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AccueilNumérosN° 2, vol. 13In memoriam Alban Bensa (1948-2021)

In memoriam Alban Bensa (1948-2021)

Gilles Laferté

Texte intégral

1On devrait raconter Alban Bensa comme le mythe d’un anthropologue critique qui a rencontré Pierre Bourdieu et les historiens.

2Quand j’étais étudiant dans les années 1990 au DEA de Sciences sociales (Ens-Ehess) où il enseignait, il incarnait l’anthropologie, par ses méthodes, ses objets, mais aussi par un rapport au monde qui le distinguait des autres chercheurs de l’orchestre unifié des sciences sociales. De la douceur de son matérialisme, Alban Bensa nous racontait là-bas, marquait ses saillies de ce regard amusé, complice, soulignait sa parole de ses mains larges, rassurantes, une gestuelle ample, comme pour mieux nous dire qu’il fallait voir autrement. Son allure, avec sa chevelure ébouriffée imposait sa présence et figurait sa différence avec le commun des trajectoires bourgeoises, ayant pris le chemin humaniste d’aller voir ailleurs pour épouser la cause de peuples étrangers à soi. Les cours incarnaient un lieu privilégié d’une liberté intellectuelle d’abord pour lui. L’anthropologue était l’artiste des sciences sociales et nous goûtions ses improvisations tant il était dans son sujet, agençant librement ses thématiques préférées, jouant inlassablement des contradictions de l’anthropologie. Dans chaque anthropologue semblait vivre un idéaliste confronté à des réalités coloniales mal saisies de sa propre science, contradictions contre lesquelles Alban Bensa a constamment lutté, contre ses collègues et contre lui-même.

  • 1 Bensa A. & Ottin M. (1969), Le Sacre à Java et à Bali, Paris, Robert Laffont.

3C’est que les dispositions initiales d’Alban Bensa à l’anthropologie semblent plus esthétiques que politiques ou scientifiques, le distinguant de nombreux sociologues aux inclinations plus militantes. Il restera spectateur de mai 1968, pourtant l’année de son DEUG de sociologie à la Sorbonne avant sa maîtrise d’ethnologie. Né en 1948 dans une famille bourgeoise, entre la Seine-et-Marne et Vanves en banlieue parisienne, avec une filiation artiste du côté maternel et commerçante du côté paternel, Alban Bensa ne dispose pas d’un héritage familial intellectuel construit. Via la lecture, échappatoire adolescent, il se forge un goût pour les voyages et l’exotisme. Il se rend en Laponie en auto-stop en 1967 et 1969, part pour l’Indonésie en 1968 dont il revient avec un récit de voyage1. Le second marqueur de ses dispositions à l’anthropologie renvoie à un intérêt pré-industriel, classique à l’époque, avec une fascination pour les pêcheurs bretons côtoyés dès l’enfance lors des vacances dans la résidence secondaire. Comme si ce qui précédait l’ère industrielle, la proximité avec la nature, avait quelque chose de supérieur.

  • 2 Bensa A. & Rivierre J.-C. (1982), Les Chemins de l’alliance, Paris, SÉLAF.

4Pour ses premières recherches, il reprend le parcours classique des anthropologues, où l’enquête dans l’espace rural français est un préambule à la noblesse de l’anthropologie du lointain. Il opte pour une thèse sur les saints guérisseurs dans le Perche qui déjà le conduit à se familiariser avec l’histoire, celle de Marc Bloch. André Leroi-Gourhan le rapproche de Jean Guiart, récemment nommé à la Sorbonne, plus porté sur les questions religieuses, océaniste spécialiste de la Nouvelle-Calédonie. C’est en côtoyant le séminaire de Jean Guiart à l’EPHE qu’il part dès la fin de sa thèse en 1973 en Nouvelle-Calédonie pour prêter main forte à Jean-Claude et Françoise Rivierre, devenus ses amis avec André-Georges Haudricourt. Point décisif, ces linguistes lui imposent d’apprendre le paicî. En Nouvelle-Calédonie, au-delà du choc – le racisme des blancs, la détresse sociale des Kanaks, l’alcoolisme, la violence coloniale éloignée de l’esthétique du voyage – il réalise deux rencontres décisives, avec Emmanuel Naouna décédé en 1978 puis avec Antoine Goromindo. Ces historiens oraux lui raconteront les subtilités des clans, des toponymies, dessinant alors l’organisation sociale des Kanaks et faciliteront la réalisation de ses généalogies2.

  • 3 Fassin D. & Bensa A. (2008), Politiques de l’enquête, Paris, La Découverte.
  • 4 Trépied B. (2018), « Comment on écrit l’histoire des Kanak. Genèse et revisite des enquêtes d’Alban (...)

5Par ces récits oraux, il comprend l’importance du contexte d’énonciation de la parole. Loin d’incarner des versions différentes d’une hypothétique culture unifiée, les mythes variaient ici selon les intérêts des interlocuteurs, pour le prestige d’une chefferie, d’une lignée, ou pour des revendications foncières. La pensée mythique devenait dynamique et politique3. Il en tirera une critique acerbe à la fois méthodologique contre Claude Lévi-Strauss qui ne parlait pas la langue de ses enquêtés – ses sources dépendant du regard fixé par écrit des premiers administrateurs coloniaux – mais plus généralement contre toute idéalisation culturaliste propre à l’ensemble de l’anthropologie quand elle se soucie peu de politique et d’économie. Alban Bensa a cependant mis des années à prendre conscience qu’il participait lui-même d’une vision mythique intéressée, aidé en cela par le regard d’un de ses étudiants les plus fidèles à sa méthode4.

  • 5 Goody J. (1979), La Raison graphique. La Domestication de la pensée sauvage, traduit de l’anglais p (...)
  • 6 Entretien avec Alban Bensa réalisé en 2005, en collaboration avec Bastien Bosa.

6En 1971, Jean Guiart lui propose d’être son assistant à la Sorbonne, devenue l’Université Paris V. À 23 ans, Alban Bensa est déjà enseignant. Il est le plus jeune de sa petite troupe formée de Jean Bazin, anthropologue proche de Louis Althusser, de Michel Pialoux et Jean-Claude Combessie, sociologues proches de Pierre Bourdieu. Ces assistants de Paris V se reconnaissent peu dans les professeurs de la Sorbonne, à l’exception de Georges Balandier pour son anthropologie politique et de Robert Creswell, anthropologue marxiste. Ce groupe relance les stages de terrain repris du Centre de formation aux recherches ethnologiques, modèle d’enseignement qu’il redéveloppera ensuite avec Florence Weber – qui fut son étudiante à Paris V –, Michel Pialoux et Stéphane Beaud au DEA de Sciences sociales de l’Ens à partir de 1983, et qui fera florès un peu partout en France. Plus encore, ce groupe forme l’esprit critique d’Alban Bensa entre anthropologie marxiste, politique et sociologie bourdieusienne. La revue Actes de la recherche en sciences sociales publie en 1975 les premiers travaux de sociologie rurale de Patrick Champagne et Pierre Bourdieu, qui agissent comme un révélateur par rapport à toute l’ethnologie de la France, passéiste, peu politique, fixiste et culturaliste. Cela raisonne avec son terrain kanak. Quand Pierre Bourdieu lui propose alors de traduire, avec Jean Bazin en 1977, l’ouvrage de Jack Goody, La Raison graphique5, armés de constructivisme, ils produisent une préface à charge contre le structuralisme et l’approche idéaliste, culturaliste, peu historienne : « Comprendre l’implication du récit dans le contexte revenait à prendre Lévi-Strauss en porte-à-faux6 ».

  • 7 Idem.
  • 8 Paul Néaoutyine (homme politique indépendantiste Kanak), Les Nouvelles calédoniennes, 11 octobre 20 (...)

7La révolte des Kanaks en 1984 marque un autre tournant. L’inanité du discours ethnologique pour saisir le réel devient plus évidente encore quand, en pleine révolte kanake, l’ethnologue ne sait que raconter le système de parenté ou l’art de faire pousser les plantes : « Je disais : “Vous vous rendez compte ? Ils ont 85 sortes d’ignames…”7 ». Il n’était dès lors plus possible d’éviter l’histoire coloniale. Il choisit de confronter l’ethnologie au monde social se faisant le « compagnon de route fidèle, amical et fraternel8 » du mouvement kanak.

  • 9 Bensa A. (2006), La Fin de l’exotisme. Essais d’anthropologie critique, Toulouse, Anacharsis.

8Après ces années de maître assistant à Paris V et en prolongeant son investissement au sein du DEA de Sciences sociales, ces avancées lui ouvrent les portes de l’Ehess où il est élu en 1990 maître de conférences puis directeur d’études en 1995. Rattaché au Centre d’anthropologie des mondes contemporains dirigé par Jean Bazin devenu un membre important de la présidence de Marc Augé à l’Ehess, Alban Bensa marque également institutionnellement son désir d’unification des sciences sociales, en créant le laboratoire Genèses et transformations des mondes sociaux (GTMS), puis, avec Didier Fassin en 2007, l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux Sociaux (IRIS).  Plus encore, l’Ehess lui offre un contact direct avec les historiens. Il entre en 1992 dans le comité de la revue Genèses via Gérard Noiriel. Il se rapproche de Jacques Revel qui lance un séminaire sur la microhistoire. Au sein de ce séminaire, Alban Bensa, qui ignorait la micro-histoire, se confronte aux textes des historiens de Bernard Lepetit à Giovanni Levi, de Carlo Ginzburg à Maurice Hartog… Désormais sa discussion de l’anthropologie pouvait s’armer d’une connaissance fine de la théorie historique peu fertile en permanences intemporelles essentialisées, notamment dans la critique des notions de tradition, de culture mais également sur le statut du témoignage. Relu par les pratiques aux archives des microhistoriens, le terrain des ethnologues n’était définitivement pas une collecte de données préexistantes, mais une interaction sociale réflexive soucieuse de décrypter la dynamique des rapports sociaux générés par sa propre présence. L’exotisme pouvait alors bien s’éteindre9, puisqu’il n’avait été qu’un point de vue, une construction datée et pensée de l’Occident, y compris par le jeune Alban Bensa passionné de voyages.

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Notes

1 Bensa A. & Ottin M. (1969), Le Sacre à Java et à Bali, Paris, Robert Laffont.

2 Bensa A. & Rivierre J.-C. (1982), Les Chemins de l’alliance, Paris, SÉLAF.

3 Fassin D. & Bensa A. (2008), Politiques de l’enquête, Paris, La Découverte.

4 Trépied B. (2018), « Comment on écrit l’histoire des Kanak. Genèse et revisite des enquêtes d’Alban Bensa en Nouvelle-Calédonie », in Laferté G., Pasquali P. & Renahy N. (dir.), Le Laboratoire des sciences sociales. Histoires d’enquêtes et revisites, Paris, Raison d’Agir, p. 183-234.

5 Goody J. (1979), La Raison graphique. La Domestication de la pensée sauvage, traduit de l’anglais par J. Bazin et A. Bensa, Paris, Minuit.

6 Entretien avec Alban Bensa réalisé en 2005, en collaboration avec Bastien Bosa.

7 Idem.

8 Paul Néaoutyine (homme politique indépendantiste Kanak), Les Nouvelles calédoniennes, 11 octobre 2021.

9 Bensa A. (2006), La Fin de l’exotisme. Essais d’anthropologie critique, Toulouse, Anacharsis.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Gilles Laferté, « In memoriam Alban Bensa (1948-2021) », Sociologie [En ligne], N° 2, vol. 13 |  2022, mis en ligne le 02 juin 2022, consulté le 24 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/10081

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Auteur

Gilles Laferté

gilles.laferte@inrae.fr
Directeur de recherche en sociologie, CESAER, INRAE, 26 boulevard Docteur Petitjean, BP 87999, 21079 Dijon cedex, France

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