la théorie sociale des philosophes se distingue doublement de celle des sociologues. Une première spécificité tient au type de généralité qui est visé. La théorie sociale des philosophes est plus générale que la théorie sociale des sociologues, ne serait‑ce que parce qu’elle vise à synthétiser des connaissances provenant de l’ensemble des sciences sociales, voire des sciences sociales et de la psychologie, ces dernières fournissant selon T. W. Adorno (2011, pp. 315‑376) comme des éclairages complémentaires sur l’expérience sociale23. La deuxième spécificité tient à sa dimension normative. Alors que les théories sociales des sociologues visent surtout l’intégration et l’explicitation théoriques, et qu’elles sont ainsi orientée principalement par des intérêts de connaissance, les théories sociales des philosophes sont plus souvent orientées également par un intérêt pratique de type critique : le problème principal qu’elles cherchent à résoudre est celui de l’articulation des perspectives normatives (ou de la critique sociale) avec la connaissance du monde social, articulation qui prend généralement la forme de diagnostic sur les problèmes spécifiques de l’époque actuelle et sur les ressources disponibles pour les résoudre24.
28Mais de nouveau, et pour conclure, il convient de distinguer ici des options divergentes. En effet, le terme de philosophie sociale recouvre des projets théoriques qui peuvent être très différents les uns des autres. Pour simplifier, on peut distinguer deux orientations, l’une insistant sur les objectifs philosophiques de la philosophie sociale, l’autre sur sa dimension interdisciplinaire. Selon la première option, dont on trouve une illustration dans Le Droit à la liberté d’A. Honneth (2015), la théorie sociale normative apparaît comme un moyen d’intervenir dans des débats philosophiques plutôt que dans les controverses qui traversent les sciences sociales, comme un moyen de réaliser les intentions pratiques de la philosophie politique plutôt que de prolonger les dynamiques d’unification et d’explicitation de la connaissance qui sont à l’œuvre dans les sciences sociales. La philosophie s’y rapporte certes aux connaissances issues des sciences sociales, mais pour résoudre les problèmes qui sont posés par la mise en œuvre d’un projet de théorie sociale normative, et sans avoir à justifier ses emprunts à telle ou telle théories issue de telle ou telle science sociale sur le plan de l’épistémologie des sciences sociales. Selon une seconde option, dont on peut penser qu’elle correspond au modèle adornien, la théorie sociale doit résister à son institutionnalisation sous forme de sous‑discipline philosophique et concevoir ses propres contributions à la connaissance du monde social comme le prolongement des dynamiques d’unification théoriques et d’autoréflexion ontologiques et épistémologiques qui sont à l’œuvre dans les sciences sociales. Elle doit concevoir ses emprunts à telle ou telle théorisation du monde social comme une prise de parti dans les débats qui traversent les sciences sociales en justifiant cette prise de parti par des arguments épistémologiques et ontologiques relevant d’un type de théorie sociale qui est analogue à celui pratiqué par les sociologues. Elle doit par ailleurs chercher dans une pratique de l’interdisciplinarité le moyen de maintenir ce lien de la théorie et de l’empirie qui permet aux projets de théorie sociale de se voir reconnus une valeur, non pas seulement aux yeux des philosophes, mais aussi des sociologues. S’engager dans de telles entreprises interdisciplinaires supposant de participer à des recherches empiriques dont les objets sont toujours particuliers, la théorie sociale n’est plus seulement une entreprise théorique pouvant être développé pour elle‑même au plus haut niveau de généralité, mais aussi une forme de théorisation destinée à être mobilisée dans des collaborations interdisciplinaires entre philosophie et sciences sociales à propos d’objets particuliers qui résistent aux partages disciplinaires et programmes de recherches inscrits dans les paradigmes, comme la souffrance sociale et l’expérience de la domination (Renault, 2008, 2017a), ou encore les dimensions morales de l’expérience des rapports de classe (Sayer, 2005).