Texte intégral
1La revue Sociologie tient à rendre hommage à Raymond Boudon (1934-2013), professeur émérite de l’université Paris‑Sorbonne, membre de l’Institut de France, dont l’œuvre a profondément marqué la sociologie française et a acquis une reconnaissance internationale.
2Dans un livre d’entretiens réalisé avec Robert Leroux (Y-a-t-il encore une sociologie ?, 2003), Raymond Boudon nous a livré un regard rétrospectif précieux et vivant sur ce que furent ses années de formation et son trajet intellectuel et institutionnel. On y apprend notamment qu’il fut normalien (1954-1959), agrégé de philosophie (1958) et tenté par l’économie avant d’être le grand sociologue que l’on connaît.
3Comme Durkheim, comme Aron avant lui, Raymond Boudon effectua un passage obligé en Allemagne en 1956-1957 grâce à une bourse d’études qui lui permit de suivre les cours de Heidegger à Fribourg-en-Bresgau, d’aller écouter Jaspers à Bâle et accessoirement de perfectionner son allemand. De retour en France, et après avoir effectué son service militaire, il obtint grâce à R. Aron une bourse de la fondation Ford pour séjourner durant l’année universitaire 1961‑1962 à l’université de Columbia où il rencontra Paul Lazarsfeld, Lipset et Merton. Le jeune normalien, en quête de travaux scientifiquement solides, avait été profondément séduit par le livre collectif dirigé par Lazarsfeld, The Language of Social Research (1955), dont la préface défendait l’idée que la méthodologie, la réflexion critique du sociologue sur sa proche démarche, est une dimension essentielle de la recherche. Raymond Boudon, qui avouait son admiration pour Lazarsfeld, fut d’ailleurs son assistant durant les séjours que fit le sociologue américain à la Sorbonne en tant que professeur associé durant deux années universitaires, en 1964‑1965 et en 1967‑1968. De cette collaboration naîtra une trilogie : Le vocabulaire des sciences sociales (1965), L’analyse empirique de la causalité (1966), L’analyse des processus sociaux (en collaboration aussi avec François Chazel, 1969) ainsi que différents textes témoignant de la reconnaissance d’une dette intellectuelle : en 1970, Raymond Boudon rédige l’introduction au livre de Lazarsfeld, Philosophie des sciences sociales ; il écrit la notice qui lui est consacrée dans le dictionnaire de textes sociologiques de Karl Van Meter chez Larousse (1992) ; il rend aussi hommage à sa mémoire dans l’ouvrage dirigé par Jacques Lautman et Bernard-Pierre Lécuyer, Paul Lazarsfeld, La sociologie de Vienne à New York (1998).
4Mais si Lazarsfeld fut son mentor outre-Atlantique, en France, c’est Jean Stoetzel qui fut son « véritable maître », comme Raymond Boudon n’hésitait pas à le dire. Jean Stoetzel cherchait à implanter les études quantitatives en France et était convaincu que la sociologie était surtout intéressante par les informations qu’apportaient les enquêtes, et particulièrement les enquêtes par sondages, et qu’elle ne pourrait progresser que si des institutions de recherche analogues à celle qu’il avait lui-même créée sous les espèces de l’Institut français d’opinion publique, le célèbre IFOP, se multipliaient. C’est donc naturellement vers lui que Raymond Boudon s’est tourné dès son retour de Columbia pour diriger sa thèse principale qui se proposait de dresser un bilan de l’apport de la pensée mathématique aux sciences sociales, apport dont il soulignera plus tard aussi bien les forces que les limites (L’analyse mathématique des faits sociaux, 1967). Quant à sa thèse secondaire, dont le sujet lui avait été soufflé par Lazarsfeld, elle fut consacrée à étudier les différents usages de la notion de structure en sciences humaines et dirigée par R. Aron. Imprimée sous le titre À quoi sert la notion de structure ? (1968), elle effectue une critique du structuralisme alors dominant en France, une critique sur laquelle Raymond Boudon ne reviendra pas et qui façonne des options intellectuelles décisives : refus du holisme et de toute pensée réifiante, allergie à ce que l’on nommera plus tard la French Theory, détestation aussi du discours jargonneux en sciences sociales.
5C’est d’ailleurs à l’initiative de Jean Stoetzel que Raymond Boudon sera recruté par le CNRS dont il rejoindra le Centre d’Études sociologiques en 1961‑1963 et dont il deviendra le directeur de 1968 à 1970 avant de créer en 1971 son propre laboratoire de recherche, le Groupe d’études des méthodes de l’analyse sociologique (GEMAS) qu’il dirigea pendant de nombreuses années et qui continue aujourd’hui de travailler dans les grands axes de recherche qu’il lui avait fixés. C’est aussi au fauteuil laissé vacant par Jean Stoetzel qu’il sera élu le 29 mai 1990, à 57 ans, à l’Académie des sciences morales et politiques, ce dont Raymond Boudon se disait particulièrement heureux.
6Mais aux yeux de celui qui était animé par la passion du dialogue et de l’échange intellectuels, l’Université, plus que le CNRS, apparaissait être le lieu naturel. C’est ainsi que Raymond Boudon a d’abord enseigné à Bordeaux de 1963 à 1967, avant d’être élu à la Sorbonne où il fut professeur dans le cadre de l’université René Descartes (Paris V) de 1971 à 1978, avant de rejoindre à partir de cette date l’université de Paris-IV Sorbonne. Ce goût de la transmission et du débat ne pouvait se limiter au cadre hexagonal. Il a parallèlement animé de nombreux cycles d’enseignement dans des universités étrangères : Columbia, Faculté latino-américaine des sciences sociales (Santiago du Chili), Fondation Getulio Vargas (São Paulo), université Laval (Québec), Harvard, université de Genève, université de Stockholm, Institut universitaire européen de Florence, université de New York, université de Lisbonne, université de Chicago. Il a également accompli des missions et prononcé des séries de conférences pour le compte de divers ministères (Affaires étrangères, Recherche, Éducation nationale) et à l’invitation d’institutions ou de gouvernements étrangers : en Allemagne (Berlin, Cologne, Mannheim, Francfort, Munich), au Brésil (São Paulo, Brasilia, Belo Horizonte), en Belgique (Liège, Louvain, Louvain-la-Neuve, Bruxelles), au Canada (Hamilton, Montréal, Québec), en Algérie, en Égypte, aux États-Unis (John Hopkins, Stanford, M.I.T., Tuft University de Boston, Berkeley, University of Southern California), en Espagne, en Italie, au Mexique, en Norvège, en Pologne, au Portugal, en Suède et en Suisse.
7L’activité éditoriale de Raymond Boudon fut aussi riche et intense que sa vie professorale. Il dirigea L’Année sociologique, revue fondée en 1898 par Émile Durkheim auquel il faisait souvent référence et fut rédacteur en chef adjoint de Quality and Quantity (Amsterdam). Par ailleurs, il fut membre du comité de rédaction de nombreuses revues scientifiques françaises et étrangères : Revue française de sociologie (Paris), Commentaire (Paris), Rationality and Society (Chicago), The American Journal of Sociology (Chicago), Theory and Decision (Berlin), European Sociological Review (Oxford), Thesis (Moscou), Revue suisse de Sociologie (Berne). Il fut aussi l’éditeur aux Presses universitaires de France de la très belle et prestigieuse « collection bleue », Sociologies. Ses ouvrages, très nombreux, ont été traduits en différentes langues et il était membre de plusieurs Académies illustres comme la British Academy ou l’American Academy of Arts and Sciences. Docteur honoris causa de l’université Laval au Québec, mais aussi en Belgique et en Roumanie, membre de la Société royale du Canada, il a reçu par ailleurs quatre prix importants : de l’Académie des sciences pour l’Inégalité des chances (1973), de l’Association Futuribles pour Effets pervers et ordre social (1977), de l’Académie française pour L’art de se persuader des idées fragiles, douteuses ou fausses (1990) et le Prix européen des sciences sociales Amalfi pour Le juste et le vrai : études sur l’objectivité des valeurs et de la connaissance (1995). Si l’on ajoute qu’il a également été fait chevalier de la Légion d’honneur, de l’Ordre national du mérite, qu’il était Officier des palmes académiques et chevalier des Arts et des Lettres, on mesurera peut-être mieux encore le poids institutionnel et le rayonnement intellectuel de Raymond Boudon.
8Il est difficile de résumer l’ensemble d’une pensée aussi prolixe en quelques lignes. Depuis la parution en 1973 de son célèbre ouvrage, L’inégalité des chances, dans lequel il mettait l’accent sur la logique des choix individuels conduisant à la reproduction des inégalités scolaires, Raymond Boudon est surtout connu pour être le brillant théoricien de l’individualisme méthodologique qui reposait à ses yeux sur deux grands postulats : d’une part, les phénomènes sociaux doivent être expliqués à partir des décisions individuelles socialement situées ; d’autre part, les individus ne doivent pas être considérés comme des « idiots sociaux » mais bel et bien comme des acteurs agissant selon un principe de rationalité. Mais le principe de rationalité mobilisé par Raymond Boudon dans son analyse des faits collectifs, auquel d’ailleurs il a consacré deux ouvrages entiers (Essais sur la théorie générale de la rationalité, 2007 ; La rationalité, 2009) ne se limitait pas à la raison instrumentale de l’Homo oeconomicus. Sans renoncer à la pertinence et à l’importance du modèle du rational choice, il en avait pointé les limites et prôné la nécessité de son élargissement en direction d’une rationalité cognitive (L’art de se persuader des idées douteuses, fragiles ou fausses, 1990) et axiologique à laquelle il avait donné une grande place dans ses derniers travaux à travers une réflexion sur les choix normatifs et leur justification (Le juste et le vrai : études sur l’objectivité des valeurs, 1995 ; Le sens des valeurs, 1999).
9Loin de toute orthodoxie, et contrairement à certains autres grands sociologues de sa génération, Raymond Boudon ne se considérait pas comme un chef d’École ou de secte. Dans un discours qu’il prononça à l’occasion de la parution d’un ouvrage en quatre volumes qui lui avait été dédié (Raymond Boudon. A Life in Sociology. Essays in Honour of Raymond Boudon, éd. by Mohamed Cherkaoui et Peter Hamilton, 2009), il préférait parler d’une « famille intellectuelle » dont il reconnaissait à chaque membre le droit d’avoir une personnalité différente et d’exprimer des doutes ou des divergences. Mais, par-delà les particularités individuelles, se manifestaient cependant entre nous certains traits de parenté, notamment dans une compréhension partagée de la sociologie qui ne la limitait pas drastiquement à l’enquête statistique et à la manipulation chiffrée des données sociales. Croire en la sociologie comme science (La sociologie comme science, 2010) ne signifiait pas pour lui céder à un scientisme débridé. C’était articuler la réflexion théorique à l’analyse empirique, c’était confronter sa pensée à celle des grands auteurs du passé (parmi eux, Weber, Durkheim, Tocqueville) pour étayer son jugement (Études sur les sociologues classiques, tome I, 1998, tome II, 2000 ; Tocqueville aujourd’hui, 2005), c’était surtout ne jamais faire fi du sens que les individus donnent à leurs actions.
10Au-delà du grand sociologue, du grand théoricien de l’individualisme méthodologique, je voudrais saluer ici la mémoire d’un grand libéral, d’un grand humaniste, d’un grand professeur avec lequel, au fil du temps, se sont nouées des relations amicales. Contre tous les déterminismes (naturalistes ou socio-historiques), Raymond Boudon croyait au pouvoir de la raison, peut-être parfois de façon trop optimiste. Hostile à toute forme de relativisme (Le relativisme, 2008), c’était un rationaliste convaincu du pouvoir explicatif de la sociologie et de sa puissance sur nos vies. Surtout, il croyait en l’universalité de la raison qui unit aussi bien le primitif que l’homme occidentalisé du XXIe siècle et partant l’ensemble du genre humain. Je partageais ses valeurs. Il a toujours cru jusqu’à la fin de sa vie à la force de l’argumentation et du débat raisonné, au poids de l’argument contre tous les réductionnismes. Son rationalisme n’était pas dissociable d’un humanisme qui en faisait aussi un grand libéral au sens noble (politique) du terme (Pourquoi les intellectuels n’aiment pas le libéralisme ?, 2004 ; Renouveler la démocratie : éloge du sens commun, 2006). Par ailleurs, il est impossible d’oublier la personnalité de Raymond Boudon, sa jovialité, son écoute attentive des autres, qui était profondément en accord avec la figure du savant. Impossible d’oublier le sourire de Raymond Boudon.
Pour citer cet article
Référence électronique
Sylvie Mesure, « Hommage à Raymond Boudon », Sociologie [En ligne], N°3, vol. 4 | 2013, mis en ligne le 01 novembre 2013, consulté le 22 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/1967
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