Classes préparatoires
Muriel Darmon (2013), Classes préparatoires. La fabrique d’une jeunesse dominante, Paris, La Découverte, « SH, Laboratoire des Sciences Sociales », 280 p.
Texte intégral
- 1 . Muriel Darmon (2013), Classes préparatoires. La fabrique d’une jeunesse dominante, Paris, La Déc (...)
1Comment la sociologie peut‑elle penser les classes préparatoires aux Grandes écoles (CPGE), au‑delà des très nombreuses controverses autour de leurs missions, de leurs méthodes et de leur coût social ?1
- 2 . Darmon Muriel (2003), Devenir anorexique, Paris, La Découverte.
2C’est l’objectif que se donne Muriel Darmon dans cet ouvrage qui porte sur les processus de socialisation au sein d’un espace académique traditionnellement dédié à la formation des élites. C’est dire si l’étude s’inscrit dans la continuité du parcours de recherche d’une auteure qui avait déjà mené une analyse sur la transformation des individus et l’incorporation des dispositions, dans le cadre de son enquête sur le parcours de jeunes anorexiques en hôpital psychiatrique2. L’enquête se situe ici encore au sein d’un espace‑limite, celui des classes préparatoires scientifiques et économiques d’un « grand » lycée de région, qui sert de loupe aux processus de socialisation institutionnelle (par quels moyens l’institution parvient‑elle à transformer les individus ?) mais également aux processus de socialisation informelle, avec une attention particulière portée au rôle des pairs.
3Ici, la notion de « carrière » employée dans son premier opus disparaît temporairement, à la faveur d’une approche plus configurationnelle visant à tenir la prépa « par tous les bouts ». L’étude porte ainsi sur les dispositifs de socialisation à l’œuvre, notamment par le biais de l’action pédagogique des enseignants, mais également sur les aspirations des élèves et éclaire l’ensemble des dispositions scolaires, professionnelles et sociales en cours d’intériorisation. Dès lors, la carrière s’exprime moins dans l’analyse longitudinale des parcours des individus qu’au titre d’une série d’interactions sociales saisies sur le vif et présentées chronologiquement. En cela, l’étude se concentre moins sur les processus de certification académique des élites sociales que sur les modalités de transmission pédagogique et d’apprentissage à l’œuvre en prépa.
- 3 . Bourdieu Pierre (1989), La Noblesse d’État, Paris, Éditions de Minuit.
- 4 . Lahire Bernard (2008), La Raison scolaire. École et pratiques d’écriture, entre savoir et pouvoir(...)
4L’approche demeure néanmoins fidèle aux productions bourdieusiennes sur les classes dominantes à l’école : l’auteure propose ainsi d’étayer empiriquement la thèse de l’enfermement symbolique et temporel des préparationnaires, développée par Pierre Bourdieu et Monique de Saint‑Martin dans La Noblesse d’État3. Le cadre d’apprentissage des classes préparatoires ne se caractériserait pas seulement par un enfermement matériel, mais également par un enfermement temporel, créé par l’intense accumulation des travaux et des devoirs à rendre. La disposition à acquérir, bon gré mal gré, n’est alors pas seulement celle d’une forme de soumission aux cadres institutionnels et la « mise au travail » des élèves selon des conditions conformes aux exigences des concours, mais également celle de la maîtrise du temps, de ses accélérations, de ses soubresauts et de ses pauses. De ce point de vue, ce qu’enseigne la prépa ne relève pas seulement d’un ensemble de « trucs et astuces » visant à la réussite académique, mais relève également de dispositions sociales réflexives et « méta », spécifiques « à ceux chargés d’exercer le pouvoir »4. L’acquisition de cette disposition n’en demeure pas moins largement inégalitaire et creuse encore les divergences entre ceux qui, de par leur parcours scolaire et familial antérieur, y sont préparés de longue date, et les autres, qu’ils résistent ou préfèrent d’emprunter la voie de l’exit.
5Au regard des productions récentes sur la sociologie des formations d’élites, l’ouvrage présente deux originalités majeures : il souligne tout d’abord la rémanence de la vie relationnelle et privée des élèves, qui disparaissent souvent à la faveur de l’étude du travail pédagogique ; et il met en branle une analyse du rapport au savoir scolaire et professionnel différencié selon la filière considérée, souvent réduit à une portion congrue dans le cadre des études sur la certification scolaire des dispositions sociales.
- 5 . Cette analyse est également celle faite par Carole Daverne et Yves Dutercq dans leur ouvrage port (...)
6L’auteure souligne dans un premier temps la nécessité de questionner la théorie goffmanienne de l’institution totale, souvent posée comme postulat de départ dans l’analyse des classes préparatoires ou encore des pensionnats d’élite. En fait, dans sa version contemporaine, l’institution désormais « enveloppante » apparaît moins dans ses dispositifs contraignants (le temps social rétréci, la sanction professorale du travail scolaire sous la forme d’une note au barème exigeant, etc.) que sous la forme d’incitations informelles, qui repose sur une relation pédagogique caractérisée par l’individualisation du suivi. Loin de l’enseignant magistral, le professeur de prépa devient alors le « bourreau bienveillant » parfois décrit par les acteurs : source d’admiration et d’émulation, il encourage autant qu’il sollicite l’élève. La dimension émotionnelle participe alors de l’apprentissage et de l’acceptation des souffrances potentiellement suscitées par le cadre de formation5.
7Les espaces et les relations hors de la classe s’inscrivent également comme autant de lieux de socialisation informelle. Une importance particulière est d’ailleurs donnée aux relations amoureuses : lieu traditionnel de résistance au monde scolaire (de « vie clandestine » pour reprendre les termes de l’auteure), elles demeurent également un espace d’appropriation et d’ajustement du statut de préparationnaire et de ses contraintes. Elles participent alors autant que le dispositif à la transformation des dispositions des élèves.
8Dans un second temps, Muriel Darmon met en œuvre une comparaison des modalités d’apprentissage des dispositions scolaires et professionnelles dans le cadre des filières scientifiques et économiques des classes préparatoires. À ce titre, elle insiste sur le rapport au savoir développé en prépa, qui ne se résume pas à un « bachotage » utilitariste aux épreuves des concours mais, peut – particulièrement dans les filières scientifiques – donner lieu à une socialisation anticipatrice des métiers propres à chaque filière, avec une insistance particulière sur l’apprentissage des exercices oraux et de formes de « déscolarisation » pour les CPGE commerciales. Dans tous les cas, la dimension hédoniste et plaisante du rapport au savoir n’est pas perçue comme contradictoire avec les exigences propres au temps du concours.
9Le lecteur peut s’interroger sur le positionnement de l’auteure par rapport à son objet (le fait d’étudier les filières que l’on n’a pas suivies soi‑même suffit‑il à ne pas biaiser les pré‑notions du sociologue, pour une normalienne qui se définit elle‑même comme une « ancienne khâgneuse » ?). Le caractère monographique de l’étude et la montée en généralité des résultats sur la socialisation en prépa apparaissent également problématiques dans un champ aussi fractionné que celui de l’enseignement supérieur sélectif.
10Ces considérations mises à part, on demeure enchanté par la limpidité de la langue, qui éclaire simplement – mais sans les trahir – des processus sociaux complexes. Au‑delà de l’objet éminemment médiatique sur lequel porte l’ouvrage, c’est cette faculté d’écriture qui a sans aucun doute participé à sa fortune éditoriale. Plus largement, parce qu’il s’inscrit dans un renouveau de la sociologie des formations d’élites (et des élites tout court), le livre souligne à sa manière – et si besoin en était – la légitimité des analyses sur les filières les plus privilégiées, pour qui veut comprendre sérieusement l’écologie générale de l’École aujourd’hui.
Notes
1 . Muriel Darmon (2013), Classes préparatoires. La fabrique d’une jeunesse dominante, Paris, La Découverte, « SH, Laboratoire des Sciences Sociales », 280 p.
2 . Darmon Muriel (2003), Devenir anorexique, Paris, La Découverte.
3 . Bourdieu Pierre (1989), La Noblesse d’État, Paris, Éditions de Minuit.
4 . Lahire Bernard (2008), La Raison scolaire. École et pratiques d’écriture, entre savoir et pouvoir, Rennes, PUR.
5 . Cette analyse est également celle faite par Carole Daverne et Yves Dutercq dans leur ouvrage portant sur la socialisation en classe préparatoire : Daverne C. & Dutercq Y. (2013), Les Bons Élèves. Expériences et cadres de formation, Paris, Puf.
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Référence électronique
Annabelle Allouch, « Classes préparatoires », Sociologie [En ligne], Comptes rendus, 2014, mis en ligne le 19 décembre 2014, consulté le 22 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/2444
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