Navigation – Plan du site

AccueilVie de la revueComptes rendus2015Ségrégation et fragmentation dans le(…)

Ségrégation et fragmentation dans les métropoles. Perspectives internationales

À propos de Marion Carrel, Paul Cary & Jean Michel Wachsberger (dir.), Ségrégation et fragmentation dans les métropoles. Perspectives internationales (Presses Universitaires du Septentrion, 2013)
Eleonora Elguezabal
Référence(s) :

Marion Carrel, Paul Cary & Jean Michel Wachsberger (dir.) (2013), Ségrégation et fragmentation dans les métropoles. Perspectives internationales, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 354 p.

Texte intégral

  • 1 . Paul Cary & Sylvie Fol (dir.) (2012), « Les métropoles face aux dynamiques de ségrégation et frag (...)

1Ségrégation et fragmentation dans les métropoles est un ouvrage collectif issu d’une journée d’études réalisée en 2011 à l’Université Lille 3, où les trois directeurs, Marion Carrel, Paul Cary et Jean‑Michel Wachsberger, sont maîtres de conférence en sociologie. Les quatre parties qui composent l’ouvrage (« Concepts et mesures », « Contextes », « Impact des institutions », « Acteurs et contournements ») réunissent quinze contributions, en plus de l’introduction et de la conclusion ; quatre autres contributions à la journée d’études ont été publiées dans un numéro récent de la revue Géographie, économie, société1. Ces quinze contributions sont diverses en termes disciplinaires (sociologie, anthropologie, géographie, science politique, urbanisme), de démarche (discussion et analyse théorique et méthodologique, études de cas empiriques), de méthode et d’échelle (analyse statistique, enquêtes par entretien, enquêtes ethnographiques, enquêtes issues de programmes de recherche‑action), en termes d’approche et de terrain.

« Ségrégation » ou « fragmentation » ? Enjeux théoriques et méthodologiques

2Les enquêtes empiriques réalisées par les auteurs portent sur différentes villes du monde (Rio de Janeiro, Lima, La Havane, Johannesburg, Lille, Recife…). Les aborder comme des « métropoles » constitue l’hypothèse générale sur laquelle repose l’ouvrage, à l’instar des travaux de l’ « école de Los Angeles » et de Saskia Sassen sur la « ville globale » : à la suite de la globalisation et de la fin du fordisme, les instances de pouvoir et les activités économiques se concentrent aujourd’hui dans les grandes villes et les transforment. Sur la base de cette hypothèse (qui est prise comme point de départ plus qu’elle n’est véritablement discutée), l’ouvrage s’interroge sur les formes que prennent les rapports sociaux et la différenciation spatiale des groupes dans ces métropoles. Cette différenciation peut‑elle être encore saisie à travers la notion de ségrégation, au sens d’une mise à distance territoriale des différents groupes mais impliquant des rapports d’interdépendance entre eux, conformément aux analyses de l’école de Chicago ? Ou, au contraire, l’ouverture des villes aux réseaux globaux aurait‑elle pour conséquence leur fragmentation socio‑spatiale ? Paul Cary et Sylvie Fol soulignent, dans l’introduction, combien cette problématique a été développée aux États‑Unis et en Amérique latine, alors qu’en France elle n’a eu que peu d’écho. S’ils se penchent en faveur de l’hypothèse de la fragmentation et de son irréductibilité par rapport à la ségrégation, l’ensemble des auteurs de l’ouvrage ne partagent pas tous ce choix et plusieurs sont ceux qui s’y opposent, qui prennent des positions nuancées ou qui ne s’inscrivent pas directement dans ce débat.

  • 2 . Jacques Revel (dir.) (1996), Jeux d’échelles : la micro‑analyse à l’expérience, Paris, Gallimard/ (...)

3En effet, bien que certains auteurs fassent usage de la notion de fragmentation dans leurs analyses, les arguments en sa faveur sont peu développés. Ainsi, Paul Cary reprend cette hypothèse dans sa contribution sur les malls, mais n’y voit qu’une configuration parmi d’autres. Jean‑Michel Wachsberger souligne l’intérêt de cette notion, mais met en évidence le manque d’un outil statistique capable à l’heure actuelle de l’objectiver. L’objectif de cet auteur est de proposer des pistes pour construire un outil statistique adapté, mais son constat m’amène à poser une autre question : s’il n’y a pas d’outil statistique permettant d’objectiver la fragmentation socio‑spatiale (alors même qu’il s’agit avant tout d’une notion macro‑analytique), sur quelles preuves reposent les travaux qui défendent cette hypothèse, au‑delà des analyses purement spatiales ? Est‑ce que la fragmentation tient ferme lorsqu’on la soumet à des études à l’échelle micro, attentives aux pratiques et expériences des acteurs ? La variation d’échelle se révèle alors riche pour le débat2.

4Parmi les enquêtes empiriques localisées présentées dans l’ouvrage, peu nombreuses sont pourtant celles qui s’inscrivent explicitement dans ce débat entre ségrégation et fragmentation. Celles qui le font relativisent, voire même réfutent la pertinence de la notion de fragmentation pour rendre compte de la réalité observée. Ainsi, le travail d’Émilie Doré montre la porosité des frontières d’un territoire qui pourrait a priori constituer un fragment – un lotissement de la périphérie de Lima dans lequel des familles de classe moyenne cherchent un espace d’entre‑soi. Contraintes économiquement, ces familles ont besoin d’augmenter leurs revenus et, pour cela, elles construisent des étages supplémentaires dans leurs maisons pour les mettre en location, ce qui a pour conséquence de densifier le quartier et de le rendre socialement hétérogène. À partir d’un cas emblématique comme l’est celui des favelas de Rio, Michaël Chétry souligne les limites de la notion de fragmentation lorsqu’il met en évidence la participation de leurs habitants à la ville – grâce à l’analyse de leurs trajectoires résidentielles, de leurs mobilités et de la diversité de leurs pratiques (laborieuses, scolaires, culturelles, sportives, de loisir, commerciales, de sociabilité, etc.). Il montre ainsi l’articulation de ces territoires à l’ensemble.

  • 3 . Elguezabal Eleonora (à paraître), Frontières urbaines : les mondes sociaux des copropriétés fermé (...)
  • 4 . Mark Ellis, Richard Wright & Virginia Parks (2004), « Work together, live apart? Geographies of r (...)

5L’intérêt de la notion de fragmentation apparaît donc nuancé à la lecture de ces contributions. S’il y a peu d’arguments en sa faveur, les critiques ne sont pas réfutées par ailleurs. C’est notamment le cas des observations de Michaël Chétry, qui montrent les biais qui consistent à prendre en compte uniquement la localisation résidentielle pour objectiver la structure socio‑spatiale des villes : une telle démarche risque en effet de représenter comme des enclaves des espaces qui ne le sont pas. Par ailleurs cette remarque est valable non seulement pour les lieux considérés comme des « ghettos de pauvres » mais aussi pour ceux qui sont couramment caractérisés comme des « ghettos des riches », dans la mesure où ce sont – comme j’ai pu l’observer dans mes propres recherches3 – non seulement des espaces résidentiels des classes aisées mais aussi des lieux de travail pour de nombreux employés de service appartenant aux classes populaires. Ces conclusions rappellent également l’étude de Mark Ellis, Richard Wright et Virginia Parks qui montre, à partir d’analyses statistiques et cartographiques, que Los Angeles apparaît comme une ville « moins ségréguée » lorsqu’on prend comme référence la localisation des emplois plutôt que la localisation résidentielle4. Parce que le choix des outils a des incidences sur les résultats obtenus – comme le souligne Jean‑Michel Wachsberger –, leur croisement permet d’identifier des lacunes et des contresens et d’ouvrir des pistes pour contourner ces biais.

Un retournement réflexif : les pratiques et stratégies des acteurs face à la différentiation sociale des territoires

6Le débat entre ségrégation et fragmentation n’est pas développé par l’ensemble des auteurs qui participent à l’ouvrage. Au moins pour une partie d’entre eux, cela s’explique par le fait qu’ils abordent la territorialisation des groupes sociaux moins comme un « reflet » ou comme une « cristallisation » que comme un enjeu pour les acteurs. Ainsi, la contribution de Dominique Vidal montre comment les immigrés mozambicains à Johannesburg ont pour stratégie de passer inaperçus et se gardent de s’approprier d’un quartier spécifique. De même, la contribution d’Hugo Lefebvre met en évidence comment, dans des conditions précises et selon des intérêts particuliers, des acteurs institutionnels (les élus, administrations locales et responsables de l’aménagement ainsi que les promoteurs) déploient des stratégies face aux dynamiques de ségrégation résidentielle (en l’occurrence, la périurbanisation des classes moyennes de la Baie de San Francisco). C’est de fragmentation politique (et non de fragmentation socio‑ spatiale) que traite cette contribution, qui explique la concentration territoriale de la crise des subprimes par la concurrence des administrations locales cherchant à attirer des capitaux. En effet, de manière générale, les contributions de la troisième et de la quatrième partie de l’ouvrage portent sur les pratiques et stratégies que différents acteurs développent face à la différenciation sociale des territoires. Face au diagnostic de fragmentation socio‑spatiale, les acteurs institutionnels proposent des mesures (telle la « mixité sociale »), les négocient et entrent en conflit entre eux (comme le montrent les contributions de Maud Le Hervet et Marianne Hérard) ; les politiques qu’ils mettent en œuvre impliquent aussi les habitants, qui y trouvent des ressources ou, au contraire, y voient une menace contre leur appropriation du territoire (contributions de Samira Belbachir, Clémence Bienvenu, Caroline Bert Délé, Gaëlle Duchaussoy et Mohamed‑Raouf Rahmania, et d’Éric Marlière).

7On repère donc, dans ces autres contributions, un retournement de la question de la différenciation spatiale des groupes et de l’usage des notions de ségrégation et fragmentation. C’est un retournement réflexif, au sens où il s’agit moins de discuter des outils théoriques et méthodologiques pour objectiver la différenciation sociale des territoires que d’analyser la façon dont les différents acteurs se la représentent et agissent en conséquence. Ce retournement enrichit l’ouvrage, mais reste peu développé. Il n’est pas explicité dans l’introduction et dans la conclusion, qui sont focalisés sur le débat entre ségrégation et fragmentation. Par ailleurs, bien que plusieurs contributions montrent comment les acteurs (notamment institutionnels) orientent leurs actions sous l’emprise des thèses savantes sur la structure socio‑spatiale des villes, en particulier en termes de fragmentation, la question des conditions d’énonciation, de circulation et d’appropriation de ces thèses n’est pas posée de front. Quelques contributions individuelles abordent néanmoins la question – notamment la contribution de Michaël Chétry, qui donne des éléments sur l’émergence et les usages de la notion de fragmentation au Brésil, et celle d’Ana Maria Melo, qui porte sur l’appropriation à Lille et Recife du modèle de la planification stratégique, censé justement pallier la fragmentation. Quant à la contribution de Pedro de Almeida Vasconcelos, qui offre une analyse de contenu des différentes notions utilisées pour traiter de la différenciation sociale dans l’espace urbain, elle ne se penche pas sur les conditions de leur énonciation et de leur usage. Enfin, l’analyse des conditions d’énonciation, circulation et appropriation de la notion de ségrégation permettrait sûrement d’élucider les raisons et les enjeux de sa connotation négative, telle qu’elle a été soulignée par plusieurs auteurs de l’ouvrage.

8Ségrégation et fragmentation dans les métropoles contribue donc à rendre explicites les termes du débat entre ségrégation et fragmentation, central pour les études urbaines menées surtout en langue anglaise mais moins développé en France. Grâce à la diversité disciplinaire, d’approche, d’échelle et de méthode, il offre aussi quelques pistes pour le dépasser.

Haut de page

Notes

1 . Paul Cary & Sylvie Fol (dir.) (2012), « Les métropoles face aux dynamiques de ségrégation et fragmentation », Géographie, économie, société, vol. 14, n° 2, 120 p.

2 . Jacques Revel (dir.) (1996), Jeux d’échelles : la micro‑analyse à l’expérience, Paris, Gallimard/Le Seuil, « Hautes Études ».

3 . Elguezabal Eleonora (à paraître), Frontières urbaines : les mondes sociaux des copropriétés fermées, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Géographie sociale ».

4 . Mark Ellis, Richard Wright & Virginia Parks (2004), « Work together, live apart? Geographies of racial and ethnic segregation at home and at work », Annals of the Association of American Geographers, vol. 94, n° 3, pp. 620‑637.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Eleonora Elguezabal, « Ségrégation et fragmentation dans les métropoles. Perspectives internationales », Sociologie [En ligne], Comptes rendus, 2015, mis en ligne le 16 juin 2015, consulté le 15 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/2542

Haut de page

Auteur

Eleonora Elguezabal

eleonora.elguezabal@dijon.inra.frChargée de recherche en sociologie au CESAER (INRA) ‑ 26, bd Docteur Petitjean ‑ BP 87999 ‑ 21079 Dijon Cedex

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search