- 1 Je tiens à remercier les relecteur·rices anonymes de la revue Sociologie pour leurs commentaires qu (...)
1Que les acteurs sociaux intériorisent des « principes générateurs de pratiques distinctes et distinctives » (Bourdieu, 1994, p. 23 et 25) est désormais un lieu commun du raisonnement sociologique1. Les analyses de la façon dont ces principes rendent perceptible l’appartenance d’individus à des groupes répartis et hiérarchisés dans l’espace social sont nombreuses (Chamboredon & Lemaire, 1970 ; Elguezabal, 2014). D’autres études ont pu alors concevoir la dissimulation de signes distinctifs comme des actes de résistances (Scott & Ruchet, 2009). Il est cependant moins courant d’aborder des situations dans lesquelles les pratiques distinctives font l’objet d’efforts conscients de catégorisation de la part des acteurs et encore moins celles où ces efforts les amènent à s’interroger sur le bien-fondé des principes de distinction. C’est aujourd’hui le cas en Irlande du Nord : les membres de communautés catholiques et protestantes de Belfast y sont de plus en plus amenés à s’interroger sur la façon dont ils se distinguent les uns des autres.
2La population d’Irlande du Nord a pendant longtemps été divisée entre des groupes unionistes protestants et des groupes nationalistes catholiques. Les premiers se sont politiquement et historiquement rattachés à l’État britannique protestant, depuis l’idéal politique selon lequel l’Irlande du Nord devrait rester intégrée au Royaume-Uni. Pendant une très grande partie de l’histoire de cette région, ils ont été majoritaires et ont joui d’un favoritisme d’État. Les Irlandais catholiques, minoritaires et relégués à une position coloniale historique, se sont pour certains rattachés à l’idéal politique selon lequel l’Irlande du Nord devrait faire partie de la République d’Irlande pour émanciper cette partie de la population. Cette opposition et la dénonciation des inégalités sociales qui en découlaient ont mené à une guerre civile à partir de la fin des années 1970. Celle-ci a pris la forme d’un conflit de guérillas de plus ou moins basses intensités. Loin d’être séparées durant cette période de guerre civile, ces deux communautés ont plutôt cohabité dans la ville de Belfast. Elles se sont retranchées dans des quartiers distincts, mais aux voisinages directs. Or, dans cette période, les habitants de Belfast ont établi de façon particulièrement claire, à partir d’un savoir jusque-là diffus, l’ensemble de signes, signaux et indices qui leur permettaient de déterminer de quelle communauté est l’inconnu qui se présente à leurs yeux, sans prendre le risque d’avoir à le lui demander. Il peut alors s’en suivre des évitements ou des échanges interactionnels, conflictuels comme pacifiques. Pourtant, depuis la signature d’accords de paix en 1998, ces habitudes de distinction communautaires ont été remises en cause : à l’heure de la réconciliation, est-il encore de bon ton d’utiliser les « vieilles » catégories pour établir les appartenances communautaires et les bords politiques des personnes que l’on rencontre au quotidien ?
3Cet article souligne à quel point les membres des communautés catholiques et protestantes de Belfast sont aujourd’hui partagés entre dire et ne pas dire ce qui les distingue. C’est cette situation ambivalente, se faisant de plus en plus sentir, qui explique le maintien, sous un nouveau jour, d’un code officieux de distinction entre communautés. Loin de dépeindre les normes pratiques de distinction comme figées ou inaperçues, ce cas permet alors d’enquêter sur les moments d’initiation, d’explicitation et de réajustements collectifs de ces normes.
4La sociologie interactionniste a depuis longtemps étudié ces pratiques de présentation de soi et d’identification de l’autre. Ses principaux contributeurs ont relevé à la fois le rôle des signes distinctifs dans la bonne conduite d’interactions (Goffman, 1973, p. 55) et, à l’inverse, l’importance de l’inattention civile dans la coprésence de groupes sociaux (Haroche, 2004). Les ethnométhodologues ont, quant à eux, insisté sur la façon dont un code implicite pour identifier, distinguer et reconnaître des identités politiques pouvait structurer l’échange entre un groupe et un autre au sein d’un même dispositif (Wieder, 2010) sans pour autant envahir les situations sociales (Rémy, 2009, p. 54). Ces travaux s’accordent sur le fait qu’il existe des normes implicites par lesquelles les acteurs, de façon plus ou moins consciente ou contrainte, se réfèrent à des signes, des marqueurs et des tendances à agir définissant les caractéristiques et identités sociales des personnes, à partir desquelles certaines actions sont attendues.
5Afin d’observer le problème auquel font face les acteurs lorsqu’ils sont sommés de réajuster ces normes d’évitement et d’intégration, on repartira ici de leur « code » et de ce qu’ils en disent. Parler de code permet en fait de désigner les situations dans lesquelles les acteurs mobilisent des règles leur permettant de gérer le fait qu’ils aspirent à la fois à dire et à ne pas dire quelque chose. Le statut de code que revêtent les règles de distinction et les actions qui en découlent est alors particulièrement justifié par le fait que ces normes sont rattachées à un groupe spécialisé ou relativement fermé. Considérer cet ensemble de normes de distinction comme un code revient aussi à prendre au sérieux les analyses de Norbert Elias sur la dualité des codes normatifs qui structurent les groupes sociaux des sociétés fortement différenciées et interdépendantes, et qui s’avèrent être le produit de leurs transformations historiques, tout en étant sujet dans la pratique à des formes d’autocontrainte et de relâchement qui apparaissent bien plus complexes qu’une reproduction mécanique des règles de conduite (Elias, 2017). L’approche eliasienne nous oblige à ancrer la conception de ces codes de conduite dans le temps long de l’accroissement et de la transformation des chaînes d’interdépendance au sein d’une société politique. C’est à l’aune de ce type d’articulation qu’il faut comprendre la transformation du code de distinction entre communautés catholiques et protestantes en Irlande du Nord, pendant une longue période de guerre puis pendant le processus de paix.
6La question devient alors la suivante : alors que le code de distinction est un héritage du conflit communautaire, et qu’il devient de moins en moins justifiable dans une société pacifiée, comment les Nord-Irlandais tentent-ils d’en faire un ressort de la paix pour surmonter les contradictions qu’ils éprouvent dans la pratique ?
7Les guerres civiles et les conflits ouverts sont en effet des situations où les acteurs se reposent constamment sur des habitudes de distinction et d’exclusion. Dans ces contextes, ne pouvant plus avoir confiance en l’ordre du monde social (Luhmann et al., 2006), les acteurs s’attachent plus intensément à repérer les frontières identitaires et politiques entre des groupes et leurs membres (Dobry, 2009, p. 153). La capacité d’un État à garantir aux membres de différents groupes sociaux la possibilité de ne pas avoir à se fier en permanence à un jeu de catégorisation sociale unidimensionnelle s’en trouve amoindrie. Les acteurs se transmettent alors plus intensément les bonnes façons de se distinguer les uns des autres, tout en reléguant encore davantage le code dans l’implicite devant des non-membres de leurs groupes. Partant, les sociologues ont souvent dépeint ces situations comme marquées par la méfiance généralisée (Allard et al., 2016), voire l’incapacité à se reposer sur des institutions pour situer l’autre dès lors que l’adversaire à éviter est considéré comme « intérieur » à leur société (Suarez Bonilla, 2010 ; Foa, 2017).
8Ces travaux nous empêchent de voir le recours au code en temps de paix comme autre chose qu’un attachement réactionnaire des communautés à des formes de méfiance et d’intolérance les unes envers les autres. Ils ne nous permettent pas de rendre compte des moments où les acteurs, conscients d’être soumis à une pluralité d’attentes, adoptent une posture distanciée (Elias, 1993) à l’égard des attentes sociales les encourageant à user de tels codes de distinction. C’est donc vers une sociologie pragmatique de l’action, influencée par la conception ethnométhodologique du « code » mais aussi par les analyses eliasiennes, que nous proposons de nous tourner. Celle-ci voit dans le processus de paix un moment durant lequel les acteurs font l’expérience de plus en plus forte d’une pluralité de façon de se référer au code ou de l’abandonner, et non simplement comme celle où certains acteurs des quartiers populaires s’attacheraient encore à distinguer les catholiques des protestants, là où les autres membres de cette société n’y prêteraient plus attention. Il s’agit alors pour ces acteurs de débattre de la possibilité d’abandonner ou de réaffirmer cette expertise sociale sur eux-mêmes, héritée du passé et parfois jugée trop excluante et discriminante en période de paix.
9Dans cet article, nous analysons des moments où les acteurs de quartiers communautaires de Belfast se transmettent, s’éduquent et se sanctionnent dans l’usage d’un code de distinction communautaire. Nous étudions le marquage de signes distinctifs et ce qu’il provoque en repartant des situations dans lesquelles ses effets varient. Nous nous reposons sur une enquête de terrain menée en Irlande du Nord dans un quartier de Belfast où cohabitent des communautés catholiques et protestantes, dont des factions armées se sont affrontées pendant plusieurs décennies. Pour cela, nous exposons d’abord le code implicite de distinction et la façon dont les acteurs s’y initient et se le rappellent, puis la façon dont ces mêmes acteurs aspirent à abandonner ce code. Nous analysons enfin les tentatives d’exposition et de régulation des contradictions qui découlent de cette situation.
10Aujourd’hui, le nord de la ville de Belfast a la réputation d’être une zone où les citoyens catholiques et protestants cohabitent, sans pour autant cesser de se tenir à distance. Ils résident dans des quartiers que les habitants et les observateurs identifient comme des zones communautaires. C’est le cas d’Ardoyne. Dans les années 1930, des affrontements entre catholiques et protestants émergent dans ce faubourg ouvrier et poussent les travailleurs de chaque communauté à résider dans différentes rues. Des années 1930 aux années 1960, la cohabitation se transforme en conflit latent, sous forme d’agressions et d’actes de violence interposée. En 1969, le conflit se généralise à différents quartiers de Belfast lors de violentes expulsions communautaires et par suite des mobilisations catholiques pour les droits civils. Après quelques années, les résidents d’obédience protestante se sont réunis dans quelques rues qui vont être désignées localement comme le « Haut-Ardoyne ». Le reste du quartier est désigné par l’ensemble des communautés comme une zone catholique et par les habitants protestants comme le « Bas-Ardoyne ». À la frontière entre ces zones d’habitations communautaires, les tensions resteront constantes. Néanmoins, le conflit civil a officiellement pris fin en 1998, lorsque des discussions entre l’État britannique, l’État nord-irlandais, l’État irlandais, les groupes paramilitaires des deux communautés et la plupart des partis politiques nord-irlandais mènent à la signature de l’accord du Vendredi saint. Depuis, et pour des auteurs comme Peter Shirlow (2003) et plus récemment Gemma Davies et ses collègues (2019), Ardoyne est restée une « interface ». C’est une « zone économiquement défavorisée qui sépare les populations catholiques et protestantes par des constructions mentales comme physiques » (Shirlow, 2003, p. 78), laissant entrevoir de hauts grillages et des murs encore présents entre les zones d’habitation. Pour certains observateurs, les habitants d’Ardoyne développent encore une « mentalité insulaire » (Boland & Mayne, 2015). Ils se cantonneraient dans différentes zones du quartier et resteraient particulièrement attentifs à leur déplacement, aux personnes qu’ils rencontrent ainsi qu’aux inconnus qui se déplacent dans ces zones d’habitation identifiées comme protestantes ou catholiques.
11Pour autant, cette vision ségrégative est aussi mise en cause depuis les années 2000 par certains résidents et associations d’Ardoyne, ainsi que par les représentants de la localité à un niveau municipal. Ceux qui ont participé à établir des accords de paix et qui s’opposent aux factions combattantes, devenues minoritaires, défendent la coopération communautaire et une vie civile plus intégrative. C’est le cas de plusieurs associations de quartier. Pour elles, le fait que les moments de violences et d’affrontements publics se font moins intenses d’année en année ouvre la possibilité de mettre en place de nombreux projets intercommunautaires. Ces projets de constructions de centres d’activité partagés, travaux conjoints entre clubs de jeunes, cursus intercommunautaires dans les écoles primaires et secondaires sont soutenus par les autorités nord-irlandaises.
- 2 Les dissidents sont les membres des deux communautés qui s’opposent aux accords de paix.
12Pour ma part, j’ai réalisé un premier travail ethnographique de 2015 à 2017, totalisant trois mois dans le quartier d’Ardoyne. J’ai ensuite produit une seconde enquête de terrain sur un temps plus long, de 2017 à 2019, par immersion dans la vie locale d’Ardoyne auprès des habitants des deux communautés, des représentants locaux, d’acteurs de la vie associative, de dissidents2 et d’agents de la municipalité et de l’État. Ce travail ethnographique a consisté à étudier la constitution des problèmes publics locaux dans la vie de ce quartier, par observations et entretiens formels et informels, en suivant à la fois les relations intracommunautaires et intercommunautaires. Pour cela, j’ai été intégré à différentes associations locales avant d’accéder progressivement à la trame privée et moins officielle des relations entre résidents, catholiques et protestants. Cela m’a permis de suivre des moments où les règles de sociabilité urbaine apparaissaient de façon particulièrement nette. Il s’agissait d’épreuves urbaines publiques ou de moments quotidiens où les acteurs faisaient preuve d’une forme particulière de civilité les uns envers les autres.
13D’un côté, ma présence continue dans ce quartier m’a permis d’observer l’initiation des habitants à la méfiance et au renforcement de l’exclusion entre catholiques et protestants. Cela passait par la transmission au sein de chaque communauté d’un savoir-faire sur les signes distinctifs des non-membres. Comme nous allons le voir, ma lente initiation à ce savoir-faire a alors pris la forme de sanctions implicites, parfois explicites, voire dans de rares cas d’énonciation explicite des règles de distinction. L’ensemble prenait la forme d’un code, répertoire de savoirs traditionnels quant aux signes qui sont réputés permettre de distinguer un catholique d’un protestant, mais aussi des règles pratiques quant à ce qu’il faut faire de cette distinction. Cette initiation passe donc aussi par la transmission de compétences de cloisonnement et d’occultation que j’ai progressivement dû respecter dans mes interactions avec les résidents. Par exemple, le fait que je circule quotidiennement entre le Bas-Ardoyne et le Haut-Ardoyne durant mes journées de terrains a mené progressivement à une tendance à ajuster ma façon de parler du quartier, des évènements de l’actualité, de l’histoire ou de la géographie, en mentionnant un élément plutôt qu’un autre ou en employant un terme plutôt qu’un autre. De l’autre, j’ai aussi pu réaliser que ces attentes étaient loin d’être monolithiques. En confrontant les deux communautés à l’appui d’un acteur tiers dans les interactions, ma présence a permis aux résidents de verbaliser, voire de revendiquer, des attentes d’inattention civile et d’indifférence quant aux signes d’affiliation communautaire. Ces attentes nous rappellent régulièrement que le code fait déjà l’objet de nombreux débats dans la vie locale.
- 3 Prénoms anonymisés. Je mentionne tous·tes les résident·es par un prénom, car c’est le cas sur le te (...)
14Comment le code implicite de distinction entre membres des deux communautés est-il employé ? Pour le cerner, il faut se pencher sur des instants d’initiation et de correction. Cela inclut les moments où les résidents apprennent le code, se sanctionnent lorsqu’ils en ont fait mauvais usage, ou considèrent qu’il est nécessaire d’apprendre le code à un tiers pour fluidifier la vie du quartier, protéger l’un de ses membres ou intégrer pleinement ce tiers. Par exemple, en 2016, Charles3, un membre protestant d’une association de résidents d’un petit quartier qui borde le « Bas-Ardoyne », nous initie à l’identification de ces signes communautaires lorsque nous le questionnons sur le fonctionnement de l’association :
- 4 Tous les entretiens et toutes les observations ont été réalisés in situ en anglais irlandais puis t (...)
Un matin, dans la salle de réunion de l’association, située à l’interface entre des zones protestantes et catholiques, alors que nous sommes seuls.
Charles : On a tous la même tête, on parle tous de la même façon, mais que tu t’appelles Seamus ou Billy ça dira si tu es un catholique ou un protestant. Cette route, juste là, dehors, le côté sur lequel tu marches, détermine si tu es catholique ou protestant. […] Si tu récites l’alphabet, la lettre H, et que tu dis « Haich » [/ˈheɪtʃ/] c’est catholique. Mais les Anglais, et nous, [protestants] prononcent « Aitch » [/ˈeɪtʃ/], alors que le côté catholique prononce la lettre H « Haitch ». Un truc si insignifiant entraîne des choses comme ça [des identifications communautaires]. Pour moi, Belfast c’est toujours une ville sectaire. Si tu te déplaces avec un maillot Rangers ou en portant un maillot Celtic, ça va dire ce que tu es. Tu vois cette veste aussi, même si je l’ai achetée pour l’Euro [de football], parce qu’il y a ce signe dessus [il me montre le logo de l’équipe de football de l’Irlande du Nord], tu vois si je marche en ville, les regards qu’on me lance, c’est : « C’est un prod’ » [un protestant] (Entretien, 18 juillet 2016)4.
15Charles souligne ici qu’il est toujours d’usage pour les résidents de notifier certains signes distinctifs lorsqu’ils interagissent en public. Ils voient dans ces signes un autre sens que ce à quoi ces signes sont jugés renvoyer « officiellement », un sens à propos duquel ils ne peuvent pas non plus se permettre d’échanger explicitement : le fait qu’ils soient catholiques ou protestants. À partir de ces signes, des membres des deux communautés vont arrêter leur jugement quant à l’identification d’un inconnu et adapter leurs façons de se conduire envers cette personne. Par exemple, ils emploieront des trottoirs distincts afin de ne pas susciter de rencontre gênante ou afficheront au contraire un regard désapprobateur à la vue d’un signe ostentatoire dans les rues du centre-ville. Les signes sont distinctifs car ils sont codés, tandis que la distinction se fait selon les règles du code.
16Au cours de l’enquête, de nombreux résidents nous présenteront de tels exemples de signes distinctifs à évaluer lors de rencontres. Les prénoms gaéliques tels que Seamus, Patrick, Gráinne sont jugés propres à la communauté catholique et les prénoms anglo-saxons tels que Billy, Sammy et Ian sont jugés propres à la communauté protestante. Le Rangers FC est une équipe de football soutenue par les protestants, le Celtic FC par les catholiques, et parler de l’un ou de l’autre est révélateur. De même, les noms des écoles fréquentées fragmentent l’identification des enfants et de leurs parents à la communauté catholique ou protestante. On fait également attention aux « façons de dire » et de prononcer des mots : on repère l’appellation des lieux de cultes – Chapel pour les catholiques, Church pour les protestants –, ou encore le terme employé pour parler de l’Irlande du Nord. En effet, si l’Irlande du Nord est le terme officiel, un individu employant le terme « Ulster » sera présumé protestant, là où un individu employant « le Nord » ou « les six comtés » sera identifié catholique. Ce sont là autant de signes distinctifs que le code prescrit de notifier, de dissimuler ou de montrer au fil des interactions, pour pouvoir identifier l’autre, lui cacher ou lui signifier sa propre appartenance. Charles, en portant le maillot de l’équipe régionale officielle, pense qu’il se rend descriptible comme un protestant aux yeux des autres résidents et qu’il favorise par là des interactions entre « membres », et également des interactions d’évitement, voire d’hostilité, avec des « non-membres ». Porter le maillot revient en fait à donner à voir publiquement son appartenance à une communauté. Néanmoins, le code permet que cette distinction reste implicite. Il vient en quelque sorte se surajouter aux normes officielles de chaque espace social. Que le code en vienne à être trop explicite et il ne permettrait plus aux acteurs de faire la balance entre dire et ne pas dire leur distinction.
17Cette apparente intolérance ne saurait subsister si elle ne fournissait, à ceux qui s’en rendent blâmables, des appuis pour donner un sens positif à leurs actes. D’autant plus que, comme le dit Charles, utiliser le code pour maintenir cette balance quotidienne est coûteux, tant par l’attention qu’il demande que par les tensions qu’il peut provoquer. Quelque chose justifie positivement aux yeux de certains résidents le fait de continuer à mobiliser le code. Ce quelque chose, c’est la défense de sociabilités communautaires. Continuer de mobiliser silencieusement le code permet entre autres aux résidents de tempérer les attentes d’intégration sociale auxquelles ils doivent répondre en participant à une société où protestants et catholiques cohabitent sans heurts, alors qu’ils estiment que ces attentes font parfois encore peser sur eux des menaces dont ils devraient se protéger. La sociabilité communautaire éviterait ainsi des formes de violence, de méfiance et de domination politique.
18La justification de son usage silencieux a alors bien pour principe l’actualisation d’un conflit passé dans le présent. Par exemple, Mac, un briquetier d’une soixantaine d’années que je rencontre durant mon terrain, est un fervent catholique. En privé, il considère souvent avec dédain les résidents protestants d’Ardoyne. En public, Mac travaille cependant avec des non-membres de sa communauté, bien qu’il agisse à leur égard à partir du code depuis son enfance. L’histoire qu’il me raconte en 2017, alors que je le connais depuis quelques mois, est révélatrice. Mac tente de me faire comprendre l’importance qu’il accorde au fait de maintenir des exclusions communautaires et la mise à distance de résidents qu’il identifie comme « protestants ». Mac a grandi dans un quartier exclusivement « catholique » à une période d’affrontements récurrents. Il croisait et fréquentait très peu d’habitants protestants, mais cela arrivait encore lors de sorties exceptionnelles. Par exemple, Mac allait régulièrement voir des matchs de football locaux. À l’époque, dans les années 1970, les enfants devaient user de combines pour y assister gratuitement, en demandant à des adultes de les faire passer au-dessus des tourniquets du stade. Chaque enfant était donc dans l’obligation d’apprendre à identifier les membres de sa communauté pour demander de l’aide à un adulte conciliant et s’éviter une mise en danger et des formes de violences interpersonnelles. Un jour, Mac était entré dans le stade en devançant son grand frère Patrick, qui n’avait pas encore pu bénéficier de l’aide d’un adulte. Mac aurait alors fait de grands gestes à l’attention d’un homme près du tourniquet pour lui demander de faire passer son frère. Mac me raconte alors que l’homme, s’apprêtant à participer avec un sourire à cette combine en se tournant vers son frère pour l’aider, se serait soudainement ravisé dès l’instant où Mac a appelé Patrick à haute voix, par son prénom. Ce résident, enfant comme adulte, tire de cette épreuve un renforcement des règles du code et de sa dimension ségrégative. La réaction de l’inconnu renforce le fait que le prénom Patrick est jugé comme un signe distinctif de la communauté catholique et fait de lui un protestant intolérant aux yeux de Mac. Surtout, cet incident vient soutenir l’idée que la bonne dissimulation de ces signes permet de s’éviter de telles mésaventures, tout en maintenant une sociabilité urbaine fluide. Une sociabilité qui permet de se partager les gradins du stade sans avoir à diviser la foule.
19Ce plus grand contrôle de la présentation de soi en situation de coprésence avec des non-membres n’est pas la seule règle de ce code que d’autres auteurs, comme Frank Burton (1978), Andrew Finlay (1999) ou Roger Mac Ginty (2014) ont désigné sous le terme de telling. En 2019, je découvrais le social club du Haut-Ardoyne. Assistant alors à un premier match de football entre les Rangers et les Celtic, je réalise qu’un buveur m’observe avec insistance. Inquiet de cette première visite dans ce bar réputé protestant, je suis peu expressif et contrôle mes gestes. L’homme ne peut alors pas dénoter chez moi de signes distinctifs permettant de savoir de quelle communauté je viens. Engageant une conversation, l’homme me demande d’abord si je vois bien la télévision. J’éprouve une forte gêne puisque l’interaction m’apparaît menaçante. Je tente de poser des questions sur le match et de mobiliser des connaissances sur les Rangers, sans y arriver vraiment. Face à mon comportement suspicieusement dissimulateur, mon interlocuteur tente de trouver chez moi des signes clairs de mon identité politique :
Homme : Tu es un fan des Rangers toi ?
Enquêteur : Ben non, pas au départ, je suis juste passé regarder le match…
Homme : (Avant que j’aie pu finir la phrase) Eh bien tu vois dans ce coin tu ne pourrais pas être un fan des Celtic, ça c’est sûr !
Enquêteur : Ahah oui… C’est que je viens de France, tu vois. Aucune ne serait ma première équipe.
Homme : Bien, tu vois, quand tu es là (il me met la main sur l’épaule, se rapproche, sourit, et tape deux fois) dis que tu es un fan des Rangers et tout ira bien (il se tourne ensuite vers le match, regarde, puis se tourne vers moi). C’est le plus gros match de l’année ! (Journal de terrain, 10 mai 2019).
20Cet exemple montre que les acteurs déploient des enquêtes, des tests et des sanctions pour s’assurer que d’autres respectent le code implicite. Rappeler aux membres de sa communauté l’importance du code, c’est chercher à s’éviter toute incertitude sur l’appartenance communautaire des personnes. C’est pouvoir aisément les catégoriser correctement afin de se comporter correctement en leur présence. Ici, je n’avais pas manifesté de signes distinctifs clairs, essayant de faire valoir ma neutralité afin d’éviter une situation de menace et d’agressivité. Ce comportement n’a fait que révéler mon incompétence pratique quant aux règles de distinction. L’homme me le signale de deux façons. D’abord, il me souligne la faute que je commets lorsque je ne donne pas implicitement au public des signaux identitaires, alors même que nous sommes dans un pub tacitement réservé aux habitants protestants d’Ardoyne. Puis, il me signifie qu’il est évident que l’on ne peut pas être autre chose que « l’un des leurs » dans cette situation. Par cela, il signifie un fan des Rangers. Ainsi, au pub, il est attendu que l’on exprime son allégeance sportive, même lorsque l’on ne soutient pas l’équipe majoritaire de l’établissement. Les conventions des « bons » supporters le demandent. Mon erreur est d’autant plus grande lors de ce match : ces deux équipes sont historiquement liées aux communautés catholiques et protestantes. Cette allégeance sportive représente en fait une forme de distinction plus acceptable. D’un côté, elle est moins controversée car en vigueur dans d’autres espaces sociaux non conflictuels, de l’autre, sa ressemblance de famille avec l’opposition entre catholiques et protestants n’échappe à aucun résident. Enquêter sur les allégeances sportives, c’est enquêter sur l’appartenance communautaire. Le résident mène cette enquête, puis me rappelle la règle à signifier distinctement son identité communautaire dans une zone de sociabilité non mixte. L’interaction avec le buveur n’a pas mené à ma mise à l’écart, mais à un encouragement à me distinguer de la communauté catholique afin d’accéder à une sociabilité entre membres de la communauté protestante.
21Dès lors que le recours au code et à l’exposition de signes communautaires est central pour être accepté dans certaines zones d’Ardoyne, le code soutient aussi des formes de dissimulation, d’exposition trompeuse ou ambiguë. De nombreux résidents racontent comment, pendant la guerre, les enfants jugeaient nécessaire d’apprendre les signes distinctifs et les tendances à agir de l’autre communauté pour éviter des situations de menace. Les enfants catholiques apprenaient des chants protestants traditionnels – le Sash – là où les enfants protestants apprenaient la prière catholique de l’Ave Maria, car ils étaient régulièrement interpellés dans la rue par des groupes d’adolescents ou d’adultes désirant contrôler leur communauté. Savoir se faire passer pour un membre de l’autre communauté en récitant ces textes a priori synonymes d’allégeance catholique ou protestante était essentiel pour se sortir de telles situations.
22Néanmoins, aujourd’hui, ces situations et cette maîtrise totale du code apparaissent souvent désuètes aux habitants d’Ardoyne, notamment aux nouvelles générations. Ils estiment ce genre de menaces moins courantes. Par exemple, Charles, immédiatement après m’avoir exposé les signes à notifier et leur importance dans la vie quotidienne, m’expliquait également qu’il ne les enseignait plus à ses enfants. Il avait récemment été offensé par le fait que sa fille ait appris à l’école qu’elle était protestante – ou plutôt qu’elle pouvait être réduite à son affiliation à la communauté protestante –, suite à des moqueries de la part d’autres élèves. Ces derniers avaient ricané au fait qu’elle portait un t-shirt de l’Union Jack. S’il est jugé désuet par certains, le code n’en reste pas moins appris et employé par d’autres. Il faut donc désormais savoir quand dissimuler son identité, quand s’en défaire ou quand l’employer dans l’interaction quitte à prendre le risque d’une situation de menace et de stigmatisation.
23Les résidents catholiques et protestants d’Ardoyne sont loin de simplement « répondre » aux attentes d’intégration entre communautés. Ils les portent également. À l’encontre de leurs incitations à se distinguer les uns les autres, ces mêmes habitants aspirent également à renoncer au code. En 2019, Harold, un collègue de Charles, me parlait de son travail de serveur à l’occasion d’un entretien informel. Harold a alors une soixantaine d’années. C’est un ancien paramilitaire protestant. À sa sortie de prison en 1988, il réalise plusieurs formations sur les rapports intercommunautaires, qui sont en partie à l’origine de son engagement dans une association de quartier favorisant les rapports mixtes. En tant que bénévole, il participe parfois à organiser des activités entre résidents protestants et catholiques du quartier, ce qui est un revirement dans sa trajectoire personnelle. Harold m’indique qu’il aime observer les habitants des deux communautés et « comment ils se comportent en groupe ». Il me parle alors du code :
Dans le bureau de Harold, situé dans les locaux de l’association à l’interface entre des zones protestantes et catholiques en 2019.
Harold : En Irlande du Nord on est toujours… ces signes sont très importants parce que l’on est très divisé, parce que les politiciens fantasment toujours sur ces choses et on utilise encore ces labels tout le temps. L’identification des gens, c’est une grande partie de la vie ici. Tu sais on est comme ça, il y a encore plein de cases et de catégories, tu vois, les gens s’appellent encore taig [qualificatif péjoratif des catholiques], prod’ [protestants], « oranges » [qualificatif péjoratif des protestants] et de même pour les noirs et les blancs. Et tu vois, j’aime bien regarder les séries télé et je regarde les séries télé juste pour ça, parce que tu vois toujours deux potes en train de parler… et l’un sera noir et l’autre blanc, et ça ne sera pas mentionné, ça sera juste un échange entre deux potes, pas « avec mon pote noir ». Mais ici, on a encore besoin de faire ça, on a besoin de mettre les gens dans des cases alors je pense qu’on a encore un long chemin à faire […] Mais si tu le dis à des gens que tu connais, la plupart réalisent tout ça, la plupart y réfléchissent rapidement. Mais pendant longtemps on ne disait rien, on se laissait juste flotter. Alors on a encore du chemin à faire. On est dans un pays qui est toujours divisé socialement, géographiquement, religieusement, historiquement… Tu vois, on est même dans un endroit où les gens avaient l’habitude de dire si tu étais catholique ou protestant avec la lettre H, juste la lettre H tu sais… (Il fait un signe de dépit de la tête) (Journal de terrain, 15 mai 2019).
24Ici, Harold souligne le poids historique du code implicite qui conduit les résidents à se catégoriser les uns et les autres comme des taigs ou des prod’. Mais il explique que, désormais, le partage de bonnes raisons d’y renoncer – faire « réaliser » aux gens la dimension positive de considérer l’autre « comme un pote » plutôt qu’un « taig » ou un « prod’ » – amène aussi certains habitants à se distancier d’un usage systématique du code. Cette distanciation est jugée trancher avec une période durant laquelle la plupart des habitants n’auraient pas remis en cause la pertinence du code. En effet, que le code reste implicite ne permet pas de remettre en question le fait que l’affiliation communautaire soit présumée la plus importante pour caractériser la personne et décider de la façon d’agir à son égard. Mobiliser le code, c’est tendre à réduire un habitant à son affiliation à une communauté protestante ou catholique. En retour, le verbaliser permet de le mettre en débat, voire d’y renoncer en faveur d’une contrainte de jugement pluridimensionnelle des personnes.
25Ainsi, et bien qu’il soit encore employé, ce code implicite de distinction est aussi dénoncé par certains résidents comme trop contraignant, trop réducteur et trop ségrégatif dans la façon dont il organise la vie du quartier et l’évitement entre membres et non-membres. Expliciter le code ne saurait pourtant suffire. Cette distanciation est souvent entachée, lorsque les acteurs réalisent que leur renoncement les expose aux tendances à la distinction qu’ils perçoivent et anticipent encore chez leurs interlocuteurs.
26Cette aspiration à abandonner le code devient visible lorsque les acteurs revendiquent davantage d’indifférence envers leurs signes distinctifs. Des résidents voient donc un sens positif à faire respecter l’abandon des signes et des pratiques distinctives, là où le code visait à les décrypter de façon non dite. Ils y voient la possibilité non plus d’un contrôle ségrégatif ou d’un évitement pacifique, mais d’un engagement neutre envers l’autre puisqu’aucun signal ne viendrait, selon eux, donner d’appui à une possible discrimination.
27En 2016, je suis au centre communautaire du Haut-Ardoyne pour rencontrer la responsable, Liz. Ce centre municipal organise officiellement des activités mixtes pour les jeunes du quartier. Il est en fait essentiellement fréquenté par la population protestante, car au cœur des quelques rues où elle réside. Les personnes qui y travaillent sont originaires de cette partie du quartier et intégrées de longue date dans des réseaux protestants d’entraide. Pourtant, leur rôle professionnel dans ce service public leur confère désormais la responsabilité de favoriser une posture plus distanciée vis-à-vis de l’utilisation du code implicite. Cela accompagne les nouvelles politiques publiques mises en œuvre depuis le tournant des années 2000 en faveur d’une mixité sociale. Alors que je réalise un entretien avec Liz en 2016, nous sommes interrompus par une bénévole. Elle nous explique que deux garçons du centre aéré, tous deux catégorisés protestants, ont chanté des chants unionistes protestants dans le bus alors que celui-ci traversait Belfast et se sont battus entre eux. Après avoir demandé à la bénévole de leur écrire un mot de sanction, Liz se tourne vers moi :
Dans le petit bureau du centre communautaire qui donne sur le hall d’entrée, en fin de matinée.
Liz : Et voilà. Tu portes malheur ! (Elle rit)
Enquêteur : Ça arrive souvent de devoir interrompre ce genre d’incidents avec les enfants, ou… ?
Liz : Le truc, c’est qu’on a une règle qui dit qu’ils ne sont pas autorisés à prendre le bus en portant… genre Rangers… quoi que ce soit qui les identifie à une communauté protestante. Ils n’ont pas le droit de chanter des chansons paramilitaires loyalistes [protestants unionistes radical] dans le bus. Et c’est ce qu’ils ont fini par faire, et ils étaient en train de se battre et autre. Donc je vais arranger une petite discussion, et je contacterai leurs parents. C’est pour des raisons de sécurité […] [La punition] ne dérange pas les parents. Je veux dire la plupart du temps quand on contacte les parents ils sont ok avec tout ça. Parce qu’on a une liste de règles qu’on leur fait passer au tout début de l’été. […] C’est que le bus passe toujours par… (silence) [des rues « catholiques »]. Je veux dire, tu ne sais pas ce qu’est le conducteur, s’il est catholique, protestant, tu n’en sais rien, tu sais. S’ils chantent ce genre de chansons, où, s’ils traversent un quartier catholique, le bus se fera lapider ou autre chose, [donc] non, on ne le permet pas. […] Ils auraient pu être n’importe où, tu sais. Je veux dire si tu te rends sur des lieux en portant un maillot Celtic ou un maillot Rangers, alors on sait automatiquement de quel côté ils sont, il y a toujours… et surtout avec les Celtic et les Rangers, il y a toujours des bagarres. Alors tous les centres du conseil interdisent le port de ces maillots (Entretien, 3 août 2016).
28Si les enfants n’ont certes pas attaqué d’autres enfants, ils ont néanmoins arboré des signes jugés sectaires par Liz. Ils ont transgressé la règle d’abandon des signes ostentatoires et distinctifs. Cette règle est désormais dictée par l’institution municipale, mais aussi par les aspirations à l’indifférence civile que portent les acteurs comme Liz, et que ces institutions concrétisent. Dans ces espaces – le centre municipal comme le bus –, des règles sociales de présentation neutre de soi, de dissimulation des identités politiques et d’indifférence aux signes distinctifs prédominent. Or, les enfants se sont laissés aller à revendiquer de façon publique leurs identités religieuses et politiques, au risque, selon Liz, de susciter des formes de violences contre eux-mêmes et contre d’autres. La logique de tolérance de Liz passe, selon elle, par la dissimulation des signes distinctifs communautaires. Il faut sanctionner les enfants pour avoir scandé des chants potentiellement offensants pour les habitants catholiques, incluant peut-être le conducteur et les passants. Liz tente ici d’éduquer les nouvelles générations ainsi que leurs parents à ces rapports d’indistinction afin d’adopter d’autres attitudes et de pacifier la vie urbaine.
29L’enquête ethnographique montre que cette attente d’indifférence civile et d’abandon du code est historiquement portée par des acteurs qui ont travaillé à l’installation des accords de paix. À Belfast, une telle tendance s’est accentuée à la fin du xxe siècle après les accords du Vendredi saint. Pour les représentants municipaux, il est devenu désirable que l’espace urbain devienne une zone publique mixte accessible à l’ensemble des populations. Cette tendance est à la fois justifiée par des attentes d’intégration et par des attentes économiques. Dans le cas de l’Irlande du Nord et de la sortie de guerre, les réformes politiques soutenant ce réajustement ont été portées par des acteurs revendiquant la mise en œuvre d’une « paix libérale » (Coulter, 2018 ; Mac Ginty, 2009). Cette vision liait le retour à la paix au retour à un marché stable, entérinant une certaine conception de l’organisation du travail, du marché et des relations internationales. Cette paix libérale proposait surtout de stabiliser les relations politiques entre habitants par l’encouragement de nouveaux rapports entre les individus « en tant que tels ». Ainsi, les politiques publiques urbaines mises en œuvre par des acteurs « libéraux » issus des deux communautés, dès le milieu des années 1990, ont consisté à défendre l’émancipation des citoyens nord-irlandais par le travail. Ceux-ci devraient se départir de leurs attaches communautaires, jugées comme les principales entraves aux effets positifs de ce néolibéralisme. Or, avant d’être porté par les membres de groupes étatiques successifs, cet idéal existe d’abord parmi les habitants. Il est revendiqué par des acteurs qui jugent l’expérience du conflit intercommunautaire comme une expérience négative : leur tendance à faire ressortir leurs signes distinctifs a souvent été à l’origine d’évènements violents, tout en ayant été peu favorable à la réduction des inégalités entre les deux communautés. L’indifférence voire l’occultation de ces signes deviennent alors désirables.
30Néanmoins, cette logique tend, lorsqu’elle est appliquée de cette façon par des acteurs politiques du quartier, à renforcer les raisons positives de l’emploi implicite du code, alors même qu’elle cherche à en réduire la portée. Ainsi, du point de vue de Liz, les enfants ne doivent pas présenter de signes identitaires. Cela l’amène même à défendre l’idée qu’ils ne peuvent pas faire la différence entre membres de différentes communautés – « Tu ne sais pas ce qu’est le conducteur. » Pourtant, cela ne garantit en rien l’abandon du code. Liz continue de donner crédit aux signes communautaires afin de cerner les limites des relations urbaines, tout en demandant qu’ils soient révoqués. Si Charles nous expliquait vouloir cesser de se reposer sur le code pour juger les non-membres de sa communauté, il constatait aussi que sa fille subissait les moqueries des autres enfants lorsqu’elle portait un t-shirt représentant le drapeau du Royaume-Uni. Charles se sentait alors contraint d’expliciter le code pour l’aider à faire sens de sa situation. On assiste alors au retour tacite du code de distinction communautaire dans le « mode mineur » de l’action, au statut de norme implicite. Bien qu’il s’agisse de défendre son renoncement, la crainte du conflit et le fait que ces agents doivent précisément contrôler le code pour contenir ses manifestations renouvellent l’ambivalence de la distinction. En enseignant à la fois la règle officielle et explicite de neutralisation de signes communautaires, et la règle officieuse et implicite d’emploi des signes distinctifs pour faire sens d’une situation et de ses risques, Liz et Charles reconduisent le double-bind qui donne sa raison d’être au code.
31Le code est bien un appui pour des formes de ségrégations et de violences. Pourtant, imposer son renoncement a pour effet de renforcer son utilisation implicite de la part de ceux qui le dénoncent. Surtout, cela amoindrit les chances d’installer une réelle mixité sociale puisque la possibilité de revendiquer des signes distinctifs en est réduite. C’est ce paradoxe que les travaux sociologiques ignorent souvent.
32En effet, ce code a déjà été particulièrement identifié par des auteurs travaillant sur la socialisation urbaine en Irlande du Nord, soit pour le dénoncer, soit pour y voir un appui bienvenu à la résistance à la paix libérale. Comme le résume Fiona McCormack (2017, p. 57), ce code, que les habitants nomment eux-mêmes le telling, a été entendu par les sociologues tout à la fois comme « une communication non verbale » reproduisant des rapports ségrégatifs entre communautés et comme le pendant d’une oppression culturelle « silencieuse » entre protestants et catholiques.
33C’est le sociologue Frank Burton (1978, p. 4) qui décrivit en premier cet ensemble de pratiques identificatoires comme une norme implicite guidant l’action entre membres des deux communautés. Néanmoins, au moment de son enquête, dans les années 1970, le nord de Belfast est touché par un « quasi-apartheid entre communautés qui s’enracine dans la conscience » mais surtout dans les zones résidentielles autant que professionnelles. Partant, le telling constitue pour lui un système de signes par lequel catholiques et protestants arrivent à des attributions religieuses dans leurs interactions quotidiennes et reconduisent nécessairement le conflit. Ensuite, la plupart des observateurs de ces pratiques ne perçoivent dans l’emploi du code que les signes d’une logique excluante et le fait qu’il soutiendrait un enfermement des habitants dans une posture de méfiance à l’égard des uns et des autres. Allen Feldman (1991, p. 59) le décrit comme « l’incarnation du sectarisme » et Andrew Finlay (1999) comme une pratique pernicieuse. L’anthropologue William Kelleher (2004, p. 12) met également l’accent sur la façon dont être initié au telling revient à être initié aux premières « étapes initiales de la vigilance » envers des « non-membres » et au fait de « faire attention à soi ». Ce constat n’est pas nécessairement faux. Il revient en revanche à réduire les différents débats qui s’ouvrent dans Ardoyne qu’il s’agisse de dénoncer les dérives de ce code de distinction ou d’en rapporter les effets positifs lorsqu’il permet des interactions plus respectueuses, car plus conscientes de l’antagonisme qui oppose encore des communautés aux spécificités persistantes. Les travaux de ces sociologues ont donc reconduit sans le notifier une vision de sens commun des raisons d’user du code. Cette insistance sur l’effet ségrégatif et désintégrateur du telling évacue ses autres usages, ainsi que les formes d’ambivalence que nous venons de décrire.
34De plus, le telling peut aussi être employé pour dissimuler volontairement une identité politique et pour devenir plus à même de déterminer les moments où il convient de la laisser non dite par déférence, et ceux où il convient de la communiquer publiquement à d’autres. C’est pourquoi d’autres auteurs, comme Fiona McCormack, défendent l’idée que la nécessité de se référer au code implicite du telling n’est pas une cause du sectarisme. Il s’agit plutôt d’un symptôme de la normalisation de la violence que représente la nécessité de s’en tenir au silence dans la gestion de ses signes distinctifs, débouchant sur cette forme hybride de « collaboration silencieuse » (McCormack, 2017, p. 57). L’emploi de ce code implicite peut alors être défendu comme permettant des formes de protection de soi et d’évitement respectueux (Gambetta & Hamill, 2005). En ce sens, on rejoint les analyses de Rosemarry Harris dans ses observations d’une communauté villageoise juste avant la guerre civile. Cette ethnographe a observé la façon dont les catholiques et protestants d’un même village géraient les tensions propres aux interactions sociales, dans la situation où ils entretenaient des relations locales quotidiennes, tout en maintenant des activités sportives, religieuses, culturelles leur demandant de se tenir pacifiquement les uns à distance des autres. La « préoccupation intense pour la reconnaissance des affiliations religieuses de chaque personne rencontrée » (Harris, 1986, p. 148) au village donnait alors l’occasion d’une prudence préemptive et polie dont l’effet était de pacifier l’existence sociale. Le bon usage du code de distinction devient alors une compétence essentielle au maintien de la « paix quotidienne » et de sa performance (Mac Ginty, 2014).
35Cela semble alors soulever un autre paradoxe : comment le code peut-il à la fois accommoder l’exclusion communautaire et être un appui à la paix sociale ? C’est là qu’apparait l’importance d’une approche processuelle du problème. Le paradoxe se résout lorsque l’on souligne que cet état de fait est une étape temporaire dans l’histoire des relations entre communautés. Le code est la forme transitoire que prend la conscience que des personnes se jugeant séparées les unes des autres ont de leurs interdépendances. L’existence du code manifeste leur conscience de leurs distinctions identitaires et politiques, tout comme leur ambivalence à s’en départir puisqu’elles expérimentent à la fois menaces, violences et stigmatisation, et des formes de coprésence et de moments intégratifs. En période de conflit, cela signifie que le besoin de quelque chose de l’ordre du telling manifeste la conscience des acteurs d’être encore interdépendants – puisqu’ils se croisent – malgré le fait que leurs relations sont souvent réduites à une supposée ségrégation désintégrative. En période de paix, le code manifeste cette fois la conscience des acteurs d’être en accord sur le besoin de maintenir une forme de distinction entre groupes sociaux, là où la pacification de leur relation est souvent réduite à leur supposée réunion intégratrice. Ne pas renoncer au code, c’est ne pas renoncer à une certaine connaissance sociale sur les non-membres et sur l’autre communauté, ainsi qu’à une certaine conscience des interdépendances entre communautés et de ce que les normes implicites permettent déjà de régulation.
36Pourtant, une telle situation transitoire reste indésirable, tant elle continue de provoquer des effets imprévus et délétères à chaque fois que les résidents font ressortir trop publiquement leurs signes distinctifs ou les neutralisent excessivement. Pour dépasser une telle tension, plutôt que de renoncer au code, certains résidents tentent d’instaurer collectivement un nouveau réglage entre les règles informelles et les attentes officielles qui régissent la balance entre dire et ne pas dire les distinctions. Ce faisant, ils font l’expérience d’une position intermédiaire plus difficile à tenir, ce vers quoi pointe la remarque que nous fait Charles après avoir explicité les regards critiques qu’il recevait en affichant des signes communautaires :
Charles : Mais je m’en fous parce que moi... je fais partie des gens accusés par leur communauté d’être trop proche de l’autre bord tu vois, mais moi je leur dis : « Mais tu ne les as jamais rencontrés ? », [lorsqu’ils répliquent :] « Putain, mais je ne veux pas les rencontrer ! », [je réponds] « Ben tu vois si tu ne les as jamais rencontrés comment tu peux détester quelqu’un que tu ne connais pas ? ».
37Charles veut à la fois maintenir la pertinence des signes du code et des règles qui s’y rattachent, et s’investir dans davantage d’intégration entre membres de différentes communautés. Il doit alors gérer la double critique des membres plus conservateurs de sa communauté et des acteurs portant les normes officielles d’indifférences civiles. Il est jugé comme un « vendu » déviant au sein de sa propre communauté, car allant au-delà de ce que la reconnaissance de signes distinctifs prescrit comme distance entre membres et non-membres. Les agents de l’État avec lesquels il collabore, eux, le voient comme un réactionnaire gênant, car mobilisant trop ouvertement des pratiques de distinction communautaire.
38Dès lors, c’est le fait de statuer sur la façon dont ces aspirations sont contradictoires qui permet aux acteurs d’envisager un autre usage du code. Ce n’est pas chose aisée. C’est pourtant à cette condition qu’il est possible d’initier au code tout en endiguant le risque de reconduire son utilisation. Prenons un animateur d’une des MJC (youth club) d’Ardoyne, Ben. Il s’agit d’un jeune homme, originaire du quartier et particulièrement impliqué dans le travail intercommunautaire, qui exemplifie lui aussi les aspirations à l’indifférence et au délaissement du code implicite. En 2019, après avoir suivi les activités de la MJC, je lui demandais pourquoi il mentionnait rarement le fait qu’une partie de son travail consiste à faire se rencontrer des jeunes des deux communautés, alors que les financements municipaux n’hésitent pas à mettre ce point en avant :
- 5 Des initiatives visant ouvertement à améliorer les relations entre les deux communautés.
Après l’avoir suivi à plusieurs séances d’activités au club de jeunes, je retrouve Ben pour un petit déjeuner au café social local, qui se situe dans un centre intercommunautaire.
Ben : Tout le monde s’attend à ce que l’on fasse un travail de good relations5. Mais on ne fait pas de good relations tu sais, c’est juste une conséquence de notre travail. On fait du leadership, on essaie de travailler avec les gens pour faire d’eux de bons citoyens, on fait du travail avec les jeunes pour changer la société, pour qu’ils se sentent concernés par les problèmes qui les entourent, dans leur quartier, et qu’ils travaillent ensemble pour y faire quelques choses. Ce n’est pas qu’il faille avoir des protestants et des catholiques, là, pour progresser, tout le monde s’en fiche […]. Les troubles ne s’font pas sentir, le sectarisme ne s’fait pas sentir, ces trucs ne sont pas des problèmes au centre. On n’en parle pas, ils n’ont pas besoin de l’aborder dans les programmes, on agit dessus par notre simple travail. On les entraîne pour être de meilleures personnes, les meilleures personnes qu’ils peuvent être pour la communauté, obtenir des compétences, obtenir un travail qui les passionne, et c’est ça dont ils peuvent réaliser l’importance. Et si tu décides de travailler comme un catholique ou un protestant, la seule chose que tu fais, c’est restreindre tes attentes dans la vie (Journal de terrain, 7 mai 2019).
39Pour cet animateur, il ne suffit pas d’éduquer les jeunes à de nouvelles aspirations d’émancipation pour annuler la tension. Il faut plutôt qu’ils tendent d’eux-mêmes à expérimenter le non-usage du code implicite. Il cherche donc à ne pas mentionner cet aspect de son travail. Néanmoins, il occulte d’autres conséquences de ces approches libérales dans les écoles et la MJC, que l’enquête ethnographique permet de relever. Si ces approches soutiennent le renoncement au code chez les jeunes qui fréquentent la MJC, elles creusent l’écart avec ceux qui ne la fréquentent pas. Il s’agit des groupes de jeunes que la MJC et les autres associations locales considèrent ne pas pouvoir atteindre. Ils ne sont pas présents dans les associations locales ou municipales et réputés impliqués dans les violences urbaines intercommunautaires. Ils sont surtout rattachés aux membres plus radicaux de la communauté qui tiennent toujours à maintenir une faible intégration entre communautés et à faire la distinction entre catholiques et protestants – notamment en raison des torts qui demanderaient encore à être reconnus et réparés. Les disparités entre groupes de jeunes d’une même communauté sont renforcées. Le problème se déplace. Loin d’annuler immédiatement les conséquences négatives du code implicite de distinction, défendre son renoncement amène donc parfois à rendre plus contradictoire ce double bind et conduit Ben à ne plus en parler. Tout comme les résidents parlent peu du code, car il est aujourd’hui embarrassant de mentionner le conflit entre communautés, il s’est également installé une attente de ne plus parler des efforts réalisés pour « faire la paix », sujets que les acteurs n’auraient « pas besoin d’aborder » : ces efforts pacifiques deviennent, à leur tour, embarrassants, car on les suspecte de présupposer que les interactions des résidents se réduisent à l’usage du code.
40Dans un autre centre municipal, j’ai pu suivre un groupe associatif de femmes qui utilisait les locaux pour se réunir chaque semaine. Ce groupe est central dans son quartier : il est tenu par des femmes de vieilles familles, réputées pour être très attachées à leur identité protestante. Il est donc très fermé. Rose, la coordinatrice du centre, est chargée de leur proposer des activités. N’étant pas originaire de ce quartier, elle encourage les participantes à faire preuve d’indifférence à l’égard de leurs appartenances communautaires dans cette institution. Néanmoins, elle constate régulièrement que cela échoue. Face à ces difficultés, bien qu’éducateurs à l’indifférence civile, les agents eux-mêmes ne peuvent s’empêcher d’anticiper les enquêtes que font les résidents sur eux, puisqu’ils savent que ces derniers tendent à se reposer sur le code de distinction communautaire. Un jour, à l’hiver 2016, un conseiller extérieur est invité pour produire un rapport sur le fonctionnement de l’association d’entraides entre femmes. Or, le conseiller venait d’un quartier très catholique. Rose et lui se sont alors accordés pour ne pas l’appeler par son prénom « Padraig », mais pour utiliser la version anglicisée « Paul », et ainsi dissimuler son identité en suivant le code. Ils étaient en fait conscients que cette origine faisait peser sur ce tiers, supposé neutre, un fort soupçon de dispositions à défendre les intérêts de sa communauté. Cet ajustement renforce pour tout le monde la pertinence des signes du telling, alors même que les règles institutionnelles explicites soutiennent qu’il faut l’abandonner.
41Pour dépasser réellement ce code, ce qu’ils désirent, les acteurs considèrent paradoxalement qu’il convient d’en faire encore usage, car sur ce code repose encore la stabilité politique de certaines situations de coprésence. À une condition cependant : il convient d’en faire un usage d’un certain type et par le biais de certains acteurs. C’est la finalité politique du telling qui s’en trouve transformée. Celui-ci est instrumentalisé pour favoriser l’intégration et non l’exclusion. Pour ces agents, ce geste de dissimulation était désirable, car il devait permettre à la rencontre d’avoir bien lieu, calmement, et aider le groupe en contournant des refus d’interagir avec les autres communautés. En faisant cela, ils privent néanmoins tous les participants, y compris eux-mêmes, de la possibilité de régler l’usage du code d’une façon plus réflexive encore, en discutant collectivement du besoin de dire ou non son appartenance politique et des raisons de cette explicitation. Ce réglage ne peut être appris et rendu désirable que lorsque les acteurs sont conscients de s’accommoder ensemble à une situation qu’ils entendent prolonger. En effet, ce n’est que lorsque les participants bénéficient d’un cadre qui les encourage à la fois à dire leurs différences et à faire preuve d’inattention civile à l’égard de ces différences qu’ils peuvent discuter ensemble de ce qui les empêche de vivre en commun.
42Encourager la distanciation vis-à-vis de cette tension demande la présence d’un tiers qui prenne une autre posture que celle mentionnée dans ces deux cas. Prenons un autre exemple. Depuis deux ans, un programme de « conversations difficiles » permet à des résidents qui auraient habituellement tendance à s’éviter, provenant des différents quartiers entourant Ardoyne, de participer à des activités toutes les semaines. En mai 2019, les premières activités ont amené les résidents à débattre, avec l’aide d’une médiatrice professionnelle, de la façon dont ils gèrent les interactions hors de leurs communautés. Ils ont commencé par discuter du sens qu’ils attribuent à leurs prénoms ou à leurs zones de résidences. Durant cet atelier, je suivais la discussion de trois résidentes de quartiers différents :
- 6 Appellation péjorative désignant les nationalistes catholiques.
Dans un centre communautaire d’un quartier voisin, alors que tous les participants sont réunis par groupe de trois, je discute avec Elizabeth, Colette et Amanda, une protestante et deux catholiques qui, elles, se connaissent déjà. Colette nous raconte une anecdote à propos du fait qu’elle ait appelé son fils Cormac. Elle explique : « Je me rappellerai toujours le moment où j’étais à l’hôpital, après sa naissance. Je devais attendre à l’hôpital, et le docteur est arrivé dans la salle d’attente en appelant Cormac à voix haute, et directement je me suis dit “Oh merde, voilà qu’ils nous ont balancés… mon Dieu, ils le savent tous, ils vont tout de suite savoir que c’est un nom de fenian6”. » Colette rigole alors, et les deux autres femmes aussi, puis elle ajoute rapidement que tout ça a changé désormais. Elizabeth renchérit en disant : « Tu as raison, ce n’est plus comme ça maintenant. » Elle enchaîne en expliquant qu’elle a un neveu qui habite sur la Shankill road [zone protestante] et qu’il s’appelle Rory, « qui est le gaélique pour Rouge, Rory, Ruagh, ce qui veut dire que t’auras des gens qui appelleront Rory en plein milieu de la Newtownards road [zone protestante], et ça, c’est drôle ! (elle rit), mais c’est comme ça tu vois. » Colette reprend la parole pour donner un autre exemple qui concerne la Falls road [zone catholique], puis explique qu’elle a quelqu’un dans sa famille dont le fils et la fille s’appellent Patrick et Sinead, et ils sont protestants. Elizabeth et Amanda acquiescent d’un « Oui » chacune. « Les gens n’y prêtent pas tant attention maintenant » indique Colette. Elizabeth ajoute « On peut dire la même chose de Jo [je suppose qu’il s’agit de son mari] qui vient de Joseph, qui est vraiment un prénom catholique… idem pour Josephine. » (Journal de Terrain, 29 mai 2019).
43Dans une situation d’interaction contrôlée entre communautés, le dispositif permet à ces trois habitantes de se rassurer sur la possibilité de comprendre encore la pertinence du code tacite. En revanche, à partir du moment où elles sont soutenues dans ce mouvement, le code implicite qui leur permet de se distinguer devient, avec la distance, une règle commune qui les relie dans l’interaction. Plutôt que de l’abandonner, il s’agit de l’employer à bon escient pour un engagement plus spécifiquement respectueux et une forme de familiarisation commune qui facilite leur coexistence. Cela est possible parce que les résidentes ont l’occasion de comprendre la pertinence du code tout en se rassurant également sur l’utilisation bienveillante qui en est maintenant faite, ainsi que sur la plus grande intégration qui gouverne désormais leurs interactions. Mais elles le font sans écarter la pertinence de l’évitement et des distinctions, comme le montre l’introduction de la médiatrice qui joue le rôle de tiers dans cet atelier :
Ici, je peux me fondre dans la masse. Il n’y a pas de différence entre catholiques et protestants, je peux changer mon histoire, je peux changer mon accent. Une personne noire ne peut pas faire ça pour se fondre dans une foule de blancs ni un homme dans une assemblée de femmes. Eh bien, il y a quand même des choses que les gens savent sur nous qui sont utilisées pour empêcher le fait de se fondre : ici, certaines personnes s’appellent Patrick et d’autres s’appellent William et quand vous savez ça, la plupart des gens prennent déjà des décisions les uns à propos des autres à partir de ça.
44On comprend alors que la présence d’un tiers modérateur du code est une ressource pour créer une situation d’engagement contrôlé, mais qu’elle ne suffit pas, à elle seule, à effacer des dispositions à la distinction qui renvoient à la communauté d’appartenance. Or, l’avantage de ce dispositif de « conversations difficiles » est qu’il n’occulte pas cette pluralité de règles potentiellement contradictoires. Il permet justement aux résidents de mentionner les cas inattendus et incongrus que cette pluralité provoque. Il donne l’occasion aux acteurs de partager des « histoires alternatives » (Leonard, 2006) qui mettent à l’épreuve les représentations collectives d’une vie sociale qui serait nécessairement ségrégée. Les résidentes de cette scène entretiennent une image favorable du groupe de référence devant l’autre, tout en questionnant la trop grande homogénéité de leur communauté. Ils trouvent des appuis pour présenter des histoires individuelles qui concurrencent des histoires collectives circulant dans cette communauté. Elles ont l’occasion de se distancier de l’ensemble distinctif qui compose leur aspiration à l’usage du code. Il s’agit en somme de favoriser un passage à une « troisième nature » (Wouters & Poncharal, 2010) quant à la gestion de la distinction et de l’indifférence communautaire.
45Ce dernier cas révèle le rôle central des tiers dans la prise de distance vis-à-vis du code implicite de distinction communautaire. Encore faut-il qu’ils jouent un rôle particulier. Il faut qu’ils soient « modérateurs » de l’usage premier du code. Il s’agit, d’un côté, de contenir les acteurs qui se reposent constamment sur le code du telling pour conduire leurs interactions et, de l’autre, de contenir les acteurs qui condamnent trop régulièrement les usagers du telling. D’autres dispositifs, bien que minoritaires, favorisent cet usage plus distancié du code. Il en va ainsi de plusieurs programmes gouvernementaux et de groupes locaux d’activités mixtes – par exemple de crochet, de conversation ou de prière. Dans ces groupes, le partage d’une pratique commune favorise une autre gestion collective et ouverte de l’ambivalence. Le tiers modérateur tend à installer la revendication de signes distinctifs, tout en éduquant à des compétences d’intégration, de partage et de déférence. Il permet de mieux jongler entre les catégorisations communautaires officieuses et les « classements d’États » officiels dans les tâches concrètes d’identification (Boltanski & Thévenot, 2015). L’effet de cette double modération est de réajuster les rapports entre membres de deux communautés, tout en leur fournissant des dispositifs dans lesquels ils ne se sentent pas inquiétés de l’intention des personnes qu’ils rencontrent.
46Il existe donc un code implicite de distinction sociale à Ardoyne. Il est devenu central au fil du conflit, ce qui reste perceptible dans les moments d’initiation : il est employé pour un contrôle de l’interaction guidé par la méfiance et la préservation de la menace conflictuelle. On a vu qu’il existe également des attentes, chez certains acteurs d’Ardoyne, à ne plus accorder une place aussi centrale à ce code et à y renoncer. Dès lors, ces attentes mènent à des mises en débat du rôle que ce code implicite de catégorisation doit jouer dans l’action et la sociabilité des habitants d’Ardoyne. Ces mises en débat émergent lorsque la tension entre des attentes d’usage du code et des attentes d’abandon devient trop contradictoire, et entraîne sa minoration. Il semble alors que pour soutenir la montée en réflexivité sur l’usage du code implicite de distinction sociale, la présence d’un tiers modérateur soit un appui non négligeable pour « parler » du code ouvertement, pour s’en distancier, et apprendre en cela à mieux réguler les aspirations à dire et ne pas dire la distinction.
47On comprend dès lors le paradoxe en jeu : il faut en quelque sorte que les habitants continuent à réaliser d’autant plus le conflit qui les oppose s’ils veulent s’intégrer ensemble pacifiquement, en devenant plus conscients de cette forme particulière d’interdépendance fondée sur la maîtrise d’un code commun de distinction hérité du conflit. Il faut en passer par le code pour réguler son abandon. Il faut s’en faire un héritier pour le transmettre de façon plus réflexive.
48Ce point rejoint certains constats sur les rôles joués par les règles de civilités dans les situations d’incertitudes conflictuelles, comme le montre Laurent Gayer (2018) à Karachi, ainsi que Filip De Boeck et Marie-Françoise Plissart (2015) à Kinshasa. Plus généralement, il en ressort trois résultats auxquels nous devons être attentifs. Premièrement, nos cas soulignent l’importance d’étudier les moments où des acteurs repensent la pertinence et la viabilité de tels codes pour élaborer de nouvelles règles de sociabilité. Deuxièmement, il est apparu que ces moments adviennent lorsque des attentes d’intégration et d’exclusion deviennent trop contradictoires, provoquant trop d’erreurs ou d’effets contradictoires, pour maintenir une sociabilité « réglée » entre différents groupes. C’est cette condition qui en vient de plus en plus à caractériser la situation des communautés catholiques et protestantes des quartiers ségrégés de Belfast à mesure que les années passent et que le processus de paix progresse. Enfin, ces deux premiers résultats nous conduisent à souligner qu’il existe un continuum entre le code employé durant des périodes de paix afin de fluidifier les interactions quotidiennes et maintenir des formes d’intégration entre groupes, et le code employé à des fins de protection, de contrôle de territoires, de monopolisation de la violence et de défense d’un idéal politique en période de conflit. Ce continuum ne repose pas sur la simple perpétuation de pratiques guerrières en temps de paix, mais sur le besoin continu de surmonter le double bind que nous avons exposé.
49Cela change notre compréhension du telling et nous invite à reconsidérer le regard théorique porté sur ces pratiques. On ne peut plus uniquement y voir un code stratégique ni une pratique inconsciente de catégorisation. On ne peut plus, non plus, tomber dans le relativisme, tant ces habitudes interactionnelles apparaissent ancrées dans des tensions socio-historiques. La mise en cause comme la réaffirmation du code sont surtout des adaptations à des aspirations potentiellement contradictoires à vivre ensemble tout en (re) marquant des différences communautaires. Ce nouveau regard conduit à responsabiliser les groupes d’acteurs les plus concernés à différentes échelles – habitants, responsables communautaires, agents de l’État – pour fixer un point limite à l’usage de ces savoir-faire pratiques et à leurs dérives, mais aussi pour les préserver en tant qu’ils renvoient à la possibilité donnée à chacun de revendiquer publiquement son identité politique et communautaire et de se situer vis-à-vis de celle des autres. Pourtant, la plupart des dispositifs institutionnels ou associatifs qui encadrent la sociabilité dans Ardoyne insistent sur un pôle ou sur l’autre de cette tension et peinent encore à encourager la distanciation par la présence de tiers modérateurs. C’est dans la gestion de ce paradoxe qu’il faut accompagner les résidents, plutôt que de leur faire porter la responsabilité de la manifestation de ses contradictions. Les communautés catholiques et protestantes ne sont pas les premières à faire l’expérience de cette émancipation ambivalente les poussant à apparaître sous un jour particulièrement paradoxal aux groupes sociaux qui les entourent. Les sociologues ont déjà souligné cette caractéristique de l’émancipation féministe française – via les paradoxes qu’entraînaient les tentatives de certaines intellectuelles féministes de s’approprier l’universalisme (Scott, 1998) – mais aussi de la « double-conscience » des communautés afro-américaines (Du Bois, 2007) ou de l’émancipation des juifs d’Europe depuis la fin du xviiie siècle (Christ, 2021). Ils ont aussi régulièrement fait de l’ambivalence une caractéristique des ghettos urbains (Clark, 1966) : on en comprend désormais mieux l’origine, ainsi que l’existence de visions souvent radicalement opposées du problème soulevé par les « banlieues communautaires » et par les formes ambivalentes de rejet et d’attachement dont témoignent leurs résidents (Kokoreff, 2009).
50Afin de saper les formes de stigmatisation dont ont déjà fait l’objet ces mouvements sociaux, il s’agit plutôt de prendre au sérieux le fait qu’une société peut être intégrative par le degré de différenciation qu’elle fournit aux personnes (Durkheim, 2013 [1912]), fait qui se manifeste dans des pratiques actualisant des idéaux potentiellement contradictoires et qui demande que les acteurs soient toujours rappelés à leurs interdépendances dans le mouvement même de leur distinction. En ces termes, on comprend que le code contient déjà la gestion de cette polarité. On comprend également l’ambivalence intrinsèque des antagonismes qui régissent ce que Pierre Bourdieu (1980, p. 238) a nommé très justement des « luttes pour la différence spécifique ». Mais en les réduisant à des tentatives d’imposer des principes de divisions, on peine alors à voir ce que leur cohabitation provoque, chez les « dominés » comme chez les « dominants ». On omet surtout de rappeler que cette cohabitation contradictoire peut être un ressort pour les dominants dans la délégitimisation des critiques portées par les dominés, tant que ceux-ci ne disposent pas d’appuis suffisants pour revendiquer cette ambivalence. Ainsi, si les habitants de Belfast Nord débattent publiquement de ces deux types d’aspirations et rentrent régulièrement en conflit pour les faire reconnaître, c’est qu’ils tentent d’atteindre un niveau désirable d’indifférence civile tout en étant respectueux de la désirabilité de formes de distinction. Dans ces moments aux conséquences déterminantes, ils s’attachent en somme à notifier des différences communautaires sans réactualiser le conflit nord-irlandais et à faire émerger un code normatif bicéphale (Elias, 2017, p. 210) tendanciellement pacifique, à partir de pratiques aux origines conflictuelles. Par ce passage de la distinction à la différenciation intégrative, ils se reconnaissent alors non comme violemment distincts, mais comme intégralement différents.