- 1 . Dans le contexte français, on pense bien sûr aux chercheurs contribuant régulièrement à la revue (...)
- 2 . On peut toutefois relever l’existence de plusieurs recherches portant sur les adolescents (Balley (...)
1Le rôle des pratiques de sociabilité dans la constitution de collectifs a fait l’objet de nombreuses recherches. L’ethnologie française tout particulièrement, privilégiant une enquête multi‑située dans des « espaces sociaux localisés » (Laferté, 2014), a produit dans les années 1970 et 1980 de nombreuses enquêtes faisant état du rôle premier de la sociabilité, comprise à la fois comme l’expression de styles de vie socialement différenciés, mais également comme une manière de marquer les rapports sociaux et ainsi de renforcer la visibilité et la cohésion d’entre soi électifs (Bozon, 1982a, 1984 ; Laborie & Vergès, 1986 ; Lemaire & Chamboredon, 1970 ; Vergès, 1983). L’apparition des technologies de l’information et de la communication (TIC) dans les années 1990, mais plus encore leur généralisation dans les années 2000, a donné lieu à la diffusion massive de nouvelles pratiques de sociabilité ayant la particularité de réduire les contraintes spatiales et temporelles, ce qui n’a pas échappé à une nouvelle génération de sociologues qui s’est rapidement saisi de cet objet1. Nous retrouvons chez ces derniers l’idée selon laquelle ces pratiques peuvent se faire vecteurs de lien social et parfois permettre la « fabrication en ligne de collectifs » (Cardon & Smoreda, 2014, p. 178). Une fois retombés les espoirs et utopies qui ont pu accompagner le développement des technologies informatiques (Magis & Granjon, 2015, pp. 296‑297), force est de constater que les TIC n’ont pas transformé radicalement nos pratiques de sociabilité. Les enquêtes sur la question montrent que la plus grande part des sociabilités numériques que nous entretenons prolongent en réalité des sociabilités physiques (Boullier, 2016, pp. 115‑118 ; Claisse & Rowe, 1993 ; Licoppe & Smoreda, 2000 ; Mercier et al., 2002 ; Smoreda et al., 2007). Pour autant, les recherches s’intéressant conjointement à ces deux supports de la sociabilité restent encore rares2 malgré le consensus exprimé quant à la portée heuristique de la démarche (Beaud & Weber, 2010, pp. 109‑116 ; Grossetti, 2014, p. 205).
- 3 . En France métropolitaine, un citadin sur cinq (18 %) vit dans une unité urbaine de 20 000 à 100 0 (...)
- 4 . Pour garantir l’anonymat des enquêtés, le nom de la ville a été changé. Précisons seulement que l (...)
- 5 . Comme l’a par exemple montré Michel Bozon (1984, p. 99).
2Cet article, fondé sur une recherche portant sur le « milieu culturel » d’une ville moyenne du centre de la France, se propose justement de montrer comment, dans ce contexte singulier – mais pas marginal3 –, les groupes sociaux investissent conjointement les supports physiques et numériques de l’espace public dans l’objectif de renforcer leur cohésion. Pour ce faire, notre attention s’est focalisée sur un groupe social précis : le « milieu culturel » lergnois4. Les individus désignés par ce terme indigène issu du sens commun – que nous utiliserons tout au long de cet article – présentent nombre de caractéristiques sociales communes : ils appartiennent aux professions intermédiaires et supérieures et travaillent dans des structures publiques et parapubliques, essentiellement au sein des secteurs culturel, social et éducatif. Mais c’est davantage leur fort investissement dans l’espace public – du fait des engagements artistiques, politiques et associatifs dans lesquels ils s’impliquent – qui fait d’eux un groupe social à part entière, situé dans la structure relationnelle et dans la mémoire collective locales. Les lieux de sociabilité occupés se résument à quelques cafés et locaux d’associations culturelles, espaces d’entre soi et d’interconnaissance propices à favoriser le sentiment d’appartenance à ce groupe5. Par ailleurs, une immersion longue et intensive sur le terrain nous a permis de gagner la confiance d’une centaine d’enquêtés qui, nous ayant accepté parmi leurs amis Facebook, nous ont ouvert les portes de leurs pratiques de sociabilité numérique.
- 6 . Sur la question, voir par exemple Pierre Mercklé (2011, p. 57).
- 7 . Dont deux l’ont été de manière quasi continue.
3La première moitié de cet article s’attachera à décrire le « milieu culturel » lergnois, à présenter les différents supports de sociabilité investis par ce groupe social localisé et à distinguer les différentes fractions qui le composent. Pour ce faire, nous analyserons un graphe des relations d’amitié Facebook de 94 de nos enquêtés. Utilisant des outils statistiques empruntés à la sociologie des réseaux, nous présenterons une structure relationnelle du groupe tout en prenant nos distances avec certains partis pris théoriques qui peuvent parfois accompagner ces méthodes6. En effet, loin de chercher à substituer aux notions de classe, de genre, de position sociale ou encore de capital, un principe de division sociale fondé sur la structure relationnelle, nous montrerons au contraire comment cette dernière ne devient intelligible 7qu’à la lumière des attributs sociaux des enquêtés. Cette description fine du groupe et de ses fractions internes étant faite, nous reviendrons sur plusieurs observations des sociabilités en ligne et hors ligne du « milieu culturel » lergnois tout en soulignant l’intérêt heuristique d’une telle posture méthodologique (voir encadré 1). L’objectif sera alors d’examiner en quoi les caractéristiques objectives des différents supports de sociabilités jouent sur la façon dont ces dernières se manifestent mais également de montrer comment celles‑ci présentent néanmoins des fonctions sociales communes : (1) renforcer la cohésion du groupe – en termes de forme et de volume de capital culturel détenu mais aussi de dispositions éthiques et politiques – et (2) en marquer explicitement les frontières, c’est‑à‑dire construire l’exclusion de certains individus et groupes sociaux.
Une enquête ethnographique, l’ambition d’une « observation totale »
Les résultats présentés dans cet article sont tirés d’une enquête de terrain de type ethnographique. La posture d’observateur participant nous a tout d’abord conduit à rencontrer nos enquêtés sur diverses scènes sociales. Une centaine d’entre eux s’est ensuite livrée à l’exercice de l’entretien, parfois de manière répétée. La construction de notre objet de recherche doit ainsi beaucoup, conformément à cette méthode inductive, aux modalités d’entrée sur notre terrain. L’angle de vue privilégié a d’abord été celui des supports publics de sociabilité de ce « milieu culturel » ; nous avons participé durant nos cinq années sur le terrain7 à de très nombreuses manifestations culturelles, en notre qualité de bénévole dans plusieurs associations ou de simple spectateur, avant de nous faire peu à peu accepter au sein des « mondes privés » (Schwartz, 2012 [1990]) de nos enquêtés.
Chemins faisant, le « milieu culturel » lergnois nous est d’abord apparu dans sa dimension relationnelle, comme un groupe d’interconnaissance composé d’environ 250 personnes, dont les membres présentent une certaine homogénéité en termes de trajectoires sociales et de styles de vie. Presque tous, quelle que soit la génération considérée, ont poursuivi des études supérieures dans une grande agglomération proche. Les choix d’orientation et les titres scolaires détenus font apparaître une tendance à privilégier les filières non‑sélectives de l’université publique relatives aux « humanités » (lettres, SHS, psychologie, cursus artistiques, etc.). Il n’est donc guère étonnant de retrouver ces derniers au service des institutions relevant de la « main gauche de l’État » : collectivités territoriales en premier lieu (fonctionnaires de catégorie A ou B, dans les directions « sociale » ou « culturelle »), institutions parapubliques (notamment dans des associations sociales ou culturelles), institutions scolaires (beaucoup de professeurs du secondaire et d’assistants d’éducation chez les plus jeunes), etc. Mais le « milieu culturel » lergnois n’est pas l’ensemble des fractions culturelles locales des classes moyennes et supérieures qui, du fait du dispositif d’enquête, n’a pu être rencontré, mais seulement les individus mobilisés dans l’espace public. Plusieurs formes d’engagement les y conduisent : politique, artistique et associatif, les trois étant étroitement liées, comme nous le verrons bientôt. Ces individus investissent alors certains lieux de sociabilité qu’ils s’approprient largement – selon des processus déjà mis en avant par l’ethnologie urbaine – tels que certains cafés (Bozon, 1982b) et locaux associatifs (Collet, 2012, pp. 32‑35), espaces d’entre soi propices à l’entretien de « l’interconnaissance lâche » (Bozon, 1984).
C’est sur ce principe de la redondance des rencontres dans l’espace physique que se sont peu à peu accumulées les amitiés Facebook. La première année intensive de terrain a été à ce titre la plus féconde ; que l’initiative de la demande nous revienne ou qu’elle soit à l’origine de nos enquêtés, presque l’intégralité des connexions a été établie sur cette période. De même que les nouvelles rencontres dans l’espace physique, les nouvelles amitiés sur Facebook se sont faites ensuite de plus en plus rares, à mesure que nous confortions notre place dans ce groupe d’interconnaissance. Suivant les conseils avisés de Stéphane Beaud et Florence Weber (2010, pp. 109‑116) qui invitent à investiguer les supports numériques de sociabilité afin de répondre à l’ambition d’une « observation totale » (ibid., p. 148), nous avons observé et participé quotidiennement aux échanges de nos enquêtés sur ce site internet.
Enquêter sur ce support de sociabilité en y important les outils méthodologiques de l’ethnologie n’est pas sans poser un certain nombre de questions au chercheur accoutumé à l’enquête de « terrain » dans l’espace physique. Se pose, entre autre, le problème du type de lien social qui se présente derrière une amitié sur Facebook : les « amis » sont‑ils vraiment des amis ? S’agit‑il de connaissances vagues, de parents, ou bien encore de collègues de travail ? Ainsi, l’existence d’une relation d’amitié ne renseigne en rien sur l’intensité et la nature du lien social sous‑jacent. Ce biais peut pourtant être contrôlé à condition de disposer par ailleurs d’informations précises sur les attributs sociaux des enquêtés et sur les relations qu’ils entretiennent les uns avec les autres. L’enquête ethnographique multi‑située, privilégiant une « observation totale », est justement à même d’apporter ces informations nécessaires à l’interprétation des sociabilités en ligne. L’avantage du dispositif est de pouvoir suivre et reconnaître les individus d’une scène sociale à une autre, et ainsi de les situer très précisément en termes de trajectoires sociales, de professions occupées, d’engagements associatifs ou politiques, de la nature des liens qui unissent ou ont unis par le passé les uns aux autres (relations amicales, professionnelles, de parenté, conjugales, expériences de scolarisation communes, etc.). En cela, l’utilisation que nous faisons des outils statistiques de la sociologie des réseaux vise à un effort d’objectivation de matériaux ethnographiques dont les résultats ne se donnent à comprendre que parce qu’ils s’inscrivent dans un cadre interprétatif plus large, l’enquête de terrain.
- 8 . Même si, là encore, l’enquête ethnographique multi‑située permet le plus souvent de préciser par (...)
4De Marcel Maget (1955) à Stéphane Beaud et Florence Weber (2010, pp. 31‑33), en passant par Michel Bozon (1984) qui la qualifie de « vague » ou de « lâche », la notion « d’interconnaissance » continue aujourd’hui encore à être largement mobilisée dans le cadre d’enquêtes localisées reposant sur les méthodes ethnographiques afin de décrire les structures relationnelles des groupes sociaux. Pourtant, et même si nous en défendons globalement l’usage, il nous semble que celui‑ci peut parfois conduire à homogénéiser la nature des liens entre les enquêtés8. En d’autres termes, le risque consiste à lisser le relief de la structure relationnelle d’un groupe. S’il parait évident que la forme et le degré d’appartenance au groupe sont variables d’un individu à l’autre, la tâche qui consiste à proposer des principes de structuration à la fois rigoureux et convaincants s’avère complexe. Notre choix s’est tourné vers les relations d’amitié Facebook, un critère simple à objectiver du fait de la standardisation de l’information (ce qui, nous l’avons vu, n’est pas sans poser certains problèmes méthodologiques) qui permet de rendre compte à la fois de la forte cohésion du groupe et des logiques sociales à l’œuvre dans sa structuration. Nous avons sélectionné 94 enquêtés, comptant parmi nos amis Facebook afin de composer le réseau de relations qui suit (Figure 1). L’ensemble des personnes qui y figurent ont été rencontrées à de nombreuses reprises dans l’espace physique et près de la moitié interrogées à l’occasion d’entretiens. Nous avons choisi d’écarter les individus dont l’appartenance au groupe n’est ni revendiquée (ils ne considèrent pas appartenir au « milieu culturel ») ni clairement effective (ils ne présentent aucune forme d’engagement qui les lierait objectivement et subjectivement au groupe). Ceci a pour effet de centrer l’attention sur le « noyau dur » du milieu culturel au détriment des individus qui gravitent autour, que ce soit en assistant irrégulièrement aux manifestations du groupe, et/ou en en partageant explicitement certains principes éthiques et politiques.
Figure 1 : Réseau des relations d’amitié sur Facebook de 94 de nos enquêtés
Chaque lien représente une relation d’amitié sur Facebook. Les sommets (les points qui représentent des individus) ont été répartis dans l’espace selon l’algorithme de répartition « Force Atlas » du logiciel Gephi sur le principe de leur proximité ou de leur distance dans la structure relationnelle. La taille de ces sommets est proportionnelle au nombre de degrés (de relations) qu’ils présentent. Enfin, les différentes couleurs donnent à voir plusieurs « communautés » distinguées selon l’algorithme de « blockmodelling » qui utilise l’indice de modularité (méthode dite de Louvain, qui compare la structure relationnelle propre à chaque sommet et réunit ceux dont la structure est proche). Seuls les noms des enquêtés dont il sera question par la suite ont été conservés, mais ils ont été modifiés afin de respecter leur anonymat.
- 9 . Seuls ces trois partis, situés à « gauche », disposent d’élus dans le contexte local.
5À la lecture du graphe de la figure 1, le premier constat qui s’impose est celui d’une très forte interconnexion entre l’ensemble des membres du réseau : la valeur de la densité s’élève à 0,31, ce qui signifie que 31 % des relations théoriquement possibles sont ici vérifiées. À première vue, aucun individu n’est isolé du reste du groupe. Ce résultat vient ainsi apporter une preuve de cette « interconnaissance lâche » qui caractérise le « milieu culturel ». Cependant, même si cohésion relationnelle il y a, les individus se distinguent selon leur position dans la structure relationnelle et selon leur degré de connexion aux autres. L’algorithme de « blockmodelling » que nous avons utilisé construit ainsi quatre groupes réunissant des individus dont les configurations des relations aux autres sont proches. Si l’on s’en tient d’abord à l’examen des données issues de ce réseau, on remarque que ces groupes se différencient selon leur taille (allant de 9 à 40 individus) ainsi que selon le nombre moyen de liens par individu (de 9 à 32) ; les plus importants numériquement étant aussi ceux où les personnes sont les plus connectées aux autres. Pour aller plus loin dans la caractérisation de ces groupes, nous nous sommes servis des informations collectées en d’autres circonstances, lors d’entretiens, de conversations informelles et d’observations directes. Nous avons ainsi renseigné pour chaque individu l’âge, le fait d’avoir un engagement politique (être élu, adhérent à un parti ou sympathisant‑bénévole des sections locales du Parti socialiste (PS), d’Europe‑Écologie‑Les Verts (EELV) ou du Parti communiste français (PCF)9, associatif (être membre du conseil d’administration ou bénévole d’une association culturelle) ou artistique (pratiquer une activité artistique individuelle ou collective engageant une représentation publique d’un produit culturel) (Tableau 1).
- 10 Un individu peut présenter (et c'est souvent le cas) plusieurs engagements. C'est pourquoi le nombr (...)
Tableau 1 : Des groupes qui se distinguent sur des critères d’âge, de sexe, de position professionnelle et de type d’engagement investi10
- 11 Nous n’avons pas pu déterminer le statut professionnel de deux personnes au sein de ce groupe.
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Groupe 1
(violet)
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Groupe 2
(vert)
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Groupe 3
(bleu)
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Groupe 4
(orange)
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Formes d'engagement
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Engagement politique
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28
|
3
|
2
|
0
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Engagement associatif
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7
|
20
|
1
|
5
|
Engagement artistique
|
18
|
13
|
9
|
6
|
|
Âge
|
Âge médian
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53
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34
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38
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27
|
|
Position professionnelle
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Proportion de personnes rattachées à la catégorie « cadres et professions intellectuelles supérieures »
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18 / 40
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8 / 2911
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0 / 9
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0 / 14
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Liens
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Nombre moyen de liens par individu
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32
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29
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9
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14
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Nombre d'individus (dont femmes)
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40 (9)
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31 (13)
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9 (1)
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14 (7)
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Lecture : 28 personnes appartenant au groupe 1 présentent un engagement de type politique.
- 12 . Trajectoire qui n’est pas sans rappeler celle de la « petite bourgeoisie » culturelle décrite par (...)
6Le premier groupe, le plus nombreux mais aussi le plus connecté, rassemble les personnes les plus âgées, dont les engagements sont majoritairement politiques et dans une moindre mesure artistiques. C’est ici que se concentre la plus grande partie de l’élite culturelle locale : élus et artistes, responsables d’institutions culturelles, des individus ayant en commun une position supérieure et stable dans l’espace local (on compte 18 personnes occupant une profession les rattachant à la catégorie « cadres et professions intellectuelles supérieures »). Ce groupe comprend une faible proportion de femmes (9 sur 40), ce qui nous conduit à affirmer que le « milieu culturel » lergnois n’est pas épargné par le phénomène de « plafond de verre » largement mis en évidence sur d’autres terrains. La forte interconnexion de ses membres est liée à leur ancienneté territoriale et à leur proximité en termes d’âge. En effet, nombreux sont ceux qui se sont connus lors de leur scolarité secondaire et à avoir lancé, dès les années 1980, alors jeunes étudiants ou travailleurs, la plupart des associations culturelles aujourd’hui existantes. C’est donc un passé commun, marqué notamment par la transition d’un engagement associatif vers un engagement politique12, qui caractérise ces « pionniers » du « milieu culturel ». Il est à noter que quelques individus, pourtant présents dans ce groupe, ne correspondent pas à ces caractéristiques. C’est le cas de deux de nos enquêtés largement plus jeunes que le reste du groupe (23 ans et 32 ans). Leur présence dans le groupe 1 est en réalité le fruit de ce que Pierre Bourdieu (1980, p. 2) appelle une « stratégie d’investissement social ». En effet, tous les deux présentent une aspiration forte à entrer en politique, aussi ont‑ils jugés bon de créer des relations d’amitié sur Facebook avec les personnes dont l’engagement est à dominante politique. On peut en revanche douter de l’efficacité de la stratégie : il suffit d’enquêter sur les supports physiques de sociabilité pour se rendre compte que l’élite politique locale ne fréquente pas ces deux personnes.
- 13 . Les deux expressions sont tirées d’un entretien.
- 14 . Pour une description détaillée de cette population, voir (Guéraut, 2017). Sur les difficultés d’i (...)
7Le deuxième groupe est d’une importance numérique légèrement moindre. Celui‑ci est aussi plus jeune mais également plus hétérogène. Les individus qui le composent sont en grande partie fortement investis dans une ou plusieurs associations. Sans jamais en être salariés (sauf dans un cas), ils siègent dans les conseils d’administration, exercent plusieurs activités bénévoles, gèrent des locaux associatifs et font ainsi valoir leurs compétences culturelles en dehors d’un emploi qui n’en offre le plus souvent pas la possibilité. Les entretiens réalisés font apparaître deux types de profil : les plus âgés sont très liés au premier groupe, mais expriment une volonté de ne pas « trahir » par « opportunité 13 » leur engagement premier, culturel et/ou artistique ; les autres sont essentiellement de jeunes diplômés de l’enseignement supérieur (sciences humaines et sociales, lettres, filières culturelles, etc.), d’origines locale et populaire qui, après avoir rencontré des difficultés à trouver un emploi qualifié dans la métropole où ils résidaient, sont rentrés à Lergnes14. Les relations qu’ils entretiennent avec les individus du groupe 1 sont ambivalentes. D’une part, ils reprochent volontiers à ces derniers la professionnalisation et la politisation de leur engagement, utilisant la rhétorique de la « critique artiste » (Boltanski & Chiapello, 2011, p. 83). Ils dépendent néanmoins matériellement et symboliquement de ces derniers : ces élus défendent les subventions octroyées aux associations culturelles ; ensuite, cette élite culturelle dispose d’un capital symbolique accumulé dans l’exercice de leurs multiples engagements, passés et présents, qui lui donne la possibilité d’exercer un pouvoir normatif fort sur l’ensemble du « milieu culturel » lergnois. Ainsi, comme le remarquait déjà Richard Balme (1987), les sphères politiques et associatives restent, sur notre terrain tout au moins, intimement liées.
8Le groupe 3 concentre exclusivement des musiciens dont l’engagement est artistique (bien que certains, nous allons le voir, luttent pour faire reconnaître la dimension politique d’un tel engagement). On y trouve une seule femme, Julie, étudiante et membre d’un groupe de rock local, qui est la fille de Bernard, musicien reconnu et gérant de la plus grande boutique d’instruments de musique de la ville depuis 1979, sur lequel nous reviendrons (les deux se trouvent d’ailleurs à proximité dans la structure relationnelle, voir figure 1). Le groupe 4 présente peu de membres également. Celui‑ci concentre les plus jeunes, ceux dont le retour ou l’arrivée à Lergnes est récent. De fait, leur engagement, tourné vers le secteur associatif et vers des pratiques artistiques, reste limité, de même que leur intégration dans cette structure relationnelle globale (ils présentent relativement peu de connexions aux autres groupes). Soulignons également que, dans le cas de ces deux derniers groupes, aucun individu n’est rattaché par l’exercice de son travail à la catégorie « cadres et professions intellectuelles supérieures ».
9Au‑delà des groupes et de leur caractérisation, il est aussi important de s’intéresser aux différences entre les individus positionnés au centre du réseau et ceux occupant les marges. Les premiers disposent globalement d’un nombre supérieur de relations à celui des seconds ; surtout, occuper une position centrale revient à entretenir des rapports étroits avec chacun des groupes présentés précédemment. Si l’on examine attentivement les caractéristiques sociales de ces individus, il apparaît que ceux‑ci sont effectivement multi‑spécialisés : ils cumulent toujours plusieurs formes d’engagement et occupent ainsi une position privilégiée dans cette structure relationnelle, renforçant l’efficacité de leur capital social (Mercklé, 2011, p. 52). C’est par exemple le cas de Marie (Figure 1), 42 ans, cheffe de projet à la Maison de l’emploi et de la formation, qui s’explique dans cet extrait d’entretien sur la façon dont ces multiples engagements construisent un réseau vaste et diversifié :
- 15 . À la suite de cet entretien, Marie s’est présentée sous l’étiquette EELV aux élections départemen (...)
J’ai quand même un bagage intéressant, il y a un réseau local, tout ce qui est Pays, Agglo. On travaille avec tout le monde : public/privé, entreprises, associations, qui vont être du côté perso aussi. Je suis présidente de l’AMAP [association pour le maintien d’une agriculture paysanne], on a aussi monté une association qui s’appelle [nom de l’association], je suis aussi adhérente à Europe Écologie, je suis militante associative et je fais de la politique15. Moi mes réseaux sont complètement imbriqués les uns dans les autres. Mon réseau de boulot c’est le principal, c’est le plus actif. Quand je suis revenue dans la Nièvre j’ai aussi réactivé pas mal de connaissances, des gens qui étaient au lycée, les gens qui ont fait du sport avec moi, des gens qui étaient dans des assos avec moi. Ça m’a permis en rentrant de retrouver plein de monde, de me refaire un réseau très vite. Après y’a un autre réseau, celui du conservatoire, ça c’est un autre truc, le samedi matin je suis à la machine à café et là ça cause. C’est aussi parce que moi je cause facilement, j’aime bien causer.
- 16 . Cette ouverture à des réseaux de relation extra‑locaux, fréquente parmi les classes moyennes et s (...)
10A contrario, les individus positionnés dans les marges du graphe restent presque toujours cantonnés à une forme unique d’engagement. Ils sont par ailleurs souvent d’implantation récente et allochtones, deux caractéristiques jouant en leur défaveur dans la mesure où ils ne sont pas dans la capacité, contrairement à Marie, de réactiver des relations forgées par le passé afin d’accélérer leur intégration au « milieu culturel ». On trouve également dans ces zones des individus qui ne mobilisent pas ou peu de « stratégies d’investissement social » au sein du groupe. Ces derniers jouent le plus souvent sur plusieurs tableaux : soit ils privilégient un investissement dans l’espace privé, soit leur sociabilité reste tournée en grande partie en dehors de l’espace local16.
11Ces résultats invitent à considérer le « milieu culturel » lergnois comme un « ensemble d’agents qui ne sont pas seulement dotés de propriétés communes (susceptibles d’être perçues par l’observateur, par les autres ou par eux‑mêmes) mais sont aussi unis par des liaisons permanentes et utiles » (Bourdieu, 1980, p. 2). Ce groupe est ainsi construit sur la base de relations électives, en partie circonscrites à quelques espaces de sociabilité, qui « produisent la connaissance et la reconnaissance mutuelles » (ibid., p. 2) de ses membres. De ce fait, le « milieu culturel » présente les conditions nécessaires à la circulation de ressources sociales en son sein ; y appartenir c’est donc disposer d’un capital social conditionné à l’appartenance au groupe dont les possibilités d’usage et d’accumulation dépendront toutefois de la position relative des individus au sein de celui‑ci.
12L’observation que l’on se propose maintenant de rapporter a été réalisée au mois de janvier 2016 à l’occasion du vernissage d’une jeune artiste d’une trentaine d’années, lergnoise d’origine, dans le local d’une association culturelle. Comme la grande majorité des sociabilités du groupe en face‑à‑face, celle‑ci a lieu en soirée, à partir de 18 h 30. Une heure plus tard, la salle est presque comble. On compte une majorité de membres du « milieu culturel » dans le public. L’ensemble des quatre fractions mises en évidence dans la première partie sont ici représentées. Ceux qui ne font pas partie du groupe – famille et amis proches de l’artiste – sont facilement repérables, il s’agit justement des individus que ni mes enquêtés ni moi‑même ne sommes en mesure de reconnaître. Ces derniers resteront d’ailleurs en retrait des nombreuses conversations qui se nouent entre petits groupes d’individus. L’exclusion qui en résulte n’est pas préméditée, elle est en réalité la conséquence logique de la forte cohésion relationnelle qui existe au sein du « milieu culturel » lergnois : la circulation d’un groupe à l’autre est aiguillée par des relations d’interconnaissance et d’affinité qui relient les membres du groupe entre eux, mais qui de fait les écartent des autres.
Figure 2. Photographie d’un vernissage
13Si la composition des groupes de conversation qui se forment suit effectivement une logique affinitaire et générationnelle, la circulation des individus reste importante et vient mettre en interaction les différentes fractions du « milieu culturel ». Ce soir‑là, comme dans la plupart des cas où la sociabilité s’organise autour de présentation publique de biens culturels, les conversations portent sur les œuvres affichées au mur. Les protagonistes donnent, à tour de rôle, un avis argumenté sur le sujet. Certaines personnes, dont la spécialisation des ressources culturelles dans les domaines des arts graphiques le permet, s’affichent davantage que les autres dans les conversations. Il faut préciser que cette exposition en particulier y invite encore plus fortement qu’une autre. De nombreuses œuvres reproduisent, en effet, le style de peintres connus (Picasso, Klein, Mondrian, Klimt, etc.). Une feuille est distribuée à l’entrée où figure une liste de ces derniers. Ainsi, le visiteur est invité, à la manière d’un jeu pédagogique, à associer chacun de ces grands peintres à une œuvre exposée. L’exercice est réalisé collectivement par petits groupes, ce qui ne manque pas d’orienter les conversations vers des sujets liés à l’histoire de l’art. La détention de certaines formes de capital culturel est ainsi collectivement appréciée, même si les individus disposant d’un fort capital symbolique, situés à la jonction des groupes 1 et 2, éprouvent moins la nécessité d’en faire la démonstration et privilégient une posture d’évaluateur à destination de ceux, plus jeunes et plus souvent des femmes, situés en périphérie des groupes 2 et 4 (Figure 1). Il convient toutefois de préciser qu’échouer dans cet exercice n’entraîne pas une exclusion du groupe. Outre le fait qu’un individu peut très bien faire valoir ces compétences culturelles sur d’autres terrains, l’enjeu est ici moins de sanctionner la détention effective de capital culturel que de poser la reconnaissance d’un « ordre culturel légitime » (Grignon & Passeron, 2015, p. 42) comme condition sine qua non de l’appartenance au groupe.
- 17 . Perdue par le PS aux élections municipales de mars 2014 au bénéfice d’un candidat sans étiquette (...)
14Ce vernissage, comme les autres manifestations publiques de la sociabilité du groupe, est aussi l’occasion d’échanger des informations à portée locale : on prend des nouvelles d’un tiers absent ou d’une association, on fustige l’action de la municipalité17, on discute de la soirée de la veille, ou encore des événements culturels à venir. Même si le contenu des interactions peut d’abord paraître anodin, l’accumulation de ces nombreuses informations revêt une fonction importante. Elle permet de cultiver une interconnaissance et une mémoire collective propres au groupe qui sont au fondement même de son existence subjective. En cela, les fonctions sociales des interactions qui se jouent en ces occasions viennent rappeler celles analysées par M. Bozon (1982) à partir de ses observations dans les cafés. Dans les deux cas, la sociabilité est affinitaire et vise à renforcer la cohésion objective et subjective d’un groupe social localisé.
- 18 . Nous avons pu consulter les statistiques de plusieurs pages Facebook d’associations. Selon l’impo (...)
15Du fait de la nature du support, les sociabilités qui se jouent en ligne, sur Facebook, se distinguent d’abord sur des aspects formels. D’abord, le nombre de protagonistes s’exprimant, que ce soit en « aimant » une publication ou directement en la commentant, n’atteint qu’exceptionnellement la centaine. Cependant, la portée des publications, c’est‑à‑dire le nombre de personnes visualisant l’échange sans pour autant y participer, est généralement bien supérieur18, ce qui fait de Facebook un support de sociabilité de première importance. Ensuite, le contenu des échanges est généralement moins dense ; une prise de parole sur ce support de sociabilité se limite le plus souvent à un objectif précis duquel on ne digresse pas et qui revient, dans la plupart des cas, à donner son opinion à propos de l’actualité locale.
- 19 . En 2008, il n’est plus éligible à un contrat aidé. Après plusieurs années de chômage, il retrouve (...)
16La première observation dont nous allons discuter a été initiée par un de nos enquêtés dont l’importance dans notre enquête est considérable. Il est certainement la personne la plus active sur Facebook au sein du « milieu culturel ». Du fait de la centralité de sa position dans cette structure relationnelle, à l’intersection des groupes 2, 3 et 4, celui‑ci est par ailleurs en capacité de s’adresser à l’ensemble du groupe. Stéphane est né en 1976 à Lergnes et grandit à proximité avec son père (mécanicien) et sa mère (secrétaire de mairie). Lycéen, c’est par l’intermédiaire d’un camarade de classe qu’il apprend l’existence d’un jeune festival de courts‑métrages où il deviendra très vite bénévole. À cette occasion, il va peu à peu intégrer le « milieu culturel » naissant, en rencontrer les pionniers, comme par exemple les deux frères à l’initiative du festival, Fabrice et Patrick (Figure 1), dont le premier est aujourd’hui une figure locale du PS et le deuxième architecte dans cette même ville. Après trois années passées à Lille, où il obtient un brevet de technicien supérieur en communication, il décide de rentrer à Lergnes notamment pour travailler dans le cadre d’un contrat aidé pour l’association qui organise le festival de courts‑métrages, poste qu’il occupera de 1996 à 200819. Durant ces années, du fait de cet emploi qui contribue à recentrer sa position dans la structure relationnelle, il devient à son tour une figure incontournable du groupe. Son âge le place, de plus, entre deux générations, celle des pionniers qu’il a rencontré adolescent et celle des trentenaires, qu’il a vu, dans la dernière décennie, peu à peu revenir à Lergnes. De ce fait, il est l’un de ceux dont la notoriété transcende largement les fractions du groupe et dont les engagements associatifs passés et présents – il reste bénévole dans plusieurs associations – lui octroient un fort capital symbolique.
17C’est à n’en pas douter ces ressources qui donnent la possibilité à Stéphane de s’exprimer et d’être écouté sur l’ensemble des supports de sociabilité du « milieu culturel ». Sur Facebook, il publie presque quotidiennement des statuts faisant état de ses opinions sur des sujets concernant directement le groupe – tels que les manifestations culturelles passées ou à venir, la programmation du musée municipal, etc. – ou en rapport avec l’actualité locale sans qu’elle concerne a priori le groupe – lancement d’un site de référencement des commerces lergnois par le fils d’un adjoint au maire, présence d’une faute d’orthographe sur une publicité pour une boîte de nuit, utilisation de bandes adhésives trompe l’œil par la municipalité afin de cacher les commerces vacants, etc.).
Figure 3 : un statut publié par Stéphane
Les noms d’emprunt des protagonistes ont été inscris lorsqu’ils sont mentionnés par ailleurs dans le texte.
- 20 . Qu’on ne peut identifier sur la figure 1 dans la mesure où il ne dispose pas d’un compte Facebook
18La publication présentée figure 3 est, en cela, emblématique de celles que Stéphane poste habituellement. Celle‑ci fait référence à deux actualités distinctes. La première concerne la nomination prochaine par les élus municipaux d’un nouveau directeur de la maison de la culture de Lergnes. Stéphane ne manque pas d’afficher son soutien à un membre du « milieu culturel », metteur en scène d’origine locale20, face au directeur sortant, un allochtone arrivé dans les années 2000, peu apprécié au sein du groupe du fait de la distance qu’il entretient avec ses sociabilités et de ses choix de programmation jugés trop « mainstream ». Il revient dans un second temps sur la tenue de festivités organisées par une association dans laquelle il est bénévole. Une dizaine de membres du « milieu culturel », appartenant exclusivement aux groupes 1 et 2, viennent approuver ce message en le « likant ». Cyril (groupe 3, Figure 1) musicien et ancien vendeur dans la boutique d’instruments de musique de Bernard est le premier à commenter le statut de Stéphane et vient soutenir sa position. Il est suivi de Frédéric, artiste‑peintre et sympathisant EELV (groupe 1). Stéphane, sur le ton de la plaisanterie, décide de relayer une proposition de Philippe, professeur d’arts plastiques (groupe 2), d’organiser une « opération commando » qui consisterait à placer une banderole sur la maison de la culture où figurerait un message de bienvenue au candidat qu’ils soutiennent. Un homme vient cependant manifester son désaccord. Il s’agit de Gilles, récemment embauché au service communication de la mairie de Lergnes après avoir travaillé sur la campagne électorale du maire actuel – et qui, du fait de son soutien à l’équipe municipale en place, n’est guère apprécié au sein du « milieu culturel ». Ce dernier vient alors, dans un premier commentaire, défendre le bilan du directeur en place. Il est immédiatement pris à partie par Cyril, qui engage un long débat (15 commentaires). Les messages de ce dernier sont ponctués d’encouragements, que ce soit sous forme de like ou de messages écrits, provenant essentiellement d’individus du groupe 2. À aucun moment Gilles ne bénéficie d’un tel soutien et porte, de fait, seul son opinion. Il finit par laisser le dernier mot à Cyril et n’interviendra plus dans ces échanges.
19Mises en perspective, ces deux observations rendent compte de ce que les sociabilités en ligne et hors ligne ont en commun dans le cas du groupe enquêté. Qu’il s’agisse de se mettre d’accord sur la légitimité à accorder à certains biens culturels ou sur la position à adopter face à tel ou tel événement local, l’enjeu est en réalité de fabriquer et de mettre en scène la cohésion du groupe en termes de dispositions éthiques, politiques et esthétiques détenues. Ce processus s’organise inégalement entre les différentes fractions du groupe. Ce sont plus fréquemment des hommes davantage dotés en ressources symboliques et culturelles, situés dans le centre de cette structure relationnelle et/ou appartenant au groupe 1, qui font valoir leurs opinions. Les soutiens et encouragements viennent davantage des marges de cette structure, où se concentrent les plus jeunes et les nouveaux venus, plus souvent des femmes d’origine modeste ou moyenne qui, eux, utilisent ces occasions pour construire et faire valoir leur appartenance au groupe. Ces derniers se montreront ainsi plus prudents dans leurs prises de parole, partagés entre le désir de faire valoir leur proximité normative et la peur de commettre une maladresse.
20Cependant, il est une différence entre ces deux supports de sociabilité qu’il convient de souligner. Alors que les supports physiques semblent davantage être le lieu de la construction de la cohésion et de l’appartenance, les supports numériques tendent plutôt à en devenir celui de la mise en scène. Ce fait s’explique d’abord par la nature de ces supports : les cafés et locaux associatifs se prêtent plus facilement à une négociation et une appropriation des normes du groupe (présence longue en face‑à‑face dans un contexte familier) ; tandis que Facebook constitue un espace invitant aux interactions courtes, qui laisse peu de place à l’expérimentation et à l’hésitation. Ensuite, même si les deux supports de sociabilité peuvent être qualifiés de « semi‑publics », le premier est en réalité bien plus ségrégatif que le deuxième. Si les lieux physiques de sociabilité du « milieu culturel » sont théoriquement ouverts à tous, ils sont en réalité presque exclusivement occupés par le groupe. Or, sur Facebook, comme en témoigne l’arrivée surprise de Gilles dans l’observation présentée précédemment (Figure 3), il est bien moins aisé de contrôler la nature et le nombre de ses interlocuteurs. Cette caractéristique de ce support de sociabilité est opportunément utilisée par mes enquêtés qui l’investissent à des fins de « commérage dépréciatif » à l’encontre des groupes sociaux rivaux de l’espace local (Elias & Scotson, 2001). Il s’agit alors de faire partager ces critiques au plus grand nombre de ses alliés autant que de les faire parvenir jusqu’à ses ennemis qui, s’en défendant, ne peuvent que constater la cohésion du groupe mobilisé.
- 21 . C’est ce que montre l’article de Richard Balme déjà cité (1987).
- 22 . Voir par exemple l’article de Michel Bozon et de Jean‑Claude Chamboredon (1980) sur les pratiques (...)
- 23 . Cette interdiction sera largement respectée. Nous nous sommes rendu dans les lieux à quelques rep (...)
21Les premières observations livrées se proposaient de montrer comment la sociabilité du « milieu culturel » lergnois, qu’elle se manifeste finalement sur un support physique ou numérique, se présentait comme une manière d’expliciter et de partager ce qui fait groupe : un ensemble structuré de dispositions esthétiques, politiques et éthiques. Mais ces sociabilités sont aussi à replacer dans le contexte où elles naissent, celui d’un espace social local où le « milieu culturel » lergnois coexiste avec d’autres groupes sociaux, dont certains entendent eux aussi occuper l’espace public. Les formes de concurrence qui peuvent en naître sont de deux natures : matérielle (attribution de subventions, occupation d’un lieu public, lutte pour le monopole de certaines activités culturelles) 21 et symbolique22. L’exemple sur lequel on se propose maintenant de revenir relève justement de ces deux dimensions. Il oppose le « milieu culturel » aux gérants et habitués d’un café d’implantation récente proposant régulièrement des concerts de rock’n’roll. C’est autour de cette dernière activité, sur laquelle le groupe entend maintenir son monopole, que va se cristalliser le conflit. Ce dernier s’organise conjointement sur les supports physiques et numériques de sociabilité et donne ainsi à voir, une fois encore, ce qui rapproche et ce qui distingue leurs usages. Dès l’ouverture du lieu, en juin 2015, ce café‑concert fait l’objet de différentes rumeurs qui vont largement circuler au sein des lieux de sociabilité du « milieu culturel » lergnois : une famille connue pour être liée à l’extrême‑droite locale y serait associée, ainsi qu’une figure politique locale du Mouvement national républicain (MNR), on y organiserait même, dit‑on, des réunions de la section locale du Front national (FN). Le commérage intensif conduit à un boycott du lieu par le groupe et un refus des musiciens qui y appartiennent de s’y produire23. Cette situation se prolongera jusqu’en novembre 2015, où Bernard, ce musicien gérant d’une boutique d’instruments de musique dont nous avons déjà parlé, figure centrale du « milieu culturel », décide de porter cette campagne de commérage sur Facebook, ce qui n’avait pas été fait jusqu’alors (Figure 4). Dans le statut qu’il publie, celui‑ci révèle l’affiliation du supposé principal actionnaire du lieu au MNR qu’il nomme directement, de même que le gérant. En conséquence, Bernard indique ne pas fréquenter le lieu et invite ceux à qui ils s’adressent à en faire autant (« Moi, j’ai choisi et maintenant, VOUS, vous savez ! »).
Figure 4 : Lorsque le commérage gagne les supports numériques de sociabilité
Les noms d’emprunt des protagonistes ont été inscris lorsqu’ils sont mentionnés par ailleurs dans le texte.
- 24 . Bernard a d’ailleurs cessé de nommer les personnes incriminées dans ses commentaires à la suite d (...)
- 25 . Au café, ce soir‑là, les mêmes personnes qui ont pu apporter leur soutien l’après‑midi au premier (...)
22Dans les heures qui suivent, la publication fait l’objet de très nombreux encouragements : une cinquantaine de mention « j’aime » et des messages de soutien, presque exclusivement des membres du groupe appartenant aux quatre fractions mises en évidence précédemment (Figure 4). C’est par exemple le cas de Cyril – musicien et ancien employé de Bernard qui intervenait déjà dans la précédente discussion analysée (Figure 3) – lorsqu’il affirme ne pas vouloir « donner de fric à ce mec [le supposé actionnaire anciennement lié au MNR] ». Pourtant, quelques commentaires, émis par des personnes que nous n’identifions pas, détonent avec cet enthousiasme. Tous suggèrent qu’engagement politique et engagement artistique sont indépendants l’un de l’autre (« l’art et la politique n’ont jamais fait bon ménage » dit un homme) ; quelques‑uns dénoncent aussi une méthode « inquisitrice », critiquable sur la « forme » mais non sur le « fond ». Le gérant du café en question intervient à son tour – par le biais du compte Facebook de sa compagne – et invite à plusieurs reprises Bernard à le contacter par téléphone, laissant percevoir son agacement. Finalement, quatre heures après la publication, le statut est supprimé par Bernard, non sans que celui‑ci ait laissé un dernier commentaire rappelant sa position : « pratiquer la musique […] est un acte politique et je le revendique ». Il publie alors un dernier message sur son compte (Figure 5) dans lequel il ne nomme désormais plus l’actionnaire du café ou son gérant mais où il continue de justifier sa démarche (« voilà, c’est fait, mais comprenons‑nous bien, mon intention première n’était pas de nuire à telle ou telle personne mais inviter chacun à réfléchir… Je crois que j’ai réussi et c’est bien là le principal »). Ce revirement montre que Bernard reconnaît avoir commis une faute, celle d’avoir explicitement désigné les personnes concernées par le commérage sur un support de sociabilité semi‑public24 où les propos de chacun peuvent être enregistrés et mis en circulation25. Néanmoins, le fond de son propos est lui réitéré dans un nouveau commentaire qu’il publie à la suite de dernier statut : « à la question le musicien est‑il un acteur politique, je réponds oui ».
Figure 5 : Bernard revient sur son précédent statut qu'il a supprimé
- 26 . Le nom de l’évènement a été modifié. Seul le terme « barbarie », utilisé par Bernard, est resté i (...)
23Dès le lendemain, il annonce, toujours sur Facebook, son intention d’organiser une journée consacrée à la production publique de groupes de musique locaux, « des concerts contre la barbarie26 ». La référence aux attentats parisiens du 13 novembre 2015 survenus une semaine auparavant est explicite ; cependant, l’initiative n’est pas sans lien avec les événements de la veille et la volonté de Bernard de réaffirmer sa position : l’engagement artistique implique un engagement politique. En moins d’une semaine, il parvient à réunir « la communauté des musiciens de Lergnes » (Figure 6) – 21 groupes ou artistes appartenant au « milieu culturel » lergnois – dont sont évidemment exclus, bien que musiciens, le gérant et les habitués du café suspectés d’être liés à l’extrême‑droite locale. Ces concerts prendront place dans les espaces de sociabilité habituellement investis par le groupe : majoritairement des cafés, quelques locaux associatifs ainsi que celui du parti EELV. Le public est présent en nombre et l’événement est couvert par les médias locaux. Les messages de félicitation à destination de Bernard et des musiciens partenaires abondent sur la page Facebook de l’événement : la démonstration de la cohésion du « milieu culturel » est, une fois de plus, faite.
24Cette manifestation nous permet ainsi de mettre au jour une autre fonction sociale de la sociabilité du groupe enquêté, celle‑là même analysée par Norbert Elias et John L. Scotson dans les Logiques de l’exclusion : le commérage dépréciatif. Au contraire du « supporting gossip », l’objectif est cette fois d’utiliser l’ensemble des supports de sociabilité pour faire la démonstration de la distance normative de certaines entités locales au groupe de référence et donc, in fine, d’en marquer les frontières symboliques. Mais, comme nous l’avons vu, l’enjeu est aussi matériel ; ce conflit s’articule finalement autour du monopole d’une pratique sociale et de sa définition. Bernard, tout en excluant explicitement ce café et les individus du « milieu culturel » qui y sont liés, vient aussi affirmer la mainmise du groupe sur une forme d’engagement artistique (ces derniers ne sont pas compris dans ce qu’il nomme « la communauté des musiciens ») et sur sa signification, en réaffirmant le caractère politique d’un tel engagement. La réussite de l’entreprise est bien sûr liée à la position privilégiée qu’occupe Bernard au sein du groupe, entre les fractions 1 et 3 (Figure 1), qui lui donne la possibilité de mobiliser autour de son projet l’ensemble des personnes nécessaires à sa réalisation.
25Toutefois, sa démarche n’a pas été sans commettre une maladresse qui présente pour nous l’avantage de mettre en exergue une différence importante entre les usages de commérage dépréciatif selon la nature du support où ils s’inscrivent. La portée d’un statut publié sur Facebook s’avère impossible à contrôler – en témoigne l’intervention inattendue du gérant du café visé par le commérage –, de même que les échanges y sont aisément archivables par le biais d’une capture d’écran par exemple. De ce fait, retracer la genèse d’une campagne de commérage devient chose aisée si l’on ne prend pas certaines précautions telles que de taire les noms des personnes ciblées ou de rester allusif dans ses dénonciations ; peine que ne prend justement pas Bernard, ce qui va l’exposer à la critique, y compris de la part de ses habituels soutiens. Les choses sont bien différentes sur les supports physiques de sociabilité où les échanges ne s’inscrivent – sauf exception – que dans la mémoire des participants à l’interaction (exhaustivement identifiés), ce qui limite les traces de ces échanges à de simples récits rapportés (jugés de fait moins crédibles qu’une observation directe).
Figure 6 : Flyer du festival organisé par Bernard
- 27 . Sur la question, voir par exemple l’enquête réalisée par Éric Dagiral et Olivier Martin (2016, p. (...)
26En premier lieu, cet article visait à défendre une posture méthodologique peut‑être encore trop rare : s’autoriser à enquêter dans le cadre d’une enquête ethnographique sur les supports numériques de sociabilité tout en mettant à distance les fantasmes qui ont accompagné leur naissance. Il apparaît, en effet, aujourd’hui que les TIC n’ont pas transformé radicalement la façon dont s’articulent nos liens sociaux ; les nouveaux supports de sociabilité ouverts par ces technologies, Facebook en premier lieu, étant finalement investis par des relations sociales déjà existantes27. Notre enquête vient ainsi, si besoin était, confirmer une nouvelle fois l’hypothèse « continuiste » (Cardon & Smoreda, 2014, pp. 166‑170). Mais au‑delà de cette justification pragmatique, déjà mise en avant par d’autres travaux, cet article visait à mettre en lumière l’intérêt heuristique de faire entrer dans son champ d’investigation les sociabilités en ligne et hors ligne. Nous avons pu, par ce biais, décrire finement la structure relationnelle du « milieu culturel » lergnois et interpréter ces résultats au prisme des matériaux collectés sur d’autres terrains. Ce travail a donné la possibilité de faire apparaître une forte hiérarchisation du groupe entre différentes fractions se distinguant sur des critères d’âge, de sexe, de trajectoire sociale, de forme du capital culturel détenu et de position professionnelle. Ce dispositif d’enquête a permis, par ailleurs, de mieux mettre en lumière les contours de ce « milieu culturel ». Si l’on ne peut réduire celui‑ci à un ensemble d’individus présentant certaines caractéristiques sociales communes dans l’espace local, ni à un réseau de relations, c’est finalement dans l’articulation de ses deux dimensions que les frontières internes et externes du groupe se donnent le mieux à voir.
27Cette grille de lecture ainsi constituée s’est présentée comme un outil fécond dans l’analyse des usages sociaux de la sociabilité du « milieu culturel » lergnois. Les observations menées sur les supports physiques et numériques nous ont conduit à remarquer que la fonction de « contrôle social » reste assignée à l’élite du groupe, tandis que les autres membres privilégient la démonstration de leur proximité normative. Mais la relative bienveillance manifestée par cette fraction dominante (ou centrale, selon que l’on privilégie la lecture relationnelle à la lecture positionnelle) envers les nouveaux venus montre qu’il ne faut pas voir dans ce contrôle un processus de sélection inflexible ; rejoindre le « milieu culturel » lergnois ou renforcer la centralité de sa position ne se joue pas lors d’une interaction mais dans le temps long, ce qui donne la possibilité de commettre quelques maladresses sans se retrouver soudainement disqualifié. L’accès aux instances de socialisation du groupe n’est ainsi pas conditionné à la position occupée au sein de celui‑ci, au contraire de l’usage du capital social intriqué au groupe qui reste d’abord le fait de la fraction dominante. Ces résultats nous permettent finalement d’établir un premier bilan. Les sociabilités observées, quel que soit en définitive le support où celles‑ci se manifestent, contribuent à la régulation sociale du « milieu culturel » : à la fois de ses normes (et donc des principes sur lesquels se fondent sa cohésion) mais aussi de son fractionnement (principes d’intégration ou de mobilité dans le groupe, répartition des ressources sociales ad hoc).
28Mais si les sociabilités permettent de s’accorder sur ce qui « fait groupe » et donc à produire l’inclusion, elles visent parfois l’objectif inverse, celui de définir les critères d’exclusion. L’exemple que nous avons développé, celui de la campagne de commérage organisée à l’encontre d’un café suspecté d’être lié à l’extrême‑droite locale, est ainsi emblématique des « logiques de l’exclusion » mises en évidence par N. Elias et J. L. Scotson, qui présentent néanmoins ici la spécificité de gagner les supports numériques de sociabilité. Le conflit, qui s’articule autour de la définition sociale d’une forme d’engagement artistique (jouer de la musique est‑il un acte politique ?), porte en réalité d’autres enjeux. Il s’agit d’abord de dénier la proximité objective des activités du café à celles de nombreux lieux de sociabilité du groupe en imposant l’idée qu’engagements artistique et politique ne font qu’un et, qu’en conséquence, « jouer de la musique » doit nécessairement passer par l’ostentation de certaines dispositions politiques. Cette campagne de commérage s’accompagne d’une démonstration matérielle : Bernard – figure centrale du groupe et musicien reconnu dans l’espace local – organise une grande manifestation dont les enjeux affichés sont autant politiques qu’artistiques et prend soin de ne pas y associer le café incriminé ni aucun des individus qui peuvent lui être liés. Le processus d’exclusion est alors achevé ; suite à ces événements, l’existence de la délimitation symbolique qui sépare ce café du « milieu culturel » lergnois est durablement inscrite dans la mémoire collective du groupe.
29La compréhension des processus sociaux à l’œuvre derrière le travail de sociabilité est donc d’autant facilitée que l’on multiplie les points de vue sur le phénomène en des supports de natures distinctes, conformément à l’ambition d’une « observation totale ». Cette posture méthodologique impose de fait, d’être attentif aux particularités de ces derniers qui façonnent la manière dont ces processus sociaux se donnent à voir au sociologue. En la matière, nos résultats montrent que l’investissement des différents supports de sociabilité répond à des formes d’usage à la fois induites par leurs caractéristiques objectives (qui déterminent la nature et la portée des interactions qui s’y jouent) et par des normes sociales (comme en témoigne la maladresse de Bernard lorsqu’il exporte la campagne de commérage sur Facebook).