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David Pichonnaz, Devenirs policiers. Une socialisation professionnelle en contrastes (Antipodes, 2017)

Élodie Lemaire
Référence(s) :

David Pichonnaz (2017), Devenirs policiers. Une socialisation professionnelle en contrastes, Lausanne, Antipodes, 248 p.

Texte intégral

1Dans le contexte des débats sur les finalités et les moyens de l’activité policière, réengagés suite à la récente inflexion des politiques publiques françaises de sécurité, la parution de l’ouvrage de David Pichonnaz est particulièrement bienvenue. En effet, son analyse des initiatives – limitées – de réforme de la formation initiale des policiers suisses, donne à réfléchir sur la mise en place d’une « police de la sécurité du quotidien ». L’auteur identifie les obstacles au changement au sein du dispositif de formation et les résistances que lui opposent les recrues, façonnées par leurs dispositions et leurs expériences antérieures. L’intérêt de cet ouvrage cependant ne se réduit pas à l’écho singulier qu’il trouve dans l’actualité politique et médiatique. Il est aussi d’offrir une vision claire et articulée de l’entrée dans le métier de policier, en rompant avec une approche monolithique de l’habitus professionnel.

2Dans l’introduction de l’ouvrage, l’auteur propose une discussion serrée de la littérature produite sur la socialisation professionnelle des policiers avant de présenter un cadre théorique pour l’analyse de ce processus. David Pichonnaz utilise les outils conceptuels développés par Pierre Bourdieu (habitus, doxa, champ), pour trois grandes raisons. Premièrement, dépasser le paradigme de la « culture professionnelle », habituellement convoqué dans l’analyse de la police. Deuxièmement, éclairer les points aveugles des études consacrées à la socialisation policière qui négligent trop souvent le rôle des trajectoires antérieures des recrues. Troisièmement, combler les apories des travaux de sociologie des professions et de la police, qui n’inscrivent pas suffisamment ce « sous-champ au sein du champ administratif » (p. 31) pour interroger les pratiques et les principes de classement policiers.

3À cet ensemble de propositions stimulantes vient s’ajouter une méthode originale, présentée par l’auteur comme un angle mort des analyses de la socialisation policière, consistant à « déterminer ce qui permet, dans une trajectoire individuelle, d’expliquer l’acquisition (ou la non-acquisition) de certaines dispositions » (p. 21). Les divers enjeux de la réflexion étant posés, David Pichonnaz décrit, outre le contexte suisse de leur application, son solide dispositif d’enquête – également bien détaillé dans une annexe méthodologique. Sa recherche repose sur l’étude approfondie de l’Académie de Police de Savatan à la fin des années 2000. L’auteur y a observé, de manière intermittente, les enseignements dispensés durant toute la formation d’une cohorte de nouvelles recrues. Il a également consulté et analysé des documents officiels (plan d’études cadre, manuels de formation, programme des examens) qui encadrent les contenus de formation. Il a distribué un questionnaire à l’intégralité de la cohorte et réalisé des entretiens avec des formateurs et avec des élèves « à la fin de leur formation et durant leurs deux premières années de pratique » (p. 34). Un questionnaire adressé aux élèves du centre de formation de Genève, auquel se sont ajoutés des entretiens, ont apporté des matériaux supplémentaires permettant de mieux assurer les résultats.

4Les deux premiers chapitres de l’ouvrage mettent « en contexte le processus d’entrée dans le métier » (p. 34). Dans le premier, l’auteur analyse les luttes de définition de l’excellence professionnelle qui structurent l’espace de la formation policière suisse, suite à sa refonte. Le programme de formation s’est non seulement uniformisé, mais il donne également de l’importance à des compétences relationnelles (ouverture, proximité, respect de l’usager) portées et défendues par des acteurs qui, au sein de la profession, cherchent à remettre en cause la doxa policière, c’est-à-dire les manières « traditionnelles » de pratiquer le métier. Après avoir pris soin d’en rappeler les principales caractéristiques, David Pichonnaz décrit les prises de position que cette doxa suscite. Pour cela, il construit deux pôles : d’un côté, les formateurs orthodoxes qui la défendent, de l’autre, les hétérodoxes qui la remettent en cause en promouvant « un rapport à la population fondé sur la proximité et l’ouverture d’esprit, et [en] valoris[a]nt les compétences réflexives et la capacité de discernement des policières et des policiers » (p. 13). Selon l’auteur, les enjeux de ces divisions se cristallisent autour de la hiérarchie des finalités et des moyens de l’activité policière mais aussi autour de ses « valeurs ». Schématiquement, les orthodoxes prônent la lutte contre le crime, valorisent la coercition et la distance sociale avec les « clients », tandis que les réformateurs, qualifiés d’hétérodoxes par l’auteur, placent au cœur du métier de policier la lutte contre les infractions mineures, la négociation et vantent les mérites de la proximité avec les usagers et les auteurs d’infractions. Pour comprendre l’issue des luttes entre ces deux modèles, David Pichonnaz identifie, dans le deuxième chapitre, les principaux obstacles aux ambitions réformatrices portées par les courants hétérodoxes au sein de la profession. Si un certain nombre de savoirs dont l’objectif officiel est de transformer les pratiques professionnelles ont été introduits dans la formation sous la forme de nouvelles matières (psychologie, éthique, droits humains, police de proximité), l’auteur constate qu’elles sont fortement marginalisées (faible dotation horaire) et ne bénéficient pas de la même légitimité que les matières « traditionnelles ». En outre, la place prépondérante accordée à la « physicalité du métier » (p. 102), qui entre en résonnance avec sa militarité, témoigne, selon lui, de la domination de l’orthodoxie professionnelle dans les enseignements prodigués.

5Saisir la structure de cet espace social qu’est la formation, avec ses consensus et ses points de clivage, est une condition nécessaire mais pas suffisante selon l’auteur pour rendre compte du processus de socialisation professionnelle des nouvelles recrues. C’est pourquoi il analyse, dans trois chapitres solidement étayés par de nombreux extraits d’entretiens, les dispositions des recrues – à penser, percevoir, agir – acquises avant d’entrer dans l’école de formation de la police.

6Pour rendre raison des prises de position contrastées qu’il observe, David Pichonnaz étudie les trajectoires sociales des recrues. Il montre dans le troisième chapitre que leur rapport à la population « ainsi que leur degré d’investissement politico-moral dans le métier » (p. 104) varie et dépend de ce que signifie, pour elles, l’entrée dans la profession en termes de mobilité sociale. Par exemple, les déconvenues et les formes de déclassement (perte de statut, chômage, échecs) subies avant l’entrée dans le métier disposent à adhérer à une vision orthodoxe du métier. Dans le quatrième chapitre, il souligne le rôle de la socialisation de genre dans la manière dont les recrues « se situent par rapport à ces attributs professionnels que sont le pouvoir de coercition et la violence » (p. 132). Les visions des tâches et des compétences coercitives sont différenciées : si les recrues féminines les jugent moins centrales que leurs homologues masculins, certains d’entre eux n’adhèrent pas aux définitions viriles de la masculinité et partagent une conception « sociale » du métier. Enfin, dans le cinquième chapitre, il montre que certains jugements constitutifs de la doxa policière (« pessimisme, racisme, autoritarisme » p. 161), auxquels s’opposent les recrues hétérodoxes, sont largement construits avant l’entrée dans le métier. Ils doivent notamment être rapportés à la pente de la trajectoire sociale antérieure des recrues qui souscrivent à ces schèmes de pensée.

7La conclusion de l’ouvrage synthétise et organise les résultats de l’enquête. L’analyse fine des trajectoires des enquêtés permet à l’auteur de saisir les conditions dans lesquelles des habitus contrastés s’ajustent ou au contraire résistent à la doxa, mais aussi de dégager les différents éléments qui dans leurs expériences antérieures prédisposent à développer un habitus professionnel hétérodoxe ou orthodoxe. David Pichonnaz s’inscrit ensuite de manière prudente dans une perspective plus normative sur les lacunes du processus de formation, avant de suggérer d’engager « l’étude des trajectoires des policières et des policiers expérimentés, et des potentiels changements dans leurs visions et leurs pratiques du métier » (p. 220), afin de compléter et de prolonger les nombreuses pistes de réflexion offertes par ce travail de qualité.

8Quelques remarques critiques, qui ne remettent pas en cause la fécondité de la démarche, peuvent permettre d’engager le débat. Il nous semble en effet, qu’en soulignant le poids de la socialisation antérieure, l’analyse proposée tend à reléguer le rôle de la formation à une part résiduelle. Pourtant elle valorise certaines dispositions et les convertit en habitus professionnel spécifique, ne serait-ce qu’en instaurant une séparation entre initiés et profanes, en inculquant les hiérarchies de prestige internes et un « esprit de corps ». Ces apprentissages sont souvent redoublés par le développement de formes de sociabilités entre les recrues, qui ne sont pas suffisamment analysées. Par ailleurs, si la formation est présentée comme ayant peu d’effets sur les habitus des recrues, l’auteur veut-il suggérer par là que les réformes sont systématiquement vouées à l’échec ? Cet enjeu aurait mérité d’être discuté plus longuement en conclusion.

9Au niveau méthodologique, nos propres recherches nous conduisent également à soulever quelques réserves : le dispositif d’enquête saisit les visions du monde des recrues essentiellement au niveau des discours, alors que l’observation des pratiques et des investissements (matrimoniaux, amicaux, politiques et sportifs) aurait permis une appréhension plus juste des visions du monde. L’analyse des trajectoires sociales et professionnelles des réformateurs aurait également gagné à être approfondie pour mieux cerner leur distance (distinctive ?) à la doxa policière et, plus largement, la nouvelle configuration de la formation suisse, qui semble enregistrer des écarts de classe, de trajectoire et de position entre les formateurs. Mais surtout on peut regretter que l’hypothèse centrale et stimulante présentée dans l’introduction, selon laquelle les acteurs et les institutions policières constituent « une fraction partiellement autonome du champ administratif » (p. 31), ne soit finalement pas nourrie au fil de l’ouvrage, ni même reprise dans la conclusion. Elle reste ainsi à l’état de déclaration d’intention.

10David Pichonnaz ne cache d’ailleurs pas le caractère partiel de certains de ses résultats. Il invite ses lecteurs à la prudence (par exemple, p. 140 : « il est certes difficile de rendre compte des inclinations à l’agressivité des acteurs en se fondant uniquement sur des entretiens […]. Il aurait fallu, afin de les attester les observer au travail ») et les renvoie vers d’autres de ses publications pour compléter l’analyse. Ainsi l’honnêteté et la rigueur intellectuelles, sans oublier le souci du lecteur, manifeste entre autres dans l’usage des encadrés et le soin apporté aux conclusions de chaque chapitre, distinguent cet ouvrage.

11Il a également le mérite d’appréhender la socialisation professionnelle des policiers en tenant compte d’autres instances de socialisation, comme l’origine sociale ou le genre. Ce faisant, David Pichonnaz accorde une place privilégiée aux dispositions acquises en dehors de la sphère du travail, qui contribuent à façonner les visions du métier, et tente de les articuler avec les « structures objectives du sous-champ policier » (p. 20). Cette démarche féconde permet de remettre en cause les discours de sens commun homogénéisant qui présentent LE policier comme naturellement raciste ou structurellement violent, en rapportant ces cas à leurs conditions de possibilité. Plus largement, elle permet d’approcher une compréhension globale de l’entrée dans le métier, au-delà du cas étudié.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Élodie Lemaire, « David Pichonnaz, Devenirs policiers. Une socialisation professionnelle en contrastes (Antipodes, 2017) », Sociologie [En ligne], Comptes rendus, 2018, mis en ligne le 16 juillet 2018, consulté le 24 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/3332

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Auteur

Élodie Lemaire

elodie.lemaire@upicardie.fr, lemaire_elodie@yahoo.frMaître de conférences en sociologie, Université de Picardie Jules Verne (CURAPP-ESS) - CURAPP-ESS, UMR 7319, Pôle Universitaire Cathédrale, 1 Placette Lafleur, BP 2716, 80027 Amiens cedex 1, France

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