1Les religions sont censées créer du lien entre les individus. L’étymologie la plus couramment admise du mot religion est d’ailleurs religare, qui signifie relier. « Il n’y a pas de société sans religion, parce que la religion est ce qui unit les vivants et les morts dans un seul et même peuple » écrivait Edmond Ortigues (1981). Pourtant, l’actualité est pleine de faits qui contredisent ce postulat. Des conflits à caractère confessionnel secouent la planète, des attentats sont commis au nom d’une religion, des groupes sectaires présentent des dérives alarmantes. Sans aller jusqu’à ces extrémités, au sein même de la société française sécularisée et laïcisée – où la laïcité est considérée comme un des fondements de la République et est rappelée à chaque individu lorsqu’il accède à la citoyenneté –, des tensions naissent autour des manifestations de la religiosité de certains groupes comme le port du voile, de la kippa ou de la croix. De telles crispations relancent régulièrement les débats autour de la laïcité, que certains voudraient voir évoluer vers un durcissement, allant contre les principes de neutralité de l’État et de liberté de religion qui imprègnent la loi de 1905, et que d’autres souhaiteraient accommoder. Ces éléments font émerger une question : le religieux rassemble-t-il toujours, fabrique-t-il du lien entre les hommes ou divise-t-il nos sociétés ? Si l’interrogation est d’une actualité particulière, elle n’est pas nouvelle. La religion a toujours été à la fois vecteur d’identification, de sentiment collectif et source de discordes.
2La religion relie les Hommes entre eux dans la mesure où elle les rassemble par des croyances, des représentations, des valeurs et des pratiques communes. Émile Durkheim avait mis cette dimension collective en exergue. La religion a, selon lui, des origines sociales : elle émane des moments d’effervescence collective au cours desquels les individus communient dans une même pensée et une même action. Sa force est d’incarner, sous des dehors surnaturels et transcendants, le pouvoir de la société sur les individus (Durkheim, 1912). Et elle constitue un puissant ciment social dont la force ne réside pas tant dans le contenu des croyances que dans le fait qu’elles soient partagées. Sa fameuse étude sur le suicide conclut au rôle préventif de l’intégration religieuse. Pour lui, plus les états collectifs sont nombreux et forts – puisque la religion suppose l’existence de croyances et de pratiques communes de nature à alimenter une vie collective –, plus la communauté religieuse est fortement intégrée, et plus elle a de vertu préservatrice (Durkheim, 1897).
3La religion est source de lien à deux niveaux : dans le temps et dans l’espace. Dans le temps car elle crée des liens entre les générations. Danièle Hervieu Léger (1993, p. 119) fait même de cette dimension la condition nécessaire à la définition d’une religion lorsqu’elle affirme qu’il s’agit d’« un dispositif idéologique, pratique et symbolique par lequel est constituée, entretenue, développée et contrôlée la conscience (individuelle et collective) de l’appartenance à une lignée croyante particulière ». Dans cette perspective, le croyant devient membre d’une communauté spirituelle qui rassemble les croyants passés, présents et futurs. Et la lignée croyante fonctionne comme référence légitimatrice de la croyance. Dans l’espace car la religion est source de sociabilité et d’entraide. Elle conforme des communautés soudées, solidaires. À la faveur de l’effervescence religieuse des années 1970, on a vu apparaitre des groupes pour qui cette dimension était particulièrement centrale. Les groupes pentecôtistes, qui entament alors une expansion mondiale sans précédent, fonctionnent toujours sur la base de communautés fraternelles revendiquées comme de véritables secondes familles pour les croyants – pouvant même supplanter la première –, qui deviennent d’ailleurs un élément essentiel dans leurs stratégies de conversion. Ces communautés sont devenues de puissants agents de transformation de la vie politique dans certaines régions du monde comme en Amérique latine où, s’appuyant sur des réseaux de solidarité extrêmement efficaces, elles servent de relais pour les votes et s’insèrent, depuis les années 1990, dans la vie publique en mobilisant leurs bases, créant des partis, servant de force d’opposition ou de proposition de réformes sociétales – comme on l’a vu au Brésil ou au Guatemala. À l’ère de la globalisation, la dimension communautaire des groupes religieux a aussi été rendue visible par les flux migratoires. Pour les migrants, la participation aux rites religieux peut combler un vide et engendrer un sentiment d’appartenance. Les Églises peuvent également leur offrir des ressources dans différents domaines – logement, travail, apprentissage des langues, etc. –, une respectabilité et même des occasions de mobilité sociale.
4Plus globalement, la religion est souvent un élément fort d’affirmation d’une identité collective. Le sentiment national s’adosse même fréquemment à une dimension religieuse. C’est le cas de la religion orthodoxe en Grèce ou du catholicisme en Pologne. Au Mexique, la Vierge de Guadalupe – une vierge métisse issue de la rencontre entre les mondes aztèque et catholique espagnol – est à la fois un symbole religieux et une icône identitaire nationale dont la fête est une date centrale du calendrier du peuple mexicain, y compris lorsqu’ils vivent hors des frontières du pays. Même dans un pays comme la France, laïque, il est frappant de constater le poids important de l’imaginaire catholique dans la façon dont s’exprime le sentiment collectif (Willaime, 1993). Il suffit de penser, pour s’en rendre compte à la façon dont celui-ci structure le temps – calendrier – et l’espace – l’église comme symbole de la ville voire même du pays dans le cas de Notre-Dame.
5La religion est parfois un vecteur de rassemblement au-delà même des différences d’affiliation. On le voit avec la notion de religion civile, cette religiosité générique, simplifiée, à vocation fédératrice et citoyenne (Rousseau, 1762). La notion prend tout son sens aux États-Unis. Dans ce pays construit à partir d’une mosaïque de groupes migrants, constitutionnellement laïque mais où le foisonnement et la diversité religieuse sont de rigueur, la religion civile sert de dénominateur commun à la nation. Lorsque le président termine ses discours par la devise God bless America, que la devise In God we trust est imprimée sur les billets de banque ou que la « journée nationale de la prière » est fêtée comme un événement annuel officiel, la référence à Dieu ne vise qu’à rassembler une nation qui se définit comme croyante, au-delà des croyances particulières (Bellah, 1973 ; Fath, 2004). Dans les moments difficiles, comme les attentats du 11 septembre 2001, elle permet de souder la nation en réaffirmant des valeurs communes, de réactiver une mémoire collective et de soutenir des rites publics. Seuls les non croyants n’ont que peu de place dans ce système – situation contre laquelle certains groupes de pression athées s’élèvent depuis quelques années-.
6Mais le religieux peut aussi engendrer des frontières entre les groupes et créer du conflit. Ce n’est pas nouveau. L’histoire de toutes les grandes religions a d’ailleurs été secouée par des dissidences qui ont été de puissants facteurs de division dans les sociétés où elles s’exprimaient. L’histoire du christianisme en fournit de multiples exemples. La Réforme protestante, née d’une volonté de réformer et moraliser une Église catholique vécue comme corrompue et éloignée du message divin, généra – en France notamment – une véritable guerre civile dont le massacre de la Saint Barthélémy (1572) a été l’un des épisodes les plus dramatiques. La succession du prophète Mahomet a également donné lieu à un grand schisme dans l’Islam avec la formation de deux courants antagonistes, sunnite et chiite. Parfois, les convictions sont mises au service d’une véritable guerre religieuse. Le film documentaire Jesus Camp (Grady, Ewing, 2006), qui montre de jeunes enfants nord-américains formés par une pasteure pentecôtiste fondamentaliste pour partir en croisade religieuse dans le but de « reprendre les États-Unis pour le Christ », l’illustre parfaitement. L’émergence de groupes qui prônent une idéologie djihadiste au sein de l’islam aujourd’hui démontre encore cette capacité de la religion à inspirer des scissions et de la violence.
7Sans aller jusqu’à ces expressions violentes, les religions peuvent être sources de tensions à l’intérieur d’une société parce qu’elles sont porteuses de conceptions du monde, de projets de société et de propositions de salut différents voire antagonistes. Cette question est d’une actualité particulière dans nos sociétés qui ont connu une pluralisation religieuse sans précédent depuis les années 1960. Elle l’est également dans le contexte de fin des religiosités héritées décrit par D. Hervieu Léger (1999) où les affiliations sont de plus en plus l’objet d’un choix individuel. Les conflits ne sont pas forcément plus nombreux mais ils s’expriment sous une forme nouvelle. Les flux migratoires qui ont favorisé l’implantation de religions venues d’ailleurs ont notamment complexifié le rapport d’une société avec le religieux. Après la Seconde Guerre mondiale, l’Europe fut la destination de nombreux immigrés issus de pays musulmans. C’est le cas en France, où, même s’il est difficile de quantifier de façon fiable ce changement – les recensements en France ne prennent pas en compte les données religieuses – on peut dire que l’islam y est devenu la deuxième religion en termes de fidèles. Cet islam n’est d’ailleurs lui-même pas sans présenter une grande diversité d’expressions. Sa présence a suscité quantité de tiraillements. Il existe une méfiance à l’égard des citoyens musulmans que l’on peine à voir comme des citoyens comme les autres, avec les mêmes aspirations sociales et politiques (Lamine, 2018). Leurs croyances inquiètent. Surtout lorsqu’elles sont rigides, comme dans les groupes salafistes. Car ces groupes sont à l’origine de revendications de prise en compte de leurs différences. La question du voile a notamment cristallisé les tensions. Elle s’impose régulièrement dans le débat public depuis 1989, date à laquelle deux jeunes filles ont revendiqué le port du voile dans l’enceinte de leur établissement scolaire à Creil. Les tensions ont même amené les pouvoirs publics à légiférer sur ces questions, donnant ainsi naissance à la loi sur l’interdiction des signes ostentatoires religieux à l’école en 2004 et à celle sur l’interdiction de dissimuler son visage dans l’espace public en 2010. Mais depuis, les crispations sont toujours vives entre les tenants d’une interdiction du voile élargie à d’autres espaces publics – comme l’université – et les tenants d’une liberté totale d’expression du religieux. D’autres revendications, relatives aux menus des cantines – avec demande d’introduction de viande halal – ou à la gestion des cimetières par exemple – avec des demandes de carrés confessionnels – se sont exprimées (Lamine, 2013) et ont contribué à polariser le débat plus encore. Ce qui inquiète notamment, c’est la façon dont ces revendications ont donné une visibilité nouvelle à une religiosité que nos sociétés avaient reléguée à la sphère privée. Cela oblige aussi la société française laïque à redéfinir ce qui, chez elle, relève de la culture et ce qui relève du religieux – exemple des jours fériés ou des établissements cultuels devenus objets du patrimoine français.
8Le phénomène sectaire est un autre élément de crispation dans nos sociétés. Le monde actuel, dominé par l’individualisme et l’incertitude, peut être mal vécu par certains sujets qui cherchent alors refuge dans des groupes pourvoyeurs de vérités incontestées et s’en remettent à la domination d’un leader charismatique. Or, comme le soulignent Françoise Champion et Martine Cohen (1999), ces attitudes vont à contre-courant des valeurs de nos sociétés, dans lesquelles la liberté, l’autonomie individuelle et le relativisme se sont imposés comme des valeurs centrales. Là se joue la déviance sociale de nombre de sectes. Plusieurs événements dramatiques – Suicide/massacre de Guyana en 1978, de l’Ordre du Temple Solaire en 1994-1995, attaque au gaz sarin dans le métro de Tokyo par le groupe Aum Vérité Suprême en 1995, siège meurtrier de Waco en 1993… – ont attiré l’attention de l’opinion publique et contribué à alerter sur la dangerosité potentielle de ces logiques d’opposition. Cette dangerosité dépend d’ailleurs moins du contenu de leur croyance – apocalypse, immortalité, énergies de guérison… – que de la façon d’y croire, avec plus ou moins d’intensité et de fermeture. Une demande de prise en charge par les Etats a vu le jour et a donné lieu, en France notamment, à la mise en place de missions interministérielles chargées de veiller à ce que ces groupes ne portent pas atteinte à la vie des citoyens ou à l’ordre social – aujourd’hui la Miviludes, intégrée depuis peu au ministère de l’Intérieur.
9Enfin, le religieux est parfois une ressource mobilisée pour prendre position face à l’État et s’opposer à l’évolution de notre société. On l’a vu notamment avec les questions de législation tournant autour de l’intime et du familial. Les normes sexuelles par exemple se sont progressivement autonomisées de la morale catholique, mais cela n’a pas mis fin à la pression de groupes désireux de participer à la production des normes dans ce domaine. On l’a vu avec les collectifs pro-vie en lutte contre la libéralisation de l’avortement. Ou avec les groupes de pression de type « manif pour tous » s’opposant au mariage homosexuel ou à la PMA. Dans ce cas, on voit clairement s’affronter une culture séculière et une/des culture(s) religieuse(s) proposant un projet de société alternatif.
10En guise de conclusion, revenons sur deux points. Le premier concerne les peurs qui naissent à l’évocation des tensions religieuses. Si certaines inquiétudes sont justifiées tant le religieux a démontré qu’il pouvait inspirer les projets les plus fous et les dérives les plus meurtrières, il ne faut pas oublier que le repli communautaire des religions est faible, y compris pour la confession musulmane et les sectes, qui semblent focaliser les pires craintes. Les groupes sectaires sont extrêmement minoritaires dans notre société – ils ne représentent que 500 000 personnes environ (Miviludes) – et les dérives n’y sont pas systématiques, loin de là. Quant à l’islam, il a fait l’objet de processus d’adaptation multiples en interaction avec les sociétés qui l’ont accueilli et les expressions radicales y sont très minoritaires. La pluralité religieuse n’a d’ailleurs pas fait naitre que de la peur. On a vu aussi émerger des acteurs « militants de la relation à l’autre » prônant la reconnaissance et le dialogue. Et les pouvoirs publics ont de leur côté mis en place des actions mettant en scène la pluralité des identités religieuses des citoyens – comme des cérémonies inter-religieuses suite à des catastrophes – qui témoignent d’un souci d’instauration d’une forme de vivre ensemble (Lamine, 2004). Le second point concerne la façon dont les sociétés traitent ces tensions religieuses. L’attitude à adopter est loin d’être consensuelle. La France présente à ce niveau un certain nombre de spécificités qui éclairent les débats contemporains. D’une part, la dissociation des Églises et de l’État y résulte d’un volontarisme politique et d’un combat mené contre la religion – catholique en l’occurrence. D’autre part, elle est attachée à un universalisme républicain qui refuse les particularismes communautaires dans la sphère publique dans un souci d’égalité et d’homogénéité culturelle – ce qui n’est pas le cas des modèles plus multi-culturalistes en Europe. Ces deux éléments impriment leur marque sur la façon dont la société française pense la place du religieux et explique une certaine suspicion à son égard. Dans le même temps, la loi de 1905 garantit une totale liberté religieuse et affirme la plus grande neutralité de l’État en matière religieuse. C’est ce qui explique par exemple que l’État ne dispose pas de moyens spécifiques de répression contre certains types d’organisation religieuse – la notion de secte par exemple n’a aucune valeur juridique. Face à cette situation, certains citoyens ou politiques ont proposé de s’orienter vers plus d’intervention des pouvoirs publics pour poser des limites – réaffirmation de la laïcité dans certaines enceintes symboliques de la République, tentation de légiférer sur les sectes... D’autres insistent au contraire sur la nécessité de réaffirmer la neutralité de l’État et estiment que la législation existante permet déjà de se prémunir contre certaines dérives autoritaires ou tentations de se soustraire aux règles sociétales. D’autres enfin souhaiteraient voir la laïcité évoluer vers plus de souplesse pour mieux prendre en compte les demandes diversifiées des citoyens en matière religieuse et proposent une laïcité dite d’accommodement (Baubérot, 2015).
11Voir aussi les questions : 6 L’appartenance communautaire est-elle un obstacle à la citoyenneté ?, 30 Assiste-t-on à un retour du religieux ?
Chaque trimestre, retrouvez une de ces 50 questions de sociologie ici, dans cette rubrique du site de la revue Sociologie !...
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