Christian Topalov, Histoires d’enquêtes. Londres, Paris, Chicago (1880-1930) (Classiques Garnier, 2015)
Christian Topalov (2015), Histoires d’enquêtes. Londres, Paris, Chicago (1880-1930), Paris, Classiques Garnier, 510 p.
Texte intégral
1Par la grâce de la richesse des archives, en évoquant trois enquêtes importantes de sociologie urbaines de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle, de Charles Booth à Londres, de Maurice Halbwachs à Paris et de l’École de Chicago, ce gros livre fourmillant de détails se lit avec le plaisir de celui qui se sent invité à suivre les pas quotidiens de chercheurs aux œuvres aujourd’hui consacrées, comme s’il nous conviait non plus à la table du restaurant étoilé, mais dans les cuisines des grands chefs. Bien sûr, le service est moins propre. C’est que l’ouvrage interpelle d’abord par une posture sur l’histoire des sciences sociales armée d’une proposition de méthode.
2L’histoire des sciences sociales est une pratique singulière parce qu’elle traite en quelque sorte de l’inconscient de nos disciplines, de ce qui nous agit à travers nos formations et nos socialisations académiques. À contre pied, tout en étant un insider du sous champ disciplinaire dont il entreprend un bout d’histoire, la sociologie urbaine, l’auteur prend radicalement le pari inverse. Le livre est bâti sur cette tension réflexive cherchant à mieux se dégager de l’idée que toute histoire des sciences sociales est d’abord un geste d’autorité sur la construction dans le présent du passé disciplinaire que l’on se choisit pour définir sa discipline. Pour l’auteur, comme il le dit en introduction, l’histoire des sciences sociales est bien sûr le produit d’une compétition dans le présent entre chercheurs, dessinant à chacun une posture, se faisant soit le gardien d’une tradition pour ceux qui sont au centre de la discipline, soit le redresseur de torts pour les prétendants qui exhument les auteurs oubliés, soit le bâtisseur de monuments pour ceux qui s’attachent à célébrer un fondateur, des grands ancêtres. Le geste d’autorité ou plutôt de scientificité de Christian Topalov est lui de refuser ces positions toujours peu ou prou hagiographiques, faisant ici de la méthodologie historienne l’outil de la déconstruction des mémoires disciplinaires. Implicitement, on peut se demander jusqu’où Christian Topalov considère que la méthode la plus pure de l’historien peut lui permettre de se dégager de lui-même, pour regarder ses pairs dans le passé comme s’ils n’avaient strictement rien à voir avec sa science contemporaine. C’est peut-être beaucoup demander à la méthode historienne, tant bien sûr les archives restent partielles et que l’on peut toujours ramener l’histoire au regard de celui qui l’énonce. Ainsi, l’histoire des enquêtes dont il est question ici n’exhume pas du passé la bonne science à faire advenir aujourd’hui. Nous n’avons aucun élément d’une filiation conceptuelle entre ces enquêtes et les pratiques scientifiques contemporaines, aucune concession à l’histoire des idées. Ces enquêtes sont ramenées à leur contexte historique de production, bâties pour répondre à des questions de leur temps qui ne sont plus les nôtres, avec des méthodes aujourd’hui dépassées. De ce fait, sans que cette question soit abordée frontalement dans le livre, ce geste interroge en retour sur la discontinuité de l’histoire, refusant de placer l’effort historien dans une logique de cumulativité. On l’aura compris, cette posture tire tous les bénéfices d’une histoire proprement sociale et politique des sciences sociales, mais plus encore, se positionne à rebours de la thématique téléologique de l’institutionnalisation des sciences sociales qui longtemps a prévalu dans ce sous-champs disciplinaire, même dans ce qu’il convient d’appeler l’histoire sociale des sciences sociales. En cela, ce livre fait preuve d’une maturité scientifique rare.
3Pour ce faire, en introduction, Christian Topalov propose une méthode particulièrement solide de démystification historienne des entreprises mémorielles de sciences sociales. Tout d’abord, il s’agit de « désencombrer les textes » de l’histoire advenue, de les dégager de l’histoire intellectuelle pour rompre avec le modèle repoussoir des étapes de la pensée de Raymond Aron. Contre cette histoire intellectuelle, et c’est sans doute là le cœur de la méthode que l’on ne peut que valider, il importe de ne pas considérer les œuvres comme uniques ni les auteurs comme individuels. Partout, Christian Topalov replace les travaux analysés dans des collectifs, dans de longues chaines de collaboration, retrouvant les collègues, les enquêteurs, l’esprit du temps, notamment de la bourgeoisie dans laquelle étaient insérés ces intellectuels. Les textes sont alors pris pour des « documents », produits d’un contexte matériel d’origine, un cours, une stratégie de publication, la réponse à une question politique ou un projet scientifique d’un temps. Au-delà des textes, ce programme historien suppose par-dessus tout « d’environner les œuvres avec des archives » pour saisir la matérialité des enquêtes, la division du travail, les interactions observateurs observés, les techniques matérielles de collecte et d’interprétation, les relations intellectuelles… pour en quelque sorte décrire au mieux les pratiques et tout faire pour sortir la science de sa programmation philosophique d’universel sans lieu. Tirant les enseignements de la sociologie de la science, l’auteur dévoile une science produit d’un lieu et d’un temps, de mondes politiques et institutionnels, comme une réponse adaptée à des questions politiques posées à une période et dans un contexte institutionnel donné. La science s’inscrit alors dans ce que Christian Topalov propose avec bonheur d’appeler des « conversations », ensemble d’échanges intellectuels et politiques caractérisés par la géographie d’un lieu. On ne fait pas la même science à Paris qu’à Londres ou Chicago, à une époque ou à une autre : « un site, dans la perspective retenue ici, n’est pas un territoire, mais l’espace géographique et institutionnel défini par un réseau d’interactions par un ensemble de conversations ». Ce mot de conversation incarne à lui seul très bien la posture de ce livre, la science est une activité produite par des interactions avec ses collègues, avec ses financeurs, avec le public auquel elle s’adresse, autour des questions sociales du temps. En frayant au-delà même des archives de l’enquête, par l’analyse des correspondances et des comptes rendus, Christian Topalov retrace avec qui les chercheurs sont concrètement et matériellement en échange intellectuel. On est bien ici dans le contre pied de l’histoire intellectuelle à la Raymond Aron, ne cherchant plus du tout les lignes intellectuelles de la science dans le temps, puisque celles-ci sont en quelques sorte caduques pour les scientifiques à venir, dans une cumulativité sans espoir.
4Ce modèle historien est ensuite appliqué aux trois enquêtes, corps de l’ouvrage. Il ne s’agit pas ici de détailler chacune d’elles mais Christian Topalov prend manifestement plaisir à fouiller les archives, quand il suit la vie quotidienne de ces chercheurs, dans leur bibliothèque, leur bureau, quand il cherche ce que ces grands auteurs ont voulu faire derrière le joli mot de science. Tout en adoptant avec élégance une démarche empathique, presque amusée, voire affectueuse tant on ressent les personnes observées dans leur travail, le pouvoir démystificateur s’applique tout de suite. Oui, ces auteurs sont tous insérés dans une société bourgeoise (grand bourgeoisie pour Charles Booth, bourgeoisie moyenne pour les autres) et partent à la rencontre des mondes populaires, cassant une frontière sociale certainement plus forte hier qu’aujourd’hui et ce chacun à leur manière, dans leur relative ignorance respective ou dans les formes consacrées des rapports au populaire des bourgeois, les personnels domestiques ou les ouvriers employés des usines pour les grands bourgeois, dont Charles Booth. Surtout ils ne sont pas seuls : Charles Booth est entouré d’une armée d’enquêteurs, Maurice Halbwachs est avant tout de la première génération de l’École durkheimienne, l’École de Chicago est d’emblée un collectif. Maurice Halbwachs ne fait pas de terrain, tout au mieux il se balade épris du goût du pittoresque et de l’exotisme du voyage. Ces chercheurs ont partagé un fétichisme du chiffre, emportés par une croyance positiviste dans l’objectivation statistique qui tombera ensuite. Contrairement à ce qu’affirment de nombreux travaux sur ces grands auteurs, leurs enquêtes ne sont pas directes, mais des enquêtes d’autorité, collectant la parole des encadrants des mondes populaires. De même, ces chercheurs lointains se sont appuyés sur une foule de documents, menant plutôt des enquêtes secondaires. Charles Booth, alors négociant et nullement « sociologue », est un réformateur social qui tente de réagir aux émeutes sociales qui ont bouleversé la société bourgeoise londonienne. Son objectif est clairement politique. Il s’agit pour lui de lutter contre l’image d’une pauvreté dévastatrice et dangereuse en réformant le marché du travail pour stabiliser l’emploi. Maurice Halbwachs applique le modèle durkheimien niant, contre les historiens de l’époque, la place de l’individu dans l’histoire, pour étudier l’évolution des morphologies sociales. Il ne fait pas de réelles enquêtes mais procède plutôt par comparaison à partir de documents aux archives. Les fondateurs de l’École de Chicago, tout en enseignant par un manuel une sociologie directe, ne sont eux-mêmes que très peu allés sur le terrain et se sont contentés de collecter le plus souvent les paroles des travailleurs sociaux. Tous ont cru faire du terrain, mais semblent très loin des canons contemporains de l’ethnographie, comme si on nous livrait ici une préhistoire de l’enquête bien détachée de nous même.
5En même temps, quand on referme le livre, reste une ambigüité qui laisse songeur sur les possibilités même de la pureté historienne pour l’histoire des sciences sociales. Tout d’abord, parce que les enquêtes choisies ne peuvent être qu’extraites du panthéon des enquêtes qui nous sont parvenues. Les conditions matérielles mêmes de cette recherche richement documentée, la présence d’un arsenal archivistique précieux, n’existent que parce que les présents successifs jusqu’à aujourd’hui ont considéré ces enquêtes comme étant de valeur, les consacrant par le simple fait d’être précieusement conservées. La cumulativité et la continuité du passé (et non pas de l’histoire si on s’inscrit dans le raisonnement de l’auteur) rattrapent nécessairement l’auteur. Les politiques d’archives font la possibilité de l’histoire et il faudrait objectiver quelles sont les enquêtes perdues à jamais et celles remobilisables pour toujours. Ensuite, et même si l’auteur s’en défend, ne témoignant aucune adoration pour les enquêtes étudiées ou leurs auteurs, ces dernières forment aujourd’hui à l’évidence une trilogie majeure pour la sociologie urbaine. Certes, l’auteur le rappelle avec force, ces trois enquêtes ne sont nullement liées dans leur présent. Et dans une forme très honnête de réflexivité, Christian Topalov nous confie que le lien entre elles s’exprime pour lui d’abord sous une forme de plaisir personnel, le liant à trois villes qu’il affectionne : « Pour dire en quelques phrases, ce que je crois être l’essentiel à ce sujet, il faudrait commencer par les lieux : Paris est ma ville, Londres et New York (plus que Chicago) des villes d’adoption où j’ai voulu habiter, travailler, enseigner » (p. 12). Mais au-delà du plaisir du chercheur à visiter trois villes sans doute attachantes pour la bourgeoisie culturelle à laquelle la plupart des chercheurs appartiennent, le simple fait de publier un livre sur ces trois enquêtes les relie de fait aujourd’hui pour en faire un corpus en dialogue, une cohérence bien contemporaine comme enquêtes de sociologie urbaine. Ainsi, malgré toutes les précautions subtiles de l’auteur sur l’historicité, on ne peut s’empêcher de lire les propos d’un auteur contemporain majeur de la sociologie urbaine sur des auteurs consacrés comme fondateurs de ce qui n’est pas encore la sociologie urbaine. C’est bien le très contemporain sociologue de l’urbain qui met en série ces trois enquêtes, historiquement, de non sociologie urbaine. Et pour aller au bout de ce raisonnement, on finit la lecture en s’interrogeant finalement sur ce qui ferait science si on garde à l’esprit qu’une analyse proprement historienne des sciences sociales demystifierait leur cumulativité. Faudrait-il abandonner l’idée de progrès dans les sciences sociales ? Quelle épistémologie des sciences sociales faudrait-il construire si tout est recommencement ? Doit-on considérer que « Tous nos auteurs sont parvenus à “faire savant” sans s’éloigner sur des points essentiels de l’opinion bourgeoise commune sur le peuple de la grande ville » (p. 399) ? Quand on regarde le passé, les sciences sociales ne peuvent-elles se dégager du point de vue d’un groupe social sur le monde ? L’histoire des sciences sociales n’aurait-elle pas grand-chose à nous dire sur nos mécanismes intériorisés de pensée, voire sur la continuité des concepts ? Cette posture historienne critique brouillent finalement l’idée même de science, que l’on peut comprendre en sociologue comme le résultat de ce qui a été retenu et célébré jusqu’à aujourd’hui par les scientifiques comme cœur d’une démarche cumulative, une filiation, une tradition de recherche, même si elle plie l’analyse historienne rigoureuse. Ou dit autrement, pour finalement faire une histoire des sciences sociales, le temps démystificateur de la démarche historienne ne doit-il pas se prolonger par une histoire des lectures et relectures de ces enquêtes pour comprendre comment progressivement, dans l’accumulation des présents successifs, des concurrents ont sédimenté dans leur champ scientifique une construction mémorielle de la science qui aujourd’hui fait autorité ? Pour prolonger ce livre, on peut convenir que la science d’aujourd’hui ne serait pas un produit direct d’histoires d’enquêtes. Mais alors elle est une entreprise mémorielle concurrentielle dont il faudrait faire l’histoire en remontant progressivement, à partir des histoires d’enquêtes comme celle-ci brillamment reconstituées, vers le présent et saisir comment ces documents, ces enquêtes, sont progressivement devenus les textes et les œuvres d’auteurs d’aujourd’hui qui façonnent durablement nos manières de faire science.
Pour citer cet article
Référence électronique
Gilles Laferté, « Christian Topalov, Histoires d’enquêtes. Londres, Paris, Chicago (1880-1930) (Classiques Garnier, 2015) », Sociologie [En ligne], Comptes rendus, 2017, mis en ligne le 09 mai 2017, consulté le 19 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/3070
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page