- 1 . Haute Autorité de Santé (2007), éducation thérapeutique du patient : définition, finalités et org (...)
- 2 . La loi « Hôpital, Patients, Santé et Territoires » publiée en 2009 et ses décrets successifs ont (...)
1L’éducation du patient correspond, selon la définition proposée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) dès la fin des années 1990, à l’ensemble des « activités organisées et conçues […] pour rendre les patients conscients et informés de leur maladie1 », ainsi que des comportements nécessaires pour réduire le risque de complications futures. Depuis la loi de santé publique d’août 2004, qui fait de la prévention des maladies chroniques une priorité à l’échelle nationale, les interventions de nature éducative dans le domaine de la santé se sont multipliées autour de l’idéal contractuel du modèle préventif (Dozon & Fassin, 2001). Dans un contexte de prévalence croissante des maladies chroniques (cardiopathies, cancers, diabète, obésité, etc.) et, corollairement, de diminution de la qualité de vie des populations et d’augmentation des inégalités de santé, la place de la prévention au sein de la pratique médicale n’a cessé de prendre de l’ampleur (Grenier et al., 2007) au cours des dix dernières années. Située au cœur de la médecine préventive, l’éducation du patient, par‑delà son institutionnalisation dans des dispositifs dédiés2, se développe de manière plus informelle dans le travail médical (Sandrin‑Berthon, 2009) sous forme de recommandations, de conseils, d’accompagnement ou bien encore d’incitations.
- 3 . Ces compétences d’auto‑soins sont par exemple : soulager les symptômes, prendre en compte les rés (...)
- 4 . Les compétences d’adaptation désignent l’aptitude de l’individu à faire face et à résoudre les pr (...)
2La recherche analyse les activités médicales courantes qui visent l’inculcation au patient de dispositions à « l’auto‑surveillance » de sa maladie et au contrôle de l’hygiène de vie, instituant de façon contractuelle la figure de l’« auto‑soignant ». La phase rééducative conduit en effet les professionnels du soin à favoriser « l’acquisition et le maintien de compétences d’auto‑soins3 », et de « compétences d’adaptation4 » favorables à une gestion à long terme de la maladie (Baszanger, 1986). Si les travaux sur la maladie chronique portent généralement sur les processus de normalisation conjuguant l’entreprise rééducative aux efforts effectués par les patients pour gérer la maladie (Carricaburu, 2000 ; Carricaburu & Ménoret, 2004), ils ne traitent pas ou peu de la façon dont se contractualise l’hygiène de vie autour du « travail d’accord » (Baszanger, 1995) entre l’institution et les patients pour ajuster des recommandations physique et alimentaire.
3La prise en charge des maladies cardiovasculaires, historiquement organisée sur la gestion des modes de vies (Radel, 2012), est un terrain propice à l’analyse d’une pratique médicale tournée vers l’éducation du patient. Les maladies coronariennes « ne sont pas vues [seulement] comme une épreuve, mais comme la sanction d’un style de vie, voire d’un échec d’auto‑gouvernance de soi » (Tourette‑Turgis, 2013). La réadaptation cardiaque qui suit l’étape de la chirurgie, conduit le patient à mener une « guerre » contre un style de vie pathogène, en lui permettant de progresser sur une échelle sanitaire. Il suit pour cela un protocole constitué de multiples épreuves, marquant de manière décisive un avant et un après. La particularité de ces épreuves est de sécuriser le sujet par rapport à l’événement cardiaque et de lui permettre un gain d’autonomie.
- 5 . La gestion à long terme de la maladie implique une réorganisation parfois profonde du mode de vie (...)
4L’avènement des maladies chroniques et, conjointement, l’évolution des politiques de santé publique, ont contribué à redéfinir le modèle de prise en charge du malade autour de la nécessité de l’impliquer et de collaborer étroitement avec lui. L’autonomie du patient, notion relativement récente et omniprésente dans le champ de la santé (Winance, 2007 ; Fainzang, 2012), est devenue à la fois l’une des valeurs et l’un des objectifs primordiaux de la prévention. Elle fait de l’« empowerment » (Aujoulat et al., 2007 ; Pélicand et al., 2009) le point d’orgue de la démarche éducative en santé. Elle finalise des activités permettant au patient de s’inventer lui‑même, en se libérant des modes de vie ou de consommation jugés pathogènes. Le patient manifesterait ce que Philippe Barrier (2008) évoque comme une tendance « auto‑normative », c’est‑à‑dire une aptitude potentielle à découvrir et gérer par soi‑même sa propre norme de santé. Cette auto‑normativité serait une forme d’adaptation à la croisée des exigences de la norme médicale (le traitement, les recommandations, etc.) et des modes de vie du sujet malade. Face à cette approche qui considère que l’éducation doit permettre d’actualiser la puissance auto-régulatrice afin que l’épreuve de la maladie change de sens, la notion d’autonomie peut être envisagée non pas comme une caractéristique innée mais comme « une qualité acquise à travers un apprentissage et construite en définissant ce que l’on s’attribue et ce que l’on délègue aux autres » (Winance, 2007). Les compétences acquises par le patient au sein de cette relation d’interdépendance qui configure la dynamique du soin doivent permettre, in fine, de se réaliser en tant que sujet (Gagnon, 1998). C’est bien de ce rapport entre un sujet qui s’accomplit dans l’expérience de la maladie et qui se mobilise pour la médecine, dont il est question pour Claudine Herzlich (1969) à travers l’idéal‑type du « nouveau métier5 ». Celui‑ci, suivant l’axiologie d’une autonomie « comme condition » (Ehrenberg, 2010), institutionnalise le self comme l’un des déterminants de l’efficacité du soin.
- 6 . En citant divers travaux sur le sujet, les auteurs soulignent qu’un tiers des patients chroniques (...)
5Cependant, ce mouvement positif d’autonomisation, s’il est souhaitable, n’en reste pas moins réduit comme le montrent les travaux sur l’évaluation de l’observance6 (Fischer & Tarquinio, 2006). La formation à l’autonomie qui repose sur l’auto‑normativité ne s’actualise pas, à l’image d’une conception parsonienne, dans le consensus sur l’identité des buts entre médecin et patient. Elle se réalise plutôt par un « travail d’accord » conflictuel autour des savoirs et des valeurs sur la gestion de la maladie. Le cadre des interactions médecin‑patient impose la contractualisation d’une libération sous tutelle. Les établissements rééducatifs tentent de relever le défi et de libérer le patient de l’emprise médicale tout en lui assurant protection et continuité des soins. Ils planifient pas à pas les étapes d’une prise de conscience à l’auto‑normativité en fabriquant les compétences d’auto‑soins. Ils s’assurent que chaque patient sortant peut témoigner de prévoyance et s’affranchir psychologiquement du cocon hospitalier. C’est à l’aune de ce double processus de formation à l’autonomie, que se négocie une relation d’interdépendance « acceptable ».
- 7 . La notion est empruntée à la sociologie pragmatique. Le patient est confronté à une réalité insti (...)
- 8 . L’épreuve d’effort fait partie des examens médicaux quotidiens durant la phase de réadaptation ca (...)
- 9 . Les conventions peuvent être entendues en tant que « formes culturelles établies collectivement, (...)
6Dans la perspective d’une sociologie pragmatique couplée à une théorie de « l’ordre négocié » (Strauss, 1992), nous analysons la formation à l’autonomie comme un travail d’accord entre le patient et l’institution. La rééducation est assimilable à un ensemble d’« épreuves », au sens de Luc Boltanski et Laurent Thévenot (1991), fondées sur des outils, des procédures, des aménagements de la vie en institution, dont le but est de faire partager au patient les règles sanitaires d’une vie après l’infarctus. La notion d’épreuve7 traduit ces divers moments dans la rééducation au cours desquels le patient est confronté à ses fragilités corporelles, ses faiblesses ou ses forces, et cherche à les dépasser dans le maintien d’une ligne de conduite définie par l’institution, mais aussi dans l’acceptation et le contrôle des incertitudes de la maladie. Selon les antécédents médicaux, il s’agit bien souvent pour les patients de prendre sur eux, à l’image de « l’épreuve d’effort8 » qui permet, tout en délimitant l’exercice physique par des seuils d’effort, d’explorer des ressources personnelles (capacités physiques, volonté, etc.). La rééducation est construite comme une épreuve de légitimité à laquelle les patients doivent se soumettre, éprouvant des prescriptions, des recommandations, des règles et des codes produits par l’établissement. L’épreuve n’est pas celle d’une soumission voire d’une délégation à l’égard de l’autorité médicale ; elle suppose, selon Mohamed Nachi (2006), « une certaine liberté de l’acteur à s’ajuster aux situations et d’avoir une prise sur le monde dans lequel il s’enracine, mais aussi de tenir compte des contraintes inhérentes à la situation afin de mieux se coordonner avec les autres et d’agir en commun ». Comme le posent L. Boltanski et L. Thévenot (1991), l’épreuve est toujours soumise à des conditions de légitimité qui, dans le cas présent, font référence à un idéal partagé médecin‑patient sur la bonne gestion des ressources en santé. Les conditions pratiques de cette légitimité sont dans les « appuis conventionnels de l’action » (Dodier, 1993) agencés dans l’espace‑temps de la rééducation et avec lesquels le patient compose au quotidien. La discipline imposée par l’établissement constitue un point d’appui de l’assujettissement du malade et de sa libération. Pour y parvenir, le contexte institutionnel doit permettre de s’éprouver tout en se réalisant personnellement par « l’auto‑contrainte » (Berlivet, 2004), suivant en cela les principes de construction des messages de prévention. C’est généralement selon cette dialectique conduisant le patient à prendre conscience de la nécessité de la norme sanitaire pour un meilleur épanouissement personnel, que les rééducations circonscrivent des espaces différenciés de négociation de l’autonomie. À travers l’« éducation thérapeutique », la médecine fait elle‑même l’autocritique d’une intervention trop rigide et peu propice à l’émergence d’un « auto‑soignant » (Herzlich & Pierret, 1984) : c’est‑à‑dire d’un patient ne subissant plus l’expertise médicale (que) comme une violence institutionnelle , mais lui‑même engagé dans le travail médical comme producteur de soins avec « la faculté ou la capacité concrète d’effectuer les choix et de réaliser les actions qui [lui] importent, en s’appuyant sur [son] autoréflexion, sans que des formes de manipulation, de tromperie ou de coercition viennent interférer dans [ses] choix et [ses] actions » (Le Coadic, 2006). La rééducation qui vise l’éducation du patient dispose d’espaces d’interventions dans lesquels l’ordre médical est négociable dans certaines limites et sous certaines conditions. Elle invite les personnes à ne pas choisir, au moins durant la rééducation, de se comporter d’une façon qui leur soit néfaste et impose aux patients un « cadre d’expériences » (Goffman, 1991) et de « conventions »9. Le cadre d’interactions assume, comme le montre Éric Bret (2007) à propos des insuffisants respiratoires chroniques, la fragilité corporelle et ses nouvelles dépendances, mais aussi participe à construire la citoyenneté (Pols, 2006).
- 10 . Nous admettons ici l’idée selon laquelle la santé publique serait guidée, depuis ses débuts, par (...)
7Nécessairement relative, l’autonomie peut être déduite de la confrontation du patient à des épreuves éducatives et aux négociations qui s’opèrent dans chacune d’entre elles, afin de passer de la convention à son adoption. La formation à l’auto‑soin vise en effet une forme de collaboration active des patients afin qu’ils partagent, au moins dans le temps rééducatif, l’idée d’une vie plus longue, meilleure et, du point de vue du bien commun, plus juste10. Le travail d’accord sur le changement de style de vie ne va pas de soi. Il fait en permanence l’objet de justifications par les soignants qui attestent le bien‑fondé des actions conduites par l’établissement, et ainsi introduisent une rupture entre un avant et un après rééducatifs. Certains patients sortis depuis deux ou trois ans, voyant que leurs habitudes de vie « saine » déclinent, viennent rechercher volontairement l’impulsion de rupture afin de se ressourcer pour un nouveau départ. L’étude des transformations peut être articulée sur l’analyse des déplacements que tentent de formaliser les soignants.
- 11 . Au sens de L. Boltanski, la notion de régime « sous‑tend l’idée de grammaire en tant que système (...)
8En nous appuyant sur les trois dimensions de l’épreuve qui structurent le « déplacement » (Nachi, 2006), il s’agit de comprendre la façon dont l’institution forme l’auto‑soignant en précisant les principes mis en œuvre pour que les patients partagent la légitimité de l’approche rééducative, pour qu’ils puissent développer une certaine réflexivité à l’égard des préceptes diffusés, et enfin pour stabiliser les contraintes en s’appuyant sur le collectif. Après avoir exposé le contexte dans lequel l’éducation du patient prend place au sein de l’établissement comme pratique intégrée à la relation de soins, nous montrerons à partir d’une approche interactionniste comment l’hygiène de vie est le support d’une construction à la fois sanitaire et morale. Son traitement par l’institution enserre le patient dans un régime11 d’apprentissage des compétences d’auto‑soins. L’orchestration de l’ordre institutionnel n’est pas lisse, elle est soumise au pouvoir des patients et aux négociations, aux options qu’ils choisissent, remettant même en cause l’ordre établi pour former l’accord.
- 12 . Ce travail s’inscrit plus largement dans le cadre d’une thèse de doctorat soutenue en 2012 visant (...)
- 13 . Le choix d’un tel établissement pour notre étude n’a pas été anodin : il s’est justifié, d’une pa (...)
- 14 . Les entretiens, d’une durée variant entre une heure et deux heures, ont tous été menés dans les c (...)
Sur le plan méthodologique12, l’approche interactionniste et pragmatique que nous déployons dans cette recherche, s’appuie sur un corpus d’observations (environ 400 heures réparties sur cinq semaines au cours de cinq séjours distincts et sur une durée totale de six mois) et d’entretiens semi‑directifs (n = 36) menés au sein d’un établissement privé13 de réadaptation fonctionnelle spécialisé en cardiologie. À partir d’une enquête de type ethnographique, nous avons pu prendre part à l’ensemble des activités proposées tout au long du séjour : séances de gymnastique, ateliers de diététique, conférences d’information, marche quotidienne, tests d’effort quotidiens, etc. Notre attention s’est principalement portée sur les modalités de prise en charge à travers l’analyse des interactions à la fois entre professionnels, entre professionnels et patients et entre patients eux‑mêmes. En parallèle, nous avons interrogé plus d’une dizaine de membres du personnel (cardiologue, psychologue, enseignant en activité physique adaptée, kinésithérapeute, directeur du centre) et 25 patients ayant subi un infarctus du myocarde14.
À la suite de l’accident et de l’intervention médicale (angioplastie, pontage, etc.), les patients sont orientés, selon leurs besoins et d’un commun accord avec le cardiologue, vers un séjour d’une durée de trois semaines dans un établissement spécialisé en soins de suite et de réadaptation (SSR). Pour eux, il s’agit d’apprendre à composer avec un nouveau corps – abîmé par l’accident –, de nouvelles capacités et sensations physiques ou encore de nouvelles limitations d’activité. Le séjour est un moyen de « réapprendre à vivre » après ce qui constitue, pour la plupart, un véritable traumatisme à la fois sur le plan physique et psychique. Les conséquences sont en effet multiples et variables, selon le niveau de l’atteinte et le type d’intervention – chirurgicale ou non – réalisée par l’hôpital à la suite de l’accident. Par exemple, sur le plan physique, l’opération cause souvent de fortes douleurs thoraciques entraînant des difficultés à se mouvoir ou à respirer correctement. Sur le plan alimentaire, les pathologies associées telles que l’hypercholestérolémie, le diabète ou l’hypertension artérielle nécessitent la mise en œuvre d’un régime contraignant. Enfin sur le plan moral et symbolique, les représentations de l’accident cardiaque sont souvent associées à une forte diminution voire à une incapacité de réaliser certaines activités quotidiennes telles que le bricolage, le jardinage, le sport, les voyages en avion ou bien encore les activités sexuelles.
- 15 . Décret du 17 avril 2008 réglementant les conditions d’implantation et les techniques de fonctionn (...)
9Au sein des établissements de SSR spécialisés en cardiologie, le modèle de prise en charge dit des « 3 R » [Rééducation‑Réadaptation‑Réinsertion (Wirotius, 2012)] tient compte non seulement de la maladie, mais aussi et surtout du handicap consécutif à l’accident cardiaque. Depuis 200815, tous les établissements SSR partagent en effet les mêmes objectifs répartis selon trois niveaux distincts : 1. « les soins médicaux, la rééducation et la réadaptation afin de limiter les handicaps physiques, sensoriels, cognitifs et comportementaux, de prévenir l’apparition d’une dépendance, de favoriser l’autonomie du patient » ; 2. « des actions de prévention et l’ éducation thérapeutique du patient (ETP) et de son entourage » ; 3. « la préparation et l’accompagnement à la réinsertion familiale, sociale, scolaire ou professionnelle ». Un tel modèle valorise une approche globale de la maladie, consistant à aller au‑delà du travail de soin pour aider les patients à gérer les conséquences de la maladie sur leur vie, le rapport aux autres et à soi. Nous voulons montrer dans cette première partie que l’établissement rééducatif circonscrit des contextes de règles et de rôles spécifiques permettant aux patients, suivant un idéal contractuel, de réorganiser leur vie avec la maladie. Mais aussi que cette mise au pli institutionnelle fait elle‑même l’objet d’une régulation qui fait peser sur la prise en charge l’exigence d’une cohérence entre discours et actes.
10La prise en charge du patient au sein de l’établissement articule deux mondes sociaux fondés sur un « univers de travail commun » (Baszanger, 1991) : l’un, qui contractualise au niveau individuel les règles liées aux soins ; l’autre, qui replace le malade dans une dynamique collective au sein d’un univers plus familier – repas, activités physiques quotidiennes, lieux de détente et de discussion, etc. –, l’invitant à développer une pensée publique au sujet des codes de bonne conduite. À l’intersection de ces deux mondes, la gestion du mode de vie se traduit par des négociations qui effacent les cloisonnements entre les formes profanes et professionnelles de la connaissance, mais aussi les formes privées ou publiques de la moralité.
- 16 . Selon la circulaire de la DHOS du 3 octobre 2008 qui accompagne les décrets règlementant l’activi (...)
11L’entrée du patient au sein du centre de rééducation peut être assimilée à une mise sous tutelle qui impose d’emblée la discipline du soin. La prise en charge se veut quasi‑totalisante tant les règles – emploi du temps, vie en communauté, autorisations de sortie, types d’activités proposées, etc. – de l’établissement circonscrivent, à l’image des dispositifs disciplinaires décrits par Michel Foucault (1975), « un espace d’action et d’interaction fermé sur lui‑même, quadrillé, de manière à offrir à chaque individu un emplacement spécifique et un rôle » (Bouillon, 2005). Sans correspondre à l’idéal‑type de l’institution totale goffmanienne, il en évoque quelques traits caractéristiques. Notamment, le fait que toutes les activités s’inscrivent dans un cadre unique et sous la même autorité médicale ; que chaque étape de la prise en charge se déroule en promiscuité totale avec un grand nombre d’autres personnes soumises aux mêmes traitements et obligations ; enfin, que toutes les activités suivent un programme strict fixé par l’institution. Ce contexte forme, dans l’idéal, des patients participatifs, imprégnés des principes de prévention pour une gestion au long cours de la maladie. Selon le niveau de l’atteinte cardiaque, le patient est associé au programme rééducatif et sécuritaire. D’un point de vue règlementaire, la prise en charge des affections cardiovasculaires correspond à l’« ensemble des activités nécessaires pour influencer favorablement le processus évolutif de la maladie cardiaque, ainsi que pour assurer aux patients la meilleure condition physique, mentale et sociale possible ». L’orientation du patient, à l’état de santé stabilisé, vers la réadaptation, est « liée à l’existence d’un risque élevé de complication et/ou de décompensation au cours de la réadaptation cardiovasculaire16 ». La mise en œuvre des traitements dépend d’un diagnostic partagé, d’une identification du risque (faible, intermédiaire, élevé) et d’une explication des modalités de prise en charge et de surveillance. Cet ensemble correspond à des attentes normatives explicites bien identifiées et opérationnelles pour que le patient se sécurise. Il se complète d’autres règles lui suggérant de se mettre en lutte pour sa réhabilitation ou d’éviter toute attitude régressive à l’égard de la prise en charge. Dès son arrivée, le patient doit accepter, tacitement, les termes d’un contrat défini par le centre. Celui‑ci décrit notamment, sous forme de brochure explicative, l’« état d’esprit » dans lequel le séjour doit être suivi. Il explique les moyens mis en œuvre et les objectifs poursuivis par la réadaptation. Sans pour autant que les règles de vie conditionnent un critère d’exclusion, elles invitent à une mise au pli rapide. Il est conseillé « d’arrêter de fumer au moins durant le séjour », ou encore « de ne pas apporter d’aliments type charcuterie, fromage ou boissons alcoolisées ». Les sorties en dehors de l’établissement ne sont autorisées que le week‑end après signalement auprès du personnel, favorisant la concentration du patient sur son projet de réadaptation. La normativité du style de vie s’appuie sur sa médicalisation. Elle repose sur la qualification thérapeutique des activités, la prescription des conduites et la stigmatisation des déviances.
12La phase de rééducation, impliquant l’acquisition d’un nouveau rôle de malade, invite le patient à développer une représentation plus réaliste de la maladie chronique. Il doit se faire à l’idée que l’atteinte cardiaque préfigure une « carrière de malade » (Becker, 1985 ; Goffman, 1968), et que cette dernière ne peut se dérouler favorablement que si les consignes de sécurité et de prévention sont appliquées scrupuleusement. Les soignants doivent faire face à des résistances liées aux représentations communes de la guérison. L’activité physique ou l’alimentation permettent d’introduire une rupture dans la conception profane du soin (une maladie/un médicament) en mettant en scène la chronicité. La modification du style de vie n’est pas simplement une question de bien‑être mais une thérapeutique du contrôle de la maladie. Les professionnels travaillent ces représentations de sorte que la rééducation physique et la diète ne soient pas perçues comme des médications passagères mais comme des programmes permettant, dans la durée, de combattre le mal.
« Moi je leur dis en gros c’est une mise à l’étrier. Ici, on va vous mettre en capacité de vous faire du bien moralement. Vous aurez ici un mode d’emploi. On va vous mettre en capacité donc de reprendre confiance. On va vous mettre en capacité de se faire du bien moralement, se reconstruire physiquement, de développer un projet pour la maison, on va vous mettre en capacité de comprendre que gérer les facteurs de risque, parce que moi j’essaie de leur expliquer que c’est une maladie chronique dont ils ne vont pas se débarrasser. C’est une maladie sur laquelle ils ont un grand rôle à jouer. Moi je leur dis que, en gros, l’hygiène de vie, la pratique sportive régulière et une alimentation équilibrée c’est aussi efficace que le traitement, ce qui est vrai » (Homme, 42 ans, kinésithérapeute‑chef du service de réadaptation).
13Durant trois semaines, le patient évolue au sein d’un espace‑temps fortement normé et codifié. La sélectivité qui s’opère par les conditions d’accès à l’établissement en imposant d’emblée un code moral est un gage de coopération. Si le suivi du patient nécessite la visualisation des étapes du parcours de soins, il est aussi déterminé par la surveillance attentive des déviances et des faiblesses morales. Le respect des règles de l’institution (conduite à tenir au quotidien, respect de l’emploi du temps et participation aux ateliers divers, etc.) conditionne l’efficacité des rééducations et s’appliquent à toute prise en charge. Le patient est invité, par le rappel de la règle, à considérer également l’ensemble des activités du programme. L’exigence d’une participation active fait l’objet, tout au long du séjour, d’un contrôle à la fois physique (absentéisme) et moral de l’investissement attendu. Le patient doit montrer son accord et faire preuve de bonne volonté.
« Après sur la liberté de participer aux activités, il y a quand même une pression morale douce pour qu’ils y soient quoi. Parce que sinon ils seraient tous à regarder Les feux de l’amour à 14 heures. Ça demande un investissement. Mais il y a pas de contrat signé, pas de contrat patient. Quand on voit qu’il manque beaucoup de patients lors d’une gym par exemple, parce qu’on n’a pas de caractère obligatoire, d’essayer de travailler sur la motivation des gens aux activités, voilà, on vient remettre un petit coup en disant qu’il serait de bon ton de s’y présenter quand même, ça fait partie du contrat voilà, on a des droits et des devoirs réciproques » (Homme, 42 ans, kinésithérapeute‑chef du service de réadaptation).
14Dans ce contexte, la déviance est traitée non pas sur un mode administratif ou technique mais négociée en permanence dans l’interaction au profit d’une domination du soignant sur le patient. Le contrat tacite intègre le patient dans la division du travail médical, le situant dans un « nous de travail » (Baszanger, 1991). Les patients associés à l’exercice médical réalisent un travail implicite de contrôle de soi, tout comme dans les « trajectoires du mourir » au sein du milieu hospitalier où un « travail de contrôle des émotions est tacitement prescrit ». Lorsque ces règles du « bien mourir » ne sont pas appliquées, le personnel fait alors un rappel à l’ordre (Castra, 2003). De la même manière lors de la rééducation, le patient moins volontaire est recadré. En revanche, il signifie son engagement par une compétence acquise passant d’une « logique de contrôle des symptômes » à une « logique de contrôle de la maladie » (Strauss & Glaser, 1975).
- 17 . Tous les patients de notre échantillon ont fait un infarctus du myocarde ayant donné lieu à une a (...)
« J’ai découvert ici que c’était une maladie. Pour moi, je pensais que c’était un accident cardiaque. Et qu’à partir du moment où il y a accident, dans ma perception des choses, qui dit accident, à part de sortir les pieds par devant, il y a deux sorties possibles, l’infirmité ou le réparé, en gros. Et donc j’étais dans cette dimension‑là. Et ici, j’ai compris que l’accident cardiaque ce n’est pas l’intéressant, ce qu’il faut raisonner, c’est en fait l’existence d’une vraie maladie, je sais pas si ça s’appelle exactement comme ça, qui est l’hypercholestérolémie » (Homme, 49 ans, ingénieur17).
- 18 . Ces inquiétudes se manifestent à des degrés et à propos de sujets divers et variés sur ce qu’il s (...)
15La participation du patient au traitement est une des conditions de la réussite de la rééducation. Mais cette dernière, comme le montre Isabelle Baszanger (1986), peut être source de conflit car elle enferme les patients dans une normativité institutionnelle qu’ils ne comprennent pas toujours – par exemple, l’activité physique peut être pour le patient un danger, alors qu’elle est un bénéfice pour le soignant. Afin de lever les ambiguïtés, d’agir sur les « fausses croyances », l’établissement offre diverses possibilités pour connaître la maladie et la contrôler. Des consultations individuelles, des conférences collectives et des ateliers pratiques permettent aux professionnels d’agir sur les incertitudes et les inquiétudes18.
16L’effort pédagogique consenti par l’établissement pour éduquer les patients, a pour conséquence leur éveil et un appel à négocier un partenariat qui déplace l’asymétrie médicale du registre de l’expertise technique à une écoute du sujet désirant. La prise en charge globale dans laquelle le patient se trouve enrôlé crée l’illusion d’un monde professionnel harmonieux, dans lequel chacun, dans le respect de ses droits et de ses devoirs, joue sa fonction de conseil, d’accompagnant, de soignant et d’auto‑soignant. Mais la responsabilité que le patient éprouve à l’égard de sa maladie est l’aboutissement d’un travail d’accord qui attend en retour des interventions ajustées, une demande de savoir. Il s’agit d’interpeller les médecins sur le registre nouveau de l’accompagnement et non plus exclusivement du soin. Le patient profane qui exprime son aspiration à l’expertise médicale prend l’institution à témoin de son désir de changement, demandant au soignant un transfert d’expertise.
« Ce qui m’a surpris ici c’est leur capacité à faire ce que nous croyons tous bien sur le plan théorique mais que peu de gens arrivent à faire, c’est de placer le patient au centre d’une réflexion interdisciplinaire. Il y a une vraie prise en charge, mais au sens le plus complet que je connaissais. J’attends des outils, des trucs, une discussion, une réflexion, pour être capable de mettre en pratique un programme. Donc j’attends aussi un programme. Donc j’attends aussi les fondements de ce programme. Sur quoi ça se base. La fréquence cardiaque, la tension, etc. Si je fais sans comprendre, je ne ferai pas longtemps » (Homme, 49 ans, ingénieur).
17La mise sous tutelle médicale introduit les contraintes de la relation contractuelle dans la formation du patient. Ce dernier doit s’en remettre à l’autorité et sa déviance est contrôlée. Pour autant, le sujet malade est lui aussi en demande de considération. Si le dispositif institutionnalise la mise en responsabilité et l’autonomie, les patients peuvent jouer à plein la carte du contrat et mettre l’institution rééducative dans l’obligation de jouer son rôle éducatif. La confiance à l’égard du dispositif est établie dans un rapport de savoirs partagés et un effort de transparence du projet rééducatif. Elle est fondée sur la façon dont l’établissement expose les conventions, les explique, rend dans le même temps visibles l’expertise médicale et l’éthique professionnelle. La dynamique de la mise au pli du patient, si prégnante dès l’entrée dans le dispositif, est aussi celle d’une remise en cause pour l’institution elle‑même des valeurs qui l’animent. Comment pour les soignants imposer des règles aux patients sans se les imposer à soi‑même ? Comment faire du profane un expert et quelle est l’expertise visée ? C’est aussi dans le registre plus familier du vivre ensemble que les saines habitudes font l’objet de débats dans l’institution.
18Le centre de rééducation n’est pas tourné uniquement vers la rationalisation des soins et la fabrication d’un auxiliaire discipliné. Il doit permettre au patient d’expérimenter des prescriptions et des recommandations sanitaires, de les insérer dans le jeu des relations sociales ordinaires. Le nouveau rapport à la maladie doit aussi trouver son inscription dans un monde social non pas aseptisé, mais organisé autour d’un bien commun de santé. En effet, le patient doit pouvoir, afin de stabiliser son état, faire preuve de conviction, imposer dans divers contextes (familial, professionnel, etc.) sa grille de lecture de la maladie, la négocier afin d’être compris, aidé ou accompagné sans discrimination. Il peut même devenir pour les autres un modèle à suivre à l’image du repenti. Si, comme nous l’avons noté, le patient, à l’entrée dans l’établissement, rompt de facto ses habitudes pour se soumettre à un mode de vie quasi monacal, il se trouve dès son arrivée plongé dans des rapports sociaux plus familiers (relations avec les autres patients, affinités partagées avec les soignants, etc.).
- 19 . à ce titre, les prestations proposées par l’établissement en dehors de la prise en charge rééduca (...)
- 20 . Par exemple, toutes les salles où se déroulent la plupart des activités physiques (salle de fitne (...)
19L’entreprise rééducative de trois semaines qui encapsule le sujet, travaille dans le même temps la porosité de cette membrane sécuritaire afin de préparer au mieux la sortie. Hors du planning thérapeutique, les patients se trouvent au sein de l’établissement dans des conditions de vie ordinaires19, partageant leurs habitudes culinaires, sportives, sociales ou bien culturelles. Les espaces de liberté permettent l’exploration des limitations cardiaques dans des conditions idéales de sécurité. La présence permanente d’au moins un cardiologue et d’infirmières, les équipements de secours pour faire face rapidement aux situations d’urgence, l’encadrement constant des activités, notamment physiques et sportives20, instaurent un climat de protection pour expérimenter à souhait les activités ordinaires. Ces moments de vie protégés, collectivement partagés, favorisent des projections sans « béquille » institutionnelle et permettent d’ériger un style de vie sain en convenances personnelles. Les recommandations sont discutées quant aux difficultés de leur mise en œuvre ; moralisées dans le rapport au collectif ; soutenues et accompagnées par l’équipe soignante et enfin consolidées par les anciens.
- 21 . « Cette information [à l’égard du patient] se fait dans un certain esprit. L’exemple l’accompagne (...)
- 22 . « La disponibilité est de tous les instants : une réponse rapide est aussi nécessaire pour calmer (...)
20L’hygiène de vie se trouve au cœur des interactions ordinaires. Elle est moralisée à la fois comme une règle de vie personnelle et communautaire. Tout le monde est concerné. Le personnel doit faire preuve d’exemplarité21. Il n’a pas le droit de fumer dans le centre et encore moins, cela va de soi, devant les patients. Mais l’éthique professionnelle dépasse les seules règles du bon sens par rapport à la crédibilité du discours médical. Elle vise à maintenir un rapport de « bienveillance22 » et de respect à l’égard du patient. La « respectabilité » des recommandations médicales dépend de leur insertion dans les rapports sociaux et la déviance personnelle est une atteinte à la cohésion du groupe. Plus les convictions collectives sont fortes, plus elles représentent une aide pour les plus vulnérables. À l’image d’une chaîne, la cohésion des relations entre soignants et soignés ne peut être entamée par la faiblesse morale des professionnels. C’est au prix de leur discipline que s’opère le déplacement d’une approche fonctionnelle de l’hygiène à une morale de vie.
« Ah, la loi fait que tu peux pas fumer dans un lieu public, après on peut pas t’empêcher de fumer à l’extérieur donc les gens qui fument, il est interdit de fumer dans l’enceinte bâtie de l’établissement et puis si vous voulez fumer vous êtes priés d’aller à l’extérieur. Après il y a une pression morale des soignants et du groupe pour, voilà… ça n’est qu’une pression morale » (Homme, 42 ans, kinésithérapeute‑chef du service de réadaptation).
21Au‑delà des tâches respectives des uns et des autres, les professionnels restent à l’écoute du patient. Ainsi certains peuvent exprimer le souhait d’approfondir des connaissances à l’issue des réunions d’information ou des consultations médicales. Ils peuvent encore vouloir s’engager davantage dans le travail de réadaptation en demandant au kinésithérapeute d’élaborer des programmes personnalisés d’activité physique. L’éducation à l’hygiène de vie est de tous les instants, elle est intégrée au cadre thérapeutique et inscrite dans l’accompagnement au quotidien du patient. Il s’agit d’apporter une réponse immédiate à un besoin d’information, de conseil ou bien encore d’encouragement.
22La bienveillance manifestée par les professionnels crée des « plages de négociation‑conviction » permettant, comme dans les interactions médecin‑patient destinées à gérer la douleur (Baszanger, 1991), de « marchander » le changement comportemental. Les professionnels se montrent sensibles à la valeur des actes accomplis, demandent de persévérer dans les efforts déjà fournis ou négocient le respect de certaines recommandations plutôt que d’autres. Ils donnent des gages d’attention, félicitent, encouragent, font des observations critiques, parlent de leurs difficultés à observer eux‑mêmes une vie saine, etc. Se prenant à témoins des efforts à effectuer pour entretenir leur santé, ils déplacent la recommandation d’un ordre médical en valeur personnelle dont la justesse est fondée sur la force des convictions personnelles. Celles‑ci sont d’ailleurs mises à l’épreuve dans l’accompagnement des patients entre eux. Les entrées et les sorties dans le cursus rééducatif sont organisées de sorte que les primo‑arrivants rencontrent obligatoirement les « anciens » et passent au moins une partie du séjour avec eux. Les anciens jouent un rôle majeur dans l’intégration et l’adaptation des nouveaux‑venus aux règles de l’institution. Ils initient les entrants à la vie en communauté. Les règles imposent d’entrer dans les rythmes de vie du centre (heures de repas, planning hebdomadaire des ateliers et des conférences, programmation journalière des séances d’activité physique, horaires de distribution des médicaments, etc.), de connaître les modalités d’échanges entre patients et soignants ou encore les conditions de mobilité et de sortie dans l’établissement.
- 23 . Par exemple, la manière aléatoire dont sont disposés les patients lors des repas, ou encore l’ord (...)
23Ce processus de cooptation des nouveaux par les anciens se fait de manière plus ou moins sélective et non nécessairement ordonnée23. Il favorise l’intégration du sujet dans le centre et permet, par l’initiation des pairs, de faciliter la mise en conformité du patient vis‑à‑vis des rôles et des attentes de l’institution. Comme le souligne Ève Gardien (2008) à propos des blessés médullaires, « le projet médical d’un corps strictement fonctionnel [ou envisagé dans la seule perspective sanitaire] se révèle insuffisant pour susciter le désir et le mimétisme ». L’immersion dans un monde familier, dans lequel les règles d’hygiène de vie s’échangent dans une recherche collective de solutions pratiques, permet de transformer la recommandation médicale en savoir‑vivre ou en bonnes manières – du moins au sein de l’établissement.
- 24 . Reprenant Howard Becker (1985), il s’agit non seulement « d’amener les autres à se conduire “bien (...)
24Faire de la santé un bien commun est une mise en condition, sous le regard des patients, des règles d’hygiène de vie et des connaissances partagées. Si les premières décloisonnent les rapports de hiérarchie au sein de la structure dans la mesure où professionnels et patients sont au même niveau, les secondes les déplacent. Ce déplacement maintient le patient sous le joug d’une autorité médicale lui garantissant soins et sécurité, mais aussi l’inscrit dans une chaîne hiérarchique où chacun mène sa « croisade morale24 ». L’expertise dans laquelle chacun s’accorde (soignants comme patients) est celle d’un savoir‑faire et d’un savoir‑être qui rompent avec le modèle de délégation. Les valeurs qui guident le bien commun de santé peuvent être référées au « monde civique » décrit par L. Boltanski et L. Thévenot (1991) et organisé autour du contrat social. Un agencement dans lequel l’appartenance au collectif prime et où le dépassement de soi sacrifie l’intérêt individuel au profit de l’intérêt collectif. Comme nous le verrons, l’entrée dans cette « cité civique » conduit l’établissement à penser le contrat sur le format d’une autonomie fonctionnelle imposant au patient des épreuves individuelles et collectives de changement comportemental. Par‑delà la description du mode opératoire, ce façonnage du sujet est soumis aux conflits d’intérêts entre soignants et patients sur le sens de ce qu’il convient de faire pour préserver sa liberté.
25Il nous importe à présent de montrer comment le patient accède à la compétence médicale et devient, par les épreuves rééducatives, un médecin pour lui‑même. Nous nous attachons à décrire les mises à l’épreuve des patients organisées par l’institution qui permettent de favoriser son engagement personnel. En effet, le patient doit considérer que les privations et les efforts qu’il est conduit à réaliser sont non pas une question de plaisir ou de déplaisir mais une obligation et un devoir à accomplir pour son bien. Son effort devant la contrainte (épreuve d’effort, régime alimentaire, pesée régulière, etc.) doit être envisagé comme légitime pour lui et pour les autres. C’est au prix d’une conversion, plus ou moins coûteuse selon les dispositions initiales, que se profile avec succès l’auto‑soignant.
26La répétition quotidienne d’exercices, de tâches et d’activités divers mais néanmoins fortement structurés autour de règles dont la surveillance n’échappe pas à l’autorité médicale impose aux patients, comme nous l’avons vu, un cadre d’expériences et de conventions commun. Tout comme dans l’« embrigadement » qui caractérise l’univers des reclus (Goffman, 1968), le mécanisme des règlements exige « pour l’exercice des activités imposées, une action synchronisée » de l’ensemble des patients.
27Lors d’un effort physique, le patient apprend à mesurer l’intensité de l’exercice, ses répercussions sur le rythme cardiaque et ses bénéfices sur la santé ; lors des ateliers de diététique, il apprend à diversifier et équilibrer son alimentation à partir de la valeur nutritive des aliments, etc. Cet apprentissage tout au long du séjour participe d’une socialisation progressive, à la fois par entraînement répétitif et inculcation idéologique (Lahire, 2000) des préceptes préventifs. Par exemple, les activités médicales de mesure de l’exercice physique conduites sur l’ergomètre, se transfèrent sur d’autres activités routinières de la vie quotidienne comme « se lever », « faire sa toilette », « déjeuner », « aller marcher au bord du lac », etc. La superposition de routines rééducatives expliquées, justifiées et contrôlées par le corps médical, avec d’autres qui invitent les patients à évoquer leurs sensations de fatigue, leurs difficultés d’exécution, à apprécier les progrès réalisés au cours des activités quotidiennes, favorise le transfert des contrôles.
28Les mises à l’épreuve de soi dans des routines médicalisées visent avant tout la maîtrise des techniques d’évaluation et de conversion des expériences corporelles en données cliniques. Par exemple, lorsque le patient se pèse tous les jours, il doit mobiliser, sous l’œil avisé du soignant, un ensemble de signes qui donnent au poids une valeur de contrôle. Il est demandé au patient de comparer ses pesées, de les classer, d’en faire une analyse par rapport aux repas consommés, voire aux activités effectuées. La construction de la mesure, révélatrice d’un mode de vie sanitaire, suggère plus largement au sujet qu’il doit dorénavant entretenir un rapport au corps et au monde médiatisé par la technique et les objets de la médecine (balance, cardiofréquencemètre, tensiomètre, etc.). Reprenant Nicolas Dodier (1993), ces objets techniques « ne deviennent opératoires dans une activité que si tous les branchements sont effectués, qui assurent son inscription dans un réseau ». Les soignants, par l’usage d’objets connexes comme les carnets de report de poids, la demande d’explications, les échelles d’évaluation de l’effort, les tables de conversion d’équivalents métaboliques, etc., assurent ces connexions et incitent les patients à manipuler ces outils de jugement couplant les activités du quotidien (la prise de repas, la marche, l’apéritif, etc.) aux soins du corps.
29La technique de l’embrigadement conduisant les patients à s’engager dans des activités médicalement ordonnées, les invite aussi à contrôler les étapes du changement. Les techniques de visualisation des niveaux de risque sont aussi des jugements qui prennent la forme de « marques d’estime » telles que les présente N. Dodier (1993). Elles supportent en effet des commentaires sur la valeur des uns et des autres, et permettent aux patients de se situer et de se tester dans la comparaison à l’autre. Dès leur arrivée dans l’établissement, les patients sont répartis en cinq groupes de couleur (violet, bleu, jaune, rouge et vert), chacun indiquant un degré de mobilité, de récupération et d’autonomie différents. L’attribution des classes est initialement décidée puis réévaluée tout au long de la prise en charge par le cardiologue qui détermine, suivant le niveau de risque évolutif et les capacités physiques et fonctionnelles, l’« aptitude médicale » du patient à intégrer telle ou telle classe. Le classement par niveaux d’aptitude physique permet l’individualisation du suivi médical tout en visualisant, par le franchissement des classes et pour l’ensemble des patients, des perspectives de progrès.
- 25 . Ce groupe correspond aux patients les plus « à risque » de complications. Ces derniers sont souve (...)
« L’affectation de groupe, donc quand les patients arrivent, il est vu par l’infirmière et le cardiologue, le cardiologue va déterminer le groupe. Soit violet25 c’est‑à‑dire qu’il reste en chambre et ne fait pas d’activités, soit le groupe bleu parce que ce sont des patients dits à risque, ou des patients fatigués. Ou le groupe jaune. Voilà, pour le groupe jaune on suppose qu’il arrive à faire minimum 700 m voire 1 km 100 » (Femme, 25 ans, enseignante en activités physiques adaptées – APA).
- 26 . Réalisés quotidiennement sous contrôle médical, les « tests » d’effort sur bicyclette ergométriqu (...)
30Le patient fait ainsi l’objet, dès le départ, d’une catégorisation médicale servant de repère tout au long du séjour. Le passage d’un groupe à l’autre symbolise le bon déroulement de la trajectoire en même temps qu’il fait l’objet, à chaque fois, d’une réévaluation des objectifs. C’est le cardiologue, en collaboration avec les référents lors des réunions de staff, qui valide ou non le passage d’une classe à l’autre. Cette décision repose principalement, lorsque l’état de santé est stabilisé, sur les gains d’autonomie de déplacement objectivables à travers les progrès réalisés lors des épreuves d’effort26 et des marches quotidiennes. La visualisation d’un « schéma de trajectoire » (Strauss, 1992) a pour objet d’impliquer le sujet dans les étapes de la rééducation. Par les conversions et les comparaisons qu’il permet, l’outil d’évaluation a, pour les patients, des prolongements pratiques sur le guidage des activités quotidiennes.
« Ça étalonne de façon très fiable l’attitude du sujet et le risque. Parce que c’est clair que s’il y a des problèmes au vélo on en tient compte. Donc on les guide dans les activités qu’ils feront, de façon assez précise » (Homme, 54 ans, cardiologue).
31Les critères de classement, médicaux et familiers, établissent un pont entre la mesure clinique des capacités cardiaques et sa transformation en niveaux de déplacement ou périmètres de marche.
« Le changement de couleur entre le groupe jaune et le rouge à l’heure actuelle, c’est surtout basé sur un critère de marche » (Femme, 25 ans, enseignante en APA).
32La manipulation des outils insère le patient dans des épreuves qui lui demandent en permanence d’opérer un travail de traduction entre le ressenti corporel et sa valeur médicale. Ce guidage sanitaire des activités quotidiennes par l’apprentissage des codes (couleurs, normes, seuils, limites, etc.) construit des habiletés à l’autocontrôle. Ceci d’autant plus que la situation est élaborée sous forme ludique. L’habileté pouvant alors s’autonomiser par rapport à l’activité technique, favorisant alors le travail d’incorporation des limites et d’accomplissement de soi.
33La formation à l’hygiène de vie, au sein du dispositif, repose sur trois principaux axes. L’activité physique qui est au cœur du programme de rééducation fonctionnelle, l’alimentation qui consiste à apprendre à manger selon les normes diététiques en vigueur, enfin le contrôle et la surveillance pondérale. Investies d’un pouvoir médical nouveau (soigner ou réparer), les pratiques alimentaires et physiques prennent un tout autre sens pour le sujet, pouvant même être contradictoires avec les représentations familières du « manger » et du « bouger ». Ce que le patient croyait bon pour sa santé (par exemple se reposer durant la période de convalescence) devient mauvais et inversement. Il apprend à donner aux techniques du corps (« marcher », « pédaler », « manger », « s’alimenter », etc.) une valeur sanitaire et, comme nous l’avons montré, l’institution dote les patients d’outils leur permettant de mieux contrôler leur exercice physique, leur poids, leurs classes d’aliments, etc.
34Dans ce contexte incitatif, la valeur médicale de l’activité physique et de l’alimentation n’est pas limitée à une maîtrise des outils et des techniques, elle est conditionnée par un travail de catégorisation dépendant du diagnostic. Par exemple, les significations culturelles des activités physiques font l’objet d’une correction au prisme de la rééducation. La « performance » ou la « compétition » qui constituent les moteurs de l’engagement sportif sont bannies, selon le niveau de l’atteinte, de la pratique du vélo, de la marche, de la gymnastique ou bien encore de la musculation. Leurs usages doivent permettre d’adopter une morale du « bon effort » favorisant en même temps sécurité, récupération cardiaque et bien‑être. Si dans les usages des outils de conversion, le patient devait raisonner dans l’optique du traitement de la maladie, il est question ici de le former au diagnostic. Pour l’institution, l’apprentissage par le patient de sa valeur médicale conduit à développer une sensibilité proprioceptive, kinesthésique aux limites de l’effort. Cette éducation se fait suivant deux types de jugement : le premier porte sur l’évaluation par le patient de ses progrès au regard des dimensions spatio‑temporelles de l’activité (périmètre et distance de marche, temps de pratique, etc.). Les mesures généralement objectivables par des indicateurs tangibles, sont directement transposables dans les activités de la vie quotidienne et permettent de signifier, par extrapolation, les gains dans d’autres domaines d’activité (le travail, le déplacement, le loisir, etc.). Exploitées comme des repères d’autonomisation par les patients, elles constituent des critères d’expansion des possibles et marquent la voie vers la normalisation. À un second niveau, le patient se familiarise avec des mesures internes au corps qui déterminent des signes d’alerte. Elles sont appréciées à partir d’une exploration des sensations à l’effort (fréquence cardiaque, tension artérielle, sensations de fatigue ou d’essoufflement, etc.). Ces signes cliniques qui donnent à l’effort sa valeur limite sont les indicateurs d’une sécurité endogène. Ils permettent de caler l’engagement volontaire sur le registre d’une morale non pas sanitaire au sens large mais rééducative. Celle‑ci n’est pas dans le fait de « bouger » mais dans la justesse de la mobilité corporelle. Dans les deux cas, la perspective médicale demande au patient de faire preuve d’une certaine réflexivité, l’invitant à traduire une pratique familière en langage médical. Celle‑ci s’objective par l’usage de conventions partagées entre soignants et patients pour évoquer les progrès réalisés au cours de l’exercice.
35D’un côté, l’activité physique spontanée (celle que l’on faisait auparavant sans réfléchir), se complexifie et invite le patient à donner à son activité une valeur technique. Il apprend, tout comme le suggèrent les campagnes de prévention (Génolini & Clément, 2010), à signifier la mobilité corporelle la plus banale comme dotée d’une valeur supérieure (faire trente minutes d’activités modérées, mettre de l’énergie dans les déplacements, prendre les escaliers plutôt que l’ascenseur, etc.). L’acte physique commun s’enrichit de toute la puissance idéologique du gouvernement de soi par la santé.
« Le vélo, je ne connaissais pas, mais quand on m’a expliqué un peu les histoires de watts, du travail fourni, je me suis rendu compte que je pédalais bien » (Homme, 34 ans, préparateur de commandes, en reprise d’études au moment de l’entretien).
36L’autre regard, intérieur, est tourné vers une perception de l’adaptation cardiaque à l’effort. Il concerne le corps pris dans sa dimension mécanique et physiologique. Il conduit à un travail introspectif consistant à trouver sur soi des repères à partir des changements d’état. Pour aider cette prise de conscience et en contrôler le cours, les soignants incitent le patient à évoquer les limites de l’exercice, puisant dans la profondeur des sensations pour trouver de nouveaux repères identitaires. Dans ce registre de savoir, l’apprentissage d’une fréquence cardiaque de travail (ou zone cible), déterminée avec l’aide des professionnels, donne à l’effort une légitimité dans le registre de l’efficience médicale.
« Ce qu’elle [l’enseignante en APA] m’a amené c’est… voilà comment ça se passe, comment on crame les graisses et les sucres. Donc transposé sur une heure de marche, voilà ce que ça donne. Pour que ce soit efficace, une heure de marche, voilà comment il faut que ça marche sur le plan cardiaque, fréquence maximale théorique ou pas théorique » (Homme, 49 ans, ingénieur).
37Le travail rééducatif sur la gestion de l’effort physique vise l’exploration de l’espace des possibles et invite à définir pour soi un ensemble de traits valorisés que Jean‑Michel Berthelot (1983) évoque dans la notion de « corporéité modale ». Le système de règles d’hygiène de vie appliqué, conscientisé par les patients, est aussi légitimé comme une valeur collective, une règle d’échange. Reprenant Franck Bessis (2009), plus les règles seront perçues comme légitimes et plus les patients « auront tendance à agir conformément à l’idée qu’ils se font de son bon fonctionnement ». Inversement, moins le système est perçu comme légitime et plus les patients « auront tendance à le remettre en cause en actes […] et/ou en paroles ». Le niveau de contrôle élevé de l’institution sur les comportements, les justifications données aux patients (« c’est pour leur bien »), mais aussi le contrôle d’une connaissance pratique des codes et des limites corporelles, conditionnent la légitimité de l’expérience rééducative de l’hygiène de vie. Le cœur, dont la fonction reposait sur une idée, aussi simple qu’inconsciente – permettre la vie de tous les jours – fait désormais l’objet, ipso facto, d’une requalification en structures et fonctions (fréquence cardiaque, pouls, pression artérielle, bêtabloquants, coronaires, etc.). Ces dernières forment le réseau sémantique qui détermine désormais des manières d’être et d’agir au quotidien. Dans ce théâtre des habiletés médicales qui conjugue des savoir‑faire techniques et des connaissances expertes, les patients peuvent mettre en scène, sous le regard des pairs, leur compétence médicale. Il s’agit alors de faire sa place dans l’arène médicale, d’intégrer la hiérarchie, cherchant les marques d’estime tant auprès du personnel médical que des autres patients.
38Le partage de l’expérience avec d’autres personnes qui ont déjà franchi des étapes dans l’appropriation des conventions, est utilisé par l’établissement pour renforcer le changement comportemental et en faciliter le transfert dans la vie courante. Il s’appuie sur la cohérence et la stabilité des conduites d’anciens malades. De ce point de vue, les formes de résistance ou de détachement des patients se trouvent être atténuées par un cadrage égalitaire lié au mode de vie de type communautaire.
- 27 . Les patients ayant subi un pontage ou une opération à cœur ouvert arborent une cicatrice au nivea (...)
- 28 . C’est‑à‑dire ceux dont l’intervention a pu être réalisée sans abord chirurgical (de type angiopla (...)
39Bien que les patients puissent s’organiser entre eux selon des affinités diverses (origine géographique, âge, centres d’intérêts, etc.), le dispositif contrôle, de manière indirecte, les modes de sociabilité et donc leurs effets. Comme nous l’avons déjà noté, il répartit dès l’entrée les patients en groupes, induisant des emplois du temps distincts. Chaque groupe a peu de chance, en dehors des périodes récréatives, de se rencontrer, homogénéisant du même coup le partage des expériences individuelles suivant le type d’atteinte. La visibilité de celle‑ci est un marqueur fort de l’expérience douloureuse et du respect qu’elle suscite au sein de la communauté des malades. Une hiérarchie se constitue dans le rapport à la maladie et le niveau d’adaptation qu’elle demande. Les « coronariens », qui généralement n’ont pas subi d’opération chirurgicale, n’ont pas (ou peu, notamment lorsque l’accident donne lieu à un pontage) la cicatrice27 caractéristique des opérés. D’autres « sous‑catégories » plus indigènes existent entre « les pontés » et « les non‑pontés28 ». Autant de classements qui traduisent des significations différentes de l’atteinte cardiaque, renforcent les échanges d’expériences sur la gestion de l’incertitude, le traumatisme psychologique, etc., et permettent de construire des trajectoires et des destins biographiques communs ou différenciés. La compétence médicale prend sa place dans ce réseau de relations sociales et se conjugue avec des marques d’estime à l’égard de ceux qui ont souffert, ceux qui surmontent leur handicap, qui montrent in fine une trajectoire contrôlée de la maladie. Mais aussi, les patients peuvent exprimer leur distance à l’égard d’une expérience qu’ils ne partagent pas et assumer une part de souffrance en jouant pour autrui leur rôle de soutien. Ils sont comme les « initiés » de Erving Goffman (1975) dans le partage d’une « stigmatisation honoraire », prenant sur eux une partie du discrédit qui frappe les plus touchés par la maladie. Si l’accident cardiaque est invariablement vécu comme un traumatisme, celui‑ci est toutefois relativisé selon les expériences individuelles de gestion de la maladie. Ces dernières, en fonction de l’affection, sont des repères sur la valeur des hommes et l’estime dont ils sont porteurs.
« On arrive ici, ce n’était pas pareil parce que moi déjà je me suis pas fait ouvrir la poitrine donc… mais quand on voit des gens comme çà avec la couture qui marchent, qui marchent, on se dit bon… ça rigole pas » (Homme, 34 ans, préparateur de commandes, en reprise d’études au moment de l’entretien).
40La constitution de groupes ou de sous‑groupes, par affinité ou sous l’égide de l’institution, participe du travail de recomposition identitaire. Le fait, par exemple, de mélanger des patients aux pathologies différentes, dont la lourdeur des interventions chirurgicales ou médicales diffère en gravité, ou encore dont la différence d’âge est importante, oblige à la comparaison et conditionne la construction des hiérarchies. Le classement de son atteinte cardiaque dans une nomenclature des pathologies et des expériences, permet d’évaluer la distance personnelle à accomplir dans le processus de rééducation.
« Honnêtement moi, comparé aux gens ici qui ont eu une opération [sous‑entendu une opération chirurgicale], je me dis c’est rien à côté quoi » (Homme, 53 ans, métallier‑soudeur).
41La confrontation aux différentes expériences de la maladie crée un monde dans lequel il devient possible de hiérarchiser les positions et de créer une identité spécifique de malade parmi les malades. Chacun peut trouver le repère qui lui convient, se situer sur une échelle de gravité mais aussi d’adaptation face à la maladie.
42En plus de la prise en charge professionnelle qui reconstruit médicalement des trajectoires de maladie et permet au patient d’être un auxiliaire du médecin, s’appliquant pour lui‑même les recommandations, le partage d’une communauté de destin permet de valider pour les autres le rôle du bon auxiliaire médical.
« Ben, il y a déjà les anciens combattants, c’est ceux qui ont le plus de maladies possibles, là ils vous étalent tout. Ceux‑là sont redoutables, c’est là qu’il faut fuir, et puis il y en a qui racontent ben ci et là. Puis il y en a qui ont d’autres approches, qui disent, “bon au vélo aujourd’hui j’ai fait tant de minutes”, et puis “ah c’est mieux…”, qui ont pas du tout le même truc quoi » (Homme, 65 ans, retraité, ancien cadre supérieur).
43Si la fonction d’auxiliaire médical se fabrique dans les modalités pratiques de l’accompagnement et du soutien des patients entre eux, conduisant à mettre à disposition d’autrui ses propres compétences médicales, elle peut être aussi induite par les comparaisons, les défis et, de ce point de vue, déterminée par des implicites qui fixent les zones d’habileté et la distance à parcourir dans un processus de normalisation. Par exemple, les activités pratiquées en groupe (« vélo » et « marche ») donnent lieu spontanément à un classement des résultats individuels. La comparaison des patients entre eux génère une pression normative envers l’atteinte des exigences institutionnelles. La mise à l’épreuve sportive au sein du groupe conduit les patients à résister aux tentations « d’en faire plus » ou « d’en faire mal », ou à rechercher des appuis (autres personnes de même niveau que soi, etc.) plus compatibles avec le niveau de possibilités personnelles.
« Enquêteur : Et vous cette notion de performance, vous la partagez ?
Patient (Homme, 65 ans, retraité, ancien cadre supérieur) : Oui, moi c’est partagé parce que ça permet de se situer par rapport à des gens, ou plus jeunes, ou d’âge équivalent, ça permet de se situer en se disant : “Ah je suis pas si pourri que ça ou au contraire je suis très mauvais”. »
44Dans le jeu des relations entre patients, se définissent plus ou moins formellement des épreuves de comparaison. Elles sont conditionnées par le niveau de l’atteinte cardiaque et permettent aux patients de développer un jugement sur la valeur des personnes dans leur gestion de la maladie. Ces épreuves permettent à chaque patient de se situer dans une hiérarchie des exemples à suivre ou à éviter. Les habiletés médicales sont ainsi replacées à l’aune du collectif dans des façons de les mettre en œuvre. Dans certains cas d’excellence, elles peuvent constituer des marques de prestige qui font alors figure, tant pour les soignants que les patients, d’exemples universels.
45Les dimensions de l’intervention qui permettent au sujet malade d’accéder à une forme d’ « auto‑normativité » sont, comme nous venons de le voir, dans la transformation médicale du style de vie, dans la mise en réflexivité du patient et dans le fait d’en faire un acteur au service de la collectivité. La formation touche certes la connaissance, mais encore fait de l’usager lui‑même un opérateur dans la transformation du système de soins. Néanmoins, cette démarche de contractualisation visant à faire du changement comportemental un élément bénéfique pour soi‑même mais aussi pour les autres, n’est pas aussi lisse qu’elle apparaît dans l’enchaînement des procédures. Elle se trouve parfois mise à mal par une autre façon de penser l’autonomie, en particulier lorsque celle‑ci est soumise au processus d’individuation.
46Après avoir montré comment le dispositif de rééducation met en œuvre un régime de contraintes susceptibles d’infléchir la trajectoire de la maladie par le changement comportemental, nous caractérisons à présent le travail d’accord entre soignants et patients sur les comportements de santé. Si dans les développements précédents nous avons montré la mise au pli institutionnelle, et la façon dont le vocabulaire, les catégories de l’hygiène de vie sont constitutives pour les patients de l’expérience de la rééducation, il faut à présent resituer cet apprentissage dans le jeu des interactions soignants‑patients. La problématique du façonnage institutionnel des conduites d’hygiène de vie des patients reste pour le milieu médical une difficulté majeure. De nombreux travaux réalisés dans d’autres secteurs médico‑sociaux tels que la psychiatrie (Velpry, 2009) ou les maisons de retraite (Mallon, 2005) insistent sur la relation médicale conflictuelle induite par la gestion des modes de vie. L’autonomisation du patient tient une place prépondérante. Comme dans les comités d’éthique (Gagnon, 1998) qui délibèrent sur les normes, l’apprentissage de l’hygiène de vie porte tout autant pour le soignant que le patient sur le déchiffrement, l’expression des désirs ou des frustrations, des inquiétudes, des valeurs, du bien et du juste, etc. De façon générale, le régime particulier de la négociation résulte d’arrangements au sujet de ce qu’il convient de faire, où les professionnels essaient, comme le note Livia Velpry (2009) à propos des appartements thérapeutiques en psychiatrie, de moduler « leurs attentes et les contraintes afin d’amener le patient à être autonome ». Il s’agit, reprenant L. Thévenot (2006), de façonner « le convenable dans l’action normale », en associant au mieux le patient au travail médical.
- 29 . Certaines fiches sont par exemple intitulées « Et moi, je dois manger quoi ? » et définissent, se (...)
47La fabrique de l’auto‑soignant repose certes sur la conscientisation des limites et la mise à l’épreuve de la fonction d’auxiliaire médical. Mais elle dépend aussi de la possibilité de se défaire d’une norme médicale commune et impersonnelle, « d’une mise à distance de l’autorité du soignant, d’une norme collective qui justifie des traitements au nom d’une certaine idée de la normalité ou de la moralité » (Gagnon, 1998). L’autonomie du patient apparaît ainsi dans la relation au soignant comme la négociation d’une forme d’individualisation des recommandations. Nous nous appuyons sur des interactions conduites dans les ateliers éducatifs nommés « cuisine pédagogique ». La formation à l’hygiène alimentaire vise l’apprentissage de l’équilibre des apports en graisses ou en sucres en fonction des différents groupes d’aliments et l’identification des comportements jugés néfastes pour la santé. Les catégories d’aliments, leurs vertus ou leurs méfaits sont passés en revue, de sorte que les patients quittent le centre en sachant précisément quoi manger, quoi éviter29 ou encore quand et comment s’octroyer des écarts à la règle.
48Dans les travaux pratiques, la formation à la diététique se diffuse dans les gestes du quotidien à travers la gestion des repas. Elle reconstruit l’aliment selon ses valeurs nutritives. Partant de sa consommation courante et des dimensions symboliques, imaginaires, gustatives, elle (re)définit « l’espace du mangeable » (Poulain, 2002) dans une perspective hygiéno‑diététique. L’accord sur les conventions peut être établi à la fois dans une perspective d’affirmation de soi à travers les particularités d’une culture du goût, et dans une expression de responsabilité individuelle. La décomposition en nutriments est réalisée à partir de la pyramide alimentaire et de la qualité énergétique des aliments. Le patient apprend à dissocier le « bon » et le « bien », et à les recomposer suivant les valeurs nutritionnelles. Le modèle médical de la prescription, qui s’applique comme pour les médicaments, se réfère au dosage, à la qualité des produits, à la fréquence des prises. L’approche éducative favorise la discrimination des classes par le jeu des oppositions (aliments réputés « bons » (biens) pour la santé contre ceux « trop riches » en graisses, en sucres, en sel, ou au contraire « trop pauvres » en acides gras polyinsaturés, en glucides complexes, etc. souvent jugés bons (goût)). Face aux résistances que les patients opposent à de nouvelles pratiques qui bousculent les habitudes alimentaires, les soignants usent de stratagèmes pour obtenir un accord minimum sur les conventions.
« Dans l’extrait suivant, les patients suivent un atelier pratique sur le thème de l’alimentation dirigé par les diététiciennes du centre. Après une partie théorique sur les différents groupes d’aliments, leurs teneurs en graisses, en sucres ou en sel, les patients sont invités à parler de leurs habitudes quotidiennes. Le but étant de faire émerger les comportements jugés néfastes pour la santé et, si besoin est, de les corriger en proposant des solutions alternatives.
Diététicienne : Alors, deuxième partie, est‑ce que par rapport à ces légumes y’en a dont vous voulez parler ? Est‑ce qu’il y a des légumes qui vous interpellent ?
Patient : l’avocat ?
Diététicienne : l’avocat… qu’est‑ce qui vous tracasse par rapport à l’avocat ?
Patient : on nous dit que c’est gras…
Diététicienne : Bon, effectivement les légumes n’amènent pratiquement pas de matières grasses, c’est surtout de l’eau et des fibres. Mais l’avocat effectivement amène de la graisse. C’est de la graisse végétale… donc celles qui sont conseillées, il y a pas de souci. Mais il y a quand même 14 % à 15 % de matière grasse végétale dans un demi‑avocat.
Un autre patient : donc il faut pas en abuser…
Diététicienne : alors voilà. Vous pouvez manger de l’avocat, il ne faut pas en abuser comme dit Monsieur C., mais surtout il ne faut pas y rajouter ? [Elle fait mine de poser la question à l’auditoire]
Plusieurs patients, en chœur : de la mayo !…
Diététicienne : [visiblement heureuse de la clairvoyance de son auditoire] De la mayonnaise ! Bien sûr ! »
49Le travail cognitif fondé sur les représentations corrige les fausses croyances ou vérifie les connaissances acquises. Il invite les patients à se fondre dans le raisonnement médical. Il s’agit de compléter des propositions, de reprendre collectivement des idées émises par quelques‑uns, de décomposer le geste alimentaire afin d’induire un cheminement par étape. Chacune des modalités nécessite une validation par la preuve argumentée du soignant. La discrimination, la comparaison constituent les modalités d’un raisonnement hypothético‑déductif qui questionne le patient dans ses habitudes. Par la situation pédagogique, soignants et patients explorent des conflits de représentations qui, selon les cas, se soldent par un accord sur la partie négociable des habitudes. Le groupe, dans la mesure où il est acquis à la cause médicale, peut servir de caisse de résonnance signifiant au patient le chemin de la raison. Si le modèle alimentaire médical ne peut être par principe rejeté par les patients, il entre en concurrence avec la réalité sociale, comme le montre Anne Lhuissier (2006) à propos des modèles de prévention de l’obésité. Il fait l’objet d’attaques qui le déconnectent et l’opposent pratiquement à la force des habitudes de vie et leurs ancrages culturels – le coût des aliments de qualité, le temps d’organisation des repas, les rythmes des repas, l’engouement pour la restauration rapide, etc. Afin d’obtenir un accord sur les conventions, il faut alors, pour les soignants, faire preuve d’inventivité et renforcer les conflits de représentations, en passant des considérations diétético‑hygiéniques à des jugements sur la grandeur des conduites.
« Un peu plus loin dans la discussion, le débat porte sur l’utilisation du chocolat dans les desserts. Plusieurs patients font part des difficultés rencontrées dans l’usage de la pâte à tartiner bien connue chez les plus jeunes. Alors que la diététicienne expose, avec un certain optimisme, une solution pour en finir avec celle‑ci, certains patients se montrent plus dubitatifs.
Diététicienne : [sur un ton ironique] Alors je me suis amusée à faire ça [des crêpes] une fois avec du Nutella. Alors déjà, les cuillères on les fait grandes, comme c’est bon on lèche. Alors, attention à ça. Pour les crêpes, faites fondre du chocolat…
P1 : [un peu perplexe] Ouais…pas simple.
P2 : Ça devrait être interdit [le Nutella]
Diététicienne : Voilà donc attention à ça. Alors en effet vos enfants ils vont dire, “oui, mais mon copain il en a”. Oui mais si vous leur faites goûter du bon pain avec du beurre, du cacao en poudre…
Un autre patient : Comme on faisait…
Diététicienne : Oui voilà comme vous faisiez vous, je pense. Vous n’aviez pas du Nutella peut‑être en ce temps‑là, vous le réclamiez pas et c’était aussi bon.
P1 : Je leur ai déjà dit qu’il fallait faire attention. Parce que j’ai déjà fait une attaque il y a dix ans de ça, mais que ce soit mes filles, comme mon garçon, lui c’est le pire hein. Son Nutella je lui dis faut pas en manger parce que c’est catastrophique et il me regarde : “mais j’ai le temps”…
Diététicienne : Et qui c’est qui l’achète le Nutella ? [Rires dans salle]
P1 : Mais ils ont de l’argent de poche et… ils vont l’acheter.
Diététicienne : C’est ça, vous demandez à vos enfants d’être responsables.
P2 : Oui c’est vrai en général ils ont de l’argent de poche…
Diététicienne : Alors peut‑être, oui, je pense qu’ils sont adolescents…
P1 : Non, mais aujourd’hui il a grandi, il a 21 ans, il continue à bouffer du Nutella.
Diététicienne : Alors quand ils sont plus petits ce qui peut être intéressant c’est de ne pas en racheter, c’est nous qui maîtrisons les achats. Deuxième chose, moi c’est quelque chose que je fais à l’école maternelle, je leur fais faire comme exercice, on les aide à décomposer les sucres hein. Mais rien que de visualiser, après quand on les voit en consultation, qu’ils me disent, les parents, “ah oui depuis que vous êtes passée, les courses c’est plus trop la joie parce que tout ce que je mets dans le chariot ils me l’enlèvent”.
P1 : Ben moi il m’a sorti simplement “t’as fait ton attaque à 42 ans, j’ai le temps”. Donc c’est délicat.
P2 : Peut‑être qu’on n’est pas assez pédagogues aussi.
P1 : On n’est peut‑être pas assez pédagogues mais… c’est sur le Nutella, ça peut être sur le camembert aussi hein. »
50Le changement comportemental résulte d’une épreuve de grandeur dans la mesure où, pour le soignant et les patients, le raisonnement médical ne se réduit pas à un calcul technique sur la valeur des nutriments. Les soignants peuvent, à l’image des pédagogies utilisées dans les « théâtres forum », susciter la participation en délivrant un anti‑message, en déplaçant le débat sur la responsabilité de l’adulte à l’égard de la jeunesse, en faisant monter en généralité la connaissance technique, en intégrant cette dernière à une démarche citoyenne et solidaire. L’autonomie s’élargit d’une perspective d’auto‑soin à une capacité à développer pour soi et autrui une démarche préventive. Les séquences, introduites par le soignant racontent des histoires vraies, ou présentent des fictions qui servent d’appui pour discuter des expériences de vie. Les échanges plus ou moins conflictuels sur les convenances diététiques sont autant de négociations autour de la liberté, de la justice, de la dignité ou encore de la responsabilité individuelle ou collective. Le transfert du conflit de représentations, des préceptes nutritionnels à une vision politique des relations sociales intergénérationnelles, a pour objectif de donner aux personnes des outils leur permettant de se construire comme sujets agissants. L’autonomie est dépendante, ici, des ressources dont disposent les patients et qui autorisent des choix. Ils peuvent partager le point de vue médical en dénonçant d’autres formes de dominations plus contraignantes. Ils peuvent aussi préserver d’autres options comme protéger leur liberté en manifestant de la complaisance. Les soins de santé sont l’occasion pour les patients d’une affirmation de soi contre la domination médicale.
« Oh l’alimentation… je vais faire attention quand même. Je vais essayer de pas manger comme j’ai mangé avant, mais je peux vous dire que si un jour je veux me faire plaisir je le ferai. Pas le faire tous les jours… si ils disent qu’il faut pas le faire, il faut quand même les écouter. Mais moi je changerai pas grand‑chose » (Homme, 53 ans, métallier‑soudeur).
51La mise en œuvre d’un traitement et son suivi à long terme sont, comme le montrent Anselm L. Strauss et Barney G. Glaser (1975), dépendants de certaines conditions comme l’absence d’interférence avec les activités quotidiennes les plus importantes. De ce point de vue, on peut comprendre que les négociations portent sur l’acceptabilité des contraintes imposées par des régimes ou des changements d’habitudes. Les préconisations plus générales du Programme national nutrition santé (PNNS) sont d’ailleurs explicites à l’égard des recommandations. Elles s’affichent dans les politiques publiques comme non restrictives et orientées avant tout sur leur compatibilité avec les modes de vie et les habitudes alimentaires. Le raisonnement médical s’impose malgré tout, poussant le patient à la subjectivation. L’acte alimentaire, si simple et coutumier, devient, au crible de la nutrition, éminemment calculé. Il devient une technologie du pouvoir médical qui, reprenant M. Foucault (1994), « subjugue et assujettit ». Les soignants eux‑mêmes sont pris dans cette spirale de la technique. Les outils qu’ils tentent de diffuser aux patients, leur permettant de gérer en toute liberté et créativité leurs habitudes, sont détournés de leur fonction. Ils deviennent des instruments de contrôle de soi au profit d’un bien‑être. Il s’agit pour le soignant de lever des interdits, d’associer la norme au plaisir, à la jouissance tout en incitant le patient à faire preuve de réflexivité, à énoncer lui‑même la norme à laquelle il souhaite se soumettre.
« La discussion, en conférence collective, porte sur la manière d’associer les aliments entre eux et la fréquence à laquelle les patients peuvent s’accorder des écarts. La méthode diététique proposée insiste sur l’absence d’interdiction ou de privation, en préférant une répartition équitable des repas et des quantités plus modérées.
Diététicienne : Le problème également c’est que vous essayez de manger un peu de tout à chaque fois. On va donc essayer de simplifier. J’insiste bien sur le fait que simplifier ce n’est pas supprimer. Mais c’est le déplacer. Donc on va essayer de dissocier en faisant des repas, par exemple “charcuterie”, en faisant des repas “fromage”, etc. Vous l’avez testé celui‑là il me semble, hier soir ?
Patient : Oui.
Diététicienne : Est‑ce que ça vous a convenu ?
Patient : C’est trop.
Diététicienne : C’est trop ? [interloquée] En quantité ?
Patient : Non, en fait, j’aime mieux un bout de fromage tous les jours que trois d’un coup.
Diététicienne : D’accord. Est‑ce qu’après le repas vous aviez faim ? [elle veut aller malgré tout au bout de son raisonnement]
Patient : Non.
Diététicienne : Donc ça suffit au niveau quantité ?
Patient : Oui. Mais je préfère en manger tous les jours.
Diététicienne : Vous êtes tous d’accord sur le fait que vous préférez en manger tous les jours ? [cette fois‑ci, elle tente de prendre le groupe à témoin, croyant faire du patient précédent une exception]
Les patients : Oui, plus souvent. Pas forcément tous les jours mais de temps en temps.
Diététicienne : D’accord, donc pas tous les jours. Est‑ce qu’il y en a qui ont eu faim après le repas ?
Les patients : Non.
Diététicienne : D’accord. Est‑ce que vous avez semblé faire un effort ? Est‑ce que vous avez l’impression qu’on vous interdit de manger des choses ?
Patient : Moi je me souviens dans les années 2000, j’avais fait une crise, on nous interdisait de manger du fromage.
Diététicienne : Pas du tout. Enfin, pas du tout maintenant… C’est pour ça, il n’y a rien qui est interdit en diététique. C’est vraiment les déplacer. Donc, si je m’attarde sur les fromages, c’est parce que vous les avez mangés hier soir. Le but est de ne pas manger charcuterie et fromage au cours du même repas. Mais si vous faites un repas fromage, c’est très bien, aujourd’hui vous compensez en allant faire de l’activité et avec le repas de midi. Avec des haricots. Pourquoi pas, pour les plus gourmets de sucre, des repas « gâteaux » ? Si ça vous fait plaisir. Mais le tout c’est de ne pas associer tout ça au même repas.
Patient : Quelle est la fréquence de ces repas ?
Diététicienne : Alors…
Un autre patient : Parce que moi je ne mange ni charcuterie, ni fromage, ni dessert.
Diététicienne : Pas vous. Mais vous c’est autre chose…[le patient est diabétique, ce qui constitue ici un cas à part]. Alors le repas de charcuterie tel quel, celui qu’on a vu en photo, ça se fait une fois par mois. Ou, sinon, pour ceux qui n’aiment pas ces formules repas, une fois par semaine, de la charcuterie c’est possible. Mais pas le plat en entier. D’accord ? 100 grammes à peu près. Deux ou trois morceaux. Le repas “fromage”, on pourrait dire une fois tous les quinze jours ou trois semaines. Quand je dis fromage c’est autour des 150 grammes. Comme hier. Si vous n’aimez pas ces formules repas, vous pouvez en manger par semaine, trois fois dans la semaine mais à raison de 30 grammes à chaque fois. Si c’est un repas “gâteaux”, c’est plus occasionnel. Est‑ce que vous en ferez toutes les semaines ?
Les patients : Non.
Diététicienne : Donc voilà c’est plus charcuterie, fromage. Donc en gros, quand vous avez fromage, ne mangez pas de charcuterie avant, d’accord ?
Patient : Oui. Et le jambon ?
Diététicienne : Alors le jambon ce n’est pas de la charcuterie mais une viande maigre. Le problème avec le jambon c’est le sel. Par exemple pour ceux qui achètent du jambon sous cellophane, c’est trois grammes de sel pour cent grammes…
Patient : Oui mais le jambon blanc sans sel c’est dégueulasse…
Diététicienne : Mais qui vous en parle de jambon sans sel ? NON !! On n’est pas du tout dans du sans sel, dans de l’interdit ! Du vrai jambon, que vous achetez chez le charcutier. Est‑ce que tout le monde a compris que rien n’est interdit, hein ?
Un autre patient : [en marmonnant] Ça change tout le temps de toute façon.
Diététicienne : Et oui. Les études changent, les comportements changent. Tant mieux si ça change en mieux. »
52Prise au piège du modèle qu’elle est censée faire passer aux patients, la soignante se résout à diffuser le pattern d’un mode d’emploi (« fromage » ou « charcuterie »). Mais, ce faisant, les calculs convoquent, par‑delà les associations d’aliments et les calories perdues ou gagnées, une compétition des savoirs ordinaires et experts. La réflexivité du patient se déploie non pas tant sur l’apprentissage des normes que sur le fait de devoir en assumer l’application. Il s’agit pour lui de faire converger une indication plus ou moins personnalisée de consommation, avec un mode de socialisation. La négociation concerne une demande de prise en compte des conditions de vie qui sonne comme une affirmation de soi dans le colloque singulier. Le patient cherche son autonomie dans un conflit de légitimité entre le caractère rationnel de la recommandation – voire irrationnel du fait de l’incertitude sur ce qu’il convient de faire – et le caractère relationnel de la conduite à adopter. Par le travail de subjectivation, les recommandations sont réélaborées dans la capacité à se dire et à se raconter. Le cadre des interactions autorise voire, comme nous l’avons vu dans l’observation précédente, suggère le conflit de perspective. Les soignants doivent gérer la situation paradoxale de la médicalisation du style de vie qui conduit inéluctablement à penser le bien‑être dans les catégories de la maladie ou de la santé. Ils doivent former à l’autonomie en tenant compte du fait que l’émancipation du patient passe par l’extension des recommandations du domaine de la santé publique à la sphère de la morale privée. C’est alors la perspective d’une intervention globale qui insère la personne dans un réseau d’activités la considérant comme sujet désirant, qui peut être la forme aboutie du processus d’assujettissement. Se sachant dans une prise en charge globalisante, et qui plus est collectivement partagée par les pairs, le patient en vient à superposer les registres biologiques, moraux, psychologiques sur la gestion de sa vie. L’institution peut renforcer ce processus de médicalisation en libérant « l’espace normatif » (Gagnon, 1998). La « neutralité » mise en œuvre dans l’intervention peut faciliter l’ajustement du processus de médicalisation tout en créant un brouillage sur le transfert de la normativité médicale.
- 30 . Cette recherche de neutralisation est très présente dans les techniques utilisées en éducation du (...)
53Dans la gestion des habitudes de vie, les négociations opposent une logique de contrôle de la maladie à une logique de contrôle des libertés individuelles. Ces deux logiques qui se déploient dans le même temps doivent s’accorder : médecins et malades sont engagés dans un effort réciproque de maintien de la relation. Comme cela est montré au sujet des négociations autour d’un diagnostic « acceptable » (Cazal & Génolini, 2013), le médecin ne veut pas perdre son patient en quête de sécurité. Sur cette relation d’interdépendance, l’autonomie dans le champ de la rééducation apparaît comme une construction conjointe conduisant le patient à développer des compétences fonctionnelles nouvelles comme autant d’options et comme résultat d’une affirmation de soi. Par ailleurs, les professionnels sont engagés dans une approche de l’autonomie qui vise l’alignement des conduites sur la norme médicale et affaiblit dans le même temps la transcendance d’une valeur générale de la normativité experte. Ce faisant, ils renforcent le processus de médicalisation rendant perméable l’orthodoxie médicale aux normes individuelles fondées sur le caractère fonctionnel des comportements. Ce travail sur l’autonomie apparaît comme doublement conflictuel : pour le patient, qui doit se frayer un chemin dans l’espace des contraintes médicales ; pour le soignant, qui conforte le processus de médicalisation par des stratégies visant à délégitimer voire affaiblir certaines contraintes comportementales pour mieux en faciliter l’adoption. La figure contractuelle de l’auto‑soignant se définit au croisement de deux mouvements : l’un, qui trouve dans la contestation de l’autorité médicale les moyens d’une subjectivation propice à l’affirmation de soi comme sujet et non comme objet de la médecine ; l’autre, qui renforce la médicalisation en jouant sur la globalisation de la prise en charge et la neutralisation30 du jugement de valeur sur la porosité des domaines couverts par la médecine.
54Comme le soulignaient déjà Claudine Herzlich et Janine Pierret (1984) à propos des conditions sociales liées à l’émergence du patient « auto‑soignant », être autonome dans la gestion d’une maladie chronique ne signifie pas tout à fait pour la personne choisir ou agir librement. Cette liberté dans la gestion de la maladie est contractuellement établie au sein de l’établissement de rééducation et conduit in fine le patient à endosser une certaine conception de l’autonomie. Nous avons montré comment le cadre institutionnel et les épreuves de rééducation fabriquent une approche de l’autonomie construite à l’intersection de deux mondes sociaux dont les frontières sont définies par les « limites d’une communication efficace » (Strauss, 1992) : le monde des soignants qui promeuvent une conception sanitaire et hygiénique du style de vie, reclassant les usages quotidiens de l’activité physique et de l’alimentation en technologies de gestion de la maladie ; le monde des patients qui, pour s’en remettre au corps médical dans la gestion d’une maladie, revendiquent leurs singularités. Si les termes du contrat sont posés par le cadre des épreuves rééducatives, ils sont aussi négociés dans les interactions.
55Le dispositif instaure les règles du contrat par une discipline appliquée au corps permettant l’apprentissage sécuritaire du « bien manger et bouger » fondé sur le mieux‑être et l’objectivation, l’auto‑évaluation des capacités individuelles. Le contrat vise la traduction du savoir médical en savoir ordinaire, demandant au patient de « conscientiser » les nouvelles limites corporelles, de les expérimenter sous contrôle et de les entretenir en toute sécurité. L’éducation par l’expérience des épreuves vise l’éveil d’une sensibilité diagnostique et d’une réflexivité liant la sensation, son explication médicale et les seuils d’alerte. La sensation de fatigue, de transpiration, de faim, etc., devient « un instrument psychique permettant au sujet de maintenir son pouvoir d’agir » (Tourette‑Turgis, 2013). Il est aidé en cela par l’enrôlement collectif et citoyen (professionnels et patients) situant l’auto‑soin dans une dynamique d’attention aux autres. La croisade morale qui associe, dans le même combat, soignants et soignés, sanctuarise le bien commun du bien‑être par la santé.
56Si ce contrat apparaît consensuel tout au long d’un apprentissage au terme duquel soignants et patients sont impliqués dans des activités bénéfiques pour les usagers et le système de santé, il n’en reste pas moins que le travail sur l’autonomie est conflictuel. La contractualisation de l’autonomie se réalise dans une dynamique d’ajustements réciproques entre patients et soignants, qui renforcent le processus de médicalisation. La gestion de la maladie apparaît comme un assujettissement à un ordre médical qui libère. Cette libération étant possible grâce à un processus de subjectivation qui conduit le patient inséré dans la bulle médicale à se penser comme sujet attaché à la connaissance, à la réalisation de soi et à la défense de son identité. Elle est aussi rendue possible par l’effort des soignants à retravailler l’injonction normative au profit de l’adaptation des conduites d’hygiène et du maintien de leur application.
57La figure contractuelle de l’auto‑soignant conduirait le renforcement d’une médicalisation qui, en étendant son pouvoir d’action aux styles de vie, inviterait à penser l’« empowerment » à deux niveaux : comme capacité à accroître un pouvoir d’action sur sa santé par l’apprentissage de certains savoirs ou techniques médicales utiles à la gestion de la maladie ; comme capacité à négocier avec le milieu médical, favorable à une émancipation du sujet. Il ne s’agit pas seulement, sur cette seconde conception, d’accroître « l’estime de soi », mais de mettre les patients en mesure d’éprouver, au cours du temps de la rééducation, un « régime de justice » (Boltanski & Thévenot, 1991).