Navigation – Plan du site

AccueilVie de la revueComptes rendus2016Solène Billaud, Sibylle Gollac, Alex(…)

Solène Billaud, Sibylle Gollac, Alexandra Oeser & Julie Pagis (dir.), Histoires de famille. Les récits du passé dans la parenté contemporaine (Éditions rue d’Ulm, 2015)

Margot Delon
Référence(s) :

Solène Billaud, Sibylle Gollac, Alexandra Oeser & Julie Pagis (dir.) (2015), Histoires de famille. Les récits du passé dans la parenté contemporaine, Paris, Éditions rue d’Ulm, 208 p.

Texte intégral

1Produit de plusieurs années de réflexion collective et de différentes recherches individuelles, l’ouvrage Histoires de famille : les récits du passé dans la parenté contemporaine apporte une contribution significative dans plusieurs domaines de la sociologie. En renouvelant un certain nombre de perspectives théoriques et méthodologiques, il devrait déjà intéresser les sociologues de la famille et de la mémoire ; par le croisement que les auteures effectuent entre ces deux domaines et ses analyses originales sur les rapports sociaux de reproduction et de domination, l’ouvrage s’adresse cependant à un public bien plus large.

2Dans l’introduction, Sibylle Gollac et Alexandra Oeser rappellent la genèse de ce livre. Initialement séminaire de recherche réunissant des jeunes chercheuses autour de l’étude des « mémoires familiales », le projet a évolué au fil des enquêtes, donnant finalement lieu à un ouvrage collectif réunissant six monographies de famille, chacune issue de travaux de recherche individuels – souvent les thèses des auteures –, l’introduction et la conclusion étant rédigées à plusieurs. La construction de l’objet de recherche a également évolué : adoptant une approche critique des termes mêmes de « mémoire » et de « famille », les auteures ont préféré se concentrer sur la question des « rapports de production et de transmission d’histoires familiales » en tenant compte des « rapports sociaux de domination – de classe, de sexe, de race – qui se jouent dans nos sociétés ».

3Cette partie introductive pose donc les bases théoriques de l’ouvrage en opérant une « double prise de distance ». En mobilisant l’anthropologie de la parenté, les auteures espèrent d’abord éviter une approche trop individualisante des mémoires familiales. À partir des concepts de maisonnée et de lignée, ainsi que d’enquêtes par monographies de familles, elles proposent de saisir les relations collectives au fondement de la fabrication et de l’entretien des récits tout en articulant ce niveau d’observation avec d’autres espaces sociaux plus vastes. Sibylle Gollac et Alexandra Oeser rappellent également certaines limites d’une partie des études sur la mémoire qui se concentrent davantage sur le contenu des récits que sur les pratiques de production de ces derniers. Inspirées notamment de l’Alltagsgeschichte et de la micro-histoire, les auteures évitent la séparation entre « grandes » et petites » histoires pour partir du « bas », des pratiques mémorielles des acteurs. Dans cette perspective, la proposition qu’elles font de mieux tenir compte des questions de positionnement social dans l’étude des histoires familiales apparaît particulièrement bienvenue et stimulante. La réflexion sur les spécificités spatiales et temporelles des références des groupes sociaux – de la proximité de la haute-bourgeoisie avec l’histoire nationale légitime au capital d’autochtonie de certaines fractions des classes populaires – est à ce titre convaincante, et trouve pleinement sa place dans l’entreprise de décloisonnement de cette introduction. De la même manière, les auteures appellent à traiter avec davantage de finesse les variations de genre dans la prise en charge de la production et de la transmission des histoires familiales.

4Cet aspect est particulièrement bien développé par la contribution de Sibylle Gollac. En s’appuyant sur un matériau riche et diversifié – entretiens, observations ponctuelles, suivi des membres de la maisonnée et archives familiales –, elle remet en cause le présupposé d’une séparation trop figée entre rôles féminins et masculins dans les dynamiques de reproduction familiale. À travers le cas d’une maison de famille, l’auteure propose de revenir sur la façon dont les membres d’une maisonnée peuvent « se saisir de ces supports concrets pour actualiser des histoires familiales sous la forme de capitaux permettant d’asseoir une position sociale individuelle ou collective ». Si c’est un fils qui incarne le récit de réussite familiale, ce sont plutôt ses sœurs qui rattachent leurs enfants à cette lignée, du fait de leur forte mobilisation dans le travail de production des histoires en famille – présence plus importante dans la maison, préparation des fêtes et repas, entretien des sociabilités, etc.

5Solène Billaud poursuit ces questionnements en analysant l’importance des trajectoires dans le fait de s’investir ou non dans la production d’histoires sur le passé agricole d’une lignée. L’entrée en maison de retraite de la mère entraîne un partage des biens matériels, mais aussi symboliques, et c’est sur les modalités de ce partage que se penche l’auteure, en décrivant les conflits de légitimité qu’il entraîne. La fille cadette et la femme du fils aîné se positionnent en effet toutes deux comme dépositaires légitimes des « biens symboliques familiaux », leur concurrence se cristallisant autour de différents principes de légitimité (« droit du quotidien » vs. « droit d’aînesse »). Elles s’entendent néanmoins sur la définition et l’importance de ces supports, et s’opposent à la fille aînée qui ne se reconnaît pas dans cette valorisation du passé agricole disparu. Ici, l’attention prêtée par Solène Billaud aux micro-différences dans les trajectoires familiales et socio-économiques s’avère déterminante dans la compréhension des rapports de production des histoires de la famille.

6Ce poids déterminant des trajectoires apparaît également dans le chapitre rédigé par Séverine Chauvel. À travers le cas d’un jeune couple d’universitaires qui vient d’avoir un enfant, elle propose d’explorer la façon dont se mettent en place, dès la naissance, des dynamiques de socialisation politique. L’auteure décrit finement à partir d’entretiens et d’observations la façon dont s’articulent affiliations explicites à l’une ou l’autre des lignées parentales et mise en place de pratiques d’éducation qui sont aussi des manières pour les parents de se positionner sur le plan des valeurs politiques. L’aspect intentionnel des transmissions est ainsi très bien restitué. On peut regretter en revanche l’aspect un peu statique de cette étude dans la mesure où il aurait été intéressant, si elle avait été d’ampleur plus large, de suivre cette famille sur plusieurs années, notamment pour saisir les éventuels effets de ces socialisations du point de vue de l’enfant. Les descriptions et analyses des pratiques de transmission sont cependant fines et font la part belle aux micro-détails, comme les objets de la maisonnée qui composent autour de l’enfant un environnement socialisateur spécifique (pratiques de décoration « politique », achats d’occasion, boîte à souvenirs pour l’enfant...).

7On retrouve cette question des irrégularités et tensions qui caractérisent les processus de socialisation dans la contribution de Julie Pagis. En s’intéressant aux incidences biographiques des mouvements de mai 1968 sur les enfants des participants, l’auteure tente de saisir le versant explicite – les récits de l’événement – mais aussi implicite de ces transmissions. Ce second aspect, souvent peu étudié, mérite particulièrement l’attention dans le cas des « enfants de soixante-huitards » dans la mesure où la transformation de « l’ordre des corps » a constitué un aspect important de l’engagement. Le texte se concentre ainsi sur les « mécanismes par lesquels l’histoire est incorporée et se transmet » à travers le récit de la trajectoire de Mikaël. Par l’analyse des tensions et dyssocialisations provoquées par l’incorporation de dispositions contre-culturelles – notamment vis-à-vis de l’école –, et par la restitution des différentes façons dont ces dispositions s’actualisent différemment selon les périodes de la vie, Julie Pagis montre la dimension centrale et l’aspect dynamique des histoires de famille incorporées. Au principe de formation des goûts et dégoûts, fortement influencés par les trajectoires familiales et professionnelles, ces processus bouleversent les frontières entre politique et intime.

8Alexandra Oeser reconsidère ensuite dans son texte la place des émotions dans l’analyse de la production d’histoires de familles. Elle prend le cas d’une maisonnée allemande qui a été longtemps séparée entre République fédérale d'Allemagne (RFA) et République démocratique allemande (RDA) pour montrer comment, au-delà des positionnements politiques affirmés, les dynamiques d’affiliation et d’exclusion s’articulent autour d’« expressions socialement codées des émotions », en lien avec les trajectoires professionnelles et familiales de chacun. Des entretiens avec les deux branches de cette famille ainsi que le suivi des configurations familiales sur plusieurs années permettent à l’auteure d’analyser de manière nuancée les usages des passés politiques — reconnaissance par l’État nazi, puis par la RDA – et la façon dont ces usages servent à redéfinir les frontières du groupe, en fonction aussi du sens des trajectoires socio-économiques et des changements de régime politique.

9La dernière contribution, celle de Benoît Trépied, s’appuie sur des matériaux et mode d’enquête originaux. Dans le contexte des débats sur la décolonisation de la Nouvelle-Calédonie, une lettre publiée en 1976 par un kanak, Firmin, s’oppose au récit indépendantiste de dénonciation pour célébrer les vertus de la colonisation. En revenant sur ce récit loyaliste caldoche « improbable », l’auteur met en avant les logiques de positionnement familial au cœur de cet usage particulier du passé. Il parvient à retracer sur plusieurs générations la généalogie de l’auteur et montre que la célébration de l’État colonisateur dans la lettre s’appuie sur des lignées de notables locaux qui se sont alliées avec ce dernier, et auxquelles l’auteur s’affilie de manière explicite afin de consolider l’emprise de sa maisonnée. À l’instar des chapitres précédents, ce texte invite donc à prêter attention, au-delà de l’affirmation de valeurs et d’affiliations politiques explicites, aux logiques sous-jacentes de positionnement familial.

10Solène Billaud, Sibylle Gollac, Alexandra Oeser et Julie Pagis signent ensemble la conclusion de l’ouvrage, en revenant sur quelques unes des dimensions qu’il leur paraît important de souligner. De manière générale, elles notent l’importance des pratiques et relations qui, au-delà des récits verbaux, sont au cœur des rapports de production des histoires en famille. Percevoir ces dernières de manière trop homogène ou figée occulte l’importance des contextes sociaux dans lesquelles elles s’inscrivent et des dynamiques sociales qui les façonnent. Ainsi, plutôt que de « proposer en conclusion une théorie unifiée de la mémoire familiale », les auteures préfèrent insister sur la dimension sociale du phénomène et sur l’importance des rapports de pouvoir qui le traversent.

  • 1 Lavabre Marie-Claire (2000), « Usages et mésusages de la notion de mémoire », Critique internationa (...)
  • 2 Jaisson Marie (1999), « Temps et espace chez Maurice Halbwachs (1925-1945) », Revue d’histoire des (...)
  • 3 Pollak Michael (1986), « La gestion de l’indicible », Actes de la recherche en sciences sociales, v (...)

11Cet aspect me semble être l’un des plus novateurs de l’ouvrage. De la même façon que les auteures contribuent de façon stimulante à la sociologie de la famille en se penchant sur les conditions de reproduction des maisonnées, elles décloisonnent la sociologie de la mémoire et l’ouvrent à de nombreuses autres problématiques sociologiques qui permettent de la renforcer. Alors que les études sur la mémoire tendent à adopter une approche trop individualisante et métaphorique de l’objet1, ce livre offre un nouveau souffle à une perspective proprement sociologique d’analyse du rapport au passé, en montrant comment la mémoire est socialement constituée et continuellement traversée par de multiples rapports sociaux. Le lien établi avec l’analyse des dynamiques socialisatrices et de domination est à cet égard particulièrement convaincant, de même que l’attention portée aux rapports intergénérationnels. À cet égard, on peut toutefois regretter que les auteures ne poursuivent pas plus loin l’usage des analyses de Maurice Halbwachs – dont elles offrent néanmoins une excellente synthèse – en décloisonnant la discussion de ses travaux. L’ouvrage aurait en effet été l’occasion de mieux exploiter le croisement important dans l’œuvre de M. Halbwachs entre les dimensions mémorielles et les dimensions spatiales et morphologiques2. De la même manière, les contributions auraient sans doute gagné à prendre davantage en compte les aspects d’inégale « dicibilité »3 des récits.

12Il reste que ces enquêtes sont d’une grande finesse et que l’attention portée aux rapports sociaux de pouvoir et au poids des contextes sociaux constitue un apport indéniable à la sociologie des « mémoires familiales ». En articulant trajectoires familiales et trajectoires professionnelles ou militantes, les auteures parviennent à déconstruire des présupposés homogénéisants et réducteurs sur la construction des rapports au passé. L’analyse de la place des pratiques domestiques, des biens symboliques et matériels dans la production des histoires de famille est également originale et particulièrement bien menée.

13Sur le plan méthodologique, on est pleinement convaincu de l’intérêt d’une approche par monographies de familles. Elle permet d’entrer finement dans la complexité des cas et de faire ressortir la diversité des pratiques et dispositions à l’œuvre, ainsi que leur aspect dynamique. La variété des matériaux mobilisés, leur originalité et la clarté avec laquelle ils sont présentés – les auteures ont toutes reconstitués des arbres généalogiques très utiles à la lecture – sont appréciables. L’ouvrage offre en outre des réflexions très intéressantes sur l’influence de la démarche de recherche sur la conduite et les résultats de l’enquête : en prenant l’exemple des difficultés qu’elles ont rencontrées, les auteures rappellent que partir de présupposés trop forts sur la nature, familiale ou historique, des récits peut empêcher de saisir leur multi-dimensionnalité et les façons dont ils sont produits et mobilisés au quotidien. Il est en revanche un peu dommage – mais sans doute est-ce lié à une question de place – que le choix des terrains et des cas, ainsi que les modalités d’entrée sur le terrain n’aient pas été davantage explicités – de même que les effets des caractéristiques des enquêtrices et enquêteur. En ce qui concerne l’écriture, l’ouvrage se lit très agréablement, et les cas entrent en résonnance les uns avec les autres, évitant – grâce aussi aux parties introductives et conclusives – un effet « catalogue ». On retiendra finalement l’idée d’un vrai travail collectif qui croise avec succès plusieurs enquêtes et qui vient, sans redondance aucune, compléter les publications qui ont pu en être tirées par ailleurs.

Haut de page

Notes

1 Lavabre Marie-Claire (2000), « Usages et mésusages de la notion de mémoire », Critique internationale, vol. 7, no 1, pp. 48-57 ; Gensburger Sarah (2011), « Réflexion sur l’institutionnalisation récente des Memory Studies », Revue de Synthèse, vol. 132, no 3, août, pp. 411-433.

2 Jaisson Marie (1999), « Temps et espace chez Maurice Halbwachs (1925-1945) », Revue d’histoire des sciences humaines, vol. 1, no 1, 1999, p. 163-178.

3 Pollak Michael (1986), « La gestion de l’indicible », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 62, no 1, pp. 30-53. Lepoutre David & Cannoodt Isabelle (2005), Souvenirs de familles immigrées, Paris, Odile Jacob.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Margot Delon, « Solène Billaud, Sibylle Gollac, Alexandra Oeser & Julie Pagis (dir.), Histoires de famille. Les récits du passé dans la parenté contemporaine (Éditions rue d’Ulm, 2015) », Sociologie [En ligne], Comptes rendus, 2016, mis en ligne le 08 septembre 2016, consulté le 15 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/2919

Haut de page

Auteur

Margot Delon

margot.delon@sciencespo.frDoctorante, OSC, Sciences Po/CNRS, INTEGRIM, IGOT-Universidade de Lisboa - Observatoire sociologique du changement, Sciences Po, 27 rue Saint-Guillaume, 75337 Paris cedex 07, France

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search