
- 1 . Toutes les citations ont été traduites par l’auteur de la recension.
1En 1994, le psychologue de Harvard, Richard Herrnstein et le politiste Charles Murray publient The Bell Curve, un livre de plus de 800 pages sur les inégalités sociales et économiques entre groupes raciaux. Cet ouvrage soutenait que ces inégalités étaient dues à des différences d’intelligence – mesurée par le QI – d’origine génétique, qui expliqueraient dans une large mesure que les Afro‑Américains et les Latinos aient plus de difficultés que les Blancs ou les Asiatiques. Il allait donner lieu à une controverse majeure, tant dans le monde académique qu’à l’extérieur. Face à cette crise, « les réponses collectives du champ [de la génétique comportementale] étaient assez inattendues1 » (p. 3). Si un petit groupe de chercheurs en génétique animale prit position publiquement et s’attaqua aux arguments de R. Herrnstein et C. Murray, la réponse principale des généticiens du comportement fut d’adhérer à ces arguments (p. 4).
2C’est par cet épisode que le sociologue Aaron Panofsky, Associate Professor à l’Institute for Society and Genetics de UCLA, entame Misbehaving Science. L’épisode de The Bell Curve est selon lui symptomatique de l’inaptitude du champ de la génétique comportementale à réguler et à normaliser les controverses qui éclatent. D’où l’idée de misbehaving science, c’est‑à‑dire d’une science qui se conduit mal et qui se montre incapable d’apporter une solution aux crises : « si la science est comme une machine pour résoudre les controverses, dans la misbehaving science cette machine est cassée » (p. 9).
3Nous commencerons par synthétiser le contenu de l’ouvrage d’A. Panofsky, qui propose une analyse particulièrement fine du développement et de la structure de la génétique comportementale. Mais ce n’est pas là le seul apport de Misbehaving Science : ce livre pourra susciter l’intérêt des sociologues des sciences et des chercheurs en sciences sociales de façon plus générale.
4Retraçant l’histoire du champ de la génétique comportementale depuis les années 1950 jusqu’à nos jours, A. Panofsky montre « comment les controverses ont façonné le développement de la génétique comportementale » (p. 11). Pour ce faire, l’auteur mobilise la théorie du champ de Pierre Bourdieu (chapitre 1). Aaron Panofsky présente son approche comme étant à la croisée de deux traditions de la sociologie des sciences : l’analyse des controverses, d’une part, et l’étude institutionnelle des spécialités scientifiques, d’autre part (p. 22‑25). Il tient cependant à souligner qu’il s’en démarque à certains égards. Premièrement, alors que les sociologues des sciences s’intéressent généralement à la résolution et à la normalisation des controverses scientifiques, c’est‑à‑dire au processus qui fait que l’une des parties devient victorieuse, A. Panofsky approche ces épisodes comme des « moments de restructuration » où le débat scientifique est « entremêlé avec la réorganisation des luttes et des forces qui constituent le champ » (p. 23). Ensuite, tandis que la sociologie des sciences tend à voir dans les spécialités scientifiques des communautés qui partagent des valeurs et des règles professionnelles, A. Panofsky souligne que « la génétique comportementale n’est pas une communauté en ce sens » (p. 24). La définition même de la génétique comportementale étant l’enjeu d’une lutte entre chercheurs, il faut parler de génétiques comportementales au pluriel.
5Si le champ est initialement construit dans les années 1950 avec la volonté arrêtée d’éviter toute controverse et de tenir à distance les questions politisées telles que la race (chapitre 2), cette tranquillité est rapidement mise à mal lorsque le psychologue Arthur Jensen soutient dans un article publié en 1969 que les différences intellectuelles entre Blancs et Noirs sont génétiquement déterminées (chapitre 3). Préfigurant la controverse qui éclatera dans les années 1990 autour de The Bell Curve, les généticiens du comportement sont attaqués de toutes parts et assimilés aux travaux d’A. Jensen, si bien qu’ils n’ont d’autre choix que de prendre sa défense. Non pas en raison de motivations racistes ou de l’état du savoir disponible, mais pour défendre leur champ et « préserver une marge de manœuvre scientifique, politique et sociale » (p. 101). Le mérite d’A. Panofsky est d’être parvenu à proposer un regard dépassionné sur un domaine de recherche particulièrement controversé. Le sociologue montre qu’il n’est pas nécessaire de recourir à des interprétations politiques ou morales pour comprendre l’absence de sanction collective à l’égard de chercheurs tels qu’A. Jensen ou R. Herrnstein. Pour défendre leur champ, les généticiens se sont parfois retrouvés contraints de défendre les recherches menées sur des sujets politiquement sensibles ou, à tout le moins, de s’abstenir de les critiquer publiquement.
6La question raciale n’a pas été la seule à mettre le champ en péril. Savoir s’il valait mieux étudier les comportements humains en utilisant des animaux ou des humains a fait l’objet d’une controverse majeure (chapitre 4). Les animaux peuvent être manipulés en milieu expérimental, ce qui n’est pas le cas des humains. En même temps, relier les réactions animales à ce que l’on peut attendre d’un humain n’est pas toujours facile. La réponse apportée à cette controverse n’a pas été le résultat d’une pesée de leurs mérites respectifs et « il n’y a pas eu d’expériences, par exemple, pour coordonner et comparer les systèmes expérimentaux de la recherche humaine et animale » (p. 135). Plutôt, A. Panofsky montre comment la controverse sur les travaux d’A. Jensen a conduit à un réalignement disciplinaire du champ, c’est‑à‑dire à une distanciation vis‑à‑vis des facultés de génétique et de biologie et à un rapprochement de la psychologie. Ce réalignement, accompagné d’une « bunkerisation » (p. 112) et d’un hermétisme aux critiques extérieures, a eu pour effet de marginaliser les chercheurs en génétique animale, qui provenaient surtout de la biologie et de la génétique, et de favoriser les chercheurs en génétique humaine issus des sciences comportementales comme la psychologie. Ce champ fréquenté par des chercheurs issus de différentes disciplines (psychiatrie, psychologie, neuroscience, biologie moléculaire, génétique, etc.) – qu’A. Panofsky présente comme un « archipel » (p. 33) – s’est ainsi trouvé dominé par les chercheurs en génétique humaine principalement issus de facultés de psychologie et de psychiatrie. En même temps, et de façon assez paradoxale, cette domination ne s’est pas traduite par une homogénéisation des recherches produites. En effet, la vision des chercheurs en génétique humaine était celle d’un champ multidisciplinaire voué à produire des capitaux qui seraient ensuite réimportés dans le champ d’origine respectif des participants (psychologie, psychiatrie, etc.). Si bien que cette domination s’est traduite par une institutionnalisation de l’anomie, ce qui signifie très concrètement qu’aucun « standard scientifique partagé » ne viendrait gouverner la production du savoir dans le champ de la génétique comportementale (p. 136).
7Cette anomie a permis qu’une partie des généticiens du comportement adoptent une position réductionniste et étudient l’effet de la génétique sur un large panel de comportements humains : intelligence, crime, orientation sexuelle, divorce, religiosité ou encore consommation de soda (chapitre 5). Aaron Panofsky montre qu’en développant une approche déterministe, ces chercheurs, un peu à la manière des artistes d’avant‑garde, ont attiré l’attention de leurs pairs, obtenu des financements, et se sont fait des alliés (p. 162). Ce « pouvoir du réductionnisme » (p. 138) et la valorisation des productions scientifiques controversées devient ainsi l’une des stratégies de faire‑valoir des généticiens et ce malgré les critiques sévères qui leur sont adressées par les psychologues qui mettent en avant les facteurs sociaux et environnementaux.
8Dans les années 1990, l’arrivée des technologies moléculaires – notamment par le lancement du Human Genome Project – augure une révolution scientifique de la génétique comportementale, en promettant la résolution des controverses interminables en même temps que la mise à disposition d’un outil supplémentaire pour les approches déterministes (chapitre 6). Selon A. Panofsky, « aucune des deux n’a eu lieu » (p. 16). Le développement de la génétique moléculaire « s’est avéré être plus reproductif que révolutionnaire pour la génétique comportementale » (p. 191). La structure du champ a guidé la réception des méthodes moléculaires, et non l’inverse. D’ailleurs, la fin du Human Genome Project en 2003 n’a pas mis un terme aux controverses. En particulier, certains généticiens du comportement ont été accusés d’irresponsabilité dans la communication publique de leurs recherches pour favoriser la génétisation des comportements humains (chapitre 7). Approfondissant l’analyse du chapitre 5, A. Panofsky explique que la volonté des chercheurs de se constituer un capital de notoriété – c’est‑à‑dire « la capacité d’obtenir la reconnaissance de larges audiences » (p. 209) – encourage les commentaires provocateurs et les « pratiques irresponsables » vis‑à‑vis de la sphère publique. Accusés de biologiser les actions humaines et d’alimenter la fascination de la société pour l’ADN, les généticiens du comportement négligent leur responsabilité sociale pour se concentrer sur leur responsabilité scientifique et la défense de la liberté académique (p. 195).
9La théorie du champ a longtemps été ignorée par les Science & Technology Studies (STS), principalement pour des craintes relatives à la fermeture théorique et à la normativité de la notion (Camic, 2011). Aaron Panofsky participe au mouvement actuel de redécouverte par les STS de l’appareillage théorique et méthodologique de P. Bourdieu (Albert & Kleinman, 2011 ; Camic, 2011 ; Foster et al., 2015 ; Hess, 2011 ; Larregue, 2017) et fournit une excellente illustration de son potentiel heuristique en ce domaine.
10L’analyse d’A. Panofsky apporte des éléments de réponse aux inquiétudes soulevées par la façon dont P. Bourdieu a théorisé le fonctionnement du milieu académique et la production du savoir scientifique. Ce livre contient de nombreux éclairages empiriques sur la dichotomie autonomie‑hétéronomie, au sujet des relations du champ scientifique au sens large avec le reste de la société comme à propos des relations des divers champs scientifiques entre eux. L’unité d’étude qu’est le champ permet par exemple de décrire la circulation des flux de capitaux dans le monde scientifique, tels les psychologues qui interviennent en génétique comportementale avec l’intention de réimporter les capitaux ainsi produits dans leur champ d’origine. Mais que l’on s’intéresse aux relations entre le champ scientifique et la société ou aux points de contact entre deux sous‑espaces du champ scientifique, A. Panofsky insiste sur le fait que « l’autonomie scientifique n’est pas un postulat ontologique de la méthode de Bourdieu mais l’enjeu d’un conflit dans le champ qui doit être évalué empiriquement » (Panofsky, 2011, p. 313). En d’autres termes, l’on peut recourir à une analyse en termes de champ sans pour autant faire siennes les analyses normatives de Bourdieu.
11L’intérêt du travail d’A. Panofsky ne s’arrête pas à la mise en pratique de la théorie du champ de P. Bourdieu. Il fournit également des clés de compréhension du phénomène de biologisation des sciences sociales. En effet, l’une des stratégies utilisées par les généticiens du comportement pour diffuser leurs recherches a précisément consisté à se montrer « généreux », c’est‑à‑dire à « partager la génétique comportementale avec d’autres chercheurs » (p. 153) qui n’étaient pas familiers avec les méthodes et les théories génétiques. Cette générosité s’est traduite de façon très concrète par la mise à disposition de bases de données extensives, permettant aux chercheurs en sciences sociales d’accéder à des données jusque‑là réservées aux laboratoires spécialisés. En somme, nul besoin d’être un généticien pour produire de la génétique comportementale, les variables génétiques étant intégrées dans une analyse de régression comme l’on ajouterait une variable âge ou catégorie socio‑professionnelle. L’ouvrage d’A. Panofsky nous aide ainsi à comprendre comment un nombre aussi conséquent d’articles de génétique ont pu fleurir en si peu de temps dans les revues de sciences sociales, de la science politique (Charney & English, 2012) à la criminologie (Larregue, 2017).