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Muriel Darmon, Réparer les cerveaux. Sociologie des pertes et des récupérations post-AVC (La Découverte, 2021)

Claude Martin
Référence(s) :

Muriel Darmon (2021), Réparer les cerveaux. Sociologie des pertes et des récupérations post-AVC, Paris, La Découverte, 328 p.

Texte intégral

  • 1 Muriel Darmon (2003), Devenir anorexique. Une approche sociologique, Paris, La Découverte.

1Muriel Darmon consacre ce nouvel ouvrage aux accidents vasculaires cérébraux (AVC) et à leur prise en charge. Cette recherche s’inscrit dans une certaine continuité avec celle qu’elle a menée sur l’anorexie1, au sens où les deux ouvrages qui en rendent compte abordent sociologiquement l’un et l’autre des objets qui semblent de prime abord réservés à d’autres savoirs : la psychologie, la médecine, ici également les sciences du cerveau. On peut se demander en effet ce que la sociologie peut avoir à dire sur les AVC. C’est précisément le projet scientifique poursuivi par Muriel Darmon : documenter l’apport de la sociologie sur ces objets, et notamment les objets psychologiques, qui ne semblent pas à sa portée, en montrant les apports d’une sociologie de la socialisation. Il s’agit en même temps d’une manière de concevoir le dialogue interdisciplinaire, en montrant les apports spécifiques de différents savoirs, méthodes et manières de problématiser un même objet ; mais un dialogue interdisciplinaire sans confusion des places.

2Contrairement à ceux qui pensent que la sociologie n’est pas en position d’apporter quoi que ce soit aux personnes touchées par ce séisme cérébral qu’est l’AVC, au sens où elle n’a peut-être jamais soigné personne, on comprend en lisant cet ouvrage que sa contribution n’est pas dénuée d’intérêt pour les patients et pour tous ceux qui s’emploient à les prendre en charge, qu’ils soient médecins, cliniciens, neurologues, psychologues ou professionnels de la rééducation.

3Muriel Darmon montre que « l’AVC et ses séquelles ne sont pas seulement une question de cerveau…, ce qui s’y joue est déterminé, construit et reconstruit par les structures sociales qui lui sont extérieures » (p. 13). En privilégiant l’analyse de la « structuration sociale des cerveaux », son projet n’est pas seulement de saisir comment l’AVC impacte le social, les dispositions, les capacités sociales, l’habitus des individus qui lui survivent, mais surtout « ce que l’habitus fait en retour à l’AVC – c’est-à-dire la façon dont les dispositions sociales modifient les effets (y compris biologiques) de l’AVC et les modes et parcours de récupération et de reconstruction des corps » (p. 21). Pour ce faire, elle a enquêté entre trois et neuf mois, de manière ethnographique, dans des services de neurologie et de rééducation d’un hôpital universitaire – un service de neurologie spécialisé sur les cas d’AVC, dans des unités de soins intensifs ou conventionnels – et dans un centre de rééducation où interviennent kinésithérapeutes, ergothérapeutes, orthophonistes, neuropsychologues, professionnels de l’activité physique adaptée et assistantes sociales. Cette immersion a permis à la fois d’observer les pratiques des professionnels et de suivre des patients dans ces différents services.

4L’ouvrage est organisé en six chapitres qui exposent, à la manière d’un focus progressif, la façon dont s’entrelacent le social et le biologique. Les deux premiers chapitres font le point sur les approches non-médicales les plus classiques de ces accidents. Le premier revient sur les témoignages de victimes, sur l’expérience de l’AVC et sa narration. Si elle reconnaît l’intérêt de ces témoignages, Muriel Darmon n’oublie pas leurs limites ; la principale étant de donner de l’AVC la version d’une petite minorité, celle d’hommes d’âge mûr, mais encore jeunes, plutôt des intellectuels fauchés en pleine possession de leurs moyens, mais souvent « en surchauffe » dans leur vie, sur les plans professionnel, personnel, affectif, comme dans l’ouvrage dont a été tiré le film Un homme pressé avec Fabrice Luchini, que mentionne l’auteur. L’AVC est aussi parfois décrit comme une révélation, une expérience de l’extrême qui fait prendre du recul, ramène à l’essentiel, ce que décrit si bien, par exemple, l’écrivain José Cardoso Pires dans son livre testament, De profundis valsa lenta, avec une préface de son ami, écrivain et psychiatre, Jose Lobo Antunes, qui évoque cet état limite, entre la vie et la mort – un ouvrage dont la lecture peut prolonger les développements de Muriel Darmon.

5Le deuxième chapitre fait le point sur les apports des travaux qui mettent en lumière les inégalités sociales de santé et, en particulier ici, les inégalités de classe et de genre en matière d’AVC, ces facteurs sociaux du biologique. Ce chapitre fait la charnière entre deux manières d’envisager la façon dont le social se manifeste : d’une part, comme le proposent les approches épidémiologiques des facteurs de risques, en s’intéressant à la manière dont le social entre sous la peau ou s’inscrit dans le biologique du fait des conditions de vie, des pratiques quotidiennes, qu’elles soient alimentaires ou des habitudes de vie, en fonction des habitus ; et d’autre part, et c’est l’apport majeur de la recherche de Muriel Darmon, en analysant la façon dont l’habitus modèle le biologique (ici l’AVC), au sens où il contribue à modifier les effets de cet événement et de sa prise en charge par l’activation ou la rémanence du social.

6Les quatre chapitres suivants renouvellent l’approche des AVC, en abordant tout d’abord la façon dont le travail médical et les méthodes mobilisées par les cliniciens et les professionnels diagnostiquent l’ampleur et évaluent l’impact de l’AVC, c’est-à-dire ce qui a été perdu. Ces éléments de diagnostic déterminent pour une grande part ce qui sera ou non récupérable. Le quatrième chapitre affine cette lecture en abordant la « valeur sociale » des pertes, mais aussi des récupérations que peuvent espérer les patients. Le cinquième chapitre expose la manière dont s’effectue le travail de rééducation, qui en recourant à une forme qui s’apparente à la « forme scolaire », contribue à façonner et distribuer socialement les trajectoires de récupération, selon que l’on est une femme ou un homme, appartenant à telle ou telle fraction de classe. Le dernier chapitre s’attarde enfin plus en profondeur sur des trajectoires de récupération à l’aide d’études de cas abordant aussi bien aggravation que récupération.

7Au fil de la démonstration, le lecteur dépasse toute une série de poncifs ou de connaissances profanes, comme l’importance de la rapidité de prise en charge, qui montre que l’aléa et la chance demeurent des facteurs incontournables : si l’AVC survient la nuit dans son sommeil, ou lors d’un bain de mer ou au volant de votre véhicule, etc., les conséquences peuvent bien sûr être fatales. Mais dans tous les autres cas, où les prises en charge ont été suffisamment rapides, on ne comprend pas nécessairement à quel point et de quelles manières se manifestent les inégalités – inégalités dans les séquelles, mais aussi dans les capacités de récupération.

8Le matériau recueilli et son analyse révèlent que, comme dans le cas de nombreuses pathologies, le diagnostic comme la prise en charge sont lourdement dépendants de l’interaction soignant-soigné et du fait que leurs systèmes d’attentes respectifs s’ajustent les uns aux autres, faisant de certains patients de bons patients (de « bons clients ») et d’autres des patients compliqués, résistants, difficiles, à problèmes, peu compliants, etc. D’où l’importance de l’expression du patient de son expérience, de sa manière d’en parler, de la raconter, de se montrer « réflexif », de l’analyser dans ses interactions avec les professionnels.

9L’évaluation des causes et conséquences de l’AVC dépend de ces interactions, d’où des attentes diversement appréciées selon que l’on est un homme ou une femme ; un jeune actif ou un individu plus âgé ; une personne appartenant aux classes populaires ou aux couches supérieures éduquées ; une personne dont le capital est fortement lié à ses capacités d’expression (lecture, expression orale et écrite) ou à ses capacités physiques ; une personne qui devra recouvrer prioritairement des capacités pour faire face à son travail de care ou à son travail professionnel ; une personne pour qui la récupération de sa capacité de conduire une voiture est essentielle ou secondaire. Ce tri social ne cesse de faire varier tant le point de vue du patient, des membres de son réseau de proche, à commencer par les conjoints et les points de vue des professionnels du soin.

10Les attentes des patients à l’égard de leur propre récupération et des soignants à l’égard du potentiel de récupération d’un patient se dessinent en miroir, façonnant littéralement les trajectoires de prise en charge et distinguant le ou la patient·e qui se bat de celui ou celle qui renonce ; le ou la patient·e qui s’entraîne en faisant appel à son ethos d’élève, qui suit les instructions, voire les anticipe de celui ou celle qui n’a pas les clés pour se conformer à cette forme quasi-scolaire du travail de récupération ; le ou la patient·e qui est d’abord touché·e dans son corps et son capital physique ou dans son esprit et son capital intellectuel ; le ou la patient·e qui se montre réflexif·ve, qui mobilise ses capacités narratives, versus celui ou celle qui ne parvient pas à communiquer son ressenti.

11Parmi les facteurs de ces inégalités face à l’accident, on notera le rôle des conjoints et l’impact du genre. On comprend ainsi que la réactivité à l’événement et aux symptômes de l’AVC – et donc la rapidité de prise en charge – sont bien supérieures pour les hommes, parce que les conjointes sont plus vigilantes, plus à l’écoute de l’autre, alors qu’a contrario, pour les femmes victimes d’AVC, la moindre réactivité des hommes, explique parfois certains retards de prise en charge, en partie liée à cette division du travail de care ou à cette inégale attention à l’autre. On apprend aussi dans l’ouvrage, sans plus amples développements, la fréquence des divorces à la suite d’AVC. On pourrait d’ailleurs se demander si, parfois également, l’AVC ne contribue pas à ressouder un couple, pour faire face ensemble à une épreuve ; un peu comme ce que l’on observe dans les cas des couples dont un des enfants est malade physiquement ou psychiquement. Ceci pourrait constituer une piste pour une autre approche des conséquences de l’AVC.

12Muriel Darmon montre une fois de plus dans cet ouvrage l’apport du travail sociologique comme analyse des rapports sociaux de genre, de classe et de ses catégories classiques d’analyse, en particulier les capitaux culturel et scolaire par rapport à la seule prise en compte de l’appartenance sociale appréciée par la profession ou le niveau de revenu ou de salaire. Elle met en lumière les codages sociaux complexes dont font l’objet tant la maladie, les symptômes, les pertes et les potentiels de récupération, voire les réapprentissages, ce qu’elle appelle « la rémanence des dispositions sociales ». En soulignant la valeur sociale du biologique, Muriel Darmon défend que ces dispositions des patients, voire des prédispositions sociales acquises avant l’accident dans d’autres sphères que l’hôpital ou le centre de rééducation – et notamment à l’école – jouent un rôle qui est grandement sous-estimé par les approches classiques et canoniques de ce type d’accident ; mais aussi sous-estimé par les professionnels eux-mêmes, non pas parce qu’ils ne les perçoivent pas du tout, mais parce que leurs savoirs d’appui et notamment les représentations dominantes issues des savoirs biomédicaux ne leur donnent pas l’attention qu’elles méritent. Il y a fort à parier, comme elle le défend, que les prises en charge gagneraient à tenir compte des discordances entre cultures de classe et formes institutionnelles.

  • 2 Voir par exemple Bernard Lahire et Claude Rosental (2008), La Cognition au prisme des sciences soci (...)

13Au-delà de la compréhension de son objet, l’AVC et ses prises en charge, l’ouvrage de Muriel Darmon est aussi une contribution majeure à la discussion sur les apports de l’interdisciplinarité. Elle défend ainsi une interdisciplinarité sans confusion, sans alignement entre sociologie et sciences cognitives ou neurosciences et affine tout en la fondant empiriquement la position d’un Bernard Lahire2 qui critique la réduction naturaliste du social que véhiculent nombre de travaux en sciences cognitives, qui en quelque sorte prétendent expliquer le social, le culturel par le cognitif au sens biologique du terme. Cette contribution est d’autant plus cruciale que nous sommes de plus en plus invités, voire convoqués, à produire nos savoirs et nos découvertes grâce à des formes de mobilisation générale et interdisciplinaire, articulant sciences sociales et autres sciences (physiques, de l’ingénieur, du biologique, de l’environnement, etc.). Muriel Darmon propose ici une contribution qui évite les écueils incantatoires et les illusions d’une interdisciplinarité canada dry. Comme elle l’exprime dans la dernière phrase : « ce parti-pris sociologique, ce “sociologisme”, est notre métier, une dimension de notre conscience professionnelle, mais c’est aussi notre devoir scientifique, car seule la sociologie est susceptible aujourd’hui de rechercher ce type particulier de déterminations et de différenciations de nos vies » (p. 317).

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Notes

1 Muriel Darmon (2003), Devenir anorexique. Une approche sociologique, Paris, La Découverte.

2 Voir par exemple Bernard Lahire et Claude Rosental (2008), La Cognition au prisme des sciences sociales, Paris, Éditions des archives contemporaines.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Claude Martin, « Muriel Darmon, Réparer les cerveaux. Sociologie des pertes et des récupérations post-AVC (La Découverte, 2021)  », Sociologie [En ligne], Comptes rendus, 2022, mis en ligne le 25 juillet 2022, consulté le 14 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/10288

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Auteur

Claude Martin

Claude.Martin@ehesp.fr
Directeur de recherche au CNRS, Arènes UMR 6051 – EHESP, 5 avenue du Professeur Léon Bernard, 35043 Rennes cedex, France

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