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Juliette Rennes (dir.), Encyclopédie critique du genre. Corps, sexualité, rapports sociaux (La Découverte, 2016)

Marie Duru-Bellat
Référence(s) :

Juliette Rennes (dir.), Encyclopédie critique du genre. Corps, sexualité, rapports sociaux, Paris, La Découverte, 2016, 752 p.

Texte intégral

1Une encyclopédie, fût‑elle critique, sur le genre, un gros livre de plus de 700 pages… voilà qui peut rebuter le lecteur ou la lectrice : le thème semble bien rabattu et que peut‑on découvrir de vraiment nouveau en 700 pages que l’on pressent académiques, voire austères ? En fait, dès les premières pages de l’introduction, cette éventuelle appréhension se dissipe rapidement : le ton est alerte, convaincu et convaincant, l’abondance de références récentes est stimulante et on devine rapidement que cette encyclopédie va permettre de découvrir des avancées foisonnantes de la recherche sur ce déjà « vieux » concept de genre, tel qu’analysé à partir des années 1970. L’introduction, que la coordinatrice de l’ouvrage, Juliette Rennes, signe avec ses sept « éditeurs et éditrices associés », présente avec une grande clarté ce qui constitue le fil rouge de l’ouvrage, à savoir que l’on assiste à une reconfiguration des études de genre, depuis le tournant du xxie siècle, dans trois des domaines clés qui ont structuré leur développement : le corps, la sexualité et les rapports sociaux.

2Si le fait que le genre s’apprend « par corps » est relativement classique en sociologie, les approches étudiant les « dimensions corporelles des accomplissements du genre » (p. 14) se sont multipliées. Elles ont déplacé la focale, du classique « usage social du corps » vers la production, par ces usages, des corps sexués eux‑mêmes, ébranlant la conception jusqu’alors dominante d’une distinction naturelle entre les sexes et brouillant les frontières entre facteurs génétiques et environnementaux : « le genre n’est plus conçu comme une “signification sociale” qui s’ajouterait à des différences naturelles toujours déjà là, mais comme le système même qui façonne notre perception du corps comme féminin ou masculin » (p. 17). C’est en cela que cette perspective est posée comme critique et neuve, même si des auteures comme Christine Delphy ou Colette Guillaumin en ont été les précurseures dès les années 1970‑1980.

3Concernant les analyses de la sexualité, elles aussi en plein développement depuis les années 2000, elles se sont déployées depuis la description des pratiques jusqu’à la manière dont le système politique étiquette les unes comme normales, les autres comme déviantes et elles relèvent aujourd’hui soit du champ sociologique ou démographique classique, soit des études gaies ou lesbiennes, ou encore queer. Qu’il s’agisse d’analyser l’hétérosexualité comme système politique, veine suivie depuis les années 1970, ou de décrire les pratiques, notamment homosexuelles, on a là un ensemble de recherches consistant et constituant au dire des auteur.e.s un « patrimoine commun des études de genre » (p. 20).

4Le troisième domaine pointé dans cette encyclopédie – les rapports sociaux de genre – n’est lui aussi pas neuf, mais on s’attache à présent à l’articuler de manière systématique avec d’autres rapports sociaux, selon cette approche « intersectionnelle » aujourd’hui revendiquée dans les études de genre. Si le parti de croiser systématiquement diverses caractéristiques des personnes constitue un principe de base de l’approche sociologique depuis Émile Durkheim, les travaux du féminisme afro‑américain, croisant sexe et race, lui ont donné une nouvelle vigueur à partir des années 1980. Il est repris comme un cadre épistémologique transversal dans l’ensemble de l’ouvrage, à la fois pour mettre à jour la multiplicité des critères de domination et leur articulation (sexe, classe et race, mais aussi âge, orientation sexuelle, etc.), et pareillement la multiplicité des atouts dont peuvent jouer les « dominants ». Certes, le débat n’est pas lancé – puisqu’il n’y a ni entrée « genre », ni « intersectionnalité » – quant à savoir si cette démarche qui considère les personnes comme la conjonction de caractéristiques multiples n’amène pas à questionner ce que d’aucuns appelaient ou appelleraient la « variable genre » elle‑même et les groupes qu’elle délimite, et ceci pour toutes les autres « catégories » – si les femmes n’existent pas, alors les homosexuels ou les Noirs non plus ! Et comment alors concevoir des alliances susceptibles de mobiliser des personnes qui ont autant de traits partagés que de traits distinctifs – les femmes noires sont aussi des pauvres et des riches, des vieilles et des jeunes, des « homo » et des « hétéro » –, d’autant plus que l’accent est mis sur la domination qui se joue par les corps, tous différents selon des lignes qui ne recouvrent pas forcément les grands axes de cette domination ?

5Au demeurant, les auteur.e.s, dans leur présentation de cet ouvrage ambitieux, prennent soin de souligner qu’« il ne prétend pas couvrir exhaustivement la cartographie des études de genre développées depuis plus de quarante ans » (p. 22). Le domaine traité reste très vaste tout en étant relativement ciblé puisque la focale est centrée sur ce qui est désigné comme la « chair des rapports sociaux », pour dépasser, sur la base d’un examen minutieux des faits et des réalités en train de se faire, ce que pouvaient avoir d’abstraits, voire d’a‑historiques, ou de déterministes, les approches avant tout structurelles des rapports sociaux de sexe. L’ouvrage décline ensuite cette perspective globale en 66 entrées. De fait, la thématique de la sexualité est la plus représentée, avec des entrées traitant aussi bien du plaisir, de la virginité, de la pornographie ou du sida. Le corps, qui constitue, avec la sexualité, le thème dominant de cette encyclopédie est abordé via des entrées spécifiques bien moins nombreuses (« fluides corporels », taille, cyborg ou nudité…), mais il faut compter avec plusieurs entrées concernant la présentation du corps, telles que séduction, sport, beauté ou vêtement. Tout ce qui touche à la maternité est un peu plus discret et traité de façon relativement distanciée (bioéthique, filiation, gynécologie ou contraception), à l’exception d’une entrée « corps maternel ». Enfin, s’il n’y a pas d’entrée étiquetée « rapports sociaux de sexe », les entrées intégrant explicitement une perspective intersectionnelle sont assez nombreuses avec des entrées comme handicap, race, religion ou culture populaire. Moins attendus, il y a aussi de nombreux autres articles sur des thèmes variés dont l’intitulé peut surprendre… de prime abord seulement (espaces urbains, religion, internet…) ou davantage (animal, consommation, arts visuels…).

6Dans toutes ces rubriques, le plan et la forme sont relativement standardisés, ce qui rend aisé le rapprochement entre rubriques sur des thèmes convergents, mais rend vite une lecture en séquence des articles – pour qui aurait l’audace de se lancer dans une lecture des 66 textes en suivant l’ordre alphabétique ! – un peu répétitive. Dans tous les articles, un regard généalogique sur le concept traité est proposé, suivie d’une synthèse des travaux empiriques très ouverte à l’international et valorisant les productions les plus récentes, même si, du même coup – notamment quand on donne la date des dernières éditions et non de la première publication –, on peut avoir le sentiment que certaines analyses pionnières sont un peu négligées – par exemple, dans la rubrique « bicatégorisation », les analyses de Christine Delphy, publiées dans plusieurs articles dès les années 1980, voire esquissées bien avant. Suivent parfois, dans des rubriques telles que prostitution, filiation, mondialisation…, des prises de position sur les incidences politiques du thème traité.

7Notons enfin que cette encyclopédie mobilise un éventail ouvert de disciplines (au nombre de 15) : si plus de la moitié des auteur.e.s se réclame de la sociologie, l’histoire et les sciences politiques viennent ensuite, suivies de l’anthropologie, des sciences du langage ou de la communication ou encore du sport ; si les arts plastiques, la géographie ou la biologie voient leur approche évoquée, on remarque l’absence totale de la psychologie (seule la psychanalyse ayant droit de cité). Tout se passe comme si, tout comme les sociologues féministes ont longtemps hésité à s’emparer de l’objet « corps » pour la même raison, il subsistait chez elles une peur d’une « psychologie des sexes », longtemps essentialisante certes (à l’instar de ces ouvrages sur la « psychologie différentielle des sexes »), mais aujourd’hui complètement dépassée. Il y aurait pourtant bien des choses à analyser sur la face subjective du genre et le jeu des représentations, à l’instar de Marie‑Claude Hurtig et Marie‑France Pichevin quand elles éditaient, en 1986, « La différence des sexes. Essai de psychologie », ou encore, sur l’impact des rapports de domination sur les psychologies individuelles, comme l’explorent des psychologues sociaux comme Fabio Lorenzi‑Cioldi, notamment dans « Individus dominants et groupes dominés » publié en 1988.

8Un mot enfin sur les auteur.e.s : il s’agit de spécialistes d’un champ bien sûr, français ou étrangers – on compte une douzaine d’étrangers, majoritairement européens mais aussi canadiens ou américains –, représentant les générations montantes des études de genre, tandis que les auteur.e.s plus classiques, celles toujours cité.e.s et qui éditent la nième édition de leurs ouvrages ou manuels, sont relativement absent.e.s ; la relève apparaît donc assurée et elle s’annonce imaginative et productive.

9Qui plus est, l’ouvrage illustre bien comment on dispose aujourd’hui d’une masse de travaux permettant de réaliser des synthèses convaincantes et parfaitement actualisées sur des questions complexes qui ont émergé récemment (bioéthique et techniques de reproduction, cyborg…). Sur des thèmes plus classiques dans les études de genre, on ne saurait citer les rubriques qui pour autant renouvellent les approches par un regard un peu décalé – ainsi on ne parle pas de travail mais de corps au travail, pas de maternité mais de corps maternel, par exemple… –, et offrent un modèle de synthèse dont tout chercheur et toute chercheuse fera son miel. Voilà donc un ouvrage qui va bien au‑delà d’un manuel : utilisable de par sa clarté par les étudiant.e.s, il constitue avant tout une mine pour les spécialistes, cherchant des éclairages non seulement, bien sûr, sur les 66 entrées qu’il comporte, mais bien au‑delà, grâce à un index thématique d’une dizaine de pages.

10Certes, une encyclopédie n’est pas un livre qui s’articulerait autour d’un ensemble fini de questionnements ; ici les pièces du puzzle restent à assembler ; ainsi, un ou une lectrice qui chercherait à savoir où en sont les recherches sur la sexualité féminine – certes, un objet peut‑être à déconstruire entièrement ! – devrait se frayer un chemin entre de nombreuses rubriques – de la séduction au désir, des organes sexuels aux scripts sexuels –, et c’est encore plus vrai sur des objets aussi traditionnels que la famille. Une encyclopédie n’est pas non plus, a priori, le manifeste d’une thèse unifiée ; néanmoins, le fil rouge des corps peut être lu comme tel et la lectrice ou le lecteur peut se demander s’il n’y a pas ainsi posée une certaine conception de l’identité – inscrite dans les corps et fortement charpentée par la sexualité – venant s’opposer à d’autres conceptions, comme celle d’Irène Théry, d’identités bien plus labiles selon des interactions qui peuvent selon les cas ne pas mobiliser la dimension sexuée des personnes… De vraies questions théoriques restent donc en suspens, et c’est heureux, car l’apport le plus précieux de cette encyclopédie, c’est sans nul doute qu’elle donne, par son style tonique, envie de continuer à labourer ce champ des études de genre, si polymorphe… comme le genre lui‑même !

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Pour citer cet article

Référence électronique

Marie Duru-Bellat, « Juliette Rennes (dir.), Encyclopédie critique du genre. Corps, sexualité, rapports sociaux (La Découverte, 2016) », Sociologie [En ligne], Comptes rendus, 2017, mis en ligne le 27 janvier 2018, consulté le 17 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/3163

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Auteur

Marie Duru-Bellat

marie.durubellat@sciencespo.fr
Professeure émérite en sociologie, Sciences Po/Observatoire sociologique du changement et IREDU – OSC-Sciences Po, 27 rue Saint-Guillaume, 75337 Paris cedex 07, France

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