La pornographie a-t-elle une sexualité ?
Mathieu Trachman, Le travail pornographique. Enquête sur la production de fantasmes, La Découverte, Coll. « Genre et sexualité », 2013, 300 p.
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- 1 On notera toutefois deux précédents, en France, Patrick Baudry, La pornographie et ses images, Pari (...)
1Ob-scène. Telle est la place occupée par la pornographie dans le corpus de la sociologie. L’un des grands mérites de Mathieu Trachman est de donner une place à cet objet infréquentable de manière aussi ingénieuse que scientifiquement convaincante1. Il n’est pas anodin que l’une des principales références mobilisées pour ce faire soit Erving Goffman, à travers les concepts de « script » et de « mise en scène ». C’est ici que se noue l’enjeu empirique, théorique et normatif du Travail pornographique : ériger la pornographie en symbole des transformations du travail, des inégalités de genre et de la normalisation des identités sexuelles intervenues au cours des quarante dernières années. Cette démarche, à l’ambition intellectuelle et politique revigorante, suppose de dépasser les couples d’oppositions relatifs au commerce du sexe : libération/exploitation, normal/pathologique, sphère de l’intime/espace public, légitimation/stigmatisation, etc. C’est ce que permet le glissement d’un registre moral à un projet analytique explicité dès les premières pages du livre : la pornographie n’est pas envisagée par l’auteur comme une « part maudite » du social mais un travail spécifique, déplacement qui en fait un objet éligible par la sociologie du travail.
Territorialisation politique
2 Ce recouvrement est ironiquement rendue possible par la différenciation politique d’un territoire et d’un monde professionnel spécialisés. L’action du législateur conduit en effet à circonscrire, et partant à stigmatiser, l’activité de représentation cinématographique de la sexualité : la « loi X » et les classifications d’Etat appliquées aux objets (les films), aux corps (acteurs et actrices) et aux espaces (les salles spécialisées, les sex shops) ont rapidement encadré le mouvement de libéralisation des écrans initié par Michel Guy en 1975. Consécutivement, des circuits marchands destinés exclusivement à la « mise en images des fantasmes » ont fait leur apparition (p. 5), engageant un processus de professionnalisation comparable aux logiques décrites par E. Hughes et son groupe d’anciens étudiants (E. Goffman, A. Strauss, E. Freidson et H. Becker).
3La mise en scène des performances sexuelles peut de fait être décrite comme le produit d’une socialisation professionnelle, couronnée par l’acquisition de savoir-faire et la tenue de rôles sexuels stéréotypés. L’extension du répertoire des pratiques sexuelles (sodomie, double pénétration, gang bang, gorge profonde, squirting, etc.), l’endurance des « hardeurs » stimulée par des techniques du corps et suppléée par des produits dopants, ou encore la plastique spectaculaire des actrices (cf. ci-après le comparatif before/after d’actrices, tiré de la galerie photo d’une des principales maquilleuses du secteur aux Etats-Unis) sont réinscrits dans une logique d’apprentissage et d’action collective.
4http://instagram.com/xmelissamakeupx#
Le petit monde du « porno »
5L’image fantasmatique d’un univers purement récréatif laisse alors la place à la banalité des rapports de travail et des luttes de pouvoir, impliquant pour les impétrant(e)s une ouverture des possibles sexuels porteuse d’autant de risques physiques (traumatismes, maladies sexuellement transmissibles), juridiques (travail au noir, absence de droit du travail, facticité des contrats) et moraux (désenchantement, perte d’estime de soi, stigmates sociaux).
6http://www.rtl.be/rtltvi/video/358196.aspx
7Des accidents de vie (agressions sexuelles, sortie d’activité, ruptures familiales), les situations de précarité (notamment étudiante, pour les actrices), l’initiation graduée à des pratiques extrêmes via la fréquentation d’espaces socialement construits comme déviants (clubs libertins, escortes, shooting érotiques, etc.) président à la destinée des « carrières » (cf. ci-dessous le récit de vie d’une ancienne actrice) au sein d’un milieu où l’absence de barrières à l’entrée explique le primat des jeux d’interconnaissance.
8http://www.ina.fr/video/I08204536
- 2 Luc Boltanski, Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
9Derrière l’afflux d’images régulièrement décrié par les entrepreneurs de moral, Matthieu Trachman identifie, archives du magazine Hot Vidéo et enquête ethnographique à l’appui, les contours d’un petit monde (131 producteurs et 180 réalisateurs recensés entre 1989 et 2001), marqué, comme nombre d’industries du spectacle et du loisir, par la précarité des conditions de travail et le caractère aléatoire des profits. Le signe d’égalité instauré entre « travail sexuel » et « argent facile » par les classiques du genre (Big throat, Emmanuelle, etc.) et perpétué par la renommée des self-made men du secteur (Larry Flint, Marc Dorcel) ne se matérialise que pour une faible minorité d’intervenants. La fragilité statutaire et contractuelle, ajouté au double bind typique des mondes de l’art (mise en scène de l’authenticité et exploitation des ressources du moi), contribuent à faire de cet univers un modèle du « nouvel esprit du capitalisme »2.
Valorisation marchande et retournement des stigmates
10 La promesse d’émancipation comprise dans ce déploiement fait l’objet d’une lecture balancée du sociologue. L’engagement dans la pornographie recouvre une série d’avantages, particulièrement pour les catégories socialement fragiles. Il est occasionnellement sources de gratifications physiques et sociales, à l’image de la « bonne humeur » et de « l’esprit potache » vantés sur les tournages. Par ailleurs, le ratio temps de travail/niveau de rémunérations supplante les standards de la restauration rapide, de la grande distribution ou du bâtiment. Cet argument prend d’autant plus de poids pour les débutantes, pour qui, contrairement à leurs partenaires masculins, l’absence de qualifications et d’expériences n’est pas discriminante. À la fois plus nombreuses et plus recherchées, elles sont deux à trois fois mieux rémunéré (100 à 300 euros la scène en moyenne pour les hommes, 150 à 600 pour les femmes).
11 L’auteur souligne en quoi cette inégalité économique recouvre une asymétrie sociale et symbolique. Les femmes constituent le principal centre de profit d’une économie des « supports masturbatoires » (p. 5), majoritairement contrôlée par les hommes à destination d’autres hommes. Il en découle une accélération de l’obsolescence des entrantes. Cette usure de leur valeur marchande contraste avec la longévité des carrières masculines. Les hommes revêtent plus généralement une identité professionnelle moins préjudiciable, leur expertise permettant notamment une reconversion en tant que réalisateur ou producteur.
Une pornographie performative
12 Ce dernier point éclaire l’inégalité de traitement en termes de genre véhiculée par le monde de la pornographie : alors que la mise en image de la sexualité est généralement appréhendée comme physiquement couteuse et moralement dégradante pour les femmes, elle est envisagée comme une activité naturellement profitable aux hommes. Ce chiasme sert de point d’appui critique au sociologue pour questionner l’assignation des identités sexuelles, point d’orgue politique du livre.
- 3 Eve Kosofsky Sedgwick, Épistémologie du placard, Paris. Ed. Amsterdam, 2008 [1991]; Georges Chaunce (...)
- 4 Pour un retour sur la distinction entre « monde » (soit tout ce qui arrive) et « réalité » (ce qui (...)
13Les expressions routinisées du saphisme dans le « porno traditionnel » rendent prégnante l’absence de scènes masculines équivalentes. L’auteur y voit la conséquence paradoxale de l’homosocialité réglant les pôles de production et de réception de la pornographie : leur dominante masculine explique que les femmes y soient exclusivement et entièrement envisagées comme des instruments de jouissance tandis que la sexualité entre hommes est collectivement refoulée. La spécialisation d’un genre (le « porno gay »), l’argument marchand mobilisé par les réalisateurs (« on fait du porno pour des hommes ») ou la tendance à minorer les pratiques homosexuelles incidentes entre les acteurs sont l’indice d’une frontière symbolique interne à la sexualité masculine. Dans une perspective prolongeant la déconstruction des identités sexuelles engagée par Eve Sedgwick et Georges Chauncey3, M. Trachman s’appuie sur le projet métacritique et libertaire de Luc Boltanski pour décrire les deux faces de cette répulsion : le caractère tout à la fois performatif et limitatif de la pornographie (la « réalité ») à l’égard des potentialités sexuelles (le « monde »)4.
Le symbole et le territoire
14De nombreuses qualités font du Travail pornographique un ouvrage hautement recommandable tant pour la qualité du matériau tiré du travail de terrain que la finesse d’analyse qui lie élégamment le regard ethnographique et l’analyse de discours à l’intrigue juridico-politique. On devine au fil des pages toute la patience et le tact qu’il a fallu à l’auteur pour appréhender un terrain cumulant l’opacité des économies de la déviance, la vulnérabilité propre au commerce des corps et la violence des logiques de domination. On doit également saluer le sang-froid épistémologique du sociologue qui, soucieux de mettre dos-à-dos les clichés du genre, prend le temps de construire un socle théorique robuste à partir de lectures extensives de la sociologie du travail et des gender studies nord-américaines, tout en faisant de son identité gay une ressource compréhensive. Échappant symétriquement au voyeurisme cynique et à l’exploration graveleuse, la démarche réflexive et rigoureuse adoptée n’en laisse pas moins des respirations empruntes d’humour anglais : la mise à plat des situations n’exclut pas un sens malicieux du cocasse dont l’incipit offre d’emblée une illustration. Cette approche, dans laquelle on pourra voir l’affirmation d’un style sociologique à part entière, permet de ramasser en une démonstration claire et sensible un argumentaire complexe où le symbole assure la fonction de schème logique.
15Outre ces indéniables qualités heuristiques, cette méthode appelle des remarques de trois ordres. D’un point de vue empirique, le schème symbolique qui structure l’argumentaire tend à linéariser une séquence historique traversée par des ruptures techniques (VHS, DVD, Internet), économiques (internationalisation de la production, de la distribution et de la réception) et sociales (féminisation) ; mutations à l’origine d’une instabilité du « territoire » de la pornographie. Présentée dans l’ouvrage comme nationale et regroupée autour d’un noyau stable, elle est pourtant travaillée par des tendances centripètes. Au niveau vertical, l’émergence des figures bipolaires que sont la « star du X », dont la notoriété autorise des reconversions professionnelles vers des activités socialement nobles, telles que le cinéma traditionnel (Rocco Siffredi ou H.P.G.) et plus généralement le monde des médias (Brigitte Lahaie, Tabatha Cash, Clara Morgane), et celle de « l’amateur/-trice », démultipliée par les possibilités du net 2.0, représentent deux anomalies rejetées dans l’angle mort. Au niveau horizontal, le développement de marchés émergents (les pornographies d’Europe Centrale et du Sud-Est asiatique) et de réseaux internationaux de production exercent conjointement une pression sur le cadre d’activité national. L’une des principales observations de terrain de l’enquête implique précisément une actrice anglo-saxonne, filmée par une équipe cosmopolite à majorité française dans une villa de la côte espagnole. Enfin, l’ouvrage ne dit mot du mouvement, si ce n’est pour souligner son caractère problématique, du récent mouvement de féminisation de la production des représentations pornographiques.
16http://www.canalplus.fr/c-cinema/c-le-journal-du-hard/pid4767-videos.html ?vid =825559
17D’un point de vue théorique, l’effort méritoire de l’auteur pour articuler compréhension d’un monde spécifique et dynamiques transversales s’oppose à la logique même de la démonstration : celle d’identifier des pratiques spécifiques, autonomisées en raison d’un processus de marginalisation.
- 5 Everett Hughes désigne par cette expression les organisations prenant en charge les besoins humains (...)
18Cette ambigüité de statut de la pornographie, entre institution sémantique et « institution bâtarde »5, se reporte mécaniquement sur la portée morale de l’ouvrage. On reconnaîtra en effet dans le chapitre conclusif une charge contre les procédures itératives d’affirmation de l’hétérosexualité par la pornographie. Dès lors, la figure logique implicitement dessinée est celle d’une théorie des « effets forts » de second degré, le « porno » étant réduit à une opération de réduction des potentialités sexuelles et d’assignation à des identités figées. Se fait ici jour une ambigüité : la pornographie constitue-t-elle un vecteur performatif de normalisation des pratiques, comme semble l’indiquer le sens de la démonstration, ou un simple indice de régimes de construction du lien social imputables à d’autres espaces (la famille, l’école, les médias, le politique, etc.) ? Dans la première hypothèse, on aurait peine à intégrer à la trame explicative la somme des catégories « déviantes » et hybrides (bisexualité, transsexualité, sexe « interracial », bestialité, etc.) subsumées aujourd’hui par la pornographie. Dans le second cas, c’est toute l’architecture de l’ouvrage qui est renversée, la nature des liens de causalité entre des pratiques spécifiques d’un monde socialement cloisonné (la pornographie) et les espaces de socialisation traditionnels alimentant un mystère quasi théologique. Le nœud de cette aporie réside dans ce qui fait tout l’intérêt du livre de Mathieu Trachman : s’être évertué à prendre le « porno » au sérieux.
Notes
1 On notera toutefois deux précédents, en France, Patrick Baudry, La pornographie et ses images, Paris, Armand Colin, 1997 ; aux Etats-Unis, Denna Harmon, Scot B. Boeringer, “A Content Analysis of Internet-Accessible Written Pornographic Depictions”, Electronic Journal of Sociology, 1997.
2 Luc Boltanski, Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
3 Eve Kosofsky Sedgwick, Épistémologie du placard, Paris. Ed. Amsterdam, 2008 [1991]; Georges Chauncey, Gay New York I, 1890-1940, trad. fr. Fayard, 2003 [1994].
4 Pour un retour sur la distinction entre « monde » (soit tout ce qui arrive) et « réalité » (ce qui est construit socialement comme vrai) tirée de la philosophie de Wittgenstein, voir Luc Boltanski, De la critique. Précis de sociologie de l'émancipation, Paris, Gallimard, 2009.
5 Everett Hughes désigne par cette expression les organisations prenant en charge les besoins humains exclus par les institutions légitimes. Cf. Everett C. Hughes « Bastard Institutions » (1951), in The Sociological Eye: Selected Papers, Chicago, Aldine, 1971, p. 98-105. Traduction française sous le titre « Les institutions bâtardes » in Le regard sociologique, Paris, Presses de l’EHESS, 1996, p. 155-163.
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Référence électronique
Olivier Alexandre, « La pornographie a-t-elle une sexualité ? », Sociologie [En ligne], Comptes rendus, 2013, mis en ligne le 15 septembre 2013, consulté le 13 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/1943
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