- 1 L’auteur remercie les rapporteurs anonymes de cet article, dont les remarques et les suggestions on (...)
- 2 Ainsi, le mouvement artistique Cobra est analysé par P. Bourdieu comme une « entreprise organisée d (...)
1Dans le domaine académique, la notion de mouvement culturel désigne les courants artistiques qui partagent des caractéristiques esthétiques communes en peinture, en musique ou en littérature… Dans Les Règles de l’art (1992), Pierre Bourdieu analyse l’émergence d’un champ littéraire propre, détaché de la tutelle de l’État1. Si une partie des artistes adopte une posture de type aristocratique en faisant la promotion et l’expérimentation de nouveaux modes de vie détachés des considérations sociales et politiques, les partisans de l’art « social » défendent au contraire des formes d’expressions censées se rapprocher des préoccupations du peuple, avec parfois l’ambition de substituer la représentation esthétique à la représentation politique. Dans les deux cas, la notion de mouvement artistique est mobilisée pour désigner ces acteurs organisés qui participent à la structuration du champ culturel, que P. Bourdieu associe à des mécanismes structurels de concurrence et qui acquiert progressivement sa logique et ses règles propres par rapport aux pouvoirs politiques, économiques et religieux2. Cette approche souligne la dimension foncièrement dynamique des goûts culturels, aptes à transformer les représentations. Elle montre que la culture, et plus précisément ici l’art, est un champ des rapports de force en même temps qu’un champ de lutte pour transformer ces rapports de force, où les possesseurs de capital culturel s’opposent aux possesseurs d’un pouvoir sur le capital culturel, et notamment sur la détermination des chances de profit (et de reproduction) assurées à ce capital (Bourdieu, 2011).
2Les mouvements artistiques ne forment toutefois qu’un aspect des mouvements culturels, dont l’analyse peut être élargie à l’ensemble des « styles de vie ». De la promotion des langues régionales à celle des jardins partagés, du hip-hop aux logiciels libres, les mouvements culturels peuvent être définis plus largement comme des actions concertées qui visent à transformer l’ordre culturel existant. À partir d’une enquête ethnographique réalisée en Martinique de 2011 à 2018 auprès de deux associations, Tanbô Bô Kannal (TBK) [Les tambours de Bô Kannal] et Mi Mès Manmay Matinik (AM4) [Voici les manières de faire des gens de la Martinique] qui font des musiques et des danses afrodescendantes des répertoires d’action et des modèles de vie alternatifs, cet article entend montrer que les mouvements culturels agissent comme des entreprises politiques dont l’objectif est de remettre en question le processus de dépossession culturelle qui s’est développé avec le capitalisme, de l’ère coloniale à la période néo-libérale actuelle. De la lutte des États coloniaux contre les cultures locales à celle des États modernes contre les langues régionales (Gellner, 1989), de la genèse des industries culturelles à la naissance des cultures de masse (Adorno & Horkeimer, 1974), de la marchandisation/privatisation des ressources naturelles à la « touristification » des cultures autochtones (Urry, 1990), en passant par l’extension continue des droits de propriété intellectuelle (Boyle, 2008), la diffusion du capitalisme est indissociable d’une remise en cause des manières de vivre des individus et des communautés. Or, si cette remise en cause va souvent de pair avec la délégation de leur parole et de leur conduite à des intellectuels et des professionnels (Ritaine, 1983), elle peut aussi amener les individus et les peuples à contester les « représentations » et les « conditionnements » destinés à dissocier l’expérience de cette dépossession de l’oppression dont elle procède.
3En Martinique, les bouleversements historiques qui sont survenus depuis le commerce triangulaire au xviie siècle jusqu’à la départementalisation en 1946 illustrent tout particulièrement ce processus de « mainmise des marchés sur les sociétés humaines » (Polanyi, 1983, p. 86), où la raison marchande ébranle la raison traditionnelle, et qui modifie tout autant l’équilibre des sociétés économiques que la façon dont les individus vivent et se pensent. À ce titre, l’abolition de l’esclavage en 1848 et l’intégration de l’île au territoire français près d’un siècle plus tard n’ont pas mis fin à l’acculturation généralisée des habitants. Bien au contraire, dans la mesure où la politique assimilationniste qui a été engagée par la IIIe République a associé au processus de dépossession culturelle (la déculturation), l’apprentissage d’une culture exogène, l’enculturation stricto sensus (Blerald, 1988, p. 99) : ce n’est plus le colonisé en tant qu’homme qui se trouve dévalorisé, mais davantage le patrimoine culturel dont il est le produit. Un phénomène aggravé au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale par une politique de « développement » sans croissance appuyée par l’arrivée massive de produits venus d’ailleurs, l’avancée inexorable des zones commerciales, l’omniprésence de la télévision dans les foyers (Jalabert, 2007).
- 3 Le danmyé, le bèlè et la kalennda sont des genres musico-chorégraphiques dans lequel un chanteur mè (...)
4Face à ces bouleversements, la société martiniquaise n’est pas restée passive. Le développement des luttes anticoloniales et anti-impérialistes qui, de l’Algérie à Cuba, entendaient contester par les armes et la révolution la tutelle des nations occidentales et le système capitaliste lui-même n’ont pas tardé à inspirer les militants qui revendiquent « La Martinique aux Martiniquais » et qui s’emploient à promouvoir les idéaux d’indépendance politique et économique (Odin, 2019). Mais c’est aussi sur le terrain de la culture que se développe la lutte, via la redécouverte de certaines pratiques culturelles qui, telles les danses et les musiques danmyé, kalennda et bèlè (DKB)3, étaient tombées en désuétude ou avaient été délibérément marginalisées par le pouvoir colonial et par la bourgeoisie noire, qui les jugeaient dangereuses, immorales et tout simplement inaptes à favoriser l’émancipation des individus. C’est pourquoi, et à l’image de certains militants régionalistes ou nationalistes qui, ailleurs dans le monde, mobilisent les « cultures populaires » à l’encontre de la culture dominante (Charle, 1980 ; Babadzan, 1992), une nouvelle génération de militants culturels s’est employée à redécouvrir et revaloriser le patrimoine immatériel hérité de l’Afrique et de l’ancienne société esclavagiste pour contester l’emprise de l’État français et des élites assimilées.
- 4 Dans la continuité des analyses d’Edward P. Thompson (1988), certains travaux d’histoire sociale et (...)
- 5 Autrement dit la « confiance tacite, adhésion silencieuse, qui choisit sa parole en choisissant ses (...)
5Reprenant l’analyse des théoriciens des « nouveaux mouvements sociaux » (Inglehart, 1977 ; Touraine, 1978 ; Melucci, 1985), certains sociologues ont analysé ces initiatives comme des protestations distinctes du mouvement ouvrier : les danses et les musiques « négro-martiniquaises » seraient réinvesties d’un sens nouveau pour devenir des lieux d’expression de nouvelles valeurs ou de formes artistiques renouvelées (Cyrille, 2002 ; Gerstin, 1996, 2000). Plusieurs critiques peuvent être adressées à ce type d’approches, à commencer par le caractère nouveau de ces revendications4. Surtout, ces analyses accordent un rôle moteur aux individus issus des « nouvelles classes moyennes », caractérisés par un niveau d’éducation élevé et qui bénéficient d’une certaine sécurité économique, notamment parce qu’ils occupent un emploi dans le service public (enseignement, santé, travail social, administration), au risque de négliger les capacités culturelles des classes plus modestes. Et quand d’autres auteurs s’efforcent de réhabiliter les « arts de faire » (de Certeau, 1980) et l’« infra-politique » des « dominés » (Scott, 2008), c’est pour le faire en mode mineur puisqu’ils théorisent leur propension à éviter la confrontation avec l’autorité ou les normes officielles, faute de pouvoir agir directement à l’encontre des dominants. Dans les deux cas, ces derniers sont finalement confrontés à un choix aux effets similaires : l’évitement ou la remise de soi5.
6Comme le rappelle Denis-Constant Martin (1989, p. 795), la conceptualisation des phénomènes politiques est loin d’être un donné brut et suggère, si ce n’est des méthodes nouvelles, en tout cas « de rassembler les pièces éparses d’un puzzle méthodologique pour reformuler quelques questions que posent depuis longtemps les recherches sur le politique ». Dans cet article, je m’intéresserai non seulement aux capacités de résistance « culturelle » et plus proprement esthétiques des « subalternes », celles et ceux qui « subi[ssent] l’initiative politique des classes dominantes » (Gramsci, 1992, cahier 25, § 2, p. 2283), mais aussi à la façon dont ils et elles agissent par et sur la culture, en mobilisant et en organisant des répertoires d’action en mesure de déconstruire l’hégémonie culturelle qui les voue à l’infériorité ou à l’invisibilité. L’ambition est de se distancier d’une lecture en termes d’« action culturelle », telle que valorisée par le ministère des Affaires culturelles français et qui reste associée à une vision condescendante et misérabiliste des pratiques culturelles populaires, pour attirer l’attention sur l’agir culturel des militants culturels, autrement dit leur capacité à mobiliser leurs propres ressources et à développer leurs propres stratégies (Arnaud, 2018). Une des caractéristiques des mouvements culturels est en effet qu’ils ne peuvent exister sans le soutien des infrastructures comme la radio, les maisons d’édition, les producteurs de disques, les organisateurs d’événements, les magasins de distribution et, plus récemment, les réseaux sociaux et les plateformes de diffusion et de partage (Hesmondhalgh, 1999 ; Wittel, 2004). Or, si la production de biens symboliques – musiques, films, livres et autres formes d’art, de médias et de divertissements – joue un rôle majeur dans la reproduction sociale (Bourdieu, 1979), elle est aussi intimement liée à la production et à la reproduction d’idées, d’identités et de valeurs qui ne sont pas toujours parfaitement en phase avec l’État-Nation et les relations sociales capitalistes, et qui peuvent donc leur être opposées. C’est pourquoi ces mouvements s’attachent à réinventer et à fabriquer tout autant des biens culturels qu’une « structure de sentiment » (structure of feeling) (Williams, 1958), autrement dit des modes de vie, de relations et de compréhension du monde social qui leur sont propres et qu’ils entendent non seulement défendre, mais aussi valoriser, diffuser et opposer à la société dominante.
7Après avoir rappelé, dans une première partie, comment les musiques et les danses héritées de l’ancienne société esclavagiste ont été investies, au tournant des années 1960, par des militants soucieux de revaloriser la culture martiniquaise et de contrer l’action assimilationniste de l’État français, je montrerai que la spécificité de ces actions contestataires est de s’appuyer sur des pratiques culturelles populaires pour en faire des outils de « conscientisation » voire de mobilisation sociale et politique. La troisième partie de cet article s’attache à détailler les deux principales stratégies développées par les mouvements martiniquais pour résister à la colonisation culturelle que sont la mise en place de dispositifs de sensibilisation et la création d’espaces de « reculturation » plus ou moins formalisés.
Encadré 1. Méthodologie
Les résultats présentés dans cet article ont été collectés de 2011 à 2012, dans le cadre d’une délégation CNRS au Centre de recherche sur les pouvoirs locaux dans la Caraïbe (CRPLC, UMR 8053) de l’Université des Antilles et de la Guyane. Ce travail s’est prolongé jusqu’en avril 2018, avec des séjours de durées variées, de 6 mois à 15 jours. Pendant cette période, j’ai conduit 83 entretiens semi-directifs avec les membres des associations, des professionnels et des personnalités politiques de Fort-de-France (Arnaud, 2021).
Ma première rencontre avec TBK remonte à l’été 2008. L’accueil fut cordial mais mitigé, notamment de la part des fondateurs qui s’interrogeaient sur le bien-fondé d’une enquête conduite par un chercheur « qui travaille pour l’État français » – une façon de me rappeler leur souveraineté intellectuelle et politique, mais aussi de récuser une approche scientifique perçue comme scrutatrice et « exogène ». De façon générale, les membres de TBK nourrissent une grande réserve à l’égard des personnes extérieures à leur quartier, et si certains se sont livrés assez facilement lors de nos conversations informelles, l’idée de prendre rendez-vous pour un entretien enregistré s’est souvent heurtée à la volonté « de ne pas trop en dire ». Dans ce contexte, j’ai rapidement envisagé d’autres stratégies de recherche, depuis le simple « coup de main » à la participation aux répétitions du groupe à pied. Habitués à rencontrer des personnes extérieures à leur association et soucieux de promouvoir leurs actions, les militants de l’AM4 se sont pour leur part montrés beaucoup plus favorables à mes demandes d’entretien. De façon significative, ils disposaient déjà d’un site internet très riche et très complet lorsque j’ai débuté mon enquête en 2011.
En analysant ces deux associations, qui partagent les mêmes objectifs culturels mais dont les acteurs tendent à s’opposer tant sur le plan social que sur le plan stratégique, mon objectif était de resituer les mobilisations culturelles martiniquaises dans leur environnement social et institutionnel, en envisageant les filiations, les concurrences et les compétitions entre les organisations (Mathieu, 2012). La relation très différente que j’ai nouée avec l’AM4 et TBK dessine ainsi un rapport très différent à l’agir culturel avec, d’un côté, une association dont les membres veillent à préserver leur souveraineté sur leur quartier et leurs « manières de vivre » et, de l’autre, une organisation qui s’emploie à développer la connaissance et la réflexion sur les danses DKB et dont l’ambition s’étend à l’ensemble de la Martinique, voire au-delà.
8En Martinique, les mouvements culturels fondent leur légitimité sur leur capacité à résister voire à lutter contre ce qu’ils perçoivent comme une sorte d’impérialisme culturel, autrement dit une domination culturelle qui serait exercée par des acteurs puissants (États, entreprises, peuples…) qui imposent aux autres leurs croyances, leurs valeurs, leur savoir, leurs modèles de comportement et leurs styles de vie. En France, les institutions étatiques occupent une place essentielle dans ce processus de domination, par l’intermédiaire notamment des subventions du ministère de la Culture et de ses administrations déconcentrées (directions régionales des Affaires culturelles) qui apportent un crédit symbolique et qui facilitent la reconnaissance par le milieu professionnel ou la critique (Dubois, 1999). Or, en Martinique, les musiques et les danses héritées de la traite négrière atlantique furent longtemps les grandes oubliées de la politique culturelle et il a fallu la victoire de la gauche aux élections présidentielles de 1981 pour que l’État et les acteurs du champ artistique puissent les penser comme autre chose qu’une forme atrophiée de culture. La principale conséquence de cette exclusion a été de disqualifier les Martiniquais comme producteur de discours, de pensées, d’expressions artistiques et médiatiques, et de les conduire à n’être qu’admirateurs des productions intellectuelles et artistiques allochtones. Au-delà toutefois de la seule action de l’État français, perçue comme une domination exercée par d’autres et de l’extérieur, les mouvements culturels martiniquais entendent lutter plus généralement contre l’« appareil de l’hégémonie politique et culturelle des classes dominantes » (Gramsci, 1992, cahier 8, § 179, p. 2), autrement dit les médias, les industries culturelles, mais aussi l’alimentation, l’architecture ou la religion.
9De façon générale, il importe de mettre en évidence les circuits et les mécanismes au sein desquels œuvres et prétendants à la légitimité culturelle sont sélectionnés, hiérarchisés et, pour certains, consacrés, quand d’autres sont au contraire renvoyés à l’infraculturel. Cette première partie vise ainsi à retracer l’émergence, en Martinique, de nouveaux acteurs culturels dont l’objectif a été d’imposer un nouveau rapport de force en même temps qu’un autre rapport au monde. Dit autrement, il s’agit de décrire l’émergence d’un agir culturel dissocié de l’action culturelle hégémonique, en mesure de faire surgir d’autres modes de vie et d’autres sensibilités.
- 6 Toutes les traductions du créole en français sont de l’auteur.
10Aux Antilles françaises après 1848, l’idée républicaine correspond de façon quasi idéal-typique à un projet de type hégémonique, autrement dit une forme de domination fondée sur une « combinaison de la force et du consentement » (Gramsci, 2011, p. 234). Au lendemain de l’abolition de l’esclavage, les nouvelles élites antillaises se sont en effet employées à organiser l’adhésion des « nouveaux libres de couleur » aux valeurs républicaines (Jolivet, 1987). Mais le passage d’une lutte marquée par un certain humanisme à un simple moyen de conditionnement allait ensuite s’opérer, via notamment des attitudes de condescendance et de mépris à l’égard des musiques et des danses des descendants d’esclaves dont les esthétiques sont rejetées comme une « mizik a vié nèg » [musique de vieux nègre]6 associée aux mauvaises manières du « vié nèg a ronm » [vieux nègre à rhum] dont les attitudes viendraient semer le trouble dans les mœurs et l’ordre public, quand elles ne sont pas assimilées à des pratiques magico-religieuses et à de la sorcellerie (Bougerol, 1997). Il en va ainsi du danmyé, du bèlè et de la kalennda : rejetées par la « bonne société », ces danses et ces musiques au tambour ne sont bientôt plus pratiquées que par les paysans et les habitants des quartiers populaires, dont la majorité cultive la canne à sucre et habite à l’écart des agglomérations.
11Après la départementalisation de 1946, une nouvelle époque s’ouvre pour ces expressions culturelles. Tandis que l’activité touristique succède à l’agriculture d’exportation et que le club de vacances remplace le rôle économique et social de l’usine sucrière, ces danses et ces musiques dites « folkloriques » sont redécouvertes par les offices du tourisme qui engagent musiciens et danseurs pour agrémenter le séjour des vacanciers, à l’image du Groupe folklorique martiniquais dont le premier objectif est de reconstituer les danses traditionnelles. Il s’agit de monter un « vrai ballet » alliant danses, musiques, décors et costumes dans le cadre d’un spectacle chorégraphique effectué par des danseurs spécialement sélectionnés et entraînés pour se produire sur scène. En contribuant à les valoriser auprès des touristes et de la population martiniquaise elle-même, l’action de ces groupes folkloriques a favorisé un regain d’intérêt pour les danses bèlè. Mais elle fut aussi particulièrement critiquée par des intellectuels qui, tels Édouard Glissant ou Suzanne Césaire, s’inquiétaient de voir disparaître les traditions culturelles locales au profit d’une mise en scène « doudouiste » qui flatte l’imaginaire exotique des touristes et qui donne une image caricaturale et convenue de la Martinique et de ses habitants, qu’elle transforme en spectateurs de leur propre culture. En effet, ces danses sociales n’étaient pas destinées à être transplantées sur une scène et l’image de la doudou, le madras sur les yeux, le foulard sur l’épaule chantant « Ban moin an ti bo » [Donne-moi un petit baiser], « Ladieu foulard, adieu Madras », décrivant l’amour, le ciel bleu, les vacances, la vie facile, la lascivité des « doudous » et le ti punch, sont rejetés par des militants soucieux de résister à l’image dominante de la culture antillaise telle qu’elle est véhiculée en France auprès de l’opinion publique depuis la fin du xixe siècle.
12En 1959, la création d’un ministère des Affaires culturelles à part entière inaugure une ère nouvelle, marquée par un soutien inédit de l’État français en faveur de l’art et des artistes et qui concerne aussi les départements d’outre-mer. Ce n’est toutefois qu’en février 1968 que l’Association antillaise d’animation culturelle (ASAAC) est créée. Devenue par la suite le Centre martiniquais d’action culturelle (CMAC), sa mission est de « démocratiser » la culture, autrement dit de « rendre accessible les œuvres capitales de l’humanité, et d’abord de la France, au plus grand nombre possible de Français » selon les termes fondateurs du ministère des Affaires culturelles (décret du 24 juillet 1959). Loin de réhabiliter les danses et les musiques d’outre-mer, cette nouvelle administration contribue au contraire à approfondir et à matérialiser une frontière tout autant symbolique qu’organisationnelle entre ce qui relèverait du domaine de la « vraie » culture et le reste, renvoyé à d’autres secteurs de l’intervention publique tels que le tourisme ou l’éducation populaire (Urfalino, 2004).
13C’est en grande partie contre cette « folklorisation » de la culture locale – avec le sens péjoratif qu’on lui connaît en France – que se sont érigés les militants culturels martiniquais au tournant des années 1960. L’époque est marquée par la guerre d’Algérie et la révolution cubaine qui contribuent à développer une humeur anticoloniale. Fondée à Paris en 1958, l’Association générale des étudiants martiniquais (AGEM) constitue un des pôles contestataires de l’action collective des antillais dans l’Hexagone (Loza, 2003). Avec pour mot d’ordre la « Révolution Nationale, Démocratique et Populaire », ces étudiants redécouvrent la culture martiniquaise dont avait tenté de les couper l’éducation française. Profitant de leurs vacances en Martinique, ils partent à la rencontre des paysans qui, à l’écart de Fort-de-France et des communes touristiques du littoral, continuent à pratiquer des danses et des musiques que l’assimilation républicaine et le développement de la société de consommation semblent condamner à disparaître.
14Pour ces jeunes militants, la « musique des mornes » constitue une source d’inspiration qu’ils identifient aux nègres marrons qui, réfugiés dans les collines et les moyennes montagnes pour échapper à l’esclavage, maniaient le tambour pour transmettre leurs messages (Entiope, 1996). Les chants et les danses bèlè sont construits comme des actes de résistance culturelle et politique, au point de confondre le paysan des mornes et l’esclave fugitif dans un même personnage mythique pour lequel s’imagine la litanie de l’esclave, celle qui lui aurait permis de se libérer du système esclavagiste au moyen de la puissance des rythmes du tambour, tant sur le plan spirituel que sur le plan physique. Mais en survalorisant le caractère « résistant » du bèlè, du danmyé et de la kalennda, ce nouveau marronnage a contribué à rejeter non seulement les musiques traditionnelles urbaines telle que la biguine, considérée comme un produit de la petite et moyenne bourgeoisie assimilée de Saint-Pierre, mais également des danses comme la haute-taille, quadrille à commandements dérivé de la contredanse française qui n’a survécu que dans certains quartiers agricoles de la côte Atlantique. Bien que pratiquée par le même type de population que celle du bèlè, ces musiques pâtissent d’un préjugé défavorable de la part des militants nationalistes qui n’y voient qu’imitation et « singerie » du maître blanc par les esclaves domestiques. De façon générale, ces mobilisations contre-culturelles s’inscrivent dans le processus de « ré-africanisation » des sociétés caribéennes et plus largement américaines qui, dans le sillage du Black Power, prône le retour à ce qui est considéré comme la culture ancestrale des américains d’ascendance africaine, une culture qui façonnerait et conditionnerait leur être (Capone, 1999 ; Guedj, 2004). En Martinique, cette approche est valorisée par le poète et dramaturge Aimé Césaire (1913-2008) qui a fourni, via le mouvement littéraire de la négritude, un contre-point esthétique et culturel à la domination européenne, mais qui a aussi engagé de façon concrète, en sa qualité de député-maire de Fort-de-France (1945-2001), une politique municipale de contre-action culturelle en faveur de la valorisation des arts afro-descendants. L’ambition d’A. Césaire est claire : il s’agit de s’opposer radicalement à la stratégie du gouvernement visant à faire des Antilles « un relais de la culture française ». C'est dans cet esprit qu’il crée, en 1972, le Festival de Fort-de-France consacré aux cultures de la diaspora africaine, puis le Service municipal d’action culturelle (SERMAC) en 1975, concurrents des institutions nationales. L’association du tambour aux racines africaines en fait le symbole de la revendication et aussi de la distanciation des Noirs face au groupe dominant, les européens et leurs descendants, békés ou Blancs créoles, et c’est essentiellement en tant que pratique africaine que le bèlè est encouragé par la municipalité de Fort-de-France.
- 7 Le ti-bwa est joué sur la partie arrière du tambour avec deux grosses baguettes taillées dans des b (...)
15En dépit d’un héritage africain commun, les musiques venues des îles environnantes telles que le compas haïtien ou le gwoka guadeloupéen n’en sont pas moins accusées par certains militants culturels d’éloigner toujours plus les Martiniquais de leurs racines spécifiques. En rupture avec les travaux d’A. Césaire, pour qui l’Afrique est la principale source d’identification pour les Caribéens, l’écrivain Édouard Glissant (1928-2011) définit une sorte de troisième voie : au mode binaire des discours de la négritude et de l’assimilation, il oppose une « antillanité » qui serait fondée sur la notion d’identité multiple, ouverte à la mise en relation des cultures. La volonté de revaloriser la langue créole et certaines pratiques artistiques telles que la danse et le tambour bèlè est alors présentée comme une entreprise de reconquête culturelle des consciences et des corps des Martiniquais qui s’oppose à la vision abstraite d’une négritude transcontinentale et apatride. Une approche qui, par son acceptation de la multiplicité, légitime une sorte de réinvention des musiques traditionnelles, ouverte aux influences et moins soucieuse d’une quête irrésolue des « origines ». Au début des années 1980, les musiciens et militants révolutionnaires Edmond Mondésir – membre du Conseil national des comités populaires (CNCP), un parti politique d’obédience maoïste – et Léon Bertide – dirigeant de l’Union générale des travailleurs martiniquais (UGTM), un syndicat favorable à l’indépendance – fondent le groupe Bèlènou avec l’idée de repenser le répertoire culturel traditionnel. À l’image du Gwo-Ka Modèn développé en Guadeloupe par le guitariste Joseph Gérard-Loeckel (Camal, 2019), le concept mizikBèlè vise à prolonger la tradition négro-martiniquaise dans la modernité, en développant des formes instrumentales, mélodiques et harmoniques nouvelles avec des emprunts venus du blues, du jazz, etc. En mêlant basse et guitares électriques, batterie, cuivres et chœurs féminins au tambour et au ti-bwa7, l’ambition de ces militants est de faire du bèlè une musique ancrée dans la modernité et susceptible de séduire et de « conscientiser » les masses. Au-delà de ses attendus politiques et à l’image de ce qui a été observé en Afrique du Sud (Martin, 2013), à la Réunion (Samson, 2013) ou encore en Indonésie (Daryana, 2017), cette approche contribue à l’invention de mélodies et de formes nouvelles, qui prennent acte des transformations sociales et économiques. Elle annonce l’émergence d’artistes qui, au début des années 2000, n’hésitent pas à mêler les danses et les musiques DKB à d’autres genres musicaux (le zouk, le dancehall, la musique africaine, le jazz, le hip-hop, la musique électronique) ou chorégraphique (la danse contemporaine, la zumba).
16Dès la seconde moitié des années 1960, la pratique du bèlè est progressivement associée à une revendication d’indépendance culturelle face à la « francisation » de la société martiniquaise engendrée par la départementalisation. L’attrait des musiques traditionnelles réside notamment dans le fait qu’elles représentent une forme alternative de modernité qui ne peut être contenue ni dans la consommation de la classe moyenne ni dans la tradition domestiquée. Issu de la traite négrière, le bèlè désigne en effet non seulement un genre musico-chorégraphique et un instrument, le tambour, mais aussi un contexte : la swarè bèlè et une façon d’être ensemble fondée sur la solidarité et le partage. Sa mobilisation et sa réinvention constituent une tentative de réaliser un système de valeur alternatif, qui cherche à rompre avec les bases culturelles et idéologiques de la colonisation et du développement capitaliste en faisant appel à d’autres objectifs et d’autres pratiques culturelles, sociales et économiques. Le rôle des intellectuels est ici primordial. D’A. Césaire à É. Glissant, en passant par les mouvements étudiants tels que l’AGEM, l’action des militants culturels martiniquais s’inscrit dans une tradition qui, depuis l’Affaire Dreyfus, considère que les artistes et les intellectuels disposent d’une forme d’autorité qui doit être mise à profit pour permettre à l’esprit critique de s’émanciper des représentations sociales (Charle, 1990).
17Dans les mornes comme dans les quartiers populaires toutefois, ce sont d’abord et avant tout des paysans et des ouvriers qui contribuent au maintien et à la revalorisation des danses et des musiques DKB. Ces derniers forment « l’humus de la culture populaire telle qu’elle est, avec ses goûts, ses tendances, etc., avec son monde moral et intellectuel, même s’il est arriéré et conventionnel » (Gramsci, 1992, cahier 15, § 58, p. 14), et plus spécifiquement le terreau essentiel des luttes culturelles qui émergent au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Pour ces populations, la détermination fondamentale de la lutte est tout autant économique et politique qu’éthique et culturelle dans la mesure où elle oppose un mode de vie et plus largement une conception de l’existence qui s’oppose aux logiques du capitalisme industriel. C’est cette dimension « populaire » des danses et des musiques DKB, au double sens de leur ancrage dans les classes populaires et de leur éloignement des grands circuits de légitimation, que les militants des danses et des tambours entendent subsumer, via un processus de communalisation qui offrirait à chacun le sentiment de faire partie du même groupe (re-)valorisé en même temps qu’une énergie mobilisatrice en mesure de défier le pouvoir en place.
18La dynamique des mouvements culturels martiniquais a d’abord été inspirée par des paysans et des ouvriers qui concevaient la pratique des tambours et des danses bèlè d’un point de vue « existentiel », une façon de retenir « le vieux monde », davantage que comme une forme de contestation ou un quelconque positionnement politique. Dans le quartier de Rive-Droite Levassor, à Fort-de-France, ce sont de jeunes habitants – des collégiens, des ouvriers, des petits artisans, des employés, souvent sans contrat de travail fixe – qui ont sauvegardé mais aussi réinventé les pratiques culturelles de leurs aînés. Dans la rue ou via l’occupation de locaux désaffectés, ils ont organisé la préservation et la transmission de ces danses et de ces musiques marginalisées. Leur volonté de vouloir pratiquer librement s’est alors muée en acte de résistance, dans un contexte où le « monde d’avant » la départementalisation et la fin de l’industrie sucrière tendait à se dissoudre dans l’exode rural et la modernisation accélérée du pays. C’est ce que m’expliquait Victor Treffre, l’un des principaux fondateurs de TBK, qui s’efforce depuis plus de 50 ans de valoriser les danses et les musiques bèlè :
Lorsque tu vois que, à un moment donné, que c’est ça qui était dans la vie, et brusquement tu vois que c’est en train de terminer, tu ne vois plus les choses que tu voyais auparavant… Bon tu ne sais pas pourquoi c’est en train de finir, mais comme tu sens que c’est à toi, c’est toi, il faut faire quelque chose… C’est quelque chose qui t’arrive… normalement… (Victor Treffre, 71 ans, entretien, 16 février 2012).
19Pour cet ancien ouvrier des abattoirs de Fort-de-France, plus créolophone que francophone, l’enjeu n’est pas tant de faire des danses et des musiques afro-descendantes des instruments de lutte politique, que de préserver des coutumes et des valeurs en voie de disparition. Dès le début des années 1960, il s’est employé à mobiliser les jeunes de son quartier autour de l’apprentissage du danmyé. Avec l’aide de quelques camarades, Victor Treffre a initié plusieurs collectifs informels tels que Rénovation culturelle en 1967 ou Lavwa Pitjan [la voix qui pique] en 1979. En revalorisant les musiques et les danses de ses aînés, et donc en aidant les habitants de son quartier à clarifier et à renouveler leurs pratiques, Victor Treffre apparaît comme une figure de ce qu’Antonio Gramsci qualifie d’intellectuel « organique » dans la mesure où il a permis de construire un mouvement contre-hégémonique sur la base de ce qui se trouvait déjà en eux.
- 8 L’Organisation de la jeunesse anticolonialiste martiniquaise était un mouvement clandestin créé en (...)
20À cette époque toutefois, le fer de lance de la radicalisation politique des jeunes est le mouvement étudiant, qui représente une couche sociale largement scolarisée et qui, en raison de la crise économique et du blocage de la mobilité sociale qui en découle, trouve de moins en moins de réponses à ses aspirations dans le cadre du système départemental. Lors de son sixième congrès en décembre 1962, l’AGEM prend officiellement position en faveur de la lutte de libération nationale de la Martinique. Au lendemain de l’affaire de l’OJAM8, les militants de l’AGEM s’enfoncent néanmoins dans des querelles politiques qui paralysent leur capacité d’action. En réaction, une nouvelle génération de militants entreprend tout au long des années 1970 de faire de la tradition non seulement un vecteur de ressourcement identitaire mais également un instrument de mobilisation nationale, en revalorisant certaines pratiques artistiques telles que la danse et le tambour. Et tandis que l’art et plus largement la culture doivent participer d’une même volonté de « conscientiser » les individus pour leur permettre d’approfondir leur compréhension de soi, d’autrui et de leur environnement politique, social et culturel, le quartier populaire de Rive-Droite Levassor apparaît comme un vivier potentiel pour tenter de mobiliser et de structurer les masses. Revenus au pays après leurs études, certains membres de l’AGEM se rapprochent ainsi de Victor Treffre et de ses amis pour engager un processus de revalorisation des danses et des musiques « négro-martiniquaises ». Après plusieurs années de débats, de recherche et d’expérimentation, ils créent l’association Mi Mès Manmay Matinik (AM4) en 1986. L’objectif est ici ouvertement politique puisqu’il s’agit d’œuvrer à la reconnaissance du DKB en tant que « danses nationales martiniquaises » :
Nous avons une ligne culturelle qui est politisée. La seule différence avec les autres associations [de musique traditionnelle] c’est que nous on le dit. D’autres associations développent les danses et les musiques martiniquaises, tant mieux. Mais on ne peut pas développer par exemple le danmyé sans poser le problème de l’identité martiniquaise, comment elle peut se déployer, comment elle est opprimée… Nous on a choisi d’en parler ouvertement, clairement, et de se démarquer d’une politique globale, celle du pouvoir qui est mené ici (André « Georges » Dru, 55 ans, co-fondateur et président de l’AM4, professeur d’histoire-géographie, entretien, 20 octobre 2011).
21L’ambition de l’AM4 est de penser les danses et les musiques DKB comme « une véritable discipline gestuelle et chorégraphique nationale et populaire » (AM4, 1992, p. 2). La stratégie est claire : faire du bèlè un art chorégraphique à part entière et du danmyé un sport de combat, en réfléchissant à d’autres cadres d’expression et de développement pour revaloriser ces activités culturelles.
22Au centre de ce processus de ré-invention, c’est en fait la question de la consistance ou du mode d’existence des groupes au nom desquels est formulée la mobilisation culturelle des subalternes qui est posée, dans la mesure où son organisation tend à confronter des groupes sociaux, des orientations et des temporalités différentes. Jusqu’aux années 1950-1960, la pratique du tambour, de la musique et des danses bèlè se maintenait dans les régions rurales les plus reculées, véritables « zones refuges » qui, via une sorte de mécanisme homéostatique, contenaient dans certaines limites l’oppression qu’exerce l’État français dans les vallées et le littoral (Scott, 2001). À Fort-de-France, l’enclavement de certains quartiers populaires a également contribué à mettre à l’écart les habitants de l’influence dominante. À l’image de nombreuses villes sud-américaines (Agier, 1999), le quartier de Rive-Droite Levassor est né de l’« invasion » des terres de Fort-de-France par des populations venues y trouver du travail. S’accaparant les terrains, les occupants ont construit leurs habitats avec des matériaux de récupération avant de les consolider au fil du temps avec des murs de parpaings et en coulant des dalles de ciment. Séparé du centre-ville par le canal Levassor, constitué de ruelles sombres et étroites qui créent de véritables labyrinthes, la configuration de ce quartier « de fait » a longtemps protégé ses habitants de l’influence du pouvoir économique et culturel des élites assimilées, tout en rapprochant leurs destins et leurs modes de vie (Rey, 2001).
23Pour les habitants de cet espace surnommé « Bord de canal » – des ouvriers du port ou de l’abattoir municipal, des pêcheurs, des employés, des djobeurs [travailleurs journaliers] – la préservation de leurs danses et de leurs musiques a longtemps participé du maintien d’un mode de vie largement stigmatisé par les classes bourgeoises et petites-bourgeoises, et leurs activités culturelles ne débordaient guère du périmètre du quartier. Tout change en 1973, lorsque certains de ses jeunes habitants décident de débouler dans le carnaval de Fort-de-France munis de tambours de toutes sortes. Écartés du podium par les organisateurs, ils improvisent un refrain vengeur : « Comité bourgeois, carnaval bourgeois » tandis que, soucieux de renvoyer une autre image de leur quartier, ils se donnent le nom de Carnaval Bô Kannal – qui devient Tanbo Bô Kannal (TBK) lorsque le collectif se déclare en association en 1986. Tout comme la classe ouvrière anglaise s’est unifiée à partir de l’expérience collective de ses membres, dans un processus d’autodéfinition qui s’est nourrie de références identitaires propres non seulement au domaine du travail mais également à ceux de la famille, du voisinage et de la religion (Thompson, 1988), la pratique du tambour, du danmyé, des danses et des musiques bèlè a ainsi exercé une influence décisive sur la formation de la conscience des habitants de ce quartier. Comme a coutume de dire Victor Treffre, « Bèlè, danmyé, sé dansé, sé mizik, sé an manniè viv » : le bèlè, le danmyé, c’est de la danse, c’est de la musique, c’est un mode de vie. Dans un contexte où l’accès à l’écriture était la plupart du temps interdit aux esclaves, et où la scolarisation universelle n’a véritablement commencé qu’avec la décennie 1980 et la victoire de la gauche à l’élection présidentielle, soit un siècle après les lois de Jules Ferry (Farraudière, 2007), la mémoire collective a été préservée et transmise par le biais de la voix, de la musique et de la danse. Mais aussi par une esthétique organisationnelle qui accorde une part importante à la co-création et à la capacité d’improvisation des chanteurs, des musiciens et des danseurs via la forme même de l’interprétation, fondée sur « l’appel/réponse », autrement dit une interaction entre le chanteur et l’assistance. Les paroles des chansons s’intéressent à la vie quotidienne, aux évènements locaux, nationaux ou internationaux, particulièrement lorsqu’ils ont un impact sur la communauté. Les sujets sont variés : la recherche d’emploi, la virilité, la vie sentimentale, la guerre, l’émigration, la vie politique, la spiritualité, le désir de s’enrichir ou encore la douleur de vivre des paysans et des Noirs dans une société raciste. Des thématiques qui manifestent l’opposition entre un mode de vie communautaire, lié à l’ancienne économie morale des paysans des mornes, et le style de vie induit par la discipline de travail que réclame l’économie politique (post-)coloniale et plus largement bourgeoise – opposition correspondant au procès même de formation de la culture, des modes de vie et des formes de conscience propres aux classes populaires (Hoggart, 1970).
24Au rythme du tambour, la voix du chanteur ou de la chanteuse sert de support pour danser et se forger un « corps voué à autre chose qu’à la domination » (Rancière, 2008, p. 69) et les anciens militants de l’AGEM ne s’y sont pas trompés. Devenus instituteurs, professeurs, psychologues ou éducateurs spécialisés, ils accordent une grande importance à la sauvegarde et à la transmission de ce qui est désormais envisagé comme un patrimoine culturel, via un travail de collectage, de transcription et d’archivage, mais aussi de développement des danses et des musiques « négro-martiniquaises » :
L’essentiel c’est l’activité, c’est toujours lié à l’activité. C’est-à-dire, il ne s’agit pas pour nous de faire de la politique pour faire de la politique. D’ailleurs nous n’avons pas de ligne politique, nous avons une ligne culturelle, et forcément dans cette ligne culturelle, il y a une sensibilité politique [il souligne]. Mais c’est vrai je crois dans toutes les lignes culturelles, quelles qu’elles soient. Je prends n’importe quel artiste, quand je regarde ce qu’il fait, il y a une sensibilité politique. Quelqu’un qui chante, il y a une sensibilité politique. Dans les associations sportives, il y a des sensibilités politiques. Que les gens ressentent… Quand je dis sensibilités, ça ne veut pas dire qu’on va parler forcément de la Martinique, de son statut, etc. Mais dans la manière de mener l’activité sportive. Il y a une manière de l’apprendre qui fait qu’on est plutôt là que là… Par exemple mon fils a fait du football, il a pratiqué une équipe… Il a senti très vite que c’était la compétition à outrance, au détriment de certaines valeurs qui lui paraissaient essentielles. Alors il a changé, il a adhéré à un autre club où la préoccupation sociale, culturelle, etc., est prédominante. Vous voyez… C’est une politique (André « Georges » Dru, président de l’AM4, entretien, 20 octobre 2011).
25Qu’elle participe d’une logique communautaire ou d’une stratégie politique délibérée, l’originalité et la force des mouvements culturels martiniquais est de favoriser la contestation via des approches sensibles et pratiques, inspirées des anciens modes de vie populaires, avec l’idée que la politique se joue dans la vie quotidienne et que le travail de « conscientisation » doit se fonder sur le partage d’activités communes : la pratique de la danse, du tambour, du chant, ou encore de l’entraide (le koudmen). Pour autant, et dans la mesure où il s’agit de favoriser un processus de revalorisation et de légitimation culturelle, les militants s’efforcent aussi de structurer voire de formaliser leurs interventions culturelles, pour mieux mobiliser la population martiniquaise et la projeter dans un univers social redéfini. Une stratégie qui tend à transformer les manières de faire, de transmettre et d’apprendre les danses et les musiques DKB, et qui ne manque pas de susciter des controverses.
26La volonté de développer ses propres moyens d’expression a depuis longtemps conduit les individus et les groupes culturellement dominés à contourner les institutions culturelles légitimes – opéras, théâtres, stades, gymnases, centres culturels… – en occupant ou en créant d’autres espaces de rencontres et de création. Dans les discothèques (Chatterton & Hollands, 2003), dans la rue (Lesné, 2019) et plus récemment sur internet (Jenkins, 2006), ces espaces constituent un territoire frontalier, réel, virtuel ou imaginaire, à l’usage des populations marginalisées en raison de leur classe sociale, de leur âge, de leur genre, de leur sexualité, de leur couleur de peau, de leur religion et plus généralement de leurs manières de vivre, et dans lequel des connaissances, des relations sociales et des valeurs sont négociées et réécrites (Bhabha, 1994). À la différence toutefois des modes vestimentaires et musicales au travers desquels individus et groupes sociaux s’imitent et se distinguent en utilisant des codes et des signaux plus ou moins formalisés (Hebdige, 1979), les mouvements culturels se caractérisent par leur volonté de mobiliser et d’organiser de façon concertée et stratégique une variété de ressources humaines, techniques et financières, doublée d’une transmission méthodique d’un ensemble de manières d’être, de penser et de sentir.
27Au tournant des années 1980, c’est ainsi une nouvelle scène culturelle qui apparaît en Martinique, autrement dit une « situation où des artistes, des structures de soutien et des fans se réunissent pour créer collectivement de la musique pour leur propre plaisir » (Bennett & Peterson, 2004, p. 3). Des associations sont créées partout dans l’île et des circuits de légitimation alternatifs se forment, à l’image de la fédération Moun Bèlè [les gens du bèlè] créée en 1995 pour regrouper et unir les actions des associations et faciliter leur financement. Deux stratégies peuvent être distinguées : d’une part, l’affirmation dans l’espace public d’un mode de vie irréductible, avec la mise en place de répertoires de contestation mais aussi de dispositifs de sensibilisation culturelle concurrents de la société dominante et, d’autre part, la constitution d’espaces de « reculturation » où il serait possible de s’affranchir des normes en vigueur pour réinventer ses propres valeurs, ses propres modalités d’action collective et ses propres esthétiques. Dans les deux cas, il s’agit de proposer des formes d’organisation en mesure de sensibiliser mais aussi de faire vivre et de transmettre d’autres programmes de perception, d’appréciation et d’action, à l’écart voire contre les institutions culturelles dominantes.
28À défaut de forcer physiquement la porte des lieux de pouvoir, le premier réflexe des mouvements sociaux est souvent d’essayer d’investir et de devenir maîtres des espaces publics (Mahoudeau et al., 2016 ; Ripoll, 2008). En Martinique, la tradition du carnaval autorise des formes d’expression qui, si elles ne peuvent être directement associées à des manifestations ouvertement politiques, peuvent être rapprochées des répertoires de protestation populaire (Tartakowsky, 1998). Au lendemain de l’abolition de l’esclavage, les carnavals ont en effet montré la volonté des Noirs, devenus libres mais exclus de toute participation au système économique et politique, d’affirmer leur présence en se positionnant contre le projet hégémonique d’une société fondée sur l’ordre moral et les modèles de la civilisation européenne (Burton, 2018). À ce titre, le carnaval agit comme un espace libre, ouvert à tous et immédiatement disponible, où toutes les expressions semblent possibles et imaginables, au point qu’une forme de violence physique et symbolique transpire des corps des carnavaliers par la volonté virulente de dénoncer, de railler, de stigmatiser les détenteurs du pouvoir de toutes sortes, afin de traduire les idées de rébellion et de revendication sociale et politique. Au début des années 1970, les jeunes de Rive-Droite Levassor entendent toutefois se démarquer des groupes « vagabonds » (vakabonajri) en imposant un groupe à pied structuré et organisé, avec l’idée de redonner ses lettres de noblesse à la musique « négro-martiniquaise » (Encadré 2).
Encadré 2. Groupe « a po » et mise en scène du quartier
La pratique des groupes à pied n’est pas propre à la Martinique : on la retrouve dans les traditions carnavalesques des Amériques, de la Nouvelle Orléans à Rio de Janeiro en passant par Port-au-Prince (Godet, 2015 ; Kuijlaars, 2020 ; Périvier, 2017). L’originalité de TBK est néanmoins de l’avoir popularisée et d’en avoir fait le vecteur d’une certaine conception de l’identité martiniquaise. Au début des années 1970, les habitants du quartier Rive-Droite Levassor se sont produits dans les rues de Fort-de-France avec des tambours traditionnels, recouverts d’une peau de cabri, en exécutant un répertoire musical hérité de l’ancienne société paysanne, avant de fabriquer leurs propres instruments, adaptés à la déambulation, et de créer leur propre musique et leurs propres danses, exécutées par des danseuses à l’avant du groupe. Un autre objectif de TBK était de structurer le vidé de carnaval, ce défilé de personnes qui suit les musiciens en dansant et en chantant. À la différence des malpròp qui scandent des cortèges d’insanités et d’obscénités, les jeunes de Rive-Droite ont refusé les chants « pornographiques » et le « n’importe quoi » pour leur préférer des paroles issues du répertoire DKB.
Dans les années 1980, le groupe adopte, sur ses tambours, ses costumes et ses banderoles, les couleurs rouge, noire et verte du drapeau martiniquais. TBK est alors de plus en plus associé aux manifestations organisées par les partis et les syndicats indépendantistes de l’île, qu’il s’agisse du cinquantenaire de la mort de Frantz Fanon en 2011, du « Convoi pour la réparation » – initié en 2000 par l’un des fondateurs du Mouvement indépendantiste martiniquais – ou des commémorations des émeutes de Fort-de-France de décembre 1959. Le point culminant de cet engagement politique est atteint lors de la grève générale de février 2009 qui a paralysé la Martinique pendant 38 jours. Les tambours de TBK se joignent alors aux manifestations organisées par le Kolectif 5-Fevrie (K5F)a tandis que son chant fétiche « Tjé nou Blenndé » [notre cœur est blindé], écrit 35 ans auparavant, est de tous les rassemblements. De façon générale, et parce qu’il met en scène l’appartenance au quartier via des chants, des musiques, des costumes, des couleurs et des banderoles, le groupe à pied de TBK a permis d’affirmer et de revaloriser la place et l’existence des habitants de Rive-Droite dans une sorte de renversement du stigmate perceptible dans la dénomination « Bô kannal », qui traduit une forme de réappropriation d’un espace dénigré pour le transformer positivement, à partir d’une mobilisation utilisant le carnaval et plus largement les danses et les musiques « négro-martiniquaises ».
a Créé le 5 février 2009 à l’initiative des principaux syndicats de l’île, ce collectif a amorcé à la Martinique un mouvement de grève générale sans précédent qui faisait suite à la mobilisation qui avait débuté en Guadeloupe le 20 janvier 2009.
29Soucieux de donner des gages de respectabilité au répertoire DKB, les militants de l’AM4 privilégient pour leur part l’organisation de soirées dédiées à la pratique du combat de danmyé, des danses bèlè et kalennda. Associées au rythme du tambour et à la vie « antan lontan » [d’avant la départementalisation], les swaré bèlè ont été relancées dans les années 1980. Elles constituent aujourd’hui de véritables moments d’effervescence collective, qui peuvent être analysées comme des formes de rituels sociaux, des événements liminaires au sein desquels les valeurs sociales sont exprimées et établies (Frith, 1996), mais elles sont aussi pensées comme d’efficaces « dispositifs de sensibilisation » destinés à agir sur les affects des spectateurs et à favoriser la prise de conscience politique (Traïni & Siméant, 2009) :
[La swaré] c’est l’espace de vie identitaire de l’expression bèlè : le lieu de rencontre de la communauté (d’où qu’ils viennent) et le lieu de développement de la conscience communautaire, le lieu d’affirmation des références et de reconnaissance des référents, celui où se révèlent et où se partagent les connaissances et l’élan créateur de chacun et de tous, celui de la communion, où se recherchent, se rencontrent, se régulent et s’harmonisent les énergies. C’est l’espace sacré (AM4, 2014, p. 219).
30L’organisation de ces swaré constitue par ailleurs un outil de résistance économique non négligeable, dans la mesure où leur rotation permet aux associations du moun bèlè de bénéficier de la vente de produits (buvette payante, vente de t-shirts, disques, livres…) (Encadré 3).
Encadré 3. La swaré bèlè comme cadre performatif de l’identité martiniquaise
À l’instar des Fest Noz et autre bals folks qui, en Bretagne ou en Occitanie, restaurent une certaine cohérence et une stabilité au moins symboliques de l’espace vécu (Goré, 2006 ; Montagnat, 2019), les swaré bèlè ont été réinventées dans les années 1970 par des militants d’obédience maoïste pour faire des danses et des musiques « négro-martiniquaises » de véritables outils de mobilisation et de conscientisation d’une société qui se connaît et se reconnaît dans un patrimoine commun. Gratuites et ouvertes à tous, elles se déroulent le samedi dans des pitts après les combats de coq, dans des salles des fêtes, sur des marchés ou des places publiques, de 20 heures jusqu’à tard le lendemain matin. Elles débutent le plus souvent par des combats de danmyé : disposés au milieu d’un cercle appelé ronde, les majòs (le plus souvent deux hommes, mais des combats mixtes existent aussi) s’affrontent sur le rythme du tambour, de l’ostinato des ti-bwa et du chant. Pieds nus, les danmyétès combattent à coup de pied et de poings, cherchant la faille dans la garde de l’adversaire en effectuant des mouvements de bras ou de jambes, via des coups directs et/ou en testant différentes feintes. Le principe est de rester sans cesse en mouvement, en changeant d’appui en permanence pour ruser l’adversaire, ce qui rapproche le danmyé de la danse. Lors des swaré, les « joueurs » s’appliquent en tout cas à ne pas porter les coups : l’objectif est de donner à voir les savoirs et les savoir-faire propres à cet art martial martiniquais. Tout autour, l’assistance regarde, parle, rit, boit, mange des « pistaches » (cacahouètes) et accompagne de sa voix le chanteur qui mène la musique.
Au bout d’une ou deux heures, cette première phase est suivie des danses bèlè. Le chanteur (lavwa) lance la première phrase (chantè), suivi des choeurs (les répondè) qui donnent la réplique. Les musiciens fournissent ensuite le tempo : le joueur de ti-bwa donne le rythme principal, suivi par le joueur de tambour bèlè (tanbouyé). Puis les danseurs et les danseuses entrent en scène. À la manière d’un quadrille, un groupe de huit danseurs exécute plusieurs danses les unes à la suite des autres avant de se faire remplacer. Pieds nus, femmes et hommes se font face, les premiers vêtus d’un pantalon, les secondes d’une jupe dont elles soulèvent les franges pour exécuter certaines danses. Lorsqu’un de ces pas est choisi pour une figure, tous les danseurs se doivent de l’exécuter à l’exclusion de tout autre. Certaines danseuses et certains danseurs n’hésitent pas toutefois à se distinguer, en particulier lors des kalennda, des danses d’improvisation qui s’exécutent en solo et qui confrontent, un peu après minuit, les danseuses et les danseurs au tambouyé dans une sorte de transe particulièrement exaltante. Ils et elles sont alors vivement encouragés par l’auditoire (lawonn), via le chant mais aussi des exclamations et des applaudissements.
31En complément de ces répertoires, la technologie de l’enregistrement joue un rôle important dans la promotion et la diffusion des esthétiques et des « manniè viv » [manières de vivre] valorisées par ces mouvements culturels. Entre 1990 et 2016, l’AM4 et TBK ont produit une quinzaine de disques CD, que ces associations distribuent elles-mêmes et qui rassemblent des compositions écrites et réalisées par leurs membres, inspirées du répertoire musical DKB. À ce développement des références discographiques, il faut ajouter de nombreuses autres innovations qui ont permis le développement de circuits autonomes de production et d’échange, depuis la publication assistée par ordinateur et la photocopieuse – qui permettent de fabriquer et de multiplier des affiches et des flyers à peu de frais et d’éditer un journal, le Nouvel AM4 –, jusqu’à la création d’un site web, d’une page Facebook et l’usage des réseaux sociaux en général qui favorisent la diffusion rapide et massive d’informations, de sons, d’images et de vidéo. Autant d’outils qui ont contribué à élargir le public des danses DKB bien au-delà des frontières de la Martinique. Le développement des radios libres a par ailleurs largement favorisé la valorisation de ces musiques, avec des radios militantes telles que APAL (Asé Pléré Annou Lité [Assez pleuré, luttons] ou Radio Lévé Doubout Matinik qui diffusent les productions locales et annoncent les concerts. En Martinique comme ailleurs dans le monde (Moore, 2013; Clark, 2014), la démocratisation de nouveaux outils technologiques permettant la reproductibilité et la diffusion des effervescences locales a été déterminante pour des militants culturels souvent dépourvus de moyens, éloignés voire écartés des circuits de légitimation culturelle classique et qui sont donc contraints d’organiser eux-mêmes le cadre de production de leurs musiques et de leurs danses.
32La participation au carnaval, l’organisation de soirées dédiées à la culture bèlè ou la production et l’écoute de musique ont une fonction intégratrice : elles manifestent une esthétique en même temps que l’appartenance à une communauté qui peut se compter et où chacun peut se révéler en tant que consommateur, chanteur, danseur, musicien. Investis par les mouvements culturels, ces lieux et ces moments s’apparentent ainsi à des « espaces libres » (free spaces), où l’individu peut expérimenter un sens transformateur de lui-même, de son identité et de ses relations avec les autres (Evans & Boyte, 1986). Mais ces lieux participent également d’une volonté de transmission plus ou moins formalisée d’un ensemble de manières d’être, de penser et de sentir. Autrement dit, d’un processus réfléchi et délibéré de « reculturation » qui peut prendre la forme d’un « retour aux sources » à ce qui faisait l’originalité de la culture du colonisé par rapport à celle du colonisateur, dans une sorte de réinvention de la tradition (Hobsbawm & Ranger, 1983) mais qui vise plus largement à intégrer des normes, des modèles, des attitudes jugées conformes à celle du nouveau groupe d’appartenance (Encadré 4).
Encadré 4. De la rue à l’équipement, des espaces « libres » pour agir culturellement
À la manière de certains lieux communautaires qui génèrent de nouvelles formes de sociabilité et qui brouillent les lignes de démarcation entre la politique de protestation et la production culturelle (Katsiaficas, 1997 ; Portwood-Stacer, 2013), les mouvements culturels martiniquais s’efforcent de créer des sites propices à la discussion et à la création libre, affranchis des influences culturelles de la société française. C’est ainsi que, en 1983, les membres de Carnaval Bô Kannal se sont emparés des locaux vides qui jouxtaient l’école primaire, dans la tradition d’accaparement des endroits vacants par les habitants du quartier de Rive-Droite Levassor. Dévastée en 2007 par le cyclone Dean, cette école a depuis été totalement réinvestie pour y développer des activités collectives : fêtes, anniversaires, rituels religieux et réunions politiques. L’association TBK y dispose d’un local où elle entrepose ses costumes de carnaval et ses tambours, mais ce sont les espaces extérieurs qui sont utilisés pour les répétitions du groupe. De façon générale, la rue occupe un rôle déterminant pour le développement des activités culturelles des habitants de Rive-Droite. En l’absence d’équipement culturel dédié, c’est elle qui est investie pour pratiquer le tambour ou s’initier aux danses DKB. Une situation qui favorise sa publicité puisque, du mois d’octobre au lancement du carnaval cinq mois plus tard, les répétitions du groupe à pied s’y déroulent au vu et au su des passants, qui n’hésitent pas à commenter, chanter et applaudir.
En 2015, une salle semi-couverte d’environ 100 m2 a été construite par la municipalité sur un espace de l’école laissé en friche après le cyclone. Le groupe à pied continue à répéter à l’extérieur, mais les cours de danmyé et de bèlè se déroulent désormais dans ce bâtiment dont l’architecture façonne la pratique, le regard et l’écoute, autant qu’il affirme la valeur de ces pratiques culturelles et des associations qui les développent. Entièrement en bois, dotée d’un plancher et équipée d’un grand miroir mural semblable aux studios de danse, cette salle offre un confort jusque là inconnu aux danseurs, en même temps qu’elle attire de nouveaux publics qui n’osaient pas s’aventurer jusque-là dans un quartier à la réputation sulfureuse.
- 9 La musique chwal bwa tire son nom du manège éponyme qui tourne grâce à la seule force des hommes qu (...)
33Pour faire vivre ces lieux et les activités qui s’y déroulent, les militants martiniquais doivent compter sur leurs propres forces, dans une sorte de do-it-yourself qui ne va pas sans rappeler les régimes d’action de certains mouvements culturels de la scène underground (O’Connor, 2008 ; Hein, 2012). Une des caractéristiques essentielles des militants des danses et des musiques DKB est en effet de fabriquer eux-mêmes les moyens de leurs actions. Une approche qui peut être rapprochée de la situation d’illégalité résidentielle et foncière qui a marqué l’installation des habitants de Rive-Droite et qui a favorisé une sorte de « débrouillardisme urbain » où il s’agit sans cesse d’inventer, de combiner, de traficoter pour survivre et maintenir sa place dans la communauté (Letchimy, 1992). C’est ainsi en puisant dans leur environnement immédiat que les militants de TBK ont développé leurs répertoires d’agir culturel, (ré)inventant leur propre « son » – la « kalenbwa », soit la contraction des mots kalennda et chwal bwa9 –, leurs propres danses – à partir des témoignages des anciens –, leurs propres tambours – des tubes en PVC sur lesquels sont fixés des peaux de cabri récupérés aux abattoirs, où travaillent certains membres du groupe – :
Avant on n’avait pas de son, on n’avait pas d’identité… Il fallait donc qu’on trouve une musique à nous, et c’est dans ce sens qu’on a commencé à étudier et qu’on a défini ce son. Le kalenbwa ce n’est pas le bèlè, c’est la musique qu’on a trouvée qui s’adaptait au carnaval. Le chwal bwa nous a donné les doum-be-doum [tambour débonda que TBK a adapté à la déambulation] qui sont les poto-mitan [pilier] de la musique de TBK (Éric Gernet, 54 ans, cofondateur de TBK, employé de rayon en supermarché, entretien informel, 24 avril 2012).
34Ces logiques d’endoculturation, qui privilégient une (re-)création et une transmission endogène et intracommunautaire, permettent de reconstituer une communauté autonome fondée sur les valeurs sociales alternatives de l’éthique de la débrouille en même temps qu’elles encouragent les participants à quitter le statut de consommateurs passifs. À l’image des modes de régulation étudiés par Michel Lallement (2015) dans les hackerspaces de la baie de San Francisco, le « faire » apparaît comme un levier de mobilisation essentiel de TBK. Mais il favorise aussi voire surtout une forme de « déprolétarisation » des habitants du quartier, autrement dit la réappropriation d’un certain nombre de savoirs et de savoir-faire qui constituaient autrefois le socle de la vie d’avant la départementalisation et le développement de la société de consommation.
35De façon générale, les capacités musicales et chorégraphiques des membres de TBK ont été principalement acquises par la pratique, l’imitation, des échanges et des conseils oraux – sans passage par l’écrit. Ce type d’apprentissage non-formel et communautaire peut toutefois se révéler contre-productif au-delà du cercle des initiés et contrecarrer la promotion des danses et des musiques DKB auprès d’autres classes sociales, en dehors des sociabilités et des lieux traditionnels de pratique et de transmission. C’est pourquoi les militants de l’AM4 ont, pour leur part, choisi de créer des écoles spécialisées, pensées comme des lieux spécifiques, séparés des autres pratiques sociales, avec l’idée de rompre avec une forme d’apprentissage qui était jusque-là trop souvent naturalisée, comme l’explique le président de l’AM4 :
On n’a pas le bèlè « dans le sang ». Il faut l’apprendre. Il faut l’apprendre systématiquement et méthodiquement. C’est fondamental si on veut respecter le bèlè, si on veut se libérer des préjugés racistes… « bagay vyé nèg, bagay djendjen » [un truc de vieux nègre, un truc de couillon] (André « Georges » Dru, entretien, 11 octobre 2011).
36À la différence des formes traditionnelles d’apprentissage où l’on constatait « chez beaucoup de danseurs une “inconscientisation” du geste : celui-ci est vécu de façon sensible, mais il y a incapacité de l’analyser, de le décomposer, et de faire des transferts » (AM4, 1992, p. 72), l’ambition est de mettre les danseurs en situation de réflexivité : « Il s’agit d’amener chacun à comprendre la véritable signification et la portée de la pratique culturelle en Martinique, à faire sienne les valeurs de dignité, de responsabilité et de solidarité à la base de l’expression Kalennda-Bèlè. La conscientisation se mène à travers toutes les activités et dans des activités spécifiques à la réflexion. » (idem, p. 93). Cette stratégie doit bien sûr être reliée à la place importante occupée dans cette association par les enseignants, ce qui explique que l’on retrouve le principe de l’exercice scolaire qui vise à faire acquérir des savoirs codifiés et déconnectés de leur environnement d’origine (Vincent et al., 1994). De 1992 à 1994, l’AM4 a d’ailleurs organisé trois « universités d’été » consacrées à « l’intégration des activités physiques traditionnelles dans l’enseignement de l’EPS ». Une initiative qui a favorisé, en 1996, l’inscription du bèlè comme option du baccalauréat.
37À l’image de ce qui a pu être observé avec le mouvement hip-hop (Lafargue de Grangeneuve, 2006) ou le muralisme (Tarragoni, 2016), ces évolutions participent d’une institutionnalisation progressive des danses DKB qui fonctionne tout autant comme une invitation à contester l’ordre culturel en vigueur que comme une volonté de (re-)construire et de mettre en scène l’identité martiniquaise dans des formes « culturellement correctes ». Ainsi, l’approche du danmyé valorisée par les militants de l’AM4 est plus particulièrement marquée par la force d’attraction du modèle sportif, fondé sur une codification claire des compétitions physiques (Gaudin, 2008). L’objectif est d’organiser le danmyé « en sport de combat, c’est à dire en jeu, avec des règles précises protégeant l’intégrité physique et morale des combattants, une codification rigoureuse, un système d’évaluation, des règles d’arbitrage, l’organisation de la compétition, l’intégration dans le circuit sportif » (AM4, 1994, p. 18). Cette formalisation s’accompagne d’une modification des gestes : on passe de combats dans lesquels « tous les coups sont permis » à des combats où certains gestes sont interdits, tandis que le geste haut et la dimension aérienne sont privilégiés. Des changements qui soulignent des oppositions de style mais aussi l’évolution sociologique des pratiquants. Les statistiques qui ont été mises à notre disposition par l’AM4 en 2013 montrent en effet un fort ancrage des étudiants, des cadres intermédiaires et plus généralement des classes moyennes intellectuelles. Un recrutement qui contraste avec les résultats de l’enquête par questionnaire que nous avons réalisée en 2011-2012 auprès des membres de TBK et qui montre que près de 66 % d’entre eux, soit 48 individus sur 73 personnes interrogées, étaient titulaires d’un niveau de formation inférieur au bac ou relevaient de l’enseignement professionnel – sans compter les BTS et les DUT. Aussi, tout se passe comme si la mise en forme du danmyé, telle que valorisée par l’AM4, satisfaisait plus aisément les couches sociales élevées qui peuvent pousser sa stylistique jusqu’à la limite de la gratuité du geste, étant entendu que la légitimation passe par l’adoption des normes et des valeurs qui se rapprochent le plus de la « culture somatique » du groupe social élevé : une valorisation de la grâce et de la beauté au détriment de la force physique en même temps qu’un rapport conscient, réflexif et distancié à son corps, à ses sensations et à son environnement social et matériel (Boltanski, 1971 ; Pociello, 1981). Avec toutefois le risque de marginaliser les formes d’apprentissage « sur le tas », « par voir-faire et ouï-dire », caractéristiques des danses traditionnelles qui demeureraient, pour leur part, « encastrées » dans un rapport éthico-pratique au monde et qui ne sont jamais appréhendées indépendamment de l’expérience de la communauté.
- 10 Site internet de l’AM4, consulté le 26 octobre 2012.
38Conscients de ces limites, les dirigeants de l’AM4 s’emploient aujourd’hui à renforcer « lespri sosiété » en diffusant un apprentissage qualifié de « global » et qui intègre non seulement les aspects techniques voire théoriques propres à l’enseignement rigoureux de la danse et du tambour bèlè mais aussi une « manniè viv » fondée sur le respect, l’entraide et la coopération. Et tandis que les swaré bèlè permettent de publiciser les orientations d’un idéal de vie alternatif, la diffusion de ce nouvel ethos passe par des formations, des stages ou encore la publication de brochures ou de véritables manuels réalisés par une « commission recherche » dont la mission est de conduire « une réflexion commune, unifier et actualiser nos différentes analyses, définir nos conduites, renforcer la formation10 ». À la fin des années 1980, une charte a par ailleurs été établie pour affirmer les principales orientations de l’association, promouvoir certaines valeurs auprès de ses adhérents (Encadré 5) et les aider ainsi à créer une alternative à la dictature actuelle du marché et du consommatisme [sic] » (AM4, 2014, p. 187). Mais ce besoin de ré-enchantement du monde, qui se résout symboliquement par une recherche réflexive de conduite éthique rationnelle systématisée, n’est pas dissociable des positions et des dispositions des dirigeants de l’AM4, de leur niveau de scolarisation et du type de travail qu’ils effectuent, dans la mesure où il s’agit de privilégier une approche volontariste, distanciée voire surplombante des pratiques musicales et chorégraphiques traditionnelles.
Encadré 5. Charte de l’association AM4
MANNIÈ VIV NOU [Notre manière de vivre]
ADAN DANMYÉ EK BÈLÈ [dans le Danmyé et le Bèlè]
“SÉ LANMOU KI TOUT” [c’est l’amour avant tout]
Amour de la vie, amour des autres, amour de soi
« SÉ LESPRI KÒ KI MÈT KÒ »
[c’est un esprit sain dans un corps sain]
Conscience, idéal, identité, résistance
« SÉ YONN A LÒT, YONN ÉPI LÒT »
[c’est tous pour un, un pour tous]
Solidarité
« SÉ LONÈ ÉPI RESPÉ »
[c’est l’honneur et le respect]
Dignité, respect, tolérance, justice
« SÉ LÉZALIÉ, SÉ LAFANMI, SÉ FRÈ É SÈ »
[c’est les amis, la famille, les frères et sœurs]
Fraternité, convivialité, cohésion, harmonie
« SÉ AN FIL SAN FEN » É “SA OU PA KONNET GRAN PASÉ’W »
[c’est un fil sans fin et ce que tu ignores te dépasses]
Patience, prudence, humilité
« SE CHAK MOUN KI SAV »
[c’est à chacun de savoir]
Liberté, responsabilité
« SE TjENBÉ RED PA MOLI »
[c’est tenir bon sans faiblir]
Lutte, courage, effort
« SÉ SILON »
[c’est s’adapter]
Fermeté et souplesse, sens de la nuance et de la complexité
39Au fil du temps, l’AM4 s’est en tout cas imposée en véritable modèle de réorganisation des danses et des musiques « négro-martiniquaises », démontrant sa capacité d’expertise et de contre-expertise culturelle tout en contribuant à re-légitimer et à institutionnaliser les danses et les musiques DKB dans le paysage culturel martiniquais. Et si, ces dernières années, l’association a bénéficié du soutien de la Direction des affaires culturelles (DAC) de Martinique, ses dirigeants veillent à conserver leur autonomie, en particulier sur le plan financier via les adhésions et la vente de prestations – formations, spectacles –, de CD et de livres. Pour ses fondateurs, l’objectif n’est pas tant de rechercher une quelconque reconnaissance institutionnelle que d’« apprendre à nous reconnaître », comme me l’expliquait Georges Dru au cours d’une swaré bèlè :
Il faut travailler pour nous même, pour notre communauté, pour notre histoire, dans le prolongement de ce qu’ont fait les ancêtres. Les médias, l’université, les autres institutions extérieures peuvent nous aider, mais il ne faut pas oublier l’essentiel. Nou konnèt valè nou, nou konnèt’ fos nou [nous connaissons notre valeur, nous connaissons notre force] (André « Georges » Dru, entretien informel, 24 mars 2015).
40Pour atteindre ses objectifs, l’AM4 s’est structurée de façon stratégique. À la manière d’une organisation de type politique ou syndicale, l’association dispose de plusieurs commissions qui prennent en charge les différents aspects de son activité militante : « École », « Formation », « Recherche », « Santé et sécurité », « Vie communautaire » et « Konvwa », cette dernière étant chargée de la promotion et de la diffusion des danses DKB. Une approche qui a permis de développer un cadre de réflexion collectif pour tous les mouvements qui militent en faveur des musiques et des danses DKB, et qui a favorisé in fine une transformation exceptionnelle du paysage culturel martiniquais. Alors qu’il y a à peine 30 ans, le bèlè et le danmyé étaient considérés comme des activités dégradantes, réservées aux « vieux nègres de la campagne », nombreux sont les artistes qui n’hésitent plus aujourd’hui à les inclure dans leur répertoire musical ou chorégraphique, tandis que les écoles et les swaré bèlè attirent des publics de plus en plus nombreux.
41En Martinique, l’hostilité des représentants de l’ordre social, moral et pour ainsi dire racial à l’égard des modes de vie hérités de l’ancienne société rurale a non seulement renforcé un sentiment d’exclusion et d’injustice, mais elle a conduit certains militants à s’organiser pour produire, diffuser et jouir de leur musique et de leurs danses, et à se mobiliser pour en revendiquer la légitimité. Une démarche qui a permis un renouveau spectaculaire du bèlè et du damnyé, avec une multiplication des swaré et le développement des écoles de danse et de musique, la création en 2008 de la coordination Lawonn bèlè – qui regroupe 21 associations et qui a pour principal objectif « de contribuer à l’unité et à l’organisation du monde bèlè autour de principes communs » –, l’affirmation dans l’espace public d’une culture afro-martiniquaise décomplexée, voire le développement d’une conscience nationale.
42Ainsi, et avec peu de moyens, les militants de TBK et de l’AM4 sont parvenus à résister à l’emprise de certaines logiques culturelles favorisées par l’État français et à affirmer leur capacité esthétique, celle-là même qui leur était déniée par les autres catégories sociales. Cette capacité d’action par et sur la culture les démarque des mouvements sociaux qui font de l’art, du sport et des artefacts culturels en général, de simples instruments au service d’une (cause) politique (Balasinski & Mathieu, 2006 ; Eyerman & Jamison, 1998 ; Martin-Breteau, 2020). Au sein de l’AM4 et de TBK, la pratique du tambour, du chant et de la danse constitue moins un outil de mobilisation stricto sensus qu’un vecteur de stimulation et de canalisation de l’imagination et du comportement des individus ; leur promotion et leur apprentissage proposent une autre façon de vivre et d’expérimenter son être au monde, de voir le monde et de s’y situer. L’objectif des mouvements culturels est donc plus général et en un sens plus ambitieux que celui des mouvements sociaux, puisqu'il s’agit de reconfigurer « les cadres sensibles au sein desquels se définissent des objets communs » (Rancière, 2008, p. 65-66), tout en construisant une conscience collective à partir de ce qui se trouve déjà là.
43La capacité des mouvements culturels martiniquais à infléchir les cadres de perception n’en doit pas moins beaucoup au travail de formalisation qui a été engagé depuis 25 ans pour donner aux danses et aux musiques DKB leurs « lettres de noblesse » : là où la parole des anciens n’existait que dans les multiples relations sociales, complexes et circonstanciées qui caractérisaient la vie dans les mornes et les quartiers populaires, le travail d’objectivation engagé par les militants d’un agir culturel de type scolaire, sportif et artistique est parvenu à détacher le danmyé et le bèlè des situations pratiques toujours particulières qui présidaient jusque-là au développement de ces musiques et de ces danses, pour leur imposer des conventions « canoniques » et impersonnelles en mesure de toucher de nouveaux publics. À ce titre, l’entreprise de scripturalisation et de didactisation des savoirs et des savoir-faire des paysans des mornes que les militants de l’AM4 sont parvenus à réaliser rappelle l’importance jouée par les intellectuels dans le renversement de l’hégémonie culturelle des classes dominantes (Gramsci, 2011). Il n’en reste pas moins que leur volonté affichée de surmonter les appréciations négatives – du point de vue de la culture légitime – à l’égard des danses et des musiques DKB tend à reproduire un dilemme récurrent de l’action culturelle à l’égard des cultures populaires (Dubois, 2007), dans la mesure où il s’agit soit de les maintenir dans une fonction de réhabilitation « sociale » et « socioculturelle », au risque de reproduire et d’institutionnaliser leur position socialement et symboliquement dominée ; soit de leur imposer, au nom de leur promotion, les logiques des institutions légitimes, au risque de faire disparaître ce qui constitue leur identité et de les couper de leur base sociale.