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AccueilNumérosN° 1, vol. 8EnquêtesFréquenter des inconnus grâce à inte(…)

Fréquenter des inconnus grâce à internet

Une sociabilité personnelle sans les liens ?
Meeting up with unknown internet users. A friendly company without bonds?
Anne-Sylvie Pharabod

Résumés

De plus en plus de plateformes s’appuient sur la proximité géographique des internautes pour organiser des rencontres en coprésence entre eux. L’article articule deux enquêtes par observations et entretiens : l’une sur OnVaSortir, un site de rencontres de loisirs entre habitants d’une même ville, et l’autre sur BlaBlaCar, un célèbre site de covoiturage. Par‑delà la diversité de leurs propositions, ces deux sites permettent à leurs adeptes de multiplier des rencontres collectives de quelques heures avec des inconnus. L’article analyse cette fréquentation au regard des travaux sociologiques sur les sociabilités et sur les dynamiques relationnelles. Il propose d’introduire la notion d’expérience relationnelle pour définir ces rencontres éphémères, soustraites au regard du réseau social des individus, et qui n’engagent pas de lien malgré leur dimension personnelle. Les conversations avec des inconnus rencontrés dans un contexte socialement peu homogène sont propices à des échanges riches, marqués par la singularité des participants et une intimité d’autant plus surprenante que la dimension instrumentale de la rencontre n’est pas taboue. La sociabilité entre inconnus a aussi pour caractéristique d’être cadrée collectivement en vue de la réalisation conjointe de l’activité (trajet, sortie). Ce faisant, elle hybride une culture de la coopération entre internautes avec des cadrages relationnels plus classiques, marchands et amicaux.

Meeting up with unknown internet users. A friendly company without bonds?

Increasing numbers of internet platforms lean on the geographical proximity of internet users in order to organise co‑present meetings. This paper links together two studies based on participant observations and interviews: The first one concerning “OnVaSortir” [“We are going out”], a platform for recreational encounters between inhabitants of the same city, and the other one on “BlaBlaCar,” a well‑known website for car‑sharing. Beyond the diversity of what they offer, these two platforms enable their members to multiply encounters with unknown people. This paper analyses such meetings in the view of sociological works on sociability and interpersonal dynamics. It introduces the notion of relational experiences to define ephemeral meetings that are hidden from network members’ sight and that extract themselves from lasting relationships despite their personal dimension. Conversations with strangers who meet in a rather heterogeneous social context offer potential for rich exchanges. Such exchanges are influenced by the individuality of the participants, and their intimacy is even more surprising given the utilitarian dimension of the meeting. The relational experience among strangers is also characterised by collective discipline and adjustment in order to realize the shared activity previously chosen on the platform (journey, visit…). Therefore, this sociability hybridises a culture of cooperation among internet users with more standard relational frameworks, including merchant exchanges and friendships.

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Texte intégral

  • 1 . Le Bon Coin, comme d’autres sites de transactions entre particuliers, n’exige pas la création d’u (...)
  • 2 . OVS, déployé en France, a été créé en 2007 et revendique depuis plusieurs années plus d’un millio (...)
  • 3 . Ce travail a bénéficié des conseils avisés des relecteurs de la revue Sociologie et de l’aide pré (...)

1De nombreuses plateformes internet organisent désormais des rendez‑vous en face‑à‑face entre inconnus : sites de rencontres amoureuses comme Meetic, de réseautage amical et professionnel comme Meetup, de partage de repas chez l’habitant comme Cookening… Par‑delà la diversité de leurs propositions, ces plateformes, surtout implantées dans les grandes villes, ont en commun de s’appuyer sur la proximité territoriale de leurs membres pour favoriser des échanges en coprésence. Elles sont parfois qualifiées de réseaux de proximité. Le succès des sites de transaction entre particuliers, comme Le Bon Coin, participe également de cette banalisation des rencontres en face‑à‑face entre inconnus1. Au cours de travaux distincts, nous avons enquêté sur deux de ces plateformes. L’une, OnVaSortir (OVS), est dédiée à l’organisation de rencontres de loisirs entre habitants d’une même ville (dîners, sorties culturelles ou sportives, promenades, etc.) ; l’autre, BlaBlaCar (BBC), est un célèbre site de covoiturage qui organise le partage de trajets en voiture entre particuliers2. Pour les adeptes de ces sites, la fréquentation des inconnus constitue une sociabilité éphémère qui prend une place importante dans leur vie quotidienne. Cet article documente la fréquentation des internautes inconnus en mobilisant les outils de la sociologie de la sociabilité et discute de la pertinence de certains de ses concepts au regard des spécificités des rencontres liées à l’usage des réseaux de proximité d’internet3. Que les rencontres entre les personnes soient une visée (OVS) ou seulement une éventuelle motivation secondaire à un échange d’abord économique (BBC), les sociabilités engendrées par ces deux sites sont en effet très particulières et ont de nombreux points communs. Les échanges entre inconnus se nouent dans le cadre de rencontres collectives qui durent suffisamment longtemps pour que des conversations personnelles s’installent et se nourrissent d’un dévoilement de soi. Pourtant les relations interpersonnelles se poursuivent rarement au‑delà de la première rencontre si bien qu’on ne peut pas parler de liens, même faibles.

  • 4 . Voir les synthèses des travaux sur les sociabilités numériques proposées dans : Casilli, 2010 ; C (...)

2Intéressés à documenter des interactions inédites en ligne et à construire de nouvelles méthodes d’enquête sur les traces numériques des sociabilités, les spécialistes des usages sociaux d’internet ont attribué une place mineure à l’étude des interactions en face‑à‑face entre internautes. Ils montrent surtout la richesse des relations en ligne et leurs continuités avec les sociabilités hors ligne4. Dans les rares travaux abordant les rencontres en coprésence entre internautes, la discussion sur la nature plus ou moins durable des relations créées par la fréquentation des plateformes internet reste prégnante. Les recherches sur les sites de rencontres amoureuses, qui étudient davantage les pratiques en ligne qu’en face‑à‑face, insistent sur les difficultés du passage des interactions d’un mode à l’autre (Chaulet, 2009 ; Kessous, 2011) et déplorent que l’effet d’internet consiste surtout à dénaturer la relation amoureuse et la rendre éphémère (Lardellier, 2009). À l’inverse, les travaux empiriques sur les joueurs en réseaux ont mis en avant l’importance des rencontres en coprésence entre joueurs et des relations durables qui les lient (Largier, 2002 ; Berry, 2010 ; Morel, 2014). Nos terrains invitent à dépasser cette question. Les travaux sur la sociologie de l’amitié et les dynamiques relationnelles sont très clairs (Bidart, 1997 ; Bidart et al., 2011) : devenir amis est un processus électif complexe et nourrir une amitié pour quelqu’un est une réalité relativement exclusive. Aucun des contextes ordinaires de socialisation (travail, club de sport, vie associative…) n’est appréhendé à l’aune de son taux de conversion des rencontres en « vraies amitiés » ou même en simples « relations durables ». Ainsi, l’approche proposée ici opère un double renversement de perspective : documenter la rencontre en coprésence entre des internautes inconnus et non leurs interactions en ligne ; et rendre pleinement compte de cette sociabilité entre inconnus plutôt que d’en déplorer le caractère éphémère et instrumental.

3Au regard des cas de BBC et d’OVS, nous proposons de définir la fréquentation des inconnus vécue par les adeptes des réseaux de proximité comme une expérience relationnelle à l’élaboration de laquelle chacun d’entre eux participe. Après avoir rendu compte de la multiplication des occasions de fréquenter des internautes inconnus et montré la faible part des relations qui se poursuivent au‑delà de la première rencontre, la première partie du texte introduira cette notion d’expérience relationnelle pour distinguer la fréquentation des inconnus du reste de la sociabilité des individus. La deuxième partie discutera spécifiquement de la dimension interpersonnelle de ces rencontres. Enfin, la troisième partie rendra compte des ajustements réciproques des inconnus en vue de réussir ensemble leurs trajets et leurs sorties. L’analyse montre que cette sociabilité hybride la culture de la coopération entre internautes, qui a accompagné une partie du développement d’internet, avec des cadrages relationnels plus classiques, issus des sociabilités, d’une part, marchande et, d’autre part, amicale.

Encadré 1 : Méthode

  • 5 . Les entretiens sur BBC ont été menés avec Jean‑Samuel Beuscart, Valérie Peugeot et Marie Trespeuc (...)

L’analyse des usages des réseaux de proximité ne peut s’effectuer à partir de la seule consultation des traces d’activités en ligne. Le travail empirique redonne ici toute son importance à l’approche ethnographique pour rendre compte des activités des adeptes de ces sites. En vue de réaliser cette étude, je me suis inscrite sur plusieurs sites de rencontres amicales dès 2007. Tenue par d’autres projets, j’ai attendu cinq ans avant de pouvoir démarrer à proprement parler l’enquête. Durant cette phase d’attente, je me suis familiarisée avec l’usage des sites. J’ai participé à plusieurs dizaines de rencontres conviviales, sportives ou culturelles, affichant facilement mon intérêt pour faire un jour un véritable travail sur ces sites. J’ai suivi l’évolution des interfaces et, sans y participer, j’ai lu des forums et des fils de conversation sur le sujet. Cette phase a permis de préparer le terrain sur OVS qui a eu lieu en 2012 et de faciliter le recrutement des interviewés. L’observation participante de douze sorties, menée sans dévoiler l’enquête, m’a alors permis de rencontrer soixante‑sept nouvelles personnes et de participer avec certaines à des discussions informelles sur nos expériences respectives des sites de rencontres amicales. Les sorties ainsi observées ont été sélectionnées pour permettre des longs moments de conversation et de manière à diversifier les profils rencontrés : j’ai visité des expositions grand public, déjeuné ou dîné dans des parcs, des brasseries, des restaurants de quartier, j’ai effectué des promenades dans Paris, plutôt que vu des concerts ou dansé en boîte de nuit. Cette observation participante a donné lieu à la rédaction d’un carnet de terrain, consignant la description des personnes rencontrées, le déroulement de la sortie et des interactions, les sujets de conversation, ainsi que les éventuels échanges spécifiques que j’avais sollicités pour l’enquête. Pour chacune de ces sorties, les éléments publiés en ligne (fiche de la sortie, inscriptions et désinscriptions, profils de l’organisateur et des participants) ont également été systématiquement fouillés. Cette observation a été complétée par dix‑sept entretiens approfondis, enregistrés et retranscrits intégralement, avec des adeptes du site recrutés pour la plupart en réseau, à partir d’utilisateurs que j’avais moi‑même rencontrés durant les années précédant l’enquête. Les entretiens ont porté à la fois sur la sociabilité et les sorties en général, et sur les usages d’OVS. Le plus souvent, ils ont été menés au domicile des interviewés et toujours en consultant avec eux leur compte OVS (profil, agenda des sorties, nombre de personnes rencontrées et fréquence de ces rencontres, liste de leurs amis, etc.). Pour BBC, site emblématique du succès de la consommation collaborative, le terrain a été mené collectivement courant 20145. Inscrits sur le site, mes collègues et moi‑même avons réalisé quelques trajets en covoiturage notamment pour aller à la rencontre des enquêtés. Toutefois cette observation participante n’a pas été aussi développée que pour OVS. Les résultats présentés ici sont essentiellement issus de l’analyse de vingt‑cinq entretiens approfondis, enregistrés et retranscrits intégralement, menés généralement au domicile des interviewés et en consultant avec eux leur compte utilisateur (profil, avis, trajets passés, etc.). Nos questions ont porté à la fois sur l’usage de l’interface, sur les trajets effectués en covoiturage et sur les sociabilités engendrées à cette occasion. Il s’agissait notamment de faire raconter les voyages (leur déroulement, l’ambiance, les sujets de conversation, les profils des personnes rencontrées à cette occasion) en mobilisant les traces présentes sur leur compte. Les enquêtés ont été recrutés par l’intermédiaire de la plateforme, et non en réseau comme pour OVS. Sur les deux terrains, le travail d’observation des rencontres et/ou d’analyse des récits de rencontres recueillis en entretien permet de décrire finement l’activité d’élaboration des règles d’usages des plateformes à laquelle se livrent leurs adeptes, une dimension que raterait la focalisation sur le seul cadrage des activités effectués par les interfaces. Le travail d’enquête ainsi effectué au plus près de la réflexivité des utilisateurs des sites, permet de rendre compte de manière compréhensive des enjeux de l’usage des réseaux de proximité et de mettre au jour l’articulation des régimes d’interaction en ligne et hors ligne.

La multiplication de rencontres éphémères : une sociabilité ?

  • 6 . https://www.blablacar.fr/blog/temoignages, consulté le 8 juillet 2016.

4Les réseaux internet localisés aiment à mettre en avant la force des relations qui se nouent parfois entre leurs membres. Ainsi, dans la rubrique « Témoignage » du site Blablacar, la première expérience affichée est emblématique de cette promesse de construction de liens forts. Alain, 54 ans, écrit : « Jean‑Christophe est devenu en quelque sorte le fils que je n’ai pas eu et avec qui aujourd’hui, je partage énormément de belles choses. Nous covoiturons très souvent ensemble et faisons partager notre rencontre avec nos différents passagers6 ». Sur sa page Facebook, le site On Va Sortir écrit le 3 avril 2015 : « le bonheur, les vrais amis, ce n’est pas en restant derrière l’écran qu’on les trouve ». Si les rencontres en coprésence sont chaque fois porteuses d’une possibilité d’évoluer vers des relations durables, nous avons découvert qu’en réalité, très peu engageaient vers une fréquentation interpersonnelle renouvelée. Le constat n’étonne guère concernant BBC, utilisé avant tout pour réduire le coût des déplacements, mais il est plus surprenant s’agissant d’OVS. Cette première partie propose d’analyser les motivations et parcours des utilisateurs des sites et de discuter de la manière dont les relations entre inconnus peuvent être qualifiées.

Se prendre au jeu des nouvelles rencontres

  • 7 . Pour un portrait des adeptes d’OVS et une description de leurs usages du site en vue de construir (...)
  • 8 . Une fonction permet d’étiqueter ces personnes comme « amis ». Mais contrairement à la plupart des (...)
  • 9 . Sur les sociabilités spécifiques liées aux sorties au théâtre, voir Pasquier, 2012.

5L’examen du parcours biographique et des fréquentations des Ovésiens (c’est ainsi que les membres d’OVS se désignent entre eux) montre que l’engagement sur ce site est souvent lié à une perturbation de leur sociabilité antérieure (rupture, déménagement) ou à une situation professionnelle qui les rend disponibles pour sortir ou faire des activités quand leurs proches ne le sont pas7. Si beaucoup sont célibataires, ils ne sont pas tous à la recherche d’une relation amoureuse, ni de nouveaux amis. Ils veulent aussi « élargir » leur horizon, être en compagnie pour ne pas faire certaines activités seuls. Les profils rencontrés au cours de l’enquête sont très diversifiés : jeune technicien de la RATP, employée de banque, juriste, retraité du bâtiment, artiste peintre, auto‑entrepreneuse… Quels que soient leur âge, leur profession et leur aisance sociale, leurs premiers pas sur le site sont souvent intimidants. Pour éviter de se sentir perdus, les nouveaux venus choisissent rapidement des sorties où est inscrite au moins une personne qu’ils viennent de rencontrer (organisateur ou participant)8. Au cours de mes douze sorties, j’ai ainsi pu « nouer » cinq relations avec des personnes qui m’ont « suivie », s’inscrivant aux mêmes sorties que moi, ou m’invitant à revenir à leurs sorties. Mais j’ai également discuté avec une soixantaine d’autres inconnus que je n’ai jamais revus. Les statistiques des usages, consultées sur les comptes personnels des interviewés, confirment qu’une faible part des rencontres est renouvelée (ce qui peut représenter néanmoins une dizaine ou plus de nouveaux copains « ovésiens »). De très nombreuses rencontres sont des premières rencontres sans lendemain. Pour ceux que la multiplication de relations éphémères rebute, l’usage d’OVS peut être abandonné assez vite, ou se limiter à certaines situations (nouer quelques relations et les faire vivre sans plus inscrire les rencontres sur le site ; se cantonner à certaines activités spécifiques comme chercher des partenaires réguliers pour courir ou partager un abonnement au théâtre9).

6La majorité des interviewés affirment au contraire apprécier de rencontrer de nouvelles têtes, soit en mode « réseau » en suivant les réseaux des ovésiens connus, soit en mode « bulle », en se lançant dans des sorties où ils ne connaissent personne. Le point commun de ces ovésiens est de se sentir « ouverts », « curieux des autres » et des découvertes. Les fiches des profils des membres d’OVS sont truffées de cette représentation de soi. En voici une parmi tant d’autres : « J’aime les rencontres dues au hasard, qui vous ouvrent votre horizon comme les voyages ». Quand le goût des autres et des rencontres devient le principal moteur des sorties, il constitue, selon les mots d’Éric, auto‑entrepreneur de 53 ans, une véritable passion. On comprend ainsi qu’entre de nombreux ovésiens, les « relations » à peine nouées se dénouent, ou restent en suspens, sans que cela ne les gâche en rien. On se dit « au plaisir », et le plaisir est renouvelé avec d’autres. Dans beaucoup de cas, il n’y a pas de construction de relation même si la rencontre est vécue comme une première rencontre. Il est possible qu’elle « ouvre une histoire » (Bidart et al., 2011, p. 25) mais souvent, celle‑ci ne s’écrit pas : on ne se revoit pas du tout, ou dans des sorties pas assez fréquentes pour que la relation s’engage véritablement. En outre, l’exercice de cette sociabilité entre inconnus se caractérise par un fonctionnement en vagues. Les ovésiens s’y investissent dans des moments de vie où ils se sentent particulièrement disponibles et peuvent l’interrompre à tout moment – même si quelques‑uns se sentent « accros » et disent avoir du mal à arrêter.

De belles rencontres sans lendemain

7Ce goût des autres et des rencontres de hasard, se retrouve aussi affirmé par de nombreux adeptes de BBC même si le covoiturage est d’abord motivé par des enjeux économiques. Personne n’indique utiliser le site pour créer de nouvelles relations mais beaucoup apprécient le contact convivial généralement créé lors des trajets. Une majorité d’interviewés expriment même que la rencontre est une motivation secondaire à leur usage du site (15 sur 25). S’ils disent apprécier les rencontres et être ouverts aux autres, les utilisateurs de BBC rencontrés, contrairement à la majorité des Ovésiens, ne cherchent pas à créer de nouvelles relations : « on a déjà du mal à gérer sa vie de couple, la famille, les amis proches… Si après, on s’éparpille trop, ça devient compliqué » (Fanny, 29 ans, RH en recherche d’emploi). Une minorité exprime pourtant l’envie de repérer des partenaires mais pour des activités restreintes aux échanges collaboratifs (trouver des conducteurs ou des passagers réguliers). Plus rarement, le covoiturage est perçu comme une opportunité d’étoffer un réseau professionnel, en y rencontrant de potentiels employeurs, clients, spectateurs... Aurélie (technicienne son, 33 ans) résume le sentiment des nombreux intermittents ou auto‑entrepreneurs rencontrés durant l’enquête : « j’aime bien, il faut ouvrir les portes ». Pour autant, elle ne sélectionne pas les personnes avec lesquelles elle voyage selon le profil visible sur leurs fiches : comme beaucoup d’autres, elle laisse le hasard opérer.

8Il est rare que les rencontres entre covoitureurs se prolongent au‑delà d’un échange par mail ou sur Facebook pour poursuivre une conversation (bonne adresse, nom d’un spectacle…). Quelques fois, chauffeur et passager apprécient d’autres trajets ensemble mais sans se fréquenter pour autant hors des trajets. La rencontre de covoiturage n’est généralement pas perçue comme une première rencontre, et l’est d’autant moins pour les voyageurs occasionnels qui ont peu de chance d’avoir un ancrage géographique commun avec les autres covoitureurs (lieu de travail ou de vie). Seuls les voyageurs pendulaires peuvent entrer dans cette logique, comme Anne‑Charlotte (22 ans, étudiante) qui avait trouvé un conducteur régulier pour ses allers‑retours Paris‑Reims jusqu’au jour où son partenaire a déménagé : « j’étais trop dég, j’étais persuadée que c’était mon copain Blabla jusqu’au bout, et en fait non ». Quelques étudiants ou travailleurs qui changent de ville, pour leur cursus ou un nouvel emploi, cherchent parfois à repérer des amis potentiels parmi les covoitureurs avec qui ils voyagent. Abdel, chargé de mission de 30 ans, témoigne :

À Poitiers, je ne connaissais pas grand monde, j’étais ouvert aux rencontres. Une fille est devenue une amie, maintenant, à part entière, et deux autres gars sont devenus…, amis…, je ne sais pas, en tout cas, des bonnes connaissances avec qui on est allés boire des verres, faire des footings ensemble. On a revoyagé ensemble plusieurs fois. […] C’était tellement dur socialement là‑bas qu’on fréquentait qui on pouvait.

Des rencontres entre inconnus pas comme les autres

  • 10 . Sur le cadrage de la plateforme et les usages des avis en ligne préalablement à l’engagement dans (...)

9Pour des raisons différentes sur les deux sites, la grande majorité des rencontres effectuées, si sympathiques soient‑elles, n’initient pas de relations, ni contextuelles, ni affinitaires. À bien des égards, ces rencontres ressemblent à des rencontres fortuites entre personnes qui échangent quelques mots dans un bar, un compartiment de train ou en faisant de l’auto‑stop et finissent par discuter à bâtons rompus. Les rencontres issues de la fréquentation des réseaux de proximité présentent toutefois de grandes différences avec les rencontres entre inconnus dans l’espace public. Loin d’être fortuites, elles sont ici préalablement organisées et leur objectif défini (on se rencontre pour voyager, boire un verre, se promener…). Elles sont collectives plutôt que dyadiques : il est très rare que les conducteurs ne proposent qu’une place dans leur voiture et, sauf exception, les sorties sur OVS comptent au moins trois personnes – se retrouver à deux est considéré sinon comme un risque, du moins comme une situation gênante. Le cadrage des rendez‑vous sur la plateforme rassure de nombreux utilisateurs d’OVS ou de BBC. Si étrangers qu’ils soient les uns pour les autres, les partenaires ont tous un compte sur le site, avec un profil, et pour certains une évaluation par les tiers déjà rencontrés10. Cet usage du site leur fait un point commun, en plus de l’engagement dans la situation de rencontre, qui sert généralement d’embrayeur pour extraire les conversations des prises purement contextuelles (durée du voyage, consommation à commander, temps qu’il fait…). Enfin et surtout, les adeptes de ces sites se mettent à faire connaissance avec des inconnus à une fréquence inédite : ils rencontrent ainsi plusieurs fois par mois de nouvelles têtes. Du fait de la récurrence des rencontres, non pas avec les mêmes inconnus mais le plus souvent avec de nouveaux, et de leur cadrage collectif (voir la troisième partie du texte), nous proposons de parler de sociabilité. Ce choix mérite quelques précisions.

  • 11 . La majorité des travaux restreignent le champ de la sociabilité aux contacts personnels, liées au (...)

10La question de savoir si des rencontres sans lendemain entre particuliers participent de leur sociabilité appelle différentes réponses selon les approches sociologiques mobilisées11. Une approche égocentrée de la sociabilité telle qu’appréhendée dans les enquêtes par carnets de contacts et de sorties (Héran, 1988 ; Forsé, 1991) répondra positivement car le cercle des personnes rencontrées sur OVS ou BBC figure comme une part des contacts d’Ego. De nombreux adeptes de BBC sont des voyageurs pendulaires entre la région où ils vivent et celle où ils étudient ou travaillent. Ils passent plusieurs heures par semaine sur la route à rencontrer des chauffeurs et/ou des passagers qui font les mêmes trajets qu’eux. De même, la plupart des adeptes d’OVS que nous avons interrogés sortent plusieurs fois par mois grâce au site. Ils proposent des expositions, trouvent des partenaires pour courir ou pratiquer du roller, vont rencontrer du monde dans un café... Ce sont plusieurs heures de rencontres par mois, et pour beaucoup, plus de temps qu’ils n’en passent avec leurs amis dont la disponibilité s’amenuise avec l’intensification des engagements professionnels et familiaux (Bidart, 1997). Ces contacts prennent place dans le récit des habitudes : ils font « plein de choses » avec des ovésiens, rencontrent « plein de monde » grâce à BBC. Ces gens comptent, même s’ils ne s’inscrivent pas dans leur réseau personnel ou rarement.

11En revanche, si l’on suit les approches égocentrées des réseaux personnels, fondées sur la qualification des liens entre Ego et les personnes qu’il connaît, les relations éphémères entre inconnus, par définition, disparaissent du périmètre. La définition même des relations sociales exclut les interactions interpersonnelles non récurrentes. Selon Claire Bidart, Alain Degenne et Michel Grossetti, le renouvellement des rencontres entre les mêmes personnes est constitutif de la relation sociale : cette dernière « désigne l’existence d’un lien qui dépasse la simple interaction, qui s’est inscrit dans le temps et s’est cristallisé au‑delà des échanges ponctuels » (Bidart et al., 2011, p. 6). De ce point de vue, seules les relations récurrentes entre ovésiens qui fréquentent les mêmes sorties, s’identifient et éventuellement se rencontrent en dehors d’OVS feraient partie de leur sociabilité mais pas les rencontres de covoiturage qui seraient de simples interactions.

  • 12 . Voir la synthèse des travaux empiriques sur « les manifestations extérieures facilement saisissab (...)

12Le choix de décrire les rencontres entre inconnus nées des plateformes comme une sociabilité entend rendre compte à la fois de la place qu’elles prennent dans la vie quotidienne de leurs adeptes et du fait que les interactions interpersonnelles sont cadrées par l’usage commun des sites, prenant souvent des formes ritualisées. De nombreux travaux approchent la sociabilité, y compris entre inconnus, par une description contextualisée et territorialisée des relations sociales et de leurs rituels, exercés dans des lieux comme les cafés, les bals ou les marchés12. De même, nous proposons d’observer les formes que prennent ces manifestations de sociabilité entre inconnus dans le covoiturage et les sorties amicales organisées par les sites, par‑delà leurs singularités. Ces formes sont bien marquées dans le cas de BBC qui propose une même activité à tous ces membres et varient sur OVS, selon qu’on aille au restaurant, fasse une activité culturelle ou sportive, ou encore parte en week‑end. Qualifier ces rencontres entre inconnus de sociabilité plutôt que de simples interactions entre inconnus invite à explorer ces rituels et ces cadrages collectifs. Toutefois, il faut retenir des travaux sur les dynamiques relationnelles l’idée que les relations sociales, ou les liens, cristallisent les interactions, les sédimentent en quelque sorte entre les personnes. Au contraire, la sociabilité qui nous intéresse ici se nourrit largement de relations éphémères qui ne se poursuivent pas au‑delà de la première rencontre. C’est pourquoi elle peut être qualifiée, au sens technique strict et sans jugement péjoratif, de « sociabilité sans lien ».

En deçà des liens : l’expérience relationnelle entre inconnus

  • 13 . Voir Rainie & Wellman, 2012.

13Parler de liens reviendrait en effet à positionner les rencontres entre inconnus sur un continuum de relation de sociabilité où se mêlent des questions de fréquence des interactions, de durée des relations et de dynamiques relationnelles, à des différences de nature et de formes des relations (amicales, familiales, etc. ; électives, semi électives, non électives ; internes, externes ; etc.). Les paramètres, généralement étudiés pour définir le type de sociabilité des individus ou d’une classe sociale (Forsé, 1993), ne sont guère mobilisables ici, la fréquence et la durée des relations entre inconnus se réduisant, par définition, à une rencontre unique. Parler de liens renverrait également à un positionnement des connaissances dans les réseaux sociaux personnels avec le distinguo – largement repris par les recherches sur les usages des réseaux sociaux numériques13 – entre liens forts et faibles, ces derniers étant caractéristiques des réseaux peu denses et faiblement interconnectés (Granovetter, 1973). La notion de lien faible paraît d’autant moins appropriée pour analyser notre terrain qu’elle n’est généralement pas employée pour décrire la manière d’entretenir des liens. Elle rend compte de l’efficacité avec laquelle certains membres d’un réseau personnel, les moins fréquentés, peuvent être mobilisés comme ressource [pour trouver du travail (Granovetter, 1974) ; pour élargir ses compétences (Cardon, 2013)]. Or ici, les inconnus se rencontrent hors des réseaux personnels et n’y entrent pas. Les interviewés déclarent oublier généralement les prénoms des inconnus et ne chercher à reprendre contact qu’avec une infime partie d’entre eux. Sur ce point, les relations entre passagers du covoiturage sont les plus fragiles car le site ne garde aucune trace des rencontres. L’absence d’inscription des personnes rencontrées dans le réseau personnel d’Ego (par la notation d’un numéro de téléphone ou d’un compte Facebook) n’est alors même pas compensée par des traces numériques laissées par d’éventuels échanges en ligne. Pour les relations entre passagers et chauffeurs, et pour les participants à une sortie sur OVS, les traces des contacts existent (réservations d’un trajet, avis sur les profils, inscription à la sortie, éventuellement commentaires sur le rendez‑vous, etc.). Toutefois, quand nous les avons consultés avec les interviewés, de nombreux prénoms et profils ne leur disaient plus rien. Consulter les traces leur remémorait certaines situations et conversations, mais la grande majorité de ces personnes était ressortie de leur horizon aussi vite qu’elle y était entrée.

  • 14 . Une première exploitation de notre enquête sur OVS propose une telle approche (voir Pharabod, 201 (...)

14Nous proposons donc de qualifier d’expérience relationnelle entre inconnus les rencontres qui s’opèrent par l’intermédiaire des réseaux de proximité d’internet, dès lors que les inconnus ne passent que quelques heures ensemble à une seule occasion. S’ils se revoient, ils ne sont plus des inconnus et les relations qu’ils nouent peuvent être étudiées par une approche de leur fréquence, durée et trajectoire14. La notion d’expérience relationnelle rend compte du fait que les temps passés avec des inconnus sont vécus par les adeptes de BBC comme d’OVS comme des interactions enrichissantes. Selon le dictionnaire Robert, le sens premier du mot « expérience » renvoie au « fait d’éprouver quelque chose, considéré comme un élargissement ou un enrichissement de la connaissance, du savoir, des aptitudes ». L’expérience renvoie aussi à la notion d’essai ou de tentative et peut s’avérer ou non concluante. En ce sens, l’expérience relationnelle des amateurs de rencontres entre inconnus devient une épreuve positive selon deux modalités : la naissance d’une relation amicale ou autre, c’est‑à‑dire une fréquentation renouvelée ; mais aussi, chose bien plus fréquente, le seul plaisir d’une rencontre qui se passe bien, réserve des surprises ou s’avère riche. Avec cette notion d’expérience relationnelle, nous reprenons aussi à notre compte l’approche à la fois théorique et méthodologique de la « sociologie de l’expérience » : décrire les conduites sociales en mettant l’accent sur le travail des individus pour construire le sens de leurs pratiques au sein d’une hétérogénéité de principes culturels et sociaux (voir Dubet, 2016).

15La notion d’expérience relationnelle n’épuise pas la description de toutes les logiques d’usages des réseaux de proximité en général, ni même celles des deux sites étudiés. Mais elle permet de rendre compte d’une dimension que la plupart de leurs adeptes soulignent avec les mêmes mots : presque tous répètent combien « c’est sympa » de découvrir des gens qu’ils « n’auraient jamais rencontrés autrement ».

Le plaisir de la rencontre interpersonnelle hors réseaux

  • 15 . Souvent qualifiées d’impersonnelles pour caractériser le développement des sociétés urbaines mode (...)

16Cette deuxième partie explorera les principaux ressorts de ces rencontres, hors des réseaux personnels, tels qu’ils sont exprimés par les interviewés : surprise d’une affinité découverte par hasard, richesse de l’altérité comme ressort des conversations et parfois aussi des activités sur OVS. Ce faisant, elle met l’accent sur la forte dimension personnelle des échanges entre inconnus étudiés ici, liée notamment au temps passé ensemble. Le dévoilement de soi est souvent au cœur des échanges et les distingue d’autres relations éphémères comme la plupart des relations marchandes ou de services15. Cette intimité, plutôt que de signer un engagement relationnel, serait le fruit d’une indifférence attentionnée propre aux étrangers.

Dévoilement de soi, homophilie et altérité

17L’expérience relationnelle entre inconnus se conclut le plus souvent par un bon moment passé ensemble. La satisfaction procurée ici tient d’abord au fait de n’avoir jamais entendu parler des personnes que l’on va rencontrer. Contrairement aux échanges avec une connaissance, un collègue ou un voisin, « on se demande sur qui on va tomber ! » témoignent de nombreux interviewés. La première qualité des inconnus, dès lors qu’ils sont ponctuels et polis, est justement d’être n’importe qui. Dans les rencontres sur BBC, plus encore que dans celle sur OVS, les récits décrivent une forme de ritualisation des échanges, avec des embrayeurs de conversations classiques puis un dévoilement plus personnel. « Les gens parlent souvent d’abord du covoiturage. C’est comme ça qu’on lance la discussion. Et après, on parle de nos trucs persos. Il y a toujours un moment où tout le monde se présente : moi, je fais ça, moi, je fais ça, moi, je fais ça » décrit Carine, 29 ans, journaliste. Les personnes décrivent deux faces à la richesse de cette expérience : la surprise de tomber sur des gens avec qui « on a plein de choses en commun » (homophilie) ou celle de rencontrer et de discuter avec des gens « qu’on n’aurait jamais croisés autrement » (altérité). Si la fréquentation des mêmes établissements ou lieux de vacances, si les mêmes études ou secteurs d’activités, ou des goûts communs sont pointés comme « incroyables », les métiers rares et les passions atypiques amènent des découvertes également source de satisfaction.

  • 16 . La population rencontrée lors des deux enquêtes est hétérogène en âge, en genre comme en PCS. Tou (...)

18Sur BBC, les rencontres avec un pilote, « un gars du cirque », une greffière, un sculpteur, « des métiers qu’on n’imagine même pas » sont particulièrement « géniales », « étonnantes ». Les personnes sont aussi souvent « intéressantes » par leurs origines ou leur religion. On rencontre « un moine tibétain », « des musulmans », « un indien », « un Roumain qui découvre Paris »… Cette description exagère sans doute l’éclectisme des adeptes du covoiturage, mais témoigne de leur engouement pour ces rencontres « insolites ». Sur OVS, l’hétérogénéité des profils décrits est moins impressionnante, mais également mise en avant. On y discute avec « un gardien du cimetière », « quelqu’un du ministère », « un cuisinier qui connaît la moindre ruelle de Paris ». Surtout, on y rencontre des gens qui ne nous ressemblent pas : un motard hyper sympa alors qu’on déteste les motards, un hyperactif multipliant les activités sportives alors qu’on est retraité... S’il est accentué par les interviewés, ce caractère hétéroclite des rencontres est toutefois à prendre au sérieux car en partie lié à une relative sous‑détermination du contexte social des rendez‑vous organisés à travers les réseaux de proximité d’internet. Sur OVS et BBC, rendez‑vous et trajets sont exposés à la cantonade et l’inscription ouverte à tous les internautes16. La sous‑détermination est plus généralisée sur BBC que sur OVS, où de nombreuses sorties dessinent les contours d’un public plus homogène que celui des personnes intéressées par un trajet en covoiturage. Les sorties culturelles ou sportives y sont propices aux rencontres socialement plus homogènes et, du coup, à la naissance de relations. « Les contextes qui définissent une certaine homogénéité de population produisent plus de relations que des contextes beaucoup plus indéfinis comme la rue ou la foule » (Bidart et al., 2011, p. 90). Au contraire, les sorties conviviales (café, déjeuner, dîner, pique‑nique, promenade) rassemblent un public éclectique.

Des conversations étonnantes et propices aux confidences

19Faire la conversation « avec des gens qu’on n’aurait jamais rencontrés autrement » initie des rencontres improbables. Si une majorité d’interviewés se dit conquise d’avance par la rencontre des Autres, certains s’étonnent de la richesse des conversations. Sur BBC, Rodrigues, banquier de 51 ans habitant les beaux quartiers parisiens, s’étonne de discuter avec « la France profonde » qu’il n’a pas l’habitude de fréquenter et même d’en admirer certains membres ; Tristan (27 ans, développeur web) « a réellement échangé » avec des musulmans et « appris des choses avec ces gens‑là » ; Laurent, étudiant de 21 ans est « agréablement surpris » par sa discussion avec les « plus âgés ». « Comme quoi, c’est pas parce qu’il y a un écart d’âge que ça empêche la conversation », s’étonne‑t‑il. Iris, étudiante de 21 ans, trouve même, « c’est super bizarre de dire ça », que « les jeunes [sont] moins cool » que les personnes d’un certain âge. Si les expériences relationnelles entre inconnus bousculent les préjugés, c’est que l’absence d’engagement relationnel libère des contraintes qui pèsent habituellement sur la construction des réseaux sociaux personnels. En l’occurrence, c’est souvent l’homolalie, fortement prononcée chez les jeunes qui privilégient les conversations avec des gens du même âge qu’eux, qui est ici relâchée (Héran, 1990).

20La richesse d’une expérience relationnelle qui remet en cause les préjugés est d’autant plus appréciée qu’elle est inattendue. Le mauvais feeling qui se transforme en bonne surprise est un ressort puissant de la réussite des rencontres. Alice, 23 ans, qui travaille dans le marketing, raconte ses craintes lors de sa rencontre avec un covoitureur :

Ce garçon était tatoué et percé de partout. […] Et il s’est avéré que ce gars était super super sympa. Il m’a parlé de comment on faisait un piercing, j’ai eu un cours sur ça. […] Il m’a parlé de sa vie un peu, ce qu’il avait fait.

  • 17 . Il conviendrait d’approfondir l’analyse de cette individualisation de l’accès aux pratiques cultu (...)

21Les ovésiens aussi s’enthousiasment de ces rencontres improbables et de faire des choses qu’ils n’auraient jamais pensé faire. Un gendarme sportif va pour la première fois au musée, un retraité se met au roller, une employée de banque découvre Francis Lalanne au Printemps des Poètes, une slameuse assiste à une prière hawaïenne. En sortant de leurs réseaux de sociabilité habituels, ils accèdent à des activités plus diversifiées auxquelles des inconnus ou quasi inconnus les initient17.

22L’absence de lien entre les personnes engagées dans ces sociabilités éphémères invite certains aux confidences. Ils racontent des choses qu’ils n’imaginent pas partager avec leurs connaissances ou leurs proches, par crainte de leur jugement. Alice témoigne :

Le covoitureur que j’ai pris aujourd’hui, il me dit : « [les covoitureurs] c’est un peu comme des amis temporaires ». […] Il me parlait de son père en dépression, il me dit : « ce genre de choses, je l’aurais pas forcément dit à un ami proche ; là, j’ai pas de risques, il y a pas de jugement ».

23Plus encore que les activités professionnelles, les ruptures dans les parcours de vie font l’objet de conversations riches entre les partenaires de l’interaction. Alice explique que son expérience de jeune fille au pair aux USA a inspiré une jeune qu’elle a pris deux fois en covoiturage à deux ans d’intervalle : « cette fille, ça m’a touchée… c’est notre conversation qu’on avait eue il y avait deux ans qui lui avait donné envie de partir ». à l’appui de cette propension à la confidence entre inconnus, la grande majorité des personnes engagées dans des rencontres entre inconnus, en covoiturage ou sur OVS, le font en solo. La sociabilité entre inconnus échappe souvent au regard des proches. Quand ils voyagent en couple ou en famille, les adeptes de BBC font moins volontiers du covoiturage (ils « partagent » en quelque sorte déjà les frais et privilégient la compagnie de leurs proches). On retrouve, avec ces confidences entre inconnus lors des trajets, une figure classique que Georg Simmel nomme « l’amitié de voyage » :

Par le sentiment qu’elle n’engage à rien et que l’on reste au fond anonyme pour un homme dont on se séparera pour toujours dans quelques heures, [elle] nous induit souvent à des confidences bien étranges, à céder sans frein au besoin de se confier que, dans les relations habituelles à long terme, nous avons appris à réprimer seulement à force d’en subir les conséquences (Simmel, 1999 [1908], p. 154).

24L’absence d’inscription de la rencontre dans une histoire, loin d’être déplorée par les enquêtés, explique en partie leur satisfaction de converser avec des inconnus. Dans ces rencontres, la soustraction aux « lois » de l’entretien du réseau personnel et au regard des proches se conjugue avec une sous‑détermination des contextes pour introduire une grande variabilité des expériences relationnelles. L’étonnement dont témoignent les interviewés à travers l’expression « des gens qu’on n’aurait jamais rencontrés autrement » rend compte à la fois 1) d’une altérité ici plus importante que dans les nouvelles rencontres liées à l’activation du réseau personnel et 2) de conversations personnelles engagées entre étrangers : il s’agit selon leurs mots de « vraies rencontres ». L’accélération vers le registre de l’intime n’est pas sans rappeler le comportement des adeptes des sites de rencontres amoureuses, décrit par Marie Bergström. L’auteure montre que l’absence du regard des proches sur les rencontres nouées hors réseaux permet un basculement rapide vers une relation sexuelle (Bergström, 2016).

Une sociabilité nourrie d’indifférence attentionnée

  • 18 . Sur BBC, il existe toutefois une fonction permettant d’indiquer qu’on ne veut voyager qu’avec des (...)

25Les stratégies pour réduire les risques inhérents aux rencontres amoureuses hors des réseaux personnels ont été largement décrites : saisie des indices pour construire en ligne la confiance et transport de la vigilance lors des rencontres en face‑à‑face (Chaulet, 2009 ; Kessous, 2011). Avec les plateformes orientées vers des activités plutôt que des longues relations, le « coût d’entrée » vers un face‑à‑face avec des inconnus est plus limité. Il s’agit juste de voyager ou de passer quelques heures ensemble. La prise de risque concerne le premier trajet ou la première sortie, mais s’amenuise vite avec les expériences positives (trajets effectués correctement avec des personnes ponctuelles et avenantes sur BBC, sorties agréables sur OVS)18. Les indices de confiance, essentiels au fonctionnement des sites, ne sont parfois même plus regardés, comme pour les chauffeurs de BBC qui acceptent d’office les premiers passagers inscrits.

  • 19 . « Si je ne me trompe pas, intérieurement cette réserve n’est pas seulement de l’indifférence, mai (...)

26L’étonnement constaté lors de l’enquête de trouver tant de gens « sympas » et de leur faire confiance a priori pour des activités communes contraste avec l’anonymat qui caractérise ordinairement la vie urbaine. L’expérience courante de citadins en interaction avec leurs pairs dans l’espace public (dans les rues, les centres commerciaux, les transports publics…) a largement été caractérisée par sa froideur. L’« inattention polie » (Goffman, 1973), « l’impersonnalité des échanges » (Simmel, 1984b [1908]), voire « l’aversion » envers les autres que G. Simmel décrit dans « Métropoles et mentalité19 » peuvent désormais être dépassées par l’adoption commune de l’usage de sites internet réputés « sympas ». L’adoption de sites d’intermédiation entre particuliers autorise d’être curieux à l’égard d’inconnus fréquentés dans les voitures ou lors de sorties. Elle rend possible, sinon prescrit, de se saisir d’éléments de contexte, qu’ils soient dans l’environnement de la rencontre ou liés aux personnes (accent, effets personnels, etc.), pour nourrir conversations et découverte mutuelle, gages de succès de l’activité effectuée ensemble.

27Plus encore que dans les termes de l’amitié de voyage évoquée ci‑dessus, le dévoilement, entre conducteurs et passagers ou entre ovésiens, peut s’analyser comme celui entre étrangers évoqué par G. Simmel dans « Digressions sur l’étranger ». Selon l’auteur, la relation avec l’étranger est caractérisée par une objectivité qui « n’indique pas le détachement ou le désintérêt, mais résulte plutôt de la combinaison particulière de la proximité et de la distance, de l’attention et de l’indifférence » (Simmel, 1984b [1908], p. 55). Cette combinaison caractérise les attitudes entre inconnus qui se rencontrent grâce aux plateformes. Comme l’analyse G. Simmel, « la similitude, l’harmonie et la proximité s’accompagnent du sentiment que ce ne sont pas là des propriétés de cette relation particulière : elles sont quelque chose de plus général, qui prévaut virtuellement entre ces partenaires et un nombre indéterminé d’autres – ce qui, dès lors, ne confère à l’expérience de cette relation aucune nécessité intrinsèque et exclusive » (Simmel 1984b [1908], p. 58). De rares relations affinitaires naissent du fait que les inconnus rencontrés s’avèrent proches ou se constituent comme tels au fur et à mesure du renouvellement des rencontres. Mais dans la plupart des cas, qu’il s’agisse d’échanges simplement conviviaux ou de rencontres au cours desquelles s’éprouvent de manière forte la commune humanité des personnes, celles‑ci restent interchangeables.

28Cette sociabilité entre personnes interchangeables n’est bien souvent qu’un tout petit pan de la sociabilité des interviewés. Il convient ici de souligner le cas particulier de certains adeptes d’OVS pour qui elle constitue non seulement une expérience nouvelle mais aussi une forme de sociabilité qu’ils jugent adéquate à leurs aspirations. Ils assortissent en effet souvent leur curiosité pour les autres d’une réserve. L’une se décrit comme « une affective » mais aussi « très indépendante », l’autre se dit « très intéressé par les autres » mais se définit comme « un grand solitaire » qui « ne veut pas d’amis » pour ne pas avoir d’engagement, un troisième « adore les rencontres », mais « a besoin de distance », etc. Leurs parcours de vie ou les ruptures parfois récentes qu’ils ont vécues expliquent cette ambivalence entre attrait pour les autres et repli sur soi. Pour reprendre G. Simmel, ces adultes, échaudés par les expériences de vie, sont d’autant plus ouverts à la conversation avec les autres qu’ils n’engagent justement pas des « relations habituelles à long terme », celles‑là même qui leur ont fait réprimer ce besoin de se confier à force « d’en subir les conséquences ».

Des rencontres entre inconnus en quête de conventions

  • 20 . Il n’y a pas d’autre attente, pas de projection dans un profil précis contrairement à l’expérienc (...)

29Affranchies des contraintes de construction des relations et du regard des proches, les rencontres entre membres des réseaux de proximité d’internet restent toutefois largement cadrées socialement : les échanges singuliers y naissent sous le contrôle des tiers. Ces rencontres se nourrissent d’une coopération qui implique l’ensemble des participants pour réussir ensemble activité, trajet ou sortie. Ce trait les distingue nettement des rencontres de rue où l’on peut se demander, selon l’expression consacrée, ce que les gens « nous veulent ». Si la rencontre d’inconnus singuliers est fortuite, celles de partenaires inconnus pour mener à bien un projet, elle, ne l’est pas. Les inconnus sont ici utiles au projet et c’est leur fiabilité qui est attendue20. La coopération en vue de la réalisation des projets se façonne au gré des expériences. Parce qu’elle est adossée à l’usage commun d’une plateforme et à ses membres, la rencontre entre inconnus se socialise. Elle résulte d’un apprentissage qui passe notamment par la verbalisation des expériences positives et négatives, et par l’énoncé des règles que l’on souhaiterait voir respectées pour que les rencontres se passent bien. Nous avons été frappés durant les rencontres sur OVS, comme dans le récit des adeptes de BBC, par l’importance de ces considérations sur ce qu’il faut faire pour que tout se passe bien.

La dimension instrumentale des rencontres : une compagnie utile avant d’être agréable

30Quand les ovésiens s’aventurent à la rencontre d’inconnus, beaucoup ne cachent pas qu’être ainsi en compagnie leur sert d’abord à poursuivre leur propre projet. Le choix du lieu de sortie ou du thème, l’engagement que l’on prend avec soi‑même d’aller courir ou l’envie de découvrir un nouveau loisir pallie le risque d’une rencontre qui ne prenne pas (blancs dans la conversation, manque d’enthousiasme dans les échanges, personnalités agaçantes, ennui, gêne…). Comme le confirment souvent les ovésiens, il est rare qu’à la fois la sortie et la compagnie soient décevantes. Les principales prises pour choisir des rendez‑vous tiennent davantage aux caractéristiques des sorties et à la présence d’ovésiens connus, plutôt qu’à la qualité des inconnus qu’ils espèrent découvrir (voir Pharabod, 2016).

31De même, le profil des covoitureurs dont on s’apprête à faire la connaissance est largement laissé au hasard, dès lors qu’il n’a pas été sanctionné d’un avis négatif sur la plateforme. On choisit un trajet, un horaire, un prix. Entre plusieurs chauffeurs pour un même trajet, il s’agira d’éviter une situation perçue comme dangereuse ou gênante (éviter de voyager avec des hommes quand on est une femme) plus souvent que de se projeter positivement dans une rencontre sympathique (choisir « une bonne tête »). Depuis qu’il existe une option de réservation automatique sur l’interface de BBC, les conducteurs préférant valider manuellement leurs passagers sont devenus minoritaires et avouent chercher surtout à s’éviter des problèmes (par exemple, éviter les personnes – souvent étrangères – sans téléphone mobile avec qui la coordination risque de ne pas être facile) plus souvent que de sélectionner des partenaires « agréables ». Dans ce contexte, si la qualité des personnes est importante, c’est d’abord parce que la qualité du trajet est importante. La présence des passagers sert non seulement à économiser de l’argent mais aussi à passer le temps et à éviter la fatigue du conducteur pendant le trajet. Comme le dit Noémie, 21 ans, étudiante : « même si ce sont des gens avec qui on ne va pas forcément garder contact, c’est toujours plus agréable et ça passe beaucoup plus vite de discuter et d’échanger ». Beaucoup de conducteurs le soulignent : « le fait de prendre des gens en covoiturage, c’est pas que pour l’argent, c’est pour le côté aimable, convivial, mais aussi d’avoir quelqu’un pour pouvoir discuter et rester éveillé et d’être concentré » (Fabian, 41 ans, pompier, coutumier des Paris‑Nantes pour voir sa fille dont il n’a pas la garde). « L’autoradio ou la radio, y a un moment donné… Surtout que moi, je fais quand même quatre heures de route » témoigne Régis, 51 ans, un gardien d’immeuble qui prend le volant deux fois par semaine pour rentrer chez lui. Arnaud, 33 ans, enseignant, explique que prendre des passagers lui permet aussi, quand il part en vacances avec ses jeunes enfants, de disposer de « nounous » pour s’occuper d’eux pendant qu’il conduit. La dimension instrumentale de la compagnie des inconnus n’est pas taboue, ce qui la distingue nettement de celle des amis qui est vécue sur le mode du désintéressement (Bidart et al., 2011, p. 256).

32Si les plateformes proposent un cadrage en amont des interactions en coprésence, leurs adeptes participent à l’élaboration des règles qui permettent de mener à bien les activités. Les conversations sur le bon usage ou la familiarité de chacun avec BBC ou OVS forment un échange ritualisé lors des rencontres entre inconnus. Elles se nourrissent de représentations préalables sur le savoir‑vivre, le respect et la politesse que les inconnus estiment se devoir en toutes circonstances. Leur analyse manifeste une élaboration commune des règles comme des rôles respectifs qui dépend des activités effectuées, trajets ou sorties.

Réussir ensemble des trajets sympas : un échange marchand euphémisé

33Les tâches communes que se donnent conducteurs et passagers consistent essentiellement à fluidifier l’échange en étant réactifs et précis dans l’ajustement en ligne de la transaction, ponctuels et efficaces dans la réalisation et la clôture de l’échange. Les rôles que se donnent les particuliers dans l’échange collaboratif sont asymétriques. Le conducteur a la responsabilité du bon déroulement de la transaction et assume la convivialité de l’échange. Pour rassurer les nouveaux ou éviter les problèmes comme l’éventuelle absence d’un des passagers au lieu de rendez‑vous, Yann (28 ans, commercial) explique qu’il envoie un « texto un peu personnalisé » la veille du trajet, pour « sécuriser cet aspect‑là aussi ». Le conducteur gère les éventuels retardataires en concertation avec les passagers ponctuels, puis anime la conversation. Arnaud, enseignant, 33 ans, explique ainsi : « souvent ça vient de moi parce qu’effectivement ils sont […] dans ma voiture, c’est à moi de trouver le truc. Et à force de partir à la pêche souvent on trouve un sujet… ». Régis, 51 ans, gardien d’immeuble, explique sa démarche : « elle est simple, on se découvre au fur et à mesure du trajet ». De leur côté, les passagers doivent soutenir le travail des conducteurs. Rita, 60 ans, vendeuse, explique qu’elle se place dans la voiture de façon à faciliter les conversations : « s’il y a personne derrière, automatiquement je vais aller devant […] Mais s’il y a une autre femme et un autre homme, automatiquement je vais m’asseoir derrière avec la dame et laisser les deux messieurs ensemble ».

34Malgré ces efforts, la convivialité n’est pas toujours au rendez‑vous. L’analyse des fautes relevées par les interviewés manifeste en creux leurs attentes vis‑à‑vis de la transaction. Les passagers sont surtout marqués par le manque d’égards dont ils sont parfois victimes, par des chauffeurs qui « enquillent les Red Bull » ou entassent leurs passagers… Les conducteurs se plaignent surtout du fait que les passagers abusent de leur temps et s’agacent du fait que certains négocient des détours. La plupart de ces fautes révèlent une attente de standardisation des prestations dans un format proche de l’échange marchand, à l’encontre de la personnalisation des échanges. Toutefois, il est notable que la différence de traitements que les conducteurs réservent à leurs passagers ne constitue pas une faute. Le conducteur a le droit d’être plus ou moins arrangeant selon le « feeling » qu’il a avec chacun, pourvu que les autres passagers n’en pâtissent pas. Fabian, 41 ans, pompier, se souvient d’une de ses meilleures expériences : « il y en a à qui j’ai fait visiter Paris en revenant […] ; on avait bien sympathisé donc, c’était cool… ». L’interaction collaborative, même cadrée dans un format proche d’un échange marchand classique, reste une rencontre interpersonnelle entre particuliers. La dimension marchande de l’échange, en partie opéré en ligne (sélection du trajet, paiement), tend à s’effacer en coprésence.

Réussir ensemble des sorties sympas : une hybridation de régimes hétérogènes

35Sur OVS aussi, des fautes sont classiquement dénoncées comme l’absence ou le retard sur le lieu de rendez‑vous, le manque de coopération pour rendre la rencontre conviviale ou l’absence d’attention à l’égard des participants. « Consommer » de la sortie sur OVS ou rester dans la seule dimension utilitaire de l’usage de BBC ne doit pas faire rater un des objectifs communs : partager des moments sympas. Il est difficile d’analyser plus avant les règles énoncées et les fautes les plus récurrentes telles qu’elles apparaissent dans les récits de nos interviewés, car elles sont étroitement liées aux types d’activités engagées (un sportif sera agacé de devoir gérer des imprudents, un convive dénoncera les pique‑assiettes). En revanche, celles dénoncées dans l’usage des principales fonctionnalités de l’interface concernent l’ensemble des adeptes d’OVS, quelles que soient leurs sorties : l’étiquetage comme ami, l’inscription ou la désinscription aux sorties, l’envoi d’invitations personnelles, l’usage des fils de commentaires des sorties, sont autant de points de discussion classiques entre novices et adeptes du site (Pharabod, 2016). Si l’échange entre covoitureurs est tiraillé entre les registres de la relation marchande et de la rencontre interpersonnelle, les usages en ligne des ovésiens articulent trois « grammaires » ou « régimes » que nous avons nommés régime d’authenticité relationnelle, de coopération et de visibilité.

36Le régime d’authenticité relationnelle se caractérise par un respect des formes de politesse et de convivialité typique des relations en face‑à‑face. On agit en ligne comme on le ferait hors ligne et les gens s’y décrivent volontiers comme « old school ». On ne déclare comme amis que des personnes que l’on a rencontrées, avec qui on pense avoir sympathisé et on les prévient qu’on le fait. On ne s’inscrit à une sortie que si l’on est sûr de venir. On décline ou accepte chaque invitation que l’on reçoit, etc. Dans le régime de coopération, les interactions initiées visent avant tout à encourager le système à exister. Erwan, 33 ans, gendarme, explique : « quand j’ai une question qui me semble judicieuse, j’essaye de le marquer en commentaire pour que tout le monde en profite ». Dans ce régime, l’expression n’est plus forcément authentique. On remercie chaleureusement l’organisateur sur le fil du commentaire de sa sortie même si l’on s’y est ennuyé : il s’agit de l’encourager à continuer de proposer des sorties. Les tenants de l’authenticité relationnelle dénoncent l’hypocrisie de tels messages. Enfin, le régime de visibilité est proche des logiques des utilisateurs familiers des réseaux sociaux comme Facebook ou Twitter. Les usages visent à faire circuler rapidement les informations et à leur assurer une visibilité maximale : envoyer des invitations en mode automatique sans attendre en retour de mots personnels qu’il conviendrait alors de traiter ; s’inscrire à une sortie pour lui donner de la visibilité auprès des personnes qui vous suivent alors que l’on n’ira pas ; mettre en ami un organisateur de sortie que l’on n’a jamais rencontré pour connaître ses bons plans ; accueillir par un commentaire chaque nouvel inscrit à sa propre sortie pour remonter dans le fil d’actualité des personnes qui vous suivent… Les adeptes des régimes de coopération et de visibilité sont souvent des internautes familiers des réseaux sociaux. Leurs manières d’utiliser l’interface sont souvent perçues comme des fautes par les adeptes de l’authenticité relationnelle. Tous les usagers n’ont pas la même habileté à manier et hybrider ces registres dont la pertinence est sans doute différente selon l’intensité d’usage du site et le parcours de chaque ovésien. Les plus familiers montrent une véritable aisance à ajuster leur comportement aux situations mais aussi aux attentes et habiletés qu’ils perçoivent chez leurs interlocuteurs, qui ne sont pas tous, loin s’en faut, des internautes aguerris.

Quand la coopération entre internautes se joue en face‑à‑face

  • 21 . Pour une synthèse sur ces travaux, voir Beuscart et al., 2009.

37Les rencontres entre inconnus initiées grâce aux plateformes internet ont en commun de s’inscrire dans une sociabilité dont les règles s’inventent en puisant dans plusieurs univers. Inscrites en partie dans celui des relations marchandes classiques, plutôt impersonnelles, elles puisent également dans celui des relations amicales et conviviales où l’on se doit une attention réciproque désintéressée fondée sur des sentiments sinon profonds, du moins sincères. Enfin, elles nous paraissent emprunter aussi à des manières d’interagir qui se sont considérablement développées sur le web social : coopération entre internautes et logique de mise en visibilité de l’information. Précurseurs en la matière, les échanges de pair à pair autour des logiciels libres, des fichiers musicaux, vidéos ou photos, sont décrits comme des échanges coopératifs, souvent asymétriques, mêlant logiques de partage égalitaire et quête de reconnaissance de la part des contributeurs actifs21. Les usages stratégiques visant la mise en visibilité de personnes ou de documents (produits culturels, informations…) s’y sont développés à foison.

  • 22 . Par exemple, dans les réseaux peer‑to‑peer, les dispositifs socio‑
    techniques prennent de plus en (...)

38En s’inscrivant désormais dans des échanges en face‑à‑face, la collaboration entre internautes prend une dimension nouvelle. D’une part, le face‑à‑face réintroduit fortement une dimension d’interactions interpersonnelles et d’échanges conversationnels que l’évolution de nombreux systèmes socio‑techniques soutenant la collaboration entre internautes tend à réduire22. D’autre part, les échanges entre internautes se déroulant en face‑à‑face et dans l’espace‑temps d’une activité commune d’au moins quelques heures (trajet ou sortie), ils se nourrissent de prises qui se distinguent des éléments de présentation de soi et d’inter­action en ligne. Allures physiques, identités sociales, cadrage spatio‑temporel commun de l’activité, de nombreux traits liés à la coprésence prennent le pas dans les conversations sur la discussion de goûts ou de documents (produits techniques, contenus culturels, etc.) classiquement décrits comme à l’origine des sociabilités en ligne. Ces échanges en face‑à‑face entre inconnus amorcent ainsi d’éventuelles relations d’une façon distincte des rencontres initiées en ligne. L’importance de la dimension expressive dans la présentation de soi en ligne et la rationalisation des critères d’élection affinitaire ont peu cours ici. Le cadrage contextuel est moins construit par des communautés d’expertises ou de goûts que par des proximités géographiques ; les affinités, au‑delà d’un goût pour l’ouverture aux autres, sont beaucoup moins fréquentes. D’un côté, la rencontre interpersonnelle, avec ses dimensions singulières et parfois intimes, est davantage au cœur des dispositifs de collaboration en face‑à‑face qu’en ligne, mais d’un autre, les conditions pour qu’elle génère une relation durable en sont comme évacuées.

Conclusion

39Les relations riches ou durables, voire même simplement qualifiables, ne sont qu’un petit pan des sociabilités ordinaires qui nous frottent à nos contemporains. Même des sociabilités connues et étudiées comme les relations de voisinage ou avec les commerçants occupent moins de place dans notre quotidien que les relations à d’autres inqualifiables : ni parents, ni amis, ni camarades, ni collègues (Héran, 1988, p. 6). Le fait n’est pas nouveau mais il est peu étudié. En documentant les rencontres entre inconnus issues des plateformes internet, cette enquête a caractérisé une part de ces contacts atypiques en coprésence qui, parmi les internautes des grandes villes au moins, se banalisent. La relative sous‑détermination du contexte social des rencontres, l’absence d’engagement relationnel et la soustraction au regard des proches libèrent ici les contraintes qui pèsent sur la construction des réseaux sociaux personnels. En particulier, l’homophilie y est relâchée et les échanges intergénérationnels sont fréquents. L’usage commun des plateformes organisant sorties ou trajets entre particuliers introduit une disponibilité d’attention aux autres qui souligne la diversité de leurs singularités et bouscule parfois les préjugés. Le cadre de l’interaction n’est plus celui de l’indifférence polie de l’espace public, mais une forme d’indifférence attentionnée. Ainsi, les plateformes d’intermédiation entre particuliers sont propices à de belles rencontres nourries d’un dévoilement de soi. Mais celles qui donnent naissance à une relation, en se singularisant et en se dissociant de son contexte initial, ne sont pas nombreuses : les belles histoires entre inconnus sont à la fois importantes, comme horizon possible, et marginales en réalité. Nous avons ainsi montré que l’usage régulier des réseaux de proximité construit bien une sociabilité mais cette sociabilité plutôt que de se nourrir de liens entre les personnes, se nourrit de leurs expériences relationnelles.

40Les composantes personnelles interviennent fortement dans ces expériences relationnelles. Mais, tout en empruntant certains traits au registre de la sociabilité amicale la plus personnelle (exploration des singularités, confidences), la sociabilité entre inconnus s’en distingue radicalement : la majorité des rencontres n’engage pas même vers l’entretien de liens faibles. Les inconnus rencontrés restent hors du réseau d’Ego, interchangeables. Des objectifs pluriels rendent possible une hybridation des conventions qui soutiennent ces rencontres. Il est permis de « faire d’une pierre deux coups » : la nature instrumentale des échanges n’est pas taboue. La coopération en vue de la réussite du moment passé ensemble est un trait qui distingue nettement la sociabilité entre inconnus à l’heure de l’internet de celle décrite par les pionniers de la sociologie urbaine dans la figure de l’étranger ou du voyageur. C’est cette efficacité à faire des choses prédéfinies ensemble que soulignent les expressions de reconnaissance mutuelle mises en ligne aux lendemains des rencontres et dont les formules peinent à se diversifier : « merci, c’était hyper sympa ! ». Le rôle des dispositifs techniques n’est pas anodin dans l’évolution des formes actuelles des rencontres entre inconnus. En multi­pliant les activités propices aux contacts en face‑à‑face entre particuliers, qu’il s’agisse d’effectuer des transactions, de sortir ou encore de jouer à des jeux sociaux géolocalisés, les plateformes banalisent ces contacts et leur confèrent une dimension sociale et collective. Plutôt que de se vivre comme marginales, aventureuses sinon risquées parce qu’à l’abri de tout regard de proches, les rencontres entre inconnus constituent une expérience relationnelle parfois très personnelle, mais collectivement discutée et façonnée.

41Pour saisir la dynamique dans laquelle s’élabore cette sociabilité inédite, en marge des réseaux personnels habituels, nous avons introduit la notion originale d’expérience relationnelle. Elle s’est d’abord imposée pour nous affranchir du débat sur la question de la durée des relations nées de rendez‑vous pris en ligne. Elle présente l’intérêt plus large d’inscrire notre perspective dans celle des travaux de François Dubet. En s’attachant à décrire l’expérience sociale plutôt que les rôles des acteurs, l’auteur met l’accent sur « les conduites individuelles et collectives dominés par l’hétérogénéité de leurs principes constitutifs, et par l’activité des individus qui doivent construire le sens de leurs pratiques au sein même de cette hétérogénéité », et précise : « le travail réflexif est d’autant plus intense que les individus se trouvent dans des situations qui ne sont pas entièrement codées et prévisibles » (Dubet, 2016, p. 16, p. 127). En empruntant le chemin ouvert par la Sociologie de l’expérience, l’enquête ethnographique proposée ici a permis de comprendre au plus près des acteurs leur travail réflexif pour à la fois dire et élaborer leurs rencontres entre inconnus. Notre terrain rend également bien compte des deux dimensions auxquelles renvoie la notion d’expérience, d’un côté émotionnel et de l’autre réflexif. D’une part, les enquêtés sont pris par des émotions mêlant enthousiasme et étonnement et, d’autre part, leur sens critique est aiguisé par la pluralité des mondes de références qu’ils mobilisent au cours des rencontres. Appréhender les relations qu’ils vivent en allant à la rencontre des inconnus à travers la notion d’expérience relationnelle permet ainsi de rester au plus près de leurs pratiques et d’éviter des projections normatives.

42En proposant un pas de côté par rapport aux travaux des sociologues du numérique sur les sociabilités en ligne, l’enquête sur les usages des réseaux de proximité apporte une perspective originale sur les enjeux sociaux d’internet. La thèse de Bowling Alone (Putnam, 2000) reste une toile de fond pour cette réflexion, invitée à dire si internet accentue ou au contraire compense la diminution des relations sociales qui caractériserait les sociétés contemporaines. L’enquête montre que l’usage des réseaux de proximité dynamise d’une manière inédite la sociabilité de leurs adeptes, pas tant en permettant la naissance de nouvelles relations – celles‑ci restent marginales – mais surtout en multipliant des expériences relationnelles riches. Ainsi, non seulement le concept d’expérience relationnelle invite à une observation et une écoute fines de l’articulation entre la dimension individuelle et collective de l’exercice de la sociabilité, mais il invite aussi à élargir le champ de la sociabilité personnelle au‑delà de l’exploration de la construction de relations durables alimentant les réseaux personnels. La sociabilité personnelle se nourrit d’une pluralité de types de relations et de manières d’expérimenter les relations, pluralité que l’apparition des réseaux internet de proximité contribue à renforcer au détriment de formes plus conventionnelles de relations personnelles.

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Notes

1 . Le Bon Coin, comme d’autres sites de transactions entre particuliers, n’exige pas la création d’un compte pour être utilisé, contrairement aux réseaux de proximité.

2 . OVS, déployé en France, a été créé en 2007 et revendique depuis plusieurs années plus d’un million et demi de comptes actifs. Sur le seul site parisien étudié ici, plusieurs centaines de sorties sont proposées par jour. BBC est le leader mondial du covoiturage avec plus de vingt millions d’utilisateurs dans vingt pays.

3 . Ce travail a bénéficié des conseils avisés des relecteurs de la revue Sociologie et de l’aide précieuse de Marie Trespeuch, Jean‑Samuel Beuscart et Jean‑Marc Raibaud. Je les remercie tous sincèrement.

4 . Voir les synthèses des travaux sur les sociabilités numériques proposées dans : Casilli, 2010 ; Cardon & Smoreda, 2014 ; Mercklé, 2016. Les sociabilités nées et nourries en ligne ont été explorées très tôt (voir par exemple, Velkovska, 2002).

5 . Les entretiens sur BBC ont été menés avec Jean‑Samuel Beuscart, Valérie Peugeot et Marie Trespeuch dans le cadre d’une enquête collective sur la consommation collaborative (voir Peugeot et al. 2015). Je les remercie de m’avoir permis de les utiliser pour cette étude.

6 . https://www.blablacar.fr/blog/temoignages, consulté le 8 juillet 2016.

7 . Pour un portrait des adeptes d’OVS et une description de leurs usages du site en vue de construire de nouvelles relations, voir Pharabod, 2016.

8 . Une fonction permet d’étiqueter ces personnes comme « amis ». Mais contrairement à la plupart des réseaux sociaux d’internet, la fonction n’est pas symétrique, ni transparente. Vous ne savez pas qui vous a « mis en ami » et votre réseau d’amis n’est pas public. Mettre en ami permet de suivre les rendez‑vous et les commentaires sur les sorties des personnes qui vous intéressent dans votre fil d’actualité. Ce suivi des personnes appréciées ainsi que la recherche de sorties par jour ou par thème sont les principales prises utilisées pour choisir les sorties, loin devant la consultation des fiches des inconnus (Pharabod, 2016). Sur l’affichage des amitiés sur internet et son rôle dans les « techniques relationnelles », voir Cardon & Delaunay‑Téterel, 2006 et Delaunay‑Téterel, 2010.

9 . Sur les sociabilités spécifiques liées aux sorties au théâtre, voir Pasquier, 2012.

10 . Sur le cadrage de la plateforme et les usages des avis en ligne préalablement à l’engagement dans la situation de coprésence sur BBC, voir Beuscart & Trespeuch, 2016.

11 . La majorité des travaux restreignent le champ de la sociabilité aux contacts personnels, liées aux activités privées des particuliers. Ce sont de leurs approches que nous discutons ici. Pour un approfondissement de la comparaison avec les sociabilités liées à des activités professionnelles, comme les activités de services, voir Beuscart & Trespeuch, 2016.

12 . Voir la synthèse des travaux empiriques sur « les manifestations extérieures facilement saisissables et mesurables » de la sociabilité proposée par Pierre Mercklé (2016, p. 38). Pour une discussion théorique de l’approche de la sociabilité par les activités ou par les réseaux sociaux, voir Rivière, 2004.

13 . Voir Rainie & Wellman, 2012.

14 . Une première exploitation de notre enquête sur OVS propose une telle approche (voir Pharabod, 2016).

15 . Souvent qualifiées d’impersonnelles pour caractériser le développement des sociétés urbaines modernes, les relations marchandes et de services connaissent toutefois des formes de personnalisation – relation avec les clients fidèles, euphémisation de la relation marchande dans le cas des services « personnalisés » (Beuscart & Trespeuch, 2016).

16 . La population rencontrée lors des deux enquêtes est hétérogène en âge, en genre comme en PCS. Toutefois, l’usage d’un site, même gratuit comme OVS et BBC, est en soi un contexte socialement déterminé, d’où le caractère relatif de la sous‑détermination dont nous parlons ici. Le point mériterait une discussion nourrie de données quantitatives sur les utilisateurs des sites, données dont nous ne disposons malheureusement pas.

17 . Il conviendrait d’approfondir l’analyse de cette individualisation de l’accès aux pratiques culturelles et de loisirs. Si l’initiation est à portée de main grâce aux inconnus, la pratique assidue est sans doute davantage soutenue par la fréquentation durable de personnes ressources ou de réseaux amicaux. Cette approche du terrain par la sociologie des loisirs reste à creuser.

18 . Sur BBC, il existe toutefois une fonction permettant d’indiquer qu’on ne veut voyager qu’avec des femmes. Nous n’avons pas rencontré d’utilisatrices concernées mais le point mériterait une investigation particulière.

19 . « Si je ne me trompe pas, intérieurement cette réserve n’est pas seulement de l’indifférence, mais, plus souvent que nous n’en avons conscience, une légère aversion, une mutuelle étrangeté et une répulsion partagée qui, dans l’instant d’un contact rapproché, quelle que soit la manière dont il a été provoqué, tournerait aussitôt en haine et en conflit » (Simmel (1984a [1903]), p. 68).

20 . Il n’y a pas d’autre attente, pas de projection dans un profil précis contrairement à l’expérience des amateurs de site de rencontres amoureuses (voir Chaulet, 2009). Le passage de la prise de contact en ligne (ici réduite à une simple inscription sur la sortie ou le trajet proposé) à la rencontre en face‑à‑face n’est en ce sens pas une épreuve.

21 . Pour une synthèse sur ces travaux, voir Beuscart et al., 2009.

22 . Par exemple, dans les réseaux peer‑to‑peer, les dispositifs socio‑
techniques prennent de plus en plus en charge les coûts de coordination entre internautes. Voir le cas de Napster (Beuscart, 2002).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Anne-Sylvie Pharabod, « Fréquenter des inconnus grâce à internet », Sociologie [En ligne], N° 1, vol. 8 |  2017, mis en ligne le 07 mai 2017, consulté le 19 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/2973

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Auteur

Anne-Sylvie Pharabod

annesylvie.pharabod@orange.com
Chercheur à Orange Labs - Département SENSE, Orange Labs, 40‑48 avenue de la République, 92320 Châtillon, France

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Droits d’auteur

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