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50 questions de sociologie – 6. L’appartenance communautaire est-elle un obstacle à la citoyenneté ?

Sylvie Mesure
Référence(s) :

Mesure Sylvie, 6. L’appartenance communautaire est-elle un obstacle à la citoyenneté ?, in Paugam Serge (dir.), 50 questions de sociologie, Paris, Presses universitaires de France, 2020, p. 73.

Texte intégral

1Identité, communauté, identitarisme, communautarisme : ces notions hantent désormais notre conscience moderne. Dans un monde à la fois globalisé et culturellement différencié, travaillé par les tentations identitaires, se pose à nouveaux frais, et avec une acuité particulière, une question qui a été à l’origine même de la sociologie : comment, en dépit de toutes nos différences, pouvons-nous vivre ensemble ? Quelle est la nature de ce qui nous unit ? Comment penser le lien social ? (Paugam, 2008).

2La pluralité ethno-culturelle qui traverse aujourd’hui toutes nos sociétés conduit à renouveler l’interrogation sur le sens de nos multiples appartenances et à repenser la manière dont nous nous rapportons les uns aux autres. La réponse à ces questionnements, on le sait, diffère selon les pays et les sociétés. La gestion de la diversité ethnique et culturelle, ainsi que celle des demandes de reconnaissance émanant des différentes communautés, ne se négocient pas de la même manière aux États-Unis, au Canada, au Royaume Uni ou encore en France. À la question de savoir si l’appartenance communautaire est un obstacle à certaines exigences de la citoyenneté, ou à certaines conceptions de celle-ci, il ne saurait assurément être tenté de répondre en quelques pages : on s’emploiera ici plutôt à en élucider les termes dans lesquels elle est venue s’inscrire dans le débat français, notamment depuis la montée en puissance du fait communautaire, qui avait conduit Dominique Schnapper en 1994, dans sa Communauté des citoyens, à se demander comment concilier la légitimité du principe de citoyenneté, fondé sur l’idée d’égalité politique, et la liberté des individus de rester fidèles à des références historiques, des cultures et des croyances particulières. Depuis lors, un quart de siècle s’est écoulé, avec ses renouvellements : la dynamique de la mondialisation notamment, depuis les années 1990, a fait surgir le spectre d’une uniformisation des cultures et des modes de vie, ainsi que des crispations identitaires correspondant, à tort ou à raison, à des formes de résistance. Il n’est donc pas inutile, au vu des déplacements que le dossier a ainsi pu connaître (en particulier concernant la place prise par la thématique identitaire), de tenter d’en thématiser les effets.

3Dans le contexte français, la réalité communautaire est souvent perçue, comme en relation, sinon d’opposition, du moins de tension, avec l’universalisme républicain. Et la crainte du repli identitaire et du communautarisme y est sans doute plus vive qu’ailleurs. Pourtant, force est de rappeler, à l’encontre de propensions simplificatrices, que la référence à la notion, voire à la valeur, de la « communauté » ne vaut pas forcément allégeance au « communautarisme », lequel repose sur une conception bien particulière de l’idée de communauté. Au premier chef, toute communauté est une construction, comme l’avait souligné Max Weber (2019). Elle se fonde sur une interprétation de ce qui définit, aux yeux des individus qui la composent, les conditions d’un monde véritablement partagé. Benedict Anderson (1983) avait défini pour sa part la nation comme une « communauté imaginée » ; on pourrait le dire aussi de toute communauté. Le sens que l’on donne ainsi au terme de communauté s’élabore à partir d’un imaginaire dont on peut faire remonter l’une des sources chez les fondateurs de la sociologie, à une époque où la cohésion de la société leur semblait d’ores et déjà menacée.

4C’est en effet la crainte d’une dissolution de la société devant la progression inexorable de l’individualisme qui ont conduit un Tönnies et un Durkheim à s’interroger sur la nature du lien social. Et c’est une crainte au moins analogue qui semble se manifester aujourd’hui face à la montée des communautarismes. Il ne serait donc pas superflu de relire les grands classiques de la sociologie pour comprendre comment s’est formé notre imaginaire de la communauté et pour mieux cerner, par comparaison et distinction, les enjeux contemporains.

La société à l’épreuve de l’individualisme

5Ce n’est pas la fragmentation communautariste de la société qui suscitait l’inquiétude de Ferdinand Tönnies et d’Émile Durkheim, mais tout au contraire l’individualisation croissante de la vie sociale dont la logique semblait conduire à la dissolution des anciens liens communautaires. Ils font tous deux le même constat d’une crise sociale et morale profonde par où la société se trouve ébranlée.

6Dès la préface de De la division du travail social (1893), É. Durkheim avait formulé une interrogation fondamentale : « Comment se fait-il que, tout en devenant plus autonome, l’individu dépende plus étroitement de la société ? Comment peut-il être à la fois plus personnel et plus solidaire ? » (2007, XLIII). De quelle manière donc, penser la solidarité morale et sociale adaptée à une société d’individus ? C’est une même crainte face au risque d’une possible déliaison sociale qui avait conduit F. Tönnies à conceptualiser l’opposition entre société et communauté.

7Dans Gemeinschaft und Gesellschaft, paru en 1887, F. Tönnies oppose deux types de structure sociale : alors que la communauté est caractérisée par la proximité affective et spatiale des individus et se définit comme un ensemble où le tout prime sur l’individu, la société est en revanche le lieu d’un individualisme débridé et destructeur, d’une concurrence généralisée entre les êtres humains désormais isolés et séparés les uns des autres, avec comme conséquence le règne de l’intérêt personnel et de l’égoïsme, tout autant que celui du calcul et de l’ambition.

8La communauté que F. Tönnies décrit ainsi en la différenciant de la société se présente comme une communauté native, une communauté d’origine, fondée sur un lien d’appartenance que l’on désignerait aujourd’hui comme ethno-culturel. Dès sa première partie, Communauté et société définit en effet la communauté comme une « communauté de sang, de lieu et d’esprit » (Tönnies, 2010, p. 17), caractérisée par une entente et une harmonie résultant d’une ascendance et d’une provenance communes, ainsi que d’une vie commune sur un territoire commun, d’une histoire et d’une tradition communes, d’une communauté de destin.

9Conçue comme ethno-culturelle, la communauté se distingue en outre par quatre autres traits principaux :

101. Elle est essentialiste, dans la mesure où l’individu ne peut se définir et se comprendre que par rapport à elle, ou en fonction d’elle, et que son identité s’impose à lui comme une nature.

112. Elle est héritée, autant à partir des liens de filiation qu’à travers la transmission d’une tradition qui repose sur des ancêtres, des dieux et des rites communs.

123. Elle est homogène, au sens où elle ignore, plutôt qu’elle ne nie, le pluralisme axiologique et le conflit interne propre aux sociétés modernes et individualistes. La communauté définie par l’entente et le consensus est en effet une communauté d’avant l’individualisme. Émile Durkheim avait pu ainsi écrire dans De la division du travail social qu’au sein de telles sociétés de type holiste ou collectiviste l’individu n’existait pas. Même s’il existe d’une certaine manière, cet individu ne remet en tout cas jamais en question les évidences communautaires auxquelles il souscrit spontanément et sans distance critique. C’est que « le vivre-ensemble » de la communauté est conçu sur un mode de structuration hétéronome, au sens où chaque être particulier n’existe et ne se définit que par la communauté à laquelle il appartient et par la place qu’elle lui assigne.

134. Cette communauté est enfin fermée, au sens où elle est autarcique et indépendante, et dans la mesure où elle ignore donc plutôt qu’elle ne nie, ou ne veut supprimer, la pluralité des communautés qui lui sont extérieures. Elle délimite en effet un espace entre un « eux » et un « nous » qui n’est pas forcément belliqueux, mais peut être teinté d’indifférence vis-à-vis d’autres formes de communauté. Elle se caractérise plutôt par l’isolement et le repli que par la confrontation communautaire. Pour elle, la véritable altérité, le véritable étranger, prend surtout la forme de l’apatride, représenté par le marchand, qui introduit en son sein le poison de l’individualisme, du calcul et de la rationalité instrumentale et qui la conduira à sa lente et inexorable perte.

14Pour F. Tönnies, comme pour É. Durkheim d’ailleurs, l’un pour s’en réjouir, l’autre pour le déplorer, la logique de la modernité est avant tout une logique d’individualisation conduisant à une dé-traditionalisation du monde. Avec la montée en puissance de l’individualisme, la communauté conçue comme une essence close sur elle-même se délite et cela en est fini des certitudes identitaires qui donnaient consistance et stabilité au Moi. Dans les sociétés modernes, c’est l’individu et son autonomie qui apparaissent sur le devant de la scène et se libèrent des carcans communautaires qui le rivaient au passé et à une identité assignée. Loin d’être conçu comme la simple partie d’un tout qui lui préexiste et qui le détermine, l’individu devient au contraire, dans des sociétés hautement pluralisées et différenciées, l’objet d’un « véritable culte », comme le soulignait É. Durkheim (1898), et constitue le principe structurant des sociétés modernes et démocratiques.

La société à l’épreuve du communautarisme ?

15Par un étrange retour du balancier, ce n’est plus tant la montée de l’individualisme qui semble aujourd’hui menacer la cohésion de la société que l’irruption des revendications communautaires dans l’espace public. Comme si la dynamique individualiste, en suivant son propre développement, s’était retournée en son contraire et avait conduit à la reconstitution et à la reconsolidation des communautés.

16De fait, c’était déjà contre les effets pervers de l’individualisme que F. Tönnies avait développé sa conceptualisation de la communauté. Un siècle plus tard, c’est contre ses excès qu’a émergé dans les années 1980 et 1990, dans la philosophie nord-américaine, une revalorisation anti-individualiste de la communauté ; elle s’est trouvée thématisée philosophiquement autour et à partir du débat central entre l’individualisme libéral défendu par John Rawls dans sa Théorie de la justice (1971) et la critique communautarienne du libéralisme conduite, avec des radicalités plus ou moins fortes (allant d’un modernisme critique à un anti-modernisme assumé), chez des penseurs comme Charles Taylor, Michael Walzer ou Alasdair MacIntyre. Ce débat est aujourd’hui bien connu. Rappelons simplement que c’est alors contre la dissolution individualiste du lien social que s’est élevée la critique communautarienne du libéralisme. Pour elle, l’affirmation libérale de l’individu comme premier et seul sujet de droit dévalorise un lien social qui, plus originaire et plus consistant que tout lien contractuel, s’exprimerait en termes d’appartenance à une identité collective de culture ou de tradition héritées. Réévaluant une solidarité plus organique, les communautariens ont avant tout visé, dans les sociétés occidentales contemporaines de type libéral, ce qui y témoignait, selon eux, d’un dépérissement de la communauté équivalant à une crise de la moralité, caractérisée par une perte de sens tendanciellement nihiliste.

17Tout autre est le rapport entre individu et communauté en France où l’idée de communauté ne se trouve pas opposée au libéralisme politique mais au modèle républicain d’intégration. Dans un contexte où l’ambition qui définit la nation est de transcender par la citoyenneté la multiplicité des appartenances particulières et où la République, comme espace public, est aussi conçue comme le lieu de l’espace commun, la crainte d’une fragmentation communautaire de la société, designée comme « communautarienne », s’exprime de façon récurrente dans le débat public.

18Popularisé en France dans les années 1990 (Dufoix, 2016), le terme de communautarisme est cependant à manipuler avec précaution, tant il a pu donner lieu à une instrumentalisation politique et idéologique visant à stigmatiser telle ou telle communauté particulière, et notamment la communauté musulmane. Aucune fatalité ne conduit pourtant de la communauté au communautarisme entendu comme repli identitaire. Ce dernier n’épuise pas l’idée de communauté ; il n’en n’est qu’une interprétation particulière, que l’on pourrait définir comme la réactualisation problématique de la communauté, telle que conçue par F. Tönnies, dans notre univers démocratique moderne.

19Pour sa part, l’auteur de Gemeinschaft und Gesellschaft savait parfaitement que la communauté dont il dessinait les traits avait bel et bien disparu, emportée par la logique de l’individualisation. Son concept de communauté n’était donc utilisé que comme un correctif aux insuffisances de l’individualisme : s’il appelait à revivifier les dimensions de communauté encore présentes dans la société, il était bien conscient que le modèle d’un communauté native, culturellement homogène et close sur elle-même n’était plus ni une réalité, ni une option pour la modernité.

20Aujourd’hui, conçu non pas comme un correctif à portée heuristique, mais comme une alternative opposée frontalement aux sociétés modernes, c’est pourtant bien ce modèle qui continue de nourrir une conception communautarienne de la communauté pouvant conduire au raidissement identitaire et au séparatisme.

21À ce modèle, il est cependant possible d’opposer celui d’une « communauté ouverte », capable de faire droit à la richesse de nos appartenances communautaires et culturelles, constitutives de nos identités singulières, et d’œuvrer à la constitution d’un monde commun au-delà de ce qui nous différencie et nous particularise. Encore faut-il cependant, pour ce faire, écarter une interprétation de la culture qui la concevrait comme un tout homogène et fermé sur lui-même, installé dans une relation d’incommensurabilité avec d’autres entités. Encore est-il requis en outre de ne pas se comprendre et se définir soi-même comme un simple épiphénomène de cette culture absolutisée ; et de ne pas concevoir son identité sur le mode d’une nature ou d’une essence qui nous priverait de toute liberté et surtout qui, en nous posant, nous opposerait à d’autres.

22L’idée de communauté en elle-même ne s’oppose pas à la République comme « communauté de citoyens » transcendant la diversité des communautés particulières, que ces communautés soient conçues comme ethno-culturelles ou religieuses. Une telle compatiblité ne peut toutefois se laisser penser qu’à partir d’une déconstruction du modèle communautarien de la communauté dont on trouvait déjà une illustration chez F. Tönnies. Entendu comme « communauté ouverte », le concept de communauté ne doit donc pas être diabolisé ; il exprime simplement le fait fondamental que nous ne nous construisons qu’en relation avec d’autres, à travers une histoire et une culture particulières auxquelles nous sommes attachés.

23Mais cet attachement à une communauté singulière n’est pas nécessairement exclusif d’autres types de lien. Il n’est pas contradictoire avec l’idée d’un monde commun transcendant nos différences. En France, la République, fondée sur les principes de citoyenneté, constitue l’espace de ce cadre commun. Et si la voie est étroite entre un républicanisme si intransigeant qu’il est porté lui-même à se communautariser, et un identitarisme tenté par le séparatisme, un chemin doit pourtant être trouvé pour que nous soyons en mesure de vivre ensemble et de donner véritablement corps à l’idée d’une « communauté de citoyens ».

24Voir aussi les questions : 14 Existe-t-il des frontières ethno-raciales ? 15 Classe, race, genre… comment les rapports sociaux s’imbriquent-ils ?

Chaque trimestre, retrouvez une de ces 50 questions de sociologie ici, dans cette rubrique du site de la revue Sociologie !...

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Bibliographie

Anderson Benedict, 1996 [1983], L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, trad. par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, La Découverte.

Dufoix Stéphane, 2016, « Nommer l’autre. L’émergence du terme communautarisme dans le débat français », Socio, no 7, p. 163-186.

Durkheim Émile, 1970 [1898], « L’individualisme et les intellectuels », in Durkheim Émile, La Science sociale et l’Action, Paris, Puf, p. 261-278.

Durkheim Émile, 2007 [1893], De la division du travail social, Paris, Puf.

Paugam Serge, 2008, Le Lien social, Paris, Puf.

Rawls John, 1987 [1971], Théorie de la justice, trad. par Catherine Audard, Paris, Seuil.

Schnapper Dominique, 1994, La Communauté des citoyens. Sur l’idée moderne de nation, Paris, Gallimard.

Tönnies Ferdinand, 2010 [1887], Communauté et société, trad. par Niall Bond et Sylvie Mesure, Paris, Puf.

Weber Max, 2019, Les Communautés, trad. par Catherine Colliot-Thélène et Élisabeth Kauffmann, Paris, La Découverte.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Sylvie Mesure, « 50 questions de sociologie – 6. L’appartenance communautaire est-elle un obstacle à la citoyenneté ?  », Sociologie [En ligne], 50 questions de sociologie, mis en ligne le 04 juillet 2022, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/10812

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Auteur

Sylvie Mesure

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