- 1 . Cet article développe le chapitre 9 de Hajjat et Mohammed (2013).
1Depuis le début des années 19801, l’espace public français est marqué par la construction d’un « problème musulman », qui est devenu une véritable évidence sociale pour les « élites » françaises (Deltombe, 2005). En prenant appui sur le cadre théorique proposé par la sociologie des problèmes publics (Gusfield, 2009), nous partons du principe que tout fait social n’est pas en soi un problème public et qu’il le devient dès lors que sont réunies, au travers d’un processus social complexe, les trois conditions de possibilité d’une croyance collective en l’existence d’un problème : condition de connaissance (sélection et interprétation des faits problématiques), condition de norme (norme à partir de laquelle le fait pose problème) et condition de mobilisation (action collective d’acteurs sociaux pour imposer l’idée qu’il existe un problème) (Dubois, 2009).
- 2 . Nous remercions Dominique Memmi, Claire de Galembert, Paul Pasquali et les évaluateurs/rices anon (...)
2Compte tenu des lacunes de la littérature existante sur la question – notamment l’insuffisante analyse interne des discours médiatiques (voir l’introduction de ce numéro) –, nous souhaiterions apporter des éléments de réponse à la question suivante : par quel processus d’universalisation s’est imposée l’idée que « l’islam pose problème » ? Il s’agit d’analyser la construction du « problème musulman » en réalisant une sociologie des « élites » « spécialisées » dans la question musulmane, ainsi qu’une sociologie des conditions de production d’un consensus national autour de la question ultime : « l’islam est‑il compatible avec la République française laïque ? »2. Nous employons le terme d’élite au pluriel pour signifier qu’il ne s’agit pas d’un groupe social homogène et que, bien au contraire, il existe de multiples fractions divisées et concurrentes, évoluant dans des champs sociaux différenciés. Toute la question est donc de comprendre pourquoi et comment, malgré les divisions et les tensions entre ces différentes fractions de la classe dominante, le « problème musulman » semble faire l’objet d’un véritable consensus élitaire. Or, comme le soulignent Pierre Bourdieu et Luc Boltanski (1976), une des fonctions essentielles de l’idéologie dominante consiste à exprimer et à produire l’intégration logique et morale de la classe dominante. Autrement dit, elle permet de surmonter les divisions internes et de produire des alliances entre les différentes fractions de la classe dominante. Dans cette perspective, le concept de « lieu neutre » s’avère très utile pour rendre compte des alliances entre fractions de la classe dominante et de l’universalisation de certains « schèmes générateurs » (par opposition aux lieux « particuliers » que sont la presse, les ministères, le Conseil d’État, etc.).
- 3 . On peut situer le début de la construction du « problème musulman » en France au début des années (...)
- 4 . La place de la question musulmane varie d’un rapport à l’autre. Si elle est absente dans certains (...)
- 5 . Voir l’annexe 5 sur le site électronique de la revue le graphique représentant le traitement médi (...)
- 6 . Plusieurs recommandations du HCI ont été suivies par le gouvernement français comme, par exemple, (...)
3Pour ce qui concerne la construction du « problème musulman » 3, on peut distinguer plusieurs lieux neutres ayant joué un rôle déterminant, notamment la commission Marceau Long sur la nationalité (1987), le Haut Conseil à l’intégration (HCI, 1989) et la commission Stasi (2003), sachant que le procédé de la « commission des sages » n’est pas spécifique à l’immigration (Memmi, 1989). Cet article se focalise sur le HCI et met en lumière le rôle‑clé qu’il a joué dans la construction du « problème musulman » avant et après les attentats terroristes commis sur le territoire de plusieurs pays occidentaux : France (1995‑1996), États‑Unis (2001), Espagne (2004), Grande‑Bretagne (2005), etc. Le choix du HCI paraît opportun en raison de son activité soutenue au sujet du « problème musulman » 4 et de son influence politique et médiatique5. En effet, le HCI est composé de membres des différentes fractions des « élites » françaises (gauche, droite, universitaires, militants, hauts fonctionnaires, journalistes, etc.) et publie des rapports, avis et recommandations relayés et utilisés tant par les autorités politiques6 que par la presse française sur le « problème de l’islam en France ». Saisi par le Premier ministre ou, dans certaines situations particulières, par le Président de la République, le HCI et plusieurs de ces membres conseillent le gouvernement – par exemple dans le cadre de la Commission Stasi – et bénéficient d’un réel écho médiatique. Dans la mesure où il rassemble des acteurs appartenant à des champs différents (politique, administratif, juridique, médiatique, intellectuel, économique et associatif), le HCI apparaît bien comme un lieu neutre qui participe à l’homogénéisation des catégories au travers desquelles le monde social est appréhendé par les fractions des « élites » circulant dans le « champ du pouvoir ».
- 7 . Voir par exemple Petek, Seksig et HCI (2011).
- 8 . Pour Michel Foucault (1994, p. 670), « problématisation ne veut pas dire représentation d’un obje (...)
4Cependant, la production d’un consensus n’est pas jouée d’avance. Il est le résultat contingent d’un travail symbolique formulé par des agents sociaux dont les prises de position au sein du HCI doivent être rapportées aux positions occupées dans le champ du pouvoir. En dépit du travail symbolique visant à produire de la continuité (la « mémoire » de l’institution)7, les discours du HCI sur le « problème musulman » ont considérablement évolué entre 1989 et 2012, notamment à partir de 2000‑2002, suscitant d’ailleurs des tensions internes à l’institution. En outre, la composition de l’institution, sa posture et les relations qu’elle entretient avec certains champs (politique, administratif, universitaire et intellectuel notamment) ont également changé : en se focalisant sur le HCI, il est donc possible de saisir les problématisations8 successives de l’islam en France depuis la fin des années 1980.
5Ainsi, la construction du « problème musulman » est analysée au travers du travail symbolique du HCI (définition des problèmes, sélection des experts, recueil et interprétation des données), de la circulation des idées du « problème musulman » entre différents champs (université, champ politique, espace des mobilisations, éducation nationale, médias, etc.) et des trajectoires de tous les membres du HCI depuis sa fondation jusqu’en 2012. En s’appuyant sur l’analyse de données biographiques9 et des rapports du HCI, l’article tente de mettre en lumière les relations évolutives entre trois éléments : l’espace des prises de position du HCI (schèmes générateurs ou catégories de perception de l’islam), l’espace des positions au sein du HCI (sélection, trajectoires et surface sociale des membres) et l’espace des auditions/citations (production et interprétation des faits mobilisés pour définir la vérité du monde social et fonder une recommandation).
6Nous faisons l’hypothèse d’une hétéronomie généralisée, qui renvoie à deux dimensions. 1) « Plus un champ est autonome, moins les détenteurs du pouvoir local disposent (…) d’une surface sociale et d’un pouvoir général étendus ; inversement, moins un champ est autonome, plus l’occupation de positions de pouvoir dans ce champ inclut l’occupation de positions de pouvoir dans d’autres champs » (Boltanski, 1973, p. 12). Or la construction du « problème musulman » implique des agents multipositionnés qui parviennent à transformer et à faire circuler les catégories de perception de l’islam parmi les « élites ». L’hétéronomie est une condition de la multipositionnalité, qui est elle‑même une condition de la circulation des « élites ». 2) Lorsque l’islam n’est pas reconnu comme un problème dans un champ social, la mobilisation de ces agents multipositionnés est d’autant plus efficace symboliquement que ce champ est hétéronome. À l’inverse, plus un champ est autonome, moins il y a de chances que l’islam soit considéré comme un problème.
- 9 . L’analyse des trajectoires s’appuie exclusivement sur les données biographiques disponibles et mé (...)
7Dans cette perspective, l’hypothèse de l’hétéronomie généralisée renvoie aux conditions d’universalisation du « problème musulman ». En analysant les étapes des problématisations dans le cadre de deux configurations globales du HCI (1989‑2002 et 2002‑2012), nous montrerons que cette hétéronomie est révélatrice du fait que la politisation croissante du « problème musulman » favorise une redéfinition en termes « médiatiques » au détriment de la définition des sciences sociales « autonomes ». Nous étudierons ensuite comment la problématisation de l’islam et le travail de mobilisation contre le « problème musulman » participent à la transformation de la norme laïque (émergence d’un « champ de la laïcité ») et de l’institution (de la « commission des sages » au « think tank gouvernemental »).9
- 10 . Voir la liste par période en annexe 1.
- 11 . Voir la description de la méthodologie en annexe 4 sur le site de la revue (http://sociologie.rev (...)
- 12 . Voir la liste en annexe 3. L’analyse du contenu des rapports mériterait d’être approfondie par la (...)
8Cet article se fonde sur deux types de matériaux. Ont d’abord été collectées les données biographiques de tous les membres du HCI10 (n = 95) depuis sa création en 1989 jusqu’en 2012, en utilisant différentes éditions du Who’s Who France, de Les Biographies d’Acteurs publics et les portraits publiés dans la presse généraliste ou spécialisée. Ces données ont été traitées avec le logiciel R pour produire des schémas permettant de visualiser l’espace positionnel des membres du HCI11. Par ailleurs, nous nous appuyons sur l’ensemble des trente rapports publics publiés par le HCI12, ainsi que sur les prises de position de certains membres dans la presse ou d’autres types de publication, afin de rendre compte des évolutions des catégories de perception de l’islam et des musulmans.
- 13 . Pour un autre islamologue auditionné et de fait marginalisé, Mohamed Arkoun, l’essence attribuée (...)
9Avant le HCI, la Commission sur la nationalité avait relié le problème de l’immigration et le « problème musulman » (Bachir‑Benlahsen, 1991 ; Feldblum, 1999). Elle tranche sur l’idée de « changement de nature » de l’immigration, qui postule une différence culturelle entre l’immigration européenne et l’immigration maghrébine et africaine, souvent évoquée comme facteur explicatif des « difficultés d’intégration » des populations immigrées (Long, 1988, t. 1, p. 26). La structure d’opposition Européens assimilables / Africains non assimilables, constitutive des catégories d’entendement colonial (Hajjat, 2012), est donc écartée avec vigueur par la Commission, qui fonde son rejet sur la conviction que la scolarisation en France favorise l’« acculturation » des enfants d’immigrés. Cependant, elle admet que l’immigration musulmane puisse poser des problèmes en raison de la « nature » de l’islam. En s’appuyant sur certains islamologues auditionnés (Bruno Étienne)13, elle considère que « [l]’Islam peut aussi poser un problème spécifique à cause du droit des personnes » (ibid., p. 27). Mais ce problème spécifique est relativisé dès lors que « les musulmans sont à 5 % de pratique rituelle. Autrement dit, il n’y a pas de musulmans en France » (Étienne in ibid., t. 1, p. 131). Les enfants d’immigrés sont intégrables en tant qu’immigrés, même s’ils peuvent poser problème en tant que musulmans. Or, comme ceux‑ci sont peu pratiquants, ils sont donc intégrables. Ainsi, le HCI, dont le premier président est également le président de la Commission sur la nationalité, Marceau Long, hérite de ces catégories de perception de l’islam.
- 14 . Pour plus de détails sur ces affaires, voir Deltombe (2005, pp. 77‑121), Bowen (2007, pp. 65‑87) (...)
- 15 . Compte tenu des diverses connotations politiques que renvoient les notions de « voile » et de « f (...)
- 16 . Selon l’expression d’un sondage d’opinion : « 74 % [des Français] estiment que l’intégrisme const (...)
- 17 . Comme l’illustre le point de vue d’Henri Tincq, journaliste de la rubrique « religion » du Monde (...)
- 18 . Voir Élisabeth Badinter, Élisabeth de Fontenay, Régis Debray, Alain Finkielkraut et Catherine Kin (...)
10En 1989, deux « affaires » participent à la reconnaissance d’un « problème musulman » en France par les médias et les pouvoirs publics : l’affaire des Versets sataniques et la première affaire du voile au collège de Creil14. Dans la mesure où elle concerne une minorité d’activistes souvent étrangers, la première est d’abord pensée en termes de maintien de l’ordre public, mais elle contribue à donner davantage d’écho à la seconde en rendant l’opinion publique sensible à la thématique de l’intégrisme musulman. Dans le champ médiatique, les deux phénomènes (intégrisme et port du hijab15) sont connectés en tant que signes d’un « danger mondial16 ». Les deux affaires contribuent à remettre en cause la représentation dominante, exprimée en 1987 par la Commission sur la nationalité, que les « élites » françaises se faisaient de l’islam et des musulmans en France17. En effet, la médiatisation nationale en octobre 1989 de l’exclusion provisoire de trois collégiennes refusant d’ôter leur hijab en salle de classe suscite un grand débat public sur l’attitude à adopter. Le gouvernement socialiste dirigé par Michel Rocard est mis en difficulté : des intellectuels de gauche dénoncent vivement la politique du ministre de l’Éducation nationale18 ; la majorité socialiste est divisée sur la solution « libérale » de Lionel Jospin (accueillir les élèves) ; et l’opposition de droite en profite pour dénoncer les dangers de la politique de l’immigration. Le gouvernement en appelle alors à un avis juridique du Conseil d’État.
- 19 . Le ralliement socialiste à l’idée de « maîtrise des flux migratoires » date de 1983‑1984, mais il (...)
- 20 . » [L]es votes de Dreux et de Marseille sont davantage des votes contre l’immigration que des vote (...)
11Pour le gouvernement, il s’agit de dépolitiser une question qui, lorsqu’elle est politisée, est censée « servir » la droite et l’extrême droite. La stratégie de dépolitisation consiste d’abord à intégrer les arguments qui lui étaient opposés, leur retirant ainsi une bonne part de leur charge critique. Il s’agit de montrer qu’il a bien pris la mesure du « problème » et qu’il va désormais agir pour « maîtriser les flux migratoires » (Spire, 2005 ; Laurens, 2009)19 et faciliter l’« intégration » des immigrés et de leurs enfants, conditions d’une moindre exaspération des Français vis‑à‑vis de l’immigration, selon l’interprétation dominante des victoires électorales du FN20 (Collovald, 2001). Il s’agit ensuite de mener des actions institutionnelles visant à mettre fin à la politisation du voile, notamment en recourant au Conseil d’État : « [s]’il choisit de poser le problème en termes juridiques, le ministre opte en effet pour son confinement dans l’arène des conseillers juridiques de l’État plutôt que de le livrer à la créativité des représentants du peuple souverain » (Galembert, 2007, p. 99). Adoptée quelques jours après la publication de l’avis du Conseil d’État (12 décembre 1989), la circulaire Jospin, texte juridique adressé aux personnels scolaires par le ministère dans une relative discrétion, fonctionne comme un moyen de cantonner et résoudre le problème dans le champ scolaire.
- 21 . Ce qui est confirmé par l’usage minimal qui en a été fait par le gouvernement : le comité intermi (...)
- 22 . Issus des trois principales « familles » politiques (gauche, centre, droite), ils sont bien dispo (...)
- 23 . Principes de lecture :
12Enfin, le gouvernement décide la création d’un Comité interministériel à l’intégration (décret du 6 décembre 1989) et du HCI (décret du 23 décembre 1989), qui constituent autant de « solutions médiatico‑politiques » pour « mettre un terme à l’agitation médiatique et, par là, à l’agitation tout court » (Champagne, 1991, p. 73) provoquée par l’affaire du voile21. Ainsi, le HCI n’entend pas traiter de l’immigration, de l’intégration et de l’islam comme on le fait ailleurs. Il entend occuper une position intermédiaire, ne relevant ni de la politique au sens quotidien (parce qu’il s’intéresse au « temps long » et se fonde sur l’expertise), ni de la science sociale (parce qu’il s’agit de proposer malgré tout des actions), mais d’une « haute » politique faisant œuvre de « clarification » et de « proposition » et s’adressant à la « société civile » dans son ensemble (1992, « Avant‑propos »). La réflexion sur le « problème de l’intégration » est dès lors confinée dans une arène étatique ad hoc au sein de laquelle dominent les hauts fonctionnaires (sept des dix premiers membres), même si les acteurs politiques n’en sont pas absents (trois des dix premiers membres22). Comme l’illustre la figure 123, la centralité des champs administratif (Ministère des Affaires étrangères [MAE], ENA, Conseil d’État [CE], etc.) et universitaire lié aux milieux politiques et gouvernementaux (Sciences Po) s’oppose à la marginalisation d’autres champs (politique, culturel, économique, syndical et associatif) dans l’espace positionnel du premier HCI. La dépolitisation de l’affaire du voile passe par la mainmise de la haute fonction publique sur la définition étatique du « problème musulman ». Il n’est donc pas étonnant que les catégories de perception dominantes de l’affaire du voile de 1989, réaménagées avec la construction d’un consensus « responsable » entre la gauche et la droite sur l’immigration, aient structuré les premiers rapports du HCI.
- 24 . Au cours de l’affaire, cette vision, reprise par Michel Rocard (Le Monde, 7 novembre 1989), est p (...)
13Au travers de la création du HCI, l’intégration des musulmans dans la société française est reconnue comme problème public devant être pris en charge par l’État. Dès son premier rapport, le HCI annonce qu’il faut très vite examiner « les questions spécifiques que soulève l’Islam dans une République laïque » (1991, p. 69). Ce thème, objet d’un premier rapport (1992a), revient régulièrement par la suite (1995, indirectement 1997 et surtout 2001). Alors que l’affaire du foulard divisait les partis politiques et les grandes associations anti‑racistes, la problématique de l’intégration permet de remettre de l’ordre dans le jeu politique. Pour ceux qui la portent dans l’espace public, les difficultés actuelles de l’intégration, dont le port du hijab à l’école publique est un symbole, sont rapportées aux conditions de vie des immigrés, c’est‑à‑dire, dans le langage qui s’impose alors, leur « exclusion » (Tissot, 2007). Ces derniers ne sont donc pas complètement responsables car c’est à l’État de rendre possible leur intégration, notamment par l’école24. Proposant une autre interprétation du port du hijab et de la politique menée par le gouvernement, la problématique de l’intégration redéfinit la logique de constitution des « camps » s’opposant au cours du débat. Il ne s’agit pas tant d’être pour ou contre l’accueil des élèves portant un hijab, mais d’être pour ou contre l’intégration des immigrés et de leurs enfants. Le clivage structurant les prises de position des acteurs de ce débat oppose désormais les « républicains » (gauche et droite) et les « intégristes » de toutes sortes (extrême droite et « intégristes musulmans »). Cette grille de lecture permet de rassembler (symboliquement) ceux qui s’opposaient encore durement au sein de la majorité gouvernementale.
- 25 . Bien qu’elle soit membre du HCI plus tard, entre 2002 et 2007, la sociologue Jacqueline Costa‑Las (...)
14Cette approche « sociale » de l’intégration (ou de la « désintégration » [1995, pp. 13‑16]), qui est celle du HCI jusqu’en 2002, est renforcée par une transformation de la composition du HCI à partir de 1994 (figure 2). Bien que les hauts fonctionnaires énarques (CE, MAE, etc.) restent dominants, le HCI s’ouvre aux universitaires relativement « autonomes » (entrée du physicien Georges Charpak, de l’historien Pierre Chaunu, du sociologue Alain Touraine puis du politologue Patrick Weil) et, plus timidement, aux acteurs de la « société civile » (le prêtre Christian Delorme). Ceci contribue à utiliser les sciences sociales pour mener une politique d’intégration plus « rationnelle ». On comprend mieux dès lors pourquoi le HCI cherche à mesurer l’intégration et à identifier les obstacles qui la contrarient. Une définition générale et politiquement opportune de l’intégration est reprise à la sociologue Jacqueline Costa‑Lascoux25 : » par ce processus [d’intégration], il s’agit de susciter la participation active à la société nationale d’éléments variés et différents, tout en acceptant la subsistance de spécificités culturelles, sociales et morales et en tenant pour vrai que l’ensemble s’enrichit de cette variété, de cette complexité » (1991, p. 17).
15On retrouve la position médiane du HCI : l’intégration n’est ni la « simple » insertion, ni l’assimilation. En s’appuyant sur les enquêtes de l’INSEE et l’INED, le HCI tente d’objectiver statistiquement le degré d’intégration des étrangers et de leurs enfants. Chaque rapport du HCI est constitué d’une partie analytique sur un sujet particulier et d’une partie statistique. Plusieurs indicateurs d’intégration sont retenus : les acquisitions de la nationalité, les « mariages mixtes », l’emploi des étrangers et de leurs enfants, les conditions de logement, la situation scolaire des enfants d’étrangers, la situation des étrangers face à l’emploi et la concentration géographique. En 1993, sont aussi pris en compte la scolarisation (taux d’accès aux différents niveaux), la délinquance (proportion d’étrangers au sein de la population carcérale), les revenus et le taux de fécondité (1993b). Ces statistiques permettent d’en savoir plus sur « l’exclusion sociale » des étrangers et des enfants d’immigrés, davantage frappés par le chômage (1995, pp. 55‑67), concernés par l’échec scolaire (1997, pp. 28‑37) et enfermés en prison que le reste de la population (ibid., pp. 47‑48).
- 26 . Ainsi, pour son rapport L’Islam dans la République (2001), le HCI a notamment auditionné le recte (...)
16Cependant, les statistiques ne permettent pas d’atteindre l’ensemble des aspects du problème de l’intégration. La pratique religieuse (qui ne fait pas l’objet de statistiques officielles) ou la transmission des « traditions » culturelles des étrangers demandent à être étudiées en recourant à des intermédiaires, qui seront lus, auditionnés ou visités selon les cas : acteurs administratifs, « acteurs de terrain » ou chercheurs en sciences sociales26. L’état des lieux concernant l’islam est résolument « optimiste » tout au long des années 1990. L’idée d’une incompatibilité de principe entre l’islam et la laïcité s’incline devant les faits. Selon le HCI, « [u]n constat (…) s’impose : les musulmans de France acceptent l’ordre politique et social français et s’y soumettent » ; ils ont intériorisé l’idée que « la religion fait partie du domaine privé » et le courant qui la refuse, « l’islamisme radical (…) ne paraît pas avoir trouvé en France d’assise significative » (1992a, p. 42). Des « difficultés » sont bien identifiées, mais elles sont relativisées par le recours à l’histoire ou à la sociologie.
17En ce sens, les rapports du HCI contiennent avant 2002 une critique virulente des représentations des immigrés, de l’islam et des musulmans véhiculées par les médias français, qui sont considérées comme des obstacles à l’intégration. Pour le HCI, « le débat intérieur s’est développé, aiguisé, passionné parfois à l’occasion d’affaires qui occultent plutôt qu’elles ne révèlent les véritables enjeux de l’intégration, à l’image des polémiques relatives au foulard islamique » (1993a, p. 7). Il est donc « urgent de soutenir l’expression de ceux qui cherchent à démontrer à l’opinion française, à partir d’analyses historiques, anthropologiques et théologiques, que l’islam n’est pas un obstacle à l’intégration et qui souhaitent protéger les musulmans de France contre les déformations idéologiques popularisant la thèse d’une rupture entre le monde occidental et le monde arabo‑islamique » (1995, p. 46). Ainsi, « [g]lobalement la vision de l’islam est déformée. Les actes d’intégrisme sont sur‑valorisés, sur‑médiatisés, alors que l’islam en France se veut dans sa très grande majorité modéré » (ibid., p. 26).
- 27 . Toute la difficulté est de déterminer quand on risque de tomber dans le « communautarisme » (« la (...)
18Pour les membres du HCI, l’intégration est un processus qui demande du temps et qu’on ne peut pas décréter – en cela, leur discours se différencie de l’urgence qui caractérise l’action politique médiatisée. L’intégration des étrangers sur une base communautaire et/ou religieuse, loin d’être négative, permet de trouver des « repères » dans le pays d’immigration afin de mieux s’y intégrer (1995, p. 22) et a concerné les immigrations antérieures (comme les Italiens : ibid., pp. 49‑50)27. L’action collective, même conflictuelle, est une manière de s’intégrer (comme les enfants d’immigrés européens dans le cadre du Parti communiste) (ibid., p. 42). D’ailleurs, les musulmans qui créent ou s’engagent dans des associations musulmanes adhèrent à un mode de participation sociale très français (2001, pp. 27‑34) et la nouvelle génération d’associations musulmanes, incarnée par l’Union des jeunes musulmans à Lyon, témoigne du passage à une « religion vécue comme un choix individuel » (ibid., p. 31).
19De façon générale, les pratiques religieuses musulmanes sont appréhendées dans une perspective sociologique. Les sociologues apparaissent comme les exégètes autorisés de la religion musulmane en France, à qui l’on demande d’en dire la vérité (et non aux musulmans), parce que leur vérité répond aux intérêts sociaux, notamment symboliques, de ceux qui croient en l’intégration et aux « problèmes d’intégration ». C’est ainsi qu’est soulignée « l’ambiguïté particulière du fait islamique tel qu’il est vécu en France » (1992a, p. 42). Selon le HCI, les sociologues ont montré « comment l’appartenance islamique participait d’une recherche d’identité de la part de personnes, immigrées ou d’origine immigrée, fragilisées par leurs difficultés d’insertion dans un contexte culturel nouveau », mais « des revendications précises touchant aux conditions d’exercice de la religion peuvent exprimer un désir de reconnaissance sociale dont la portée déborde largement le domaine d’épanouissement du sentiment religieux » (ibid.). Ce discours confirme bien le fait que les analyses produites dans le cadre du HCI ont des visées pratiques : il ne s’agit pas tant de décrire « gratuitement » le processus sociologique de l’intégration en train de se faire (Noiriel, 1988, pp. 191‑245) que de la faire advenir, mieux et plus vite. L’intégration est, dans ce cadre, une catégorie d’action publique.
20La trajectoire d’institutionnalisation de l’islam en France, dans le cadre de dispositifs voués à l’intégration des populations issues de l’immigration, permet de comprendre pourquoi on peut prétendre y « faire » l’islam, c’est‑à‑dire le « normaliser », de la même manière que l’on veut « faire » des naturalisés « assimilés » (Hajjat, 2012). Les rapports du HCI constatent et déplorent en effet le maintien d’influences étrangères chez les musulmans de France, qui constituent autant d’obstacles à leur bonne intégration. C’est pourquoi ces rapports proposent également des moyens de les réduire. Si l’intégration requiert d’abord des conditions économiques et sociales, le HCI va surtout se pencher sur ces « conditions juridiques et culturelles » (titre du rapport de 1992a). Cela tient aux propriétés sociales des membres et à l’idée, largement acceptée, qu’il est très difficile d’agir sur la situation économique du pays (notamment sur le niveau de l’emploi).
- 28 . Anicet Le Pors est l’auteur d’un rapport sur les « coûts » et « profits » de l’immigration (1976) (...)
21Sous la présidence de Marceau Long (1989‑1997), les membres ayant occupé des positions dans la haute fonction publique et les ministères régaliens, surtout le ministère des Affaires étrangères, sont surreprésentés (figures 1 et 2). Certains se sont même spécialisés dans la politique de l’immigration, ce qui leur confère une certaine autorité au sujet de la politique d’intégration28. Il n’est donc pas étonnant que, dans un premier temps, le HCI s’intéresse tout particulièrement à la dimension juridique de l’intégration. Ce « paradigme juridique » structure plus généralement la politique de l’intégration des étrangers en France (Lorcerie, 1994). À la suite de la Commission sur la nationalité, le HCI s’intéresse aux conflits possibles entre les normes juridiques françaises et celles des pays d’origine en matière de statut personnel (lequel est attaché à la nationalité). Selon lui, « lorsque s’accroît notablement l’effectif des personnes pouvant légitimement se réclamer, en France, de systèmes juridiques d’inspiration profondément différente du droit français, les conflits de lois risquent de quitter la sphère purement privée des litiges entre personnes pour faire irruption sur la scène publique » (1992a, p. 16). Les musulmans sont particulièrement concernés car l’Algérie et le Maroc se sont dotés de codes du statut personnel défavorables aux femmes. Il importe donc de protéger « les sujets de droit les plus exposés dans ces conflits », la femme et l’enfant (1992a, p. 11). Après 1992, cette problématique ne réapparaît qu’exceptionnellement sous sa forme strictement juridique.
22Néanmoins, on la retrouve indirectement dans l’analyse des modalités selon lesquelles s’opère la socialisation des enfants d’immigrés et des musulmans. Au sein des familles d’immigrés, certaines pratiques sont déplorées et appelées à être réformées, notamment les différences dans l’éducation des filles et des garçons (1995, pp. 62‑63). Déjà dénoncés durant la première affaire de voile, les ELCO (enseignements de la langue et de la culture d’origine) le sont encore tout au long de la décennie 1990 (1992a, « La rencontre des cultures » ; 1995, « Observations générales »). Le HCI considère qu’un dispositif spécifique aux enfants d’immigrés n’est plus utile dans la mesure où ils sont appelés à vivre en France et non à retourner dans leur pays d’origine. Dispensés par des enseignants étrangers et suivant un programme défini par le pays d’origine, ils concurrencent la fonction d’intégration de l’école française. Dans cette logique, le HCI pointe également le caractère néfaste du recours à des imams étrangers. Il faut, selon lui, former des imams en France afin qu’ils puissent porter un islam adapté à la société française ou, pour reprendre l’expression de l’intellectuel musulman Tariq Ramadan, alors auditionné et cité par le HCI, être capables d’inventer « une culture islamique européenne » (2001, p. 72). Cette formation devra s’appuyer sur les connaissances produites par les sciences humaines, selon le vœu de Mohamed Arkoun, porteur d’un projet de création d’un Institut universitaire islamique (1995, p. 45).
- 29 . Parmi les membres officiels, on retrouve le vice‑président Marceau Long (1989‑1997) et les consei (...)
23Pour le HCI, le respect de la laïcité constitue une autre condition, à la fois juridique et culturelle, de l’intégration des musulmans en France. À la suite de l’affaire du voile, il est en effet apparu que ceux‑ci pouvaient méconnaître toutes les implications de la laïcité. Or « [l]a laïcité s’identifie à ce point à la République, dans notre pays, qu’on ne conçoit pas d’intégration à la communauté nationale sans acceptation pleine et entière de ses exigences » (1992a, p. 35). Le HCI reprend l’approche « libérale » de la laïcité qui est celle du Conseil d’État, représenté en son sein par plusieurs membres ou rapporteurs, notamment son premier président29. Dès 1992 et encore, en 2000, à l’occasion de son rapport L’Islam dans la République (IR), le HCI considère que le respect de la laïcité consiste essentiellement à rendre effectives la liberté de conscience et la liberté de culte des musulmans. En effet, « il convient de tout mettre en œuvre pour que la religion musulmane, au même titre que les autres religions, soit pleinement admise aujourd’hui en France, et pour cela prêter une extrême attention aux problèmes concrets qui, non résolus, pèsent sur la vie quotidienne de beaucoup de musulmans » (1992a, p. 46).
24Un certain nombre d’obstacles à l’exercice du culte musulman sont donc identifiés et des solutions proposées ou encouragées. L’exemple le plus significatif est celui des lieux de culte. Le HCI observe que leur nombre et leur qualité sont insuffisants pour rendre effective la liberté de religion des musulmans (1992a, 1998, 2001) et propose des moyens juridiques permettant de faciliter leur construction sans contrevenir à la loi de 1905 (2001, pp. 35‑39). Dans le même sens, il mentionne les carrés confessionnels, l’abattage rituel lors des fêtes religieuses, les aumôneries dans les services publics ou la nécessité de faire preuve de tolérance pour les absences à l’école le jour des grandes fêtes religieuses. Pour tous ces problèmes pratiques, le HCI préconise la constitution d’une structure de représentation du culte musulman qui pourrait être l’interlocutrice des pouvoirs publics. Les initiatives du Conseil de réflexion sur l’islam en France (1990) et de la « consultation », qui allait mener au Conseil français du culte musulman en 2003, sont donc considérées comme des avancées (1992a et 2001).
25Par ailleurs, le HCI affirme la nécessité de mieux faire connaître la laïcité aux agents publics et aux élus dans la mesure où ceux‑ci la transgressent au détriment des musulmans. C’est le cas non seulement des élus qui s’opposent à la construction de mosquées pour des prétextes juridiques fallacieux, mais aussi des fonctionnaires de l’Éducation nationale qui, méconnaissant la jurisprudence du Conseil d’État, excluent des élèves parce qu’elles portent un hijab. Si le HCI relaie également certains « comportements hostiles » visant des musulmans, en raison du port de la barbe ou du hijab, de la part de certaines administrations, notamment à l’occasion des cérémonies de naturalisation (1998, pp. 61‑62), c’est parce qu’il choisit d’auditionner régulièrement des acteurs associatifs et des intellectuels musulmans qui ont pu relayer ces actes.
- 30 . La démographe s’est occupée des comptes rendus des déplacements du HCI dans plusieurs localités e (...)
- 31 . Sa principale œuvre (Tribalat, 1995) a été contestée scientifiquement par Alain Blum (1998) et He (...)
26Fin 2000, la conclusion du rapport L’islam dans la République (IR) paraît confirmer la voie suivie jusqu’alors. En effet, pour le HCI, « les conditions paraissent aujourd’hui réunies pour que se développent entre la République et l’islam des relations apaisées » (2001, p. 103). Pourtant, la publication du rapport entraîne la démission de la démographe Michèle Tribalat, qui trouve le rapport beaucoup trop « lisse » et reflétant moins la réalité sociale que les intentions politiques des membres : « Les musulmans du HCI sont nécessairement sans défaut. On ne parle donc pas des choses qui fâchent et risqueraient d’alimenter les fantasmes d’une opinion publique déjà mal disposée » (Le Figaro, 6 décembre 2000). Sa démission s’explique par le décalage entre, d’un côté, sa définition de l’intégration fondée sur des indicateurs démographiques évoqués ci‑dessus et, de l’autre, les observations qu’elle a menées dans le cadre de la préparation du rapport IR3031 et qui l’amènent à contester les conclusions des sociologues et politologues spécialistes des musulmans de France. On voit ainsi comment les luttes internes au champ académique31 se répercutent au sein du HCI, qui ne parvient pas à produire l’unanimité requise par ce genre d’instance.
- 32 . Elle est la femme de Pierre‑Patrick Kaltenbach, qui a présidé le Fonds d’action sociale pour les (...)
27Par ailleurs, la démographe regrette que les autres membres du HCI aient repris la position du Conseil d’État sur le port du hijab à l’école. Deux autres membres, Jeanne‑Hélène Kaltenbach32 et Gaye Petek, sans démissionner, se sont également désolidarisées du contenu du rapport et en ont appelé à une prise en charge par le Parlement du problème des « manifestations identitaires à l’école » (Le Figaro, 14 décembre 2000). N’ayant pas réussi à imposer leur point de vue au sein du HCI, ces trois membres sortent de l’arène confinée du HCI pour en appeler aux médias et au Parlement. Elles feront partie des acteurs du « retournement » des catégories de perception du « problème musulman » après 2002, au sein de la commission Stasi (2003) ou du HCI. On peut faire l’hypothèse que leur succès repose non seulement sur les alliances nouées avec de multiples acteurs dans le cadre d’une « entreprise politique » (Lorcerie, 2005a), mais aussi sur les contradictions propres au HCI dans son traitement du « problème musulman ».
28En effet, le HCI déplore dès 1993 le fait que ses premières propositions n’aient pas été suivies d’effets et son président, Marceau Long, agite le « spectre de l’intégrisme » : « Si l’égalité des chances leur était en pratique déniée, ils [les enfants d’immigrés] seraient tentés par le repliement sur eux‑mêmes, rejetés de l’espoir de l’intégration à l’emprise de l’intégrisme » (1993a, p. 16). Le HCI adopte ainsi la posture du prophète annonçant le malheur pour demain (succès de « l’intégrisme musulman » et échec de l’intégration) si les pouvoirs publics ne l’écoutent pas dès aujourd’hui. On retrouve ici toute l’ambivalence du HCI avant 2002. D’un côté, il est constitué pour déconstruire les « fantasmes » sur les « problèmes d’intégration », dont il est porté à rappeler les « racines économiques et sociales » (1995, p. 49). De l’autre, il participe à construire le « problème de l’intégration » des enfants d’immigrés en relayant (même pour les nuancer) les catégories au travers desquelles l’islam existe médiatiquement, en ne s’intéressant qu’aux problèmes d’intégration des étrangers et de leurs enfants (alors que les premiers rapports considéraient que la politique d’intégration devait concerner l’ensemble des « exclus » (1991, p. 14), en érigeant des normes d’intégration et en identifiant, publiant et évaluant des « problèmes d’intégration ».
29Par ailleurs, on peut faire remarquer que la composition du HCI se caractérise à partir du milieu des années 1990 par un déclin croissant du statut social de ses membres (figure 3). La centralité du champ administratif n’est plus de mise : des hauts fonctionnaires sont remplacés par des « petits fonctionnaires » (professeurs de lycée, proviseur, chargée de mission, etc.), des acteurs expérimentés par d’autres qui le sont bien moins, tandis que des militants associatifs ou des personnalités de la « société civile » (chef d’entreprise, sportif) intègrent le HCI. L’échelle locale et individuelle prend de plus en plus d’importance, et l’analyse des « problèmes sociaux » des « jeunes des quartiers » aussi (1995, 1997, 1998 et 2001).
30On observe en effet un déplacement du « problème musulman » : ce n’est plus tant la culture d’origine des parents ou l’islam en tant que religion « totale » qui posent problème que la sous‑culture des cités et des exclus. L’« identité de quartier » ou l’« islam radical » constituent deux modalités d’une même recherche d’une « identité de substitution » qui permet de se revaloriser dans une situation d’« exclusion » (1997, p. 20). En 1995, il est évoqué « la possibilité d’une “réislamisation” (…) comme logique de défi et de révolte » (1995, p. 34), illustrée par l’influence du film de Spike Lee Malcolm X ou par la présence de jeunes issus de l’immigration dans quelques associations « intégristes » (1995, p. 41). Le HCI observe également le contrôle que certains frères peuvent exercer sur leurs sœurs (déplacements, manières de s’habiller, relations) (1995, p. 63). Ce rôle de « grand frère » chargé de maintenir l’ordre sexuel traditionnel tient largement aux profits de légitimation qu’il fournirait à des jeunes confrontés à toutes sortes d’échecs sociaux et d’exclusions (école, travail, loisirs). S’appuyant sur des travaux sociologiques, le HCI reprend ensuite l’idée d’une « ethnicité oppositionnelle » dans certains établissements scolaires (1998, p. 39). D’ailleurs, le HCI dénonce l’idée d’une « école à la carte » et dénonce les demandes d’introduction de repas halal dans les cantines ou les contestations des programmes scolaires (1997, pp. 30‑31 ; 2001, pp. 75‑76). Ces « revendications inacceptables » sont faites localement et individuellement par des élèves ou des parents d’élèves – et non par des instances ou des figures prétendant représenter les musulmans.
31On comprend mieux dès lors que la question du port du hijab à l’école soit plus difficile à trancher, car l’avis du Conseil d’État en a fait un droit (Galembert, 2009). Dans un premier temps, le HCI considère qu’il s’agissait d’un faux problème auquel les médias avaient accordé trop d’importance et qui est résolu ou contenu grâce à la jurisprudence du Conseil d’État (1992a ; 1995, p. 26). En 2000, pourtant, le HCI, divisé en interne, doit y consacrer plusieurs pages afin de défendre, « sous réserve de modification législative » (2001, p. 73), à la fois la position du Conseil d’État, de plus en plus contestée par ailleurs (Galembert, 2007), et l’action de la médiatrice dans les affaires de hijab, Hanifa Chérifi, également membre du HCI. Cependant, le « verrou moral » de la liberté religieuse à garantir est en train de tomber. Le HCI reconnaît désormais l’importance du problème et rappelle la nécessité du dialogue avec les élèves et les familles pour les convaincre d’abandonner le hijab. Il refuse l’interdiction de principe en considérant que cela reviendrait à exclure des élèves qui ont besoin de l’école pour s’intégrer (1995, p. 26) et qu’il vaut donc mieux s’attaquer aux racines du problème (2001, p. 77). Il invite à agir au cas par cas et, plus généralement, à distinguer en quelque sorte le bon grain de l’ivraie parmi les comportements des jeunes musulmans.
- 33 . Ainsi, le HCI distingue deux situations : le port du hijab peut résulter de « la pression familia (...)
32Si certains de ces comportements peuvent avoir un caractère théologiquement fondé, ceux qui posent problème, comme le port du hijab, sont largement rabattus sur les causes sociales qui en seraient à l’origine33. Il y a, d’une part, les dogmes intangibles de l’islam et, d’autre part, les traditions arabes des immigrés et les problèmes d’identité des « exclus », la majorité des jeunes musulmans ayant « une relation plus culturelle que cultuelle avec l’islam » (1995, pp. 34 et 45‑46 ; 2001, pp. 72‑73). En participant ainsi à énoncer officiellement, c’est‑à‑dire au nom de l’État, détenteur du monopole du pouvoir symbolique (Bourdieu, 1993), ce qui est religieux ou non dans les pratiques des musulmans de France, ce qui est acceptable et inacceptable, le premier HCI participe à rendre possible l’interdiction du port du hijab à l’école en 2004.
- 34 . Sur le vote ouvrier et le vote FN, voir Lehingue (2011, pp. 242‑247).
33Les tensions provoquées par le rapport IR se poursuivent dans la seconde configuration (2002‑2012), mais elles se « résolvent » par une homogénéité idéologique plus forte au sein du HCI. En effet, après les attentats terroristes du 11 septembre 2001 et le choc du 21 avril 2002 (Jean‑Marie Le Pen au second tour des élections présidentielles), la violence politique justifiée par la religion musulmane et la montée en puissance du Front national alimentent une nouvelle phase de problématisation de l’islam et intensifie la politisation de la question musulmane. Celle‑ci devient non seulement un sujet de prédilection des médias (Deltombe, 2005), mais aussi un enjeu d’opposition et de distinction majeur dans le fonctionnement du champ politique. Comme en 1989, la focalisation sur l’immigration et l’islam est favorisée par l’analyse électorale dominante, partagée par les directeurs de campagne et les conseillers en communication politique, du succès du FN : puisque le « vote FN » serait la traduction électorale de la « xénophobie populaire », les succès électoraux des autres partis dépendraient de leur capacité à séduire l’« électorat frontiste »34.
34Ainsi, la sur‑politisation de l’islam se traduit par un remaniement du HCI à partir de 2002 (figures 4, 5 et 6). Alors que l’institution n’affichait pas de préférence partisane, on constate la consolidation d’un pôle politique ancré à droite avec l’arrivée d’acteurs politiques très proches du gouvernement élu en 2002 (Olin, Jego, Salah‑Eddine, etc.). Les membres du HCI occupent plus de positions dans l’espace associatif, qui devient central en 2006‑2008, structuré autour de la question laïque (association turque ELELE dirigé par Gaye Petek, Ligue de l’enseignement, Licra, etc.). On constate aussi, à partir de 2006, l’émergence du pôle culturel représenté par des professionnels de l’audiovisuel (Benguigui, N’Guyen, etc.) et des journalistes reconnus (Daniel, etc.), dont certains proches du parti socialiste et d’autres se revendiquant « islamophobes » (Imbert). Mais ce qui frappe le plus est l’importance des experts universitaires dont la centralité dépasse celle du champ administratif et qui ne s’appuie pas tant sur les récentes avancées des sciences sociales pour décrire l’islam de France que sur des témoignages « édifiants ». Cette configuration participe à une transformation de la norme à partir de laquelle le « problème musulman » est évalué : la laïcité telle qu’elle était entendue avant 2002 est redéfinie dans le sens d’une extension du domaine de la lutte contre les signes religieux musulmans non seulement à l’école publique, mais aussi dans les entreprises privées. La configuration favorise aussi l’émergence d’un « champ de la laïcité » et une redéfinition de l’institution qui passe d’une « commission des Sages » à un think tank gouvernemental.
35À partir de 2002, la condition de connaissance de la construction du « problème musulman » ne repose plus sur les mêmes bases. Alors que la production d’une représentation du monde social provoquait des tensions internes entre champ politico‑médiatique et champ universitaire relativement autonome, celles‑ci disparaissent au profit de la vision politico‑médiatique de l’islam et au détriment des sciences sociales, dont on conteste la prétention à décrire la réalité. La vérité du monde social ne réside plus dans le travail d’objectivation scientifique mais dans les « témoignages » et les « anecdotes » rassemblés par le travail du HCI. Cette volonté de concurrencer les sciences sociales est rationalisée par une justification jusque‑là étrangère au HCI : il lui faut désormais « briser le tabou » de l’antiracisme et les « auditions [du HCI au sujet de l’école] font ressortir de manière brutale un état des choses exprimé souvent à demi‑mots, par peur de la stigmatisation de certaines populations » (2011a, p. 96). Ainsi, le HCI mène l’enquête dans les services publics (école, hôpital, armée, etc.), les entreprises privées, l’espace privé et l’espace public, pour y déceler toutes les manifestations du « problème musulman ».
- 35 . Il s’agit de Nadia Amiri, présentée comme chercheure à l’École des hautes études en sciences soci (...)
36Par exemple, le sujet des violences contre les femmes dans les quartiers populaires serait « caractérisé par la relative discrétion des sociologues et des juristes – sauf sur des points bien précis, comme la question des répudiations musulmanes – et par le manque d’études monographiques permettant une juste appréciation de la nature et de l’ampleur des problèmes qui se posent » (2004a, p. 43). Bien que cette affirmation soit très contestable (Clair, 2008), la connaissance des violences contre ces femmes doit beaucoup, selon le HCI, au « manifeste de jeunes femmes issues des quartiers intitulé, Ni putes, ni soumises [NPNS], relayé par un mouvement national jusqu’au 8 mars 2003 [qui] témoigne d’une prise de parole nouvelle et d’une volonté de faire évoluer les mentalités » (2004a, p. 43). Ce mouvement associatif participe à l’émergence du « scandale des tournantes » (Mucchielli, 2005) et bénéficie d’une configuration politique favorable à l’imposition de sa propre grille de lecture des relations hommes/femmes, selon laquelle les violences sexistes dans les quartiers populaires s’expliquent surtout par la supposée progression de la religion musulmane. Cette vision du monde social est d’autant plus influente au HCI que Blandine Kriegel, présidente entre 2002 et 2008, est un des soutiens publics du mouvement NPNS (Charpenel, 2012) et que la seule « sociologue » auditionnée en 2003, objectivement hétéronome dans le champ scientifique35, abonde dans le sens du mouvement associatif.
- 36 . Exemples : « des enseignants se voient systématiquement opposés un refus de parents musulmans à l (...)
- 37 . Il n’existe pour l’instant aucune enquête sociologique pour comprendre les conditions de producti (...)
- 38 . C’est le cas de Sophie Ferhadjian, professeure d’histoire et géographie, co‑auteur des Territoire (...)
37Concernant le champ scolaire, les sources mobilisées sont avant tout des témoignages d’incidents, dont la « valeur » est supérieure à celle des données statistiques produites par l’institution (Falaize, 2003). Bien qu’il soit sociologiquement contestable que les « pratiques musulmanes (…) mettent en danger les institutions communes » (Lorcerie, 2012, p. 87), le HCI considère qu’« [à] tous les niveaux de la scolarité, les témoignages recueillis (…) font état d’obstacles croissants » 36. Ce n’est donc pas un hasard si le HCI tend à privilégier les thèses du livre Les territoires perdus de la République (Brenner, 2002) – expression reprise par le HCI (2006, p. 44) – qui utilise le même genre de procédé pour dire la vérité du monde scolaire37. En donnant du crédit à cette vision du monde (et en en recrutant les tenants en tant que chargés de mission38), le HCI participe à la légitimer et à l’universaliser dans le champ scolaire (Lorcerie, 2005b, 2012). Par exemple, Claude Bisson‑Vaivre, inspecteur général de l’Éducation nationale et doyen du groupe « Vie scolaire », considère que « [c]ertains y verront des anecdotes, des événements isolés qui, sortis de leur contexte, n’autorisent pas à conclure et à généraliser mais ‘‘le pluriel d’anecdotes est preuve (évidence)’’ (…) [et si] les faits listés constituent des ‘‘instantanés’’, leur diversité et leur multiplicité n’autorisent pas à conclure à un phénomène superficiel qu’un seul rappel à l’ordre ou des principes du ‘‘vivre ensemble’’ dans un espace laïque, annulera. L’expression religieuse s’enkyste à l’école » (2012b, pp. 37‑38). Ainsi, la mobilisation des anecdotes édifiantes débouche sur le constat d’une « fracture culturelle » : « notre avis vient confirmer le constat émis par des témoignages et études publiées au cours de la décennie : l’école est fortement exposée, dans certains quartiers populaires, aux tensions ethnoculturelles » (2011a, pp. 2‑3).
38Dès lors que, pour le HCI, la réalité sociale a changé (les enfants d’immigrés maghrébins sont finalement bien musulmans et menacent les fondements de l’école publique), la philosophie de la politique d’intégration doit elle aussi changer, ce qui conduit le HCI à contester la « mise en cause » de la société intégratrice par la lutte contre le racisme et les discriminations (Fassin, 2002). Alors que la question de l’intégration était « cantonnée à un registre social ou sociologique » et que « l’on n’a plus parlé que de lutte contre le racisme et, plus banalement, de lutte contre les discriminations » (2006, p. 17), le HCI adopte désormais une approche « contractuelle » ou « civique » : on ne peut plus « excuser » ou « défendre » les musulmans français et immigrés et on doit les mettre devant leurs responsabilités de respecter les « valeurs républicaines ». Le problème de l’intégration ne relève pas d’une responsabilité collective, celle de la société intégratrice, mais d’une « faute » individuelle : l’immigré doit faire preuve de « bonne volonté » culturelle pour faire partie de la communauté nationale. Autrement dit, l’intégration des étrangers non européens n’est plus pensée dans une logique d’expansion – il faut faire en sorte que ces étrangers s’intègrent –, mais dans une logique d’exclusion – il faut sélectionner les étrangers les plus intégrables. C’est ainsi que le HCI promeut un renforcement de l’injonction à l’intégration en direction de plusieurs catégories d’étrangers : les candidats à l’émigration, les titulaires d’une carte de séjour temporaire demandeurs d’une carte de résident permanent et les candidats à la naturalisation.
- 39 . Lois du 26 novembre 2003 et du 24 juillet 2006 relatives à la maîtrise de l’immigration. Rappelon (...)
- 40 . Ce processus n’est pas spécifiquement français mais européen (Hajjat, 2012, pp. 258‑262).
39Cette évolution conceptuelle n’est pas que rhétorique : elle se traduit par des actes législatifs. On peut même affirmer que le HCI a joué un rôle déterminant dans l’invention (1990) et la justification du « contrat d’accueil et d’intégration39 » (CAI) : les candidats à une carte de résident permanent doivent depuis 2003 suivre une formation et passer un examen linguistique et civique portant sur les « valeurs essentielles » françaises. Le concept d’« intégration républicaine » est élaboré en 2002 par Yves Jégo, membre du HCI et député UMP de Seine‑et‑Marne, repris par le président Jacques Chirac puis est consacré par le HCI, qui recommande une réforme du droit de l’entrée et du séjour en France. Pour la première fois dans l’histoire du droit des étrangers, l’obtention d’un titre de séjour est conditionnée par des critères linguistiques et culturels40 (Lochak, 2006).
- 41 . Sur la redéfinition des « valeurs républicaines » autour de l’égalité des sexes et de la sexualit (...)
40Cependant, cette injonction ne concerne pas que les étrangers. En faisant référence aux individus, identifiés comme des Français d’origine maghrébine, qui ont sifflé la Marseillaise lors du match France‑Tunisie (2008), le HCI souhaite « répondre à cette demande du ministre [sur l’hymne national] en élargissant le bénéfice de sa réflexion à la question de cette transmission des valeurs et symboles aux jeunes, futurs citoyens, qui seront amenés à s’engager et à s’intégrer au projet civique républicain » (2009a, p. 16). La politisation des sifflets « anti‑nationaux » dans l’espace public trouve un écho favorable au sein du HCI qui est chargé de trouver une « solution » à la transmission des « valeurs républicaines41 ». Ainsi, la nouvelle problématisation de l’islam débouche sur un redéploiement de l’injonction à l’intégration, dont une des valeurs cardinales est le respect du principe de laïcité.
41Depuis la fin des années 1980, la « laïcité » est l’objet d’une intense lutte symbolique où de multiples acteurs cherchent à imposer leur propre définition, qui généralement dépend de leur diagnostic du « problème musulman ». Les tensions provoquées par cette lutte symbolique se répercutent au HCI jusqu’en 2002, date à partir de laquelle celles‑ci disparaissent au profit d’un consensus sur l’évaluation du « problème musulman ». La configuration post‑2002 du HCI est en effet marquée par l’imposition d’une nouvelle définition de la laïcité, qui est celle du rapport de François Baroin Pour une nouvelle laïcité (Baroin, 2003) et de la Commission Stasi (2003), dont neuf membres sont (Costa‑Lascoux, Olin et Petek), ont été (Chérifi, Long, Schwartz, Touraine et Weil) ou seront (Kepel) membres du HCI42. La mesure phare du rapport de la Commission Stasi, l’interdiction des signes religieux « ostensibles » à l’école publique, entérinée par la loi du 15 mars 2004, doit donc être inscrite dans le prolongement de la nouvelle problématisation de l’islam par le HCI.
42En 2001, la majorité du HCI considérait, conformément à la jurisprudence du Conseil d’État, que le port du hijab à l’école publique n’était pas contraire en soi à la laïcité. Pour certains, l’interdire reviendrait même à remettre en cause la liberté de conscience et de culte, reconnue par la Constitution et les conventions internationales. À partir de 2002, la laïcité est redéfinie par le biais d’une reformulation de l’opposition sphère privée / sphère publique, jusque‑là moins contrastée dans la définition juridique de la laïcité (Poulat, 2003). Alors que, selon la précédente interprétation du HCI, la loi de 1905 garantit l’expression religieuse des élèves dans l’enceinte de l’école publique, la nouvelle laïcité entend au contraire la restreindre : « La laïcité doit donc être expliquée comme favorisant la liberté religieuse : nul homme ne peut être inquiété pour ses convictions personnelles notamment religieuses. La distinction entre sphère publique et sphère privée délimite cependant la manifestation de l’appartenance religieuse : ainsi, la loi du 15 mars 2004 interdit le port de signes religieux ostensibles dans les écoles, collèges et lycées publics » (2009a, p. 33). Paradoxalement, la laïcité « garantit la liberté de conscience et de culte en privatisant la croyance et se vérifie de façon pratique dans l’espace public où chaque citoyen doit pouvoir être identifié comme un individu indépendamment de sa race, culture, religion, opinion » (ibid., p. 42). La « nouvelle laïcité » correspond ainsi à une reconfiguration de la division entre le public et le privé par le refus de l’expression de signes religieux « ostensibles » dans l’espace public et l’intrusion dans l’intimité privée pour mesurer le respect des valeurs républicaines (contrat d’accueil et d’intégration et condition d’assimilation pour la nationalité).
- 43 . On ne saurait sous‑estimer la puissance de ce mode de connaissance du monde social tant il semble (...)
43Le revirement du HCI est non seulement la conséquence du renouvellement quasi complet des membres en 2002 (seule Gaye Petek, favorable à la nouvelle laïcité, est maintenue), mais aussi, on l’a vu, le résultat d’une nouvelle problématisation de la question musulmane. Dès lors que les témoignages édifiants « prouvent » la véracité de la menace musulmane43, il devient nécessaire de redéfinir la norme laïque pour contenir le « problème musulman » : la loi du 15 mars 2004 était ainsi justifiée par la volonté de réunir les conditions de l’intégration par l’école publique.
- 44 . Pour le projet de charte, la commission rassemble Blandine Kriegel, Michel Sappin, Jacqueline Cos (...)
- 45 . Voir l’annexe électronique 4 pour la description des positions occupées par Seksig (http://sociol (...)
44La redéfinition de la norme laïque doit beaucoup à la mobilisation continue d’un groupe de membres du HCI regroupés au sein de la « mission laïcité », qui est à l’origine de la Charte de la laïcité dans les services publics (2007a) et de l’avis De la neutralité religieuse en entreprise (2011b)44. La trajectoire sociale du chargé de mission Laïcité au HCI, Alain Seksig, inspecteur de l’Éducation nationale, est révélatrice de la surface sociale (capital social accumulé) et de la capacité de circulation de ce groupe d’acteurs entre les champs administratif, scolaire, politique, culturel et associatif45. Or, la surface sociale des individus qui occupent une position dans un champ particulier est fonction du degré d’autonomie dont dispose ce champ. La multipositionnalité s’appuie donc sur l’hétéronomie généralisée des champs sociaux, y compris le champ universitaire qui peut sembler a priori le plus imperméable à l’occupation d’autres positions sociales.
45La multipositionnalité joue ainsi un rôle déterminant dans l’universalisation du « problème musulman » dans la mesure où comme elle permet « la circulation des langages, des manières, des thèmes et des questions, elle concourt à la production de problématiques communes à la classe dominante dans son ensemble ; elle contribue par là même au travail d’intégration de la classe dominante en produisant chez ses membres un sentiment de familiarité et de solidarité » (Boltanski, 1973, p. 25). Ce n’est donc pas un hasard si les partisans de la « nouvelle laïcité » sont parvenus à imposer l’idée d’une « prise de pouvoir politico‑spirituel sur la jeunesse française de culture musulmane en situation de relégation sociale et économique dans des quartiers abandonnés par les pouvoirs publics » (HCI, 2009, p. 40). La multipositionnalité favorise non seulement l’universalisation de la nouvelle problématisation de la question musulmane, mais participe aussi, de manière indirecte, à la transformation de l’institution du HCI en tant que telle.
- 46 . Créé peu avant le HCI, le CII ne s’est pas réuni en douze ans, jusqu’à sa « réactivation » entre (...)
- 47 . Le HCI s’associe à l’association turque ELELE, fondée par Gaye Petek, membre du HCI, pour concevo (...)
46En effet, la nature des fonctions du HCI semble se transformer à mesure qu’il s’impose comme l’acteur institutionnel incontournable de l’application de la « nouvelle laïcité », selon l’expression de Baroin, qui devient l’axe central de la politique d’intégration. En s’écartant du modèle de la commission des « Sages » (défini par la distance à l’égard des « passions » et sa capacité « d’élever » le débat au dessus des divisions politiques [Memmi, 1989]), le HCI s’est mué en « cabinet » ministériel ou en « think tank gouvernemental », selon l’expression de Benoît Normand, secrétaire général du HCI (Seksig & Poinsot, 2011, p. 10), c’est‑à‑dire en un organe institutionnel d’expertise complètement intégré aux dispositifs de la politique d’intégration et strictement au service des attentes gouvernementales. Le changement de statut du HCI se traduit notamment par la transformation de la forme de ses discours publics : le HCI tend à privilégier des interventions plus brèves et régulières (avis, recommandations, colloques, table‑ronde, séminaires, etc.) et la fréquence des rapports est plus grande (12 en treize ans avant 2002, 18 en dix ans entre 2002 et 2012). Son rôle de conseiller du gouvernement le conduit à « particip[er] activement à la refondation de la politique d’intégration (…) en développant les liens avec les acteurs de terrain et les publics de cette politique (…) [en] participant à la préparation et à la mise en œuvre du CII [Comité interministériel à l’intégration46] (…) [et] en animant le débat public » (2006, p. 33). Le HCI joue ainsi un rôle actif dans la sélection des interlocuteurs associatifs légitimes et fournit des outils pratiques pour la mise en œuvre de la politique d’intégration, comme le « livret de formation civique » prévu par le CAI47.
47Le changement de statut se concrétise aussi par des innovations institutionnelles, en particulier la création de l’Observatoire des statistiques de l’immigration et de l’intégration (créé en juillet 2004 par le ministre des Affaires sociales Jean‑Louis Borloo, présidé par l’historienne Hélène Carrère d’Encausse et dirigé par la sociologue Jacqueline Costa‑Lacoux). Cette innovation est justifiée par plusieurs raisons : « les administrations qui collectaient les données ne se rencontraient pas ; les démographes des grands instituts ne s’accordaient pas ; la publication du rapport du groupe statistique du précédent HCI avait donné lieu à des démissions fracassantes » (celle de Tribalat) (2006, p. 33). Ainsi, l’INSEE et l’INED sont explicitement disqualifiés dans leur capacité à produire des statistiques sur l’immigration, à tel point que cette question est considérée comme « l’un des points noirs de la politique d’intégration » (2006, p. 33). Autre innovation institutionnelle : l’instauration en 2010 de l’Observatoire de la laïcité, confié par le président de la République au HCI en raison de son expertise incontestée en matière de nouvelle laïcité, qui est définie et appliquée par « un “groupe permanent de réflexion et de propositions sur la laïcité” composé d’une vingtaine de personnalités, d’horizons professionnels, philosophiques et politiques divers, connues pour leur engagement au service de cette valeur fondamentale de notre République » (2011b, pp. 3‑4). Le HCI devient en quelque sorte l’« avant‑garde laïque » du gouvernement : il « ouvre des pistes et fait des propositions – souvent trop tardivement suivies par les responsables politiques » (2011a, p. 1), notamment sur le thème de la laïcité.
- 48 . En plus de l’Observatoire de la laïcité, on constate l’instauration, le 12 octobre 2012, par le m (...)
- 49 . Certains journaux créent des numéros ou rubriques spécialisées. Exemple parmi d’autres : le blog (...)
- 50 . L’idée de code a d’abord été suggérée par la Ligue de l’enseignement lors de son audition à la Co (...)
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- 54 . On peut citer le sociologue Jean Baubérot (spécialiste de la laïcité et seul abstentionniste de l (...)
48C’est ainsi que se forme ce qu’on pourrait appeler, selon l’expression de Seksig, un « champ de la laïcité » (2012b, p. 15), tout comme s’est formé un « champ de l’éthique » (Memmi, 1989, p. 92), favorisés par l’institutionnalisation du problème public et la multipositionnalité des acteurs. La construction d’une nouvelle norme laïque participe effectivement à la construction d’un nouvel espace social faiblement autonome et situé à l’intersection de plusieurs champs (administrations48, champ médiatique49, associations, université, etc.), qui correspond à une nouvelle spécialité, l’expertise en laïcité, codifiée par un nouveau « code de la laïcité50 », transmise dans le monde de l’enseignement et de la recherche (formation universitaire de niveau master51), des revues et associations spécialisées52 et même des cabinets de consultants privés53. Elle dispose aussi de son propre vocabulaire (« laïcité », « ostensible », « communautarisme », « territoires perdus de la République », « désintégration », « omnisacralisation », etc.), inventé par des experts‑phares et des vulgarisateurs « orthodoxes » (dont les membres du HCI) et contesté par des intellectuels et associations hétérodoxes54.
49Le champ de la laïcité émerge donc au moment où les institutions de l’État font de la nouvelle laïcité un domaine d’action publique dont les « cibles » sont non seulement les musulmans français ou immigrés, mais aussi les agents de la fonction publique. En effet, le HCI « souhaite poursuivre son travail de réflexion en alertant les pouvoirs publics sur les risques de rupture de la cohésion nationale et en proposant des pistes d’action » (2010, pp. 11‑12). Tandis que, dans la configuration pré‑2002, le HCI s’opposait aux enseignants partisans d’une laïcité trop restrictive (2001, p. 51), il s’agit désormais pour lui mener un « vaste plan de formation des personnels de nos différentes fonctions publiques, à commencer par les cadres » (2012b, p. 10). Le HCI « préconise d’adopter une véritable pédagogie de la laïcité tant auprès des agents du service public que des usagers, afin que tous les citoyens comprennent l’intérêt commun de ne pas revendiquer et imposer, dans les espaces publics, leurs convictions religieuses » (2011a, p. ii). La « nouvelle laïcité » serait donc insuffisamment connue des agents de l’État : c’est la raison pour laquelle le HCI a organisé, en collaboration avec plusieurs ministères, le Centre national de la fonction publique territoriale et la Ligue de l’enseignement, le séminaire La laïcité dans la fonction publique, qui « s’adress[ait, selon Seksig,] principalement à des cadres de la fonction publique » (2012b, p. 15). On constate ainsi une volonté politique d’homogénéisation de l’application de la nouvelle laïcité à l’ensemble des fonctions publiques.
- 55 . Le ministère de l’Éducation nationale est représenté par le ministre (Luc Chatel), le directeur g (...)
50De fait, les discours prononcés lors du séminaire illustrent l’intériorisation de la nouvelle norme laïque par une partie des cadres supérieurs de l’Éducation nationale. Alors que la question religieuse était loin d’être une préoccupation majeure pour les enseignants et les responsables ministériels (Lorcerie, 2005b ; Tévanian, 2005, pp. 19‑26), il semble qu’elle le soit devenue entre 2003 et 2012 (Obin, 2004), comme en témoignent la présence et le discours d’importants hauts fonctionnaires55. Par exemple, le directeur général de l’enseignement scolaire considère qu’« [e]n préservant les écoles, les collèges et les lycées publics, qui ont vocation à accueillir tous les enfants, qu’ils soient croyants ou non croyants, des pressions qui peuvent résulter des manifestations ostensibles des appartenances religieuses, la loi garantit la liberté de conscience de chacun » (2012b, p. 12). Il n’est donc pas étonnant que le président du HCI, Patrick Gaubert, se félicite de « la convergence des vues entre le ministère de l’Éducation nationale et le HCI » (ibid., p. 9) et que Seksig se réjouisse de la victoire de la « nouvelle laïcité » : « Quinze années d’âpres affrontements et d’applications à géométrie variable du principe de laïcité, de tensions à l’intérieur et autour des établissements scolaires pour finalement donner raison à Élisabeth Badinter, Élisabeth de Fontenay, Régis Debray, Alain Finkielkraut et Catherine Kintzler qui écrivaient (…) un retentissant appel publié dans Le Nouvel Observateur, ‘Prof, ne capitulons pas !’ [2‑8 novembre 1989] » (ibid., p. 15).
- 56 . Ont été recensés environ 3 000 signes en 1994‑1995, 1 465 en 2003‑2004 et 639 en 2004‑2005 (Chéri (...)
51La définition de la laïcité des « prohibitionnistes » de 1989 semble donc s’être imposée chez une partie des « élites » administratives de l’Éducation nationale. Cependant, on observe une certaine suspicion à l’égard des élèves musulmans en dépit du vote de la loi du 15 mars 2004 et de la chute du nombre de signes religieux « ostensibles » répertoriés56. C’est ainsi que l’inspecteur général Claude Bisson‑Vaivre se fait l’écho de témoignages selon lesquels « les jeunes filles voilées se mettent “en configuration laïque” juste avant d’entrer dans l’établissement. Ces propos montrent qu’il reste du chemin à parcourir. En effet, si la loi a produit des effets positifs quant aux signes visibles, notamment le port du voile, le principe de laïcité n’est pas définitivement garanti pour autant » (ibid., p. 37). C’est à partir de ce constat que les tenants de la « nouvelle laïcité » souhaitent imposer une nouvelle discipline laïque auprès des élèves et une extension du domaine de la lutte laïque.
52La « véritable pédagogie de la laïcité » auprès des enfants est avant tout confiée aux enseignants, en particulier aux professeurs d’histoire. Selon le HCI, les « héritiers des “hussards de la République” » doivent « donner aux élèves le sentiment de faire partie d’un même peuple, unis par des principes fondamentaux, quand bien même leurs origines ethniques, leurs convictions politiques et religieuses sont dissemblables » (2011a, p. 95). L’institution scolaire a pour objectif de « constituer un corps social homogène autour des principes de liberté d’opinion et d’expression dans le respect de la laïcité des services publics » (ibid., p. 101). Pour cela, il est nécessaire que « les élèves, en tant qu’individus libres, apprennent à manifester une ouverture d’esprit suffisante pour accepter que la particularité de leur propre habitus culturel soit remis en cause par la diversité des opinions régnant dans une société démocratique » (ibid., p. 101). L’usage particulier des termes de « corps social » et d’« habitus culturel » renvoie à une dimension importante de l’injonction à l’intégration, qui n’est pas nouvelle dans l’histoire des relations de pouvoir en France (Noiriel, 2001). En effet, en écho à la politique révolutionnaire d’unification linguistique, il s’agit d’un « conflit pour le pouvoir symbolique qui a pour enjeu la formation et la ré‑formation des structures mentales » (Bourdieu, 2001, pp. 73‑74). Dès lors que l’on considère, de manière essentialiste, que les musulmans sont supposés avoir un « habitus culturel » différent et des structures mentales spécifiques (fondées sur le dogme religieux), cela signifie qu’ils n’auraient pas intériorisé l’« habitus national » malgré leur socialisation en France. C’est donc leur appartenance religieuse qui serait la cause de leur défaut d’intégration.
53Si les musulmans ont un habitus en porte‑à‑faux, on comprend mieux la surprenante question de l’inspecteur général en sciences de la vie et de la Terre : « Est‑il possible qu’un même cerveau contienne à la fois une vision scientifique et une vision révélée du monde ? Il revient à chacun d’en décider. La laïcité intervient ici dans la distinction entre la sphère privée, où chacun résout cet éventuel conflit qui coexiste en lui, et la sphère publique. Elle repose dans cette problématique sur une distinction claire de champs intellectuels disjoints. Autrement dit, il n’existe pas de laïcité sans discipline » (2012b, p. 35). Ce discours est révélateur d’une volonté de discipline des corps et des esprits : le corps et l’esprit des musulmans seraient indisciplinés, ils refuseraient de s’adapter aux structures mentales « républicaines » et doivent donc faire l’objet d’une discipline particulière. Comme le souligne le doyen du groupe « Vie scolaire », qui cite un médecin consulté par le HCI pour le rapport Les défis de l’intégration à l’école (2010) : « “Pour entrer en laïcité, il faut connaître son corps” or nombreux sont les adolescents qui ne le connaissent pas » (2012b, p. 38).
54Cette logique disciplinaire s’inscrit dans la continuité historique de la Commission sur la nationalité de 1987, qui considérait, on l’a vu, que l’intégration des enfants d’immigrés musulmans était possible en raison de leur faible niveau de pratique religieuse et de la confiance des Sages dans la capacité intégratrice de l’école. Mais le HCI est désormais convaincu que ces élèves musulmans refusent la scolarisation pour des raisons religieuses – en occultant les phénomènes d’exclusion beaucoup plus massifs que sont la déscolarisation et les sorties du système scolaire sans diplôme – et qu’ils sont de plus en plus pratiquants. Or, « c’est parce que les enfants d’immigrés sont nés sur le territoire français et qu’ils ont été scolarisés dans les écoles de la République qu’ils bénéficient de l’acquisition automatique de la nationalité à 18 ans – ce droit pourrait poser problème dès lors que l’école ne jouerait plus ce rôle intégrateur » (2011a, p. 95). On voit comment la logique qui avait abouti à la remise en cause du droit du sol (1993‑1998), légitimée par la Commission sur la nationalité, pourrait tout à fait se reproduire à l’avenir.
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55Par ailleurs, cette logique disciplinaire s’articule avec une logique d’extension du domaine de la lutte laïque, qui résulte du processus de rationalisation et d’universalisation du « problème musulman » : la « nouvelle laïcité » est devenue une norme étatique, légitime et universelle, qui doit donc s’appliquer de manière universelle. Dans la mesure où elle fait partie intégrante de la « pensée d’État » (Bourdieu, 1993), il est désormais possible de soumettre de plus en plus de situations sociales aux exigences de la nouvelle norme laïque. Les auditions de la Commission Stasi ont en effet permis aux membres du HCI de « découvrir » d’autres espaces sociaux que celui de l’école publique où le « problème musulman » se poserait et où une « demande de laïcité » se ferait sentir : les services publics fermés57, les services publics d’accueil ponctuel58 et les entreprises privées (2007a, pp. 27‑32)59.
56Ainsi, les témoignages recueillis par le HCI ne visent plus seulement les élèves musulmans, mais de nouvelles catégories de citoyens à discipliner : des « professeurs musulmans » accusés de « rupture du jeûne [de Ramadan] avec leurs élèves dans un collège du Nord de Paris » (2011a, p. 94), « certains adultes parmi les surveillants ou les médiateurs » accusés d’ « affirme[r] des revendications à caractère religieux » (2012b, p. 33), les femmes portant le hijab et volontaires pour accompagner les sorties scolaires (Hajjat & Mohammed, 2013), etc. L’enjeu consiste à imposer la « nouvelle laïcité » non seulement aux salariés des services publics, mais aussi aux organismes délégataires de service public (sauf les écoles privées), aux collaborateurs occasionnels du service public (jurés d’assises et parents accompagnant les sorties scolaires), aux candidats et élus politiques, et enfin aux usagers des services publics (2007a, pp. 32‑35). C’est en ce sens qu’il faut comprendre la création du « code de la laïcité » (DJO, 2011), pensé par le HCI comme un « instrument de travail » (2007a, p. 43) pour mettre en œuvre la pédagogie de la laïcité.
57Mais la discipline laïque s’étend au delà de la fonction publique pour toucher un espace jusque‑là non concerné : l’entreprise privée. Pour le HCI, « [f]ace à l’absence de lois claires sur le sujet et de consensus sur ces questions, les chefs d’entreprises et les directeurs de ressources humaines sont le plus souvent laissés seuls juges face à des exigences qui, faute d’être reçues favorablement, peuvent donner lieu à plainte pour discrimination » (2011b, p. 7). La construction du « problème musulman » dans les entreprises opère ainsi de la même manière que pour l’école publique : « dans l’entreprise privée aussi, on a le droit de vouloir travailler dans un cadre religieusement neutre, les individus pouvant y être préservés de toute pression communautaire » (ibid., p. 6). Les chefs d’entreprises seraient, comme les professeurs et proviseurs, seuls face au « communautarisme », dont la connaissance est fondée là aussi sur l’accumulation de témoignages et l’expertise pseudo‑scientifique.
- 60 . Entreprise et religion : état des lieux, problématiques et acteurs, réalisée en décembre 2010 et (...)
- 61 . L’universalisation de la « nouvelle laïcité » provoque des conflits d’interprétation de la norme (...)
58Cette connaissance s’appuie essentiellement sur l’étude du cabinet‑conseil First and 42nd auprès de grands groupes60. Le HCI considère que le sujet serait difficile à traiter par crainte d’être taxé de racisme, que certaines exigences peuvent être traitées avec souplesse (ramadan, habitudes alimentaires), tandis que d’autres peuvent contrevenir à la bonne marche de l’entreprise (hijab, kippa, demandes de lieux de prière, sexisme entre employés, etc.). Il conclut à une progression des interdits religieux dans l’entreprise (« nous ont été signalés ») : « Tout se passe comme si, au nom de la religion, les entorses à la légalité trouvaient une justification » (ibid., p. 9). Tout comme la médiation auprès des élèves portant le hijab à l’école, le traitement ponctuel du problème, en l’occurrence par l’Association nationale des directeurs de ressources humaines et l’association Dynamique Diversité (créée par Dounia Bouzar), est jugé insuffisant. C’est pour cette raison que le HCI est favorable à une modification législative pour appliquer la « nouvelle laïcité » dans les entreprises. Mais si la neutralité religieuse ne peut être légalement exigée dans un contrat de travail de droit privé, il existe selon le HCI au moins une exception : les entreprises privées exerçant une mission de service public. Ce n’est pas donc pas un hasard si le dernier champ de lutte de la nouvelle laïcité concerne les salariées des structures privées des secteurs social, médico‑social et de la petite enfance61.
- 62 . Les conclusions de cette étude mériteraient d’être comparées à d’autres situations nationales. Po (...)
59Pour conclure, les transformations des catégories de perception de l’islam et la construction du « problème musulman » s’inscrivent dans le cadre d’une configuration générale où le HCI joue un rôle non négligeable. En effet, l’analyse de ce « lieu neutre » nous a permis de rendre compte des problématisations successives de l’islam : évolution des formes de connaissance de l’islam de France (du savoir administratif et sociologique au savoir médiatique), mobilisation d’un groupe d’acteurs persuadés que le « problème musulman » existe (de la « défaite » des « prohibitionnistes » du hijab à l’école publique en 1989 à leur « victoire » en 2002‑2003) et de la transformation de la norme laïque (de la laïcité « libérale » à la « nouvelle laïcité »). La construction du « problème musulman » s’appuie non seulement sur la sur‑politisation et la sur‑médiatisation de la question musulmane, mais aussi sur la mobilisation, la circulation et la multipositionnalité des membres du HCI entre plusieurs champs. Ainsi, l’hypothèse de l’hétéronomie généralisée semble se vérifier : les évolutions observées au sein du HCI participent à l’universalisation de catégories de perception de l’islam et diffuse l’idée d’un « problème musulman » dans la mesure où les règles de fonctionnement de plusieurs champs sont remises en cause au profit notamment des principes médiatiques de vision et de division du monde social62.