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Réguler avec modération : le cas des recommandations nutritionnelles

Regulating with moderation: The case of nutritional recommendations
Daniel Benamouzig et Camille Boubal

Résumés

La définition par des autorités sanitaires de recommandations nutritionnelles destinées au grand public permet d’analyser une modalité d’action publique dans les politiques alimentaires, en considérant les relations entre acteurs scientifiques, administratifs et industriels. Ces relations sont souvent perçues comme ardues pour les pouvoirs publics, confrontés aux activités politiques de l’industrie agroalimentaire. Le cas des recommandations nutritionnelles permet d’observer une stratégie pragmatique des pouvoirs publics. Modeste dans sa mise en œuvre et ouverte aux contributions extérieures, cette stratégie permet d’expliquer les réactions mesurées des acteurs industriels, qui s’adaptent aux nouvelles recommandations, bien plus qu’ils ne les contestent. Sur la base d’entretiens auprès d’acteurs institutionnels, d’experts et de professionnels du secteur agroalimentaire, ainsi que de courriers adressés par les industriels aux pouvoirs publics, cet article met en évidence un renforcement des capacités de régulation s’accompagnant de l’usage modéré d’un instrument de régulation.

Regulating with moderation: The case of nutritional recommendations

The crafting of nutritional recommendations by public health authorities for the general public offers an opportunity to better understand public action in food policy by considering the complex links between scientific, administrative and industrial actors. These relationships are commonly perceived as difficult for public authorities, who are often confronted with the food industry’s lobbying. The case of nutritional recommendations exemplifies a pragmatic strategy implemented by public authorities. Modest and inclusive, this strategy highlights the limited reactions of industrial actors, who adapt to the new recommendations, much more than they denounce them. Based on in-depth interviews with civil servants, experts and food industry professionals, as well as drawing from a corpus of formal letters sent by industrial actors to public authorities, this article highlights how despite the strengthening of regulatory capacities this has been accompanied by only a moderate usage of regulatory instruments.

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Texte intégral

  • 1 Nous adoptons dans cet article l’expression générique de « recommandations nutritionnelles » pour d (...)

1Dans le domaine de la nutrition, l’action publique est souvent élaborée en étroite interaction avec des acteurs de l’industrie agroalimentaire. Ils interviennent tout aussi bien dans la définition du sens que des modalités opérationnelles des politiques publiques (Bossy, 2010 ; Bergeron et al., 2011 ; Benamouzig & Cortinas, 2019). Ces interactions sont aussi observées dans la production d’instruments d’action publique, comme les campagnes de communication (Boubal, 2019). En matière de recommandations nutritionnelles, des recherches en santé publique analysent l’influence constante d’acteurs industriels, souvent en la dénonçant (Nestle, 2002 ; Mialon et al., 2015). Des historiens et sociologues des sciences soulignent la variété des formes d’expertise et montrent que la production de recommandations nutritionnelles n’a jamais cessé de faire l’objet de controverses (Shapin, 2007 ; Neswald et al., 2017). D’un pays à l’autre, des divergences résultent de désaccords entre experts ou des pressions d’acteurs privés ou politiques, notamment aux États-Unis et en Grande-Bretagne (Hilgartner, 2000 ; Bufton & Berridge, 2000 ; Bossy, 2010). En France, des travaux ont étudié la réception des recommandations nutritionnelles destinées à la population (Régnier & Masullo, 2007) mais aucune recherche ne s’est penchée sur leur production1. L’étude empirique de leur élaboration, au croisement d’une sociologie des agences et de l’expertise, et d’une sociologie des activités politiques des entreprises, permet d’examiner les capacités relatives des industries et de l’administration en la matière.

  • 2 Le « Nutriscore » a, en effet, été âprement combattu par les industriels et commenté par des journa (...)

2En 2001, le lancement du Plan national nutrition santé (PNNS) a réactualisé la production et la diffusion de recommandations nutritionnelles, à travers des guides d’information et des campagnes de communication. Ces recommandations sont destinées à sensibiliser le grand public aux enjeux sanitaires liés aux pratiques alimentaires et à les inciter à respecter certains principes nutritionnels et à pratiquer une activité physique régulière. Dix ans plus tard, dans le cadre du troisième PNNS (2011-2015), les pouvoirs publics engagent une révision de ces recommandations nutritionnelles. Ce processus de révision est long et séquencé. Il implique plusieurs agences publiques et mobilise des acteurs économiques privés. Ces travaux font état de nettes évolutions par rapport aux recommandations nutritionnelles initiales, tant au niveau des groupes de produits alimentaires que des normes proprement dites, qui intègrent des enjeux toxicologiques et environnementaux. Les débats restent confinés entre experts et acteurs sectoriels, sans donner lieu à des controverses d’une ampleur comparable à celle que suscite la mise en place d’un étiquetage nutritionnel sur les produits alimentaires à la même époque2.

3Des travaux critiques mettent en évidence le déploiement, par des groupes industriels, de stratégies de « capture réglementaire » (Carpenter & Moss, 2013) pour influencer les pratiques des évaluateurs des risques et les données à partir desquelles ils travaillent. Le cas de la production des recommandations nutritionnelles donne plutôt à voir un renouvellement des capacités administratives d’agences sanitaires dans un contexte pourtant saturé d’intérêts privés. Des recherches ont souligné que les agences incarnaient une nouvelle forme d’organisation de l’action publique, plus ouverte aux parties prenantes et plus en prise avec des acteurs non étatiques, notamment privés (Politt & Boukhaert, 2004). Ces interactions peuvent cependant donner lieu à l’organisation d’un travail administratif, à travers lequel des agences renforcent leur autonomie et affirment leur capacité de régulation (Carpenter, 2001, 2010 ; Christiensen & Laegreid, 2006 ; Maggetti & Verhoest, 2014). Les recommandations nutritionnelles sont élaborées dans ce contexte, qui permet aux autorités de santé de prendre en compte des points de vue d’acteurs industriels en les maintenant à distance. En réaction, ces derniers réagissent de manière certes hostile mais surtout modérée en comparaison avec d’autres registres de réaction possibles, souvent plus incisifs (Benamouzig & Cortinas, 2019). Les courriers adressés par des représentants de filières alimentaires aux autorités de santé, en particulier, témoignent de ces réactions ambiguës à une régulation elle-même modérée. À défaut d’interagir directement, les parties semblent s’ajuster et limiter par anticipation de leurs réactions réciproques (Demortain & Boullier, 2019).

4Pour les industriels, les recommandations nutritionnelles apparaissent tout à la fois contraires à leurs intérêts et relativement acceptables. Elles limitent la régulation à une orientation des comportements des consommateurs, plutôt qu’à des actions contraignantes sur l’offre de produits alimentaires. Orientées vers le grand public, ces recommandations peuvent aussi faire l’objet d’appropriations et d’interprétations diverses, qui permettent in fine aux industriels d’adapter leur présentation à la promotion de leurs produits (Halpern et al., 2014 ; Frohlich, 2017). Elles deviennent en somme le support plastique de compromis, non pas seulement entre autorités de santé et industriels, mais aussi entre industriels et grand public. Ce n’est pas parce que les capacités bureaucratiques des agences d’expertise se renforcent que les industriels perdent pour autant leurs capacités sur d’autres scènes, notamment marchandes. La modération des actions et réactions des parties prenantes traduit le maintien d’un équilibre.

5Mais comment ce mode d’action publique est-il concrètement mis en œuvre ? En premier lieu, le travail d’expertise prend une tournure bureaucratique, qui se coule dans des procédures formalisées et traduit un renforcement des capacités publiques de régulation. En deuxième lieu, il s’articule à des dispositifs d’échange et de délibération, dont la coordination favorise un alignement de nombreux acteurs. Enfin, l’action des pouvoirs publics suscite des réactions modestes et différenciées d’acteurs industriels.

Encadré 1

Cette analyse sociologique s’inscrit dans un programme de recherche conduit par la Chaire santé de Sciences Po en lien avec des acteurs institutionnels des politiques de santé attentifs aux interactions entre acteurs publics et privés en matière de nutrition. Ce programme met en évidence la diversité des stratégies déployées par les entreprises du secteur pour peser sur les décisions publiques. Trois ensembles de stratégies, en partie articulées les unes aux autres, ont été mises au jour. Elles relèvent des savoirs produits, des interactions avec des décideurs et d’une économie du crédit et du discrédit symbolique associés à certains acteurs (Benamouzig & Cortinas, 2019). La présente enquête poursuit l’analyse de ces stratégies dans l’élaboration de recommandations nutritionnelles et prolonge un travail de thèse relatif au développement d’une politique de santé publique en nutrition en France (Boubal, 2018). Financée par la Direction générale de la santé (DGS), cette recherche a donné lieu à un traitement qualitatif de sources orales et écrites (Boubal & Benamouzig, 2020). Vingt-neuf entretiens ont été conduits en 2019 auprès de dix représentants de filières agroalimentaires (membres d’organisations interprofessionnellesa, de fédérations professionnelles et d’une agence de lobbying), de onze acteurs institutionnels (administration centrale et agences publiquesb), des deux présidents du groupe de travail du HCSP, du président du groupe de travail et du président du comité d’experts spécialisés en nutrition à l’Anses et de quatre représentants d’associations (de consommateurs, en nutrition et de protection de l’environnement). Nous avons aussi analysé les comptes rendus des deux réunions de présentation des recommandations nutritionnelles aux parties prenantes. À l’initiative de la DGS puis de Santé Publique France, ces séances visaient à recueillir le point de vue des acteurs économiques. À l’occasion des entretiens, nous avons systématiquement demandé aux acteurs de santé publique s’il existait des traces écrites de leurs échanges avec les acteurs économiques. Dans ce cadre, nous avons enfin constitué un corpus de dix-neuf courriers émanant d’interprofessions, de nutritionnistes et d’associations adressés aux pouvoirs publicsc. Ce corpus a été complété de deux documents produits à destination d’acteurs économiques (un courrier de l’Anses à la filière laitière et des commentaires bibliographiques d’explicitation des recommandations du HCSP sur les produits laitiers, la viande, la charcuterie et les fruits à coque). Cet ensemble de textes permet d’identifier indirectement des registres d’action plus discrets que l’information publique (Mialon & Mialon, 2017).

a En France, l’interprofession est une association à but non lucratif qui regroupe des associations ou syndicats représentatifs des professions de la filière : des producteurs (agriculteurs et éleveurs) et des acteurs de l’aval (industries de transformation voire distributeurs). Les interprofessions représentent les intérêts de la filière auprès des décideurs publics et sont actives dans la promotion de leurs produits auprès des consommateurs (Cadilhon & Dedieu, 2011).

b Nous avons rencontré deux responsables du PNNS à la DGS, le sous-directeur de la politique de l’alimentation à la Direction générale de l’alimentation, le chargé de nutrition à la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, une chargée de mission alimentation à la Direction générale de la cohésion sociale. Des entretiens ont également été menés avec quatre membres de l’unité « nutrition et activité physique » à Santé Publique France, la cheffe d’unité d’évaluation des risques nutritionnels de l’Anses et le directeur de l’Agence Bio.

c Pour analyser les stratégies cognitives déployées dans les courriers, nous mobilisons les travaux en sciences humaines relatifs à l’argumentation. Nous avons étudié les trois composantes du triangle argumentatif (Perelman & Olbrechts-Tyteca, 1958) : l’orateur, les types d’argument (autorité, de communauté et d’analogie) et l’auditoire.

Organiser une capacité administrative

6Pour concevoir des recommandations nutritionnelles, les pouvoirs publics mettent en œuvre et renforcent une capacité d’expertise à la fois scientifique et administrative (Carpenter, 2001, 2010). Ce travail de régulation s’avère exigeant. Il mobilise des connaissances complexes et parfois instables ou débattues, et fait l’objet d’un travail institutionnel impliquant dans la durée un grand nombre d’acteurs issus des mondes académiques, administratifs et parfois industriels. L’organisation de cette capacité administrative implique diverses agences. Elle se traduit par un double processus d’inclusion d’une pluralité d’experts et de parties prenantes.

Des recommandations « pragmatiques, atteignables, mesurables »

  • 3 Des actions d’information nutritionnelle (guides, brochures ou affiches) étaient, auparavant, conçu (...)
  • 4 En 2010, l’AFSSA a fusionné avec l’Agence française de sécurité sanitaire de l’environnement et du (...)
  • 5 Cette agence a fusionné en 2016 avec l’Institut national de veille sanitaire et l’Établissement de (...)

7Le lancement du premier PNNS en 2001 est associé à la conception de recommandations nutritionnelles, qualifiées de « pragmatiques, atteignables, mesurables » par son président. Centrale, la position du ministère de la Santé est cependant contestée par d’autres acteurs, souvent liés au ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation (Bossy, 2010). Dans ces conditions, les relations établies avec les acteurs économiques sont un enjeu majeur pour les institutions de santé. Dans le vocabulaire de l’analyse des politiques publiques, le ministère de la Santé entend devenir le « propriétaire » légitime du problème de la nutrition (Gusfield, 1989). Ses représentants souhaitent donner des « repères » à la population afin de réduire une certaine « cacophonie » en matière de nutrition (Fischler, 1979) et atténuer les discours dissonants produits par les filières alimentaires, relayés par des journalistes, des cabinets de conseil ou des professionnels de santé. Dans les faits, la production de ces premières recommandations du PNNS s’inscrit dans un processus peu formalisé. Elles sont explicitées à l’occasion de la rédaction du premier guide nutritionnel du programme, La santé vient en mangeant3. Le ministère recourt à son système d’agences, en particulier l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (AFSSA), reconnue comme « producteur légitime d’avis scientifiques dans le domaine alimentaire » (Besançon, 2003)4. Cette agence est chargée de coordonner un groupe de travail afin de produire un guide à destination du grand public. L’Institut national de prévention et d’éducation à la santé (INPES)5 est associé au pilotage de ce groupe de travail, dont les résultats doivent être largement diffusés auprès de la population générale.

  • 6 Pour une analyse détaillée des rapports entre acteurs scientifiques et acteurs économiques dans le (...)
  • 7 Des courriers révèlent que l’interprofession sucrière a transmis aux experts des « commentaires » s (...)

8Le groupe de travail réuni sous la responsabilité des deux agences rassemble une trentaine de membres. Le principe d’une consultation élargie d’experts poursuit des finalités non seulement cognitives, pour enrichir les connaissances prises en compte, mais aussi stratégiques. Il vise à assurer la légitimité du guide auprès des administrations, des professionnels et de la population. Le profil des experts est varié et nullement limité à l’expertise scientifique. Certains membres du groupe de travail relèvent d’administrations centrales, d’agences sanitaires ou d’instances régionales. Les experts scientifiques sont des cliniciens et chercheurs spécialisés en nutrition, endocrinologie ou physiologie de la nutrition, ainsi que deux spécialistes en sciences sociales. Beaucoup d’entre eux participent à des travaux associant l’industrie agroalimentaire6. Le guide est aussi relu par des acteurs économiques, membres du comité de pilotage du PNNS, et représentés au Conseil national de l’alimentation7. Là encore, la prise en compte des critiques vise tout à la fois à renforcer la robustesse des recommandations et à anticiper certaines contestations pour en favoriser la diffusion :

  • 8 L’entretien a été réalisé dans le cadre de la thèse.

Ça a été extrêmement positif pour l’acceptabilité des guides eux-mêmes parce que ça a permis de corriger certains tirs qui étaient peut-être un petit peu maladroits, où les experts, sans doute par déformation, avaient une tendance, parfois, à avoir une approche qui était peut-être trop systématiquement anti-industrielle, comme s’il y avait que dans les produits industriels qu’il y avait que du sucre, du sel, ou du gras par exemple. Donc ça a permis de moduler certaines formulations, ce qui a fait qu’à la fin, l’industrie ne s’est pas sentie du tout attaquée, alors que dans les versions initiales, on avait l’impression que... dès qu’on cuisine... le fait-maison était parfait par essence, et l’industriel était mauvais par essence. C’est le genre de caricature et ça a été très positif pour les évolutions des uns et des autres. Donc cette relecture par le Conseil national de l’alimentation, je pense, a vraiment contribué à l’acceptabilité par l’ensemble des acteurs du système, ce qui fait que chaque acteur, que ce soient les associations de consommateurs, les industriels, etc. s’est senti partie prenante du dispositif, et donc prêt à le relayer (entretien, chef de département de l’évaluation des risques pour la sécurité alimentaire et la nutrition à l’AFSSA, professeur de nutrition8).

9Tel qu’énoncé dans le rapport de préfiguration du PNNS, l’expertise doit permettre de « traduire en termes d’aliments » des objectifs d’ordinaire formulés en termes de nutriments, moins compréhensibles par les non spécialistes (Ministère de l’Emploi et de la Solidarité & HCSP, 2000, p. 198). Ce travail ne vise pas l’exactitude, mais est régi par une logique pragmatique, celle d’influer sur les comportements. Les recommandations produites à l’intention du grand public doivent donc être réduites en nombre, facilement mémorisables et applicables. Ce travail collectif est cependant complexe et fait l’objet de récits rétrospectifs variés. Certains acteurs revendiquent une assise scientifique9, tandis que d’autres évoquent des compromis au sein du groupe de travail, des précédents internationaux, le « 5 a day » (cinq fruits et légumes par jour) anglo-saxon notamment, ou des propositions d’agences de communication (Boubal, 2019). Neuf « repères » sont finalement validés10.

10Depuis, ces recommandations ont été largement diffusées et sont bien connues de la population générale, du fait de l’apparition de certaines d’entre elles sous forme de bandeaux sanitaires sur des publicités télévisées en 2007. Cette publicisation des recommandations nutritionnelles est cependant l’objet de contestations, qui fragilisent le ministère de la Santé. Elles portent sur la légitimité scientifique des recommandations et sur les conflits d’intérêt de certains experts. Le journaliste Thierry Souccar (2017) dénonce des « liens de collaboration » de membres du comité d’experts de l’AFSSA avec l’industrie laitière. Les critiques mettent aussi en cause l’acceptabilité sociale et l’efficacité des recommandations en termes de comportements. Des expertises collectives (Etiévant et al., 2010) et des recherches en marketing largement médiatisées (Cuny & Werle, 2011) alertent quant aux effets potentiellement néfastes des recommandations sur la population. Dans ce nouveau cadre, le ministère de la Santé prend au sérieux la redéfinition des recommandations nutritionnelles. Cet instrument justifie le maintien d’un programme sectoriel porté par le ministère de la Santé au titre de la nutrition, plutôt que par d’autres instances administratives, plus directement exposées aux intérêts économiques du secteur :

Souvent on défend le fait que sur un certain nombre de sujets, par exemple les recommandations nutritionnelles, on doit s’appuyer sur de l’expertise indépendante. Et quand on est globalement sur une politique de l’alimentation, on a des lobbyings plus forts (entretien, ingénieur du génie sanitaire, membre du bureau de l’alimentation et de la nutrition, DGS).

Procédures formelles et délibératives

11Comme en 2001, le ministère de la Santé saisit ses agences pour renouveler les recommandations nutritionnelles. D’un point de vue analytique, ce travail peut être décrit à travers deux processus distincts mis en œuvre par les agences publiques. Articulés entre eux, ils favorisent une mise à distance des acteurs industriels. Le premier processus, caractéristique d’un fonctionnement bureaucratique, donne lieu aux interventions séquentielles de diverses instances. Organisé en trois temps, il mobilise deux agences sanitaires et une instance d’expertise, dont les rôles respectifs sont différenciés : l’Anses rassemble un contenu scientifique ; le HCSP produit des recommandations de santé publique ; et Santé Publique France organise la communication auprès du grand public. Ce travail, échelonné sur près de quatre ans, respecte des procédures formelles, qui visent à protéger l’indépendance de l’expertise tout en la rendant transparente (Benamouzig & Besançon, 2005 ; Joly, 2016). Plus original dans l’administration, mais fréquent dans les agences sanitaires, un second processus donne lieu à l’organisation de nombreux dispositifs délibératifs, associant une pluralité d’acteurs et d’experts, selon des principes d’ouverture et d’inclusion au sein des mondes de l’expertise (Moffit, 2014). Il favorise l’enrôlement d’un grand nombre de points de vue dans l’élaboration des recommandations, sans aller jusqu’à la participation d’acteurs industriels. Comment est concrètement mise en œuvre cette organisation administrative ? Les options retenues par l’Anses, le HCSP et Santé Publique France diffèrent sensiblement.

  • 11 Certaines des institutions d’appartenance des experts (l’Institut Pasteur de Lille, INRA et AgroPar (...)
  • 12 Deux organisations professionnelles sont auditionnées : le Centre national interprofessionnel de l’ (...)

12L’Anses, tout d’abord, met sur pied un important groupe d’experts, de vingt-sept membres. Spécialisés en nutrition, les experts sont principalement issus d’institutions de recherche biomédicale. Les aspects sociaux de l’alimentation sont, à l’inverse, peu représentés11. Des règles d’organisation encadrent le travail d’expertise : pluralité des profils, déclaration publique d’intérêt. L’agence s’appuie également sur des dispositifs délibératifs bien établis (Luneau & Fourniau, 2019). Ils rendent possible la consultation des parties prenantes et favorisent une démarche concertée, ouverte aux acteurs extérieurs (ONG, associations de consommateurs et acteurs économiques). C’est dans ce cadre que l’Anses auditionne des représentants d’interprofessions et d’industries agroalimentaires12. Pour les membres de l’Anses, ces auditions relèvent d’un travail en routine. Le contenu des échanges semble peu importer à leurs yeux. Les arguments des industriels, fondés sur des données économiques ou de consommation, sont connus et peu d’éléments nouveaux sont à attendre. Au sujet de la filière laitière, la coordinatrice scientifique du rapport se souvient principalement de « messages d’inquiétude : “faites attention à ce que vous dites, parce que ça va avoir des conséquences pour nous” ». Il est en revanche important de pouvoir attester qu’ils ont été écoutés.

13L’organisation de l’expertise du HCSP inclut également des dispositifs délibératifs, mais ils sont moins ouverts. Ils se caractérisent par une forte dimension professionnelle, à dominante médicale, et ne donnent lieu à des contributions extérieures que sous forme d’auditions. Souvent décisif quant au fond, le rôle du HCSP en matière de nutrition est assez ponctuel. Au moment des travaux sur les recommandations nutritionnelles, ses dernières contributions remontent à 2000. Après un avis sur le Nutriscore, le HCSP est saisi par la DGS en 2016 pour définir de nouvelles recommandations nutritionnelles et, plus globalement, élaborer des objectifs pour le futur PNNS. La Commission « prévention, éducation et promotion de la santé » du HCSP réunit un groupe de travail ad hoc. L’approche se veut interdisciplinaire. Les seize membres sont des scientifiques issus de l’épidémiologie, de la pédiatrie, de la nutrition, de l’économie, de la sociologie et des sciences de la communication. Pour éviter d’entretenir les critiques à l’encontre du président du groupe de travail, le Pr. Serge Hercberg, ciblé par les industriels après la mise en œuvre du Nutriscore (voir encadré 2), une co-présidence est établie avec un épidémiologiste plus éloigné du domaine, spécialisé dans l’étude d’inégalités sociales de santé, le Pr. Thierry Lang. Des auditions sont réalisées avec des représentants d’industries agroalimentaires (ANIA, la Fédération du commerce et de la distribution et le groupe Carrefour). Ces échanges visent à anticiper les résistances d’acteurs privés et à faire montre de bonne foi auprès des industriels :

L’enjeu, c’était d’entendre les arguments des différentes parties sur la faisabilité d’un nombre de propositions. Et il y avait aussi la volonté politique d’avoir l’ensemble des acteurs pour que le rapport ne soit pas taxé de partiel (entretien, co-président du groupe de travail du HCSP).

14Un avis de sept pages est publié rapidement, deux mois après celui de l’Anses (2016), suivi d’un rapport plus conséquent sur l’ensemble de la politique nutritionnelle (HCSP, 2017a, b). À sa lecture, le lecteur sait seulement que l’avis a été voté par sept membres présents de la commission spécialisée. En réalité, l’avis entérine le travail d’un petit groupe d’acteurs issu du groupe de travail composé de scientifiques ayant des compétences en épidémiologie et en nutrition, et de membres de Santé Publique France. Les chercheurs en droit, sciences de la communication et sociologie ne sont pas associés. Si elle s’inscrit dans un dispositif délibératif, l’expertise en limite les effets en tenant à distance les industriels et en limitant la délibération à son caractère professionnel.

15Santé Publique France, enfin, n’a pas de dispositif formel de consultation des parties prenantes. Non formalisées dans les textes, les procédures visant à concevoir des outils d’information et de communication sont largement héritées de l’organisation de l’INPES. Rapidement sollicités par des acteurs industriels, les membres de Santé Publique France leur proposent de soumettre des « contributions écrites », ce qui évite des échanges directs tout en indiquant une ouverture et en permettant d’anticiper certaines critiques :

On a toujours eu des tas de courriers de réclamations des interprofessions et des industriels. Je ne sais pas si on peut appeler ça une contribution écrite mais en tout cas, des courriers on a toujours eu. Donc là, demander, s’ils le veulent, parce qu’en général, ils demandaient une réunion, ils demandaient à nous voir. Bah non, on ne voulait pas les voir car on a besoin de travailler en indépendance et donc s’ils avaient des choses à nous dire, des informations à nous apporter, on demandait un courrier et c’est tout (entretien, docteure en nutrition, membre de Santé Publique France).

  • 13 Le CAT est composé de cinq membres de Santé Publique France et de six experts externes : deux profe (...)

16Afin de renforcer sa contribution, Santé Publique France formalise la production des nouvelles recommandations à travers un « comité d’appui thématique » (CAT). Tout en empruntant les formes d’un comité d’experts, ce comité a surtout un rôle de concertation. Sa composition reste souple et se fait sans appel à candidatures, ce qui donne plus de liberté à l’agence dans le choix des membres. À la différence de l’Anses, qui valorise le caractère scientifique de l’expertise, Santé Publique France se montre aussi attentive aux compétences professionnelles d’acteurs de terrain, dont les apports peuvent faciliter un déploiement13. L’agence mobilise en outre des techniques d’animation de groupe, « les brainstormings, les groupes de réflexion, les métaplans » (entretien, éditrice, Santé Publique France).

17La mise en place du CAT s’accompagne d’une formalisation des méthodes. Minutieusement décrites dans un rapport, elles sont ici aussi séquentielles et formalisées en six étapes : la rédaction de formulations avec le CAT ; la réalisation de prétests ; la mise au point avec le CAT ; la concertation avec les instances impliquées (DGS, HCSP, Anses) ; la présentation aux administrations ; et enfin la présentation au secteur économique et aux associations de consommation et de protection de l’environnement. La formalisation des méthodes doit assurer leur robustesse vis-à-vis de critiques externes, tout en garantissant une maîtrise interne de la production des recommandations. Au total, le dispositif traduit un faible niveau d’échange avec les parties prenantes, tenues à distance en fin de processus.

18Lorsqu’on considère la production des recommandations nutritionnelles à travers les contributions des trois instances, le degré de délibération et d’association des parties prenantes dans l’organisation du travail bureaucratique d’expertise apparaît non seulement inégal d’une agence à l’autre, mais aussi décroissant au cours du processus : une logique délibérative plus ou moins ouverte aux acteurs extérieurs cède le pas à une logique institutionnelle, qui renforce l’alignement administratif du dispositif.

L’alignement des expertises

19La cohérence des dispositifs d’expertise en santé publique, ainsi que les liens qu’ils entretiennent avec des acteurs académiques ou industriels, ne va pas de soi. Elle constitue un ensemble d’équilibres pluralistes et précaires, qui s’agencent dans le cours de l’action. Ces équilibres mettent non seulement en jeu des interactions entre acteurs, mais aussi les recommandations nutritionnelles elles-mêmes, qui apparaissent comme les supports plastiques de compromis. Leurs propriétés tout à la fois pratiques et cognitives sont l’objet de négociations et d’un travail progressif d’alignement des diverses catégories d’acteurs, que favorise le partage de principes pragmatiques communs.

Division du travail d’expertise et différenciation des agences sanitaires

  • 14 D’ordinaire introduite pour caractériser la convergence de mouvements sociaux, la notion d’« aligne (...)

20Sur le papier, la production des recommandations apparaît au départ cohérente et bien huilée. L’Anses est chargée de l’élaboration du fonds scientifique, le HCSP prend en compte les dimensions de santé publique, et Santé Publique France la communication. Dans les faits, ces frontières se révèlent poreuses et sources de controverses entre experts, voire de différends et de concurrence entre instances. Ces débats portent sur les standards de preuve, les liens entre régimes alimentaires et maladies, aussi bien que sur la communication : les recommandations doivent-elles être générales ou individualisées ? Doit-on communiquer par aliment, portion ou grammage ? Les tensions sont renforcées par des différences de recommandations selon les rapports. Chaque agence affirme ses domaines de compétences et sa juridiction propre. Pour limiter la portée de ces différences, les instances d’expertise se livrent cependant à un travail d’ « alignement », qui compense les effets de concurrence ou de propriété, et qui est de nature à la fois institutionnelle et cognitive14.

  • 15 L’Anses créée le groupe alimentaire « légumineuses » (associé auparavant aux féculents) et distingu (...)
  • 16 Deux expertes du groupe de travail, une chercheuse en marketing et un membre de Santé Publique, son (...)

21Le rapport de l’Anses, tout d’abord, traduit de nettes évolutions par rapport au guide de 2001. Il distingue neuf groupes alimentaires15. Alors que les recommandations du guide quantifiaient certaines prises alimentaires sous forme de portion (comme « 5 fruits et légumes » ou « 3 produits laitiers » par jour), le nouveau rapport suggère des orientations générales : l’augmentation ou la réduction de la consommation. Les membres de l’Anses refusent de recourir à la notion de portion, jugée peu rigoureuse d’un point de vue scientifique16. Des limites de consommation pour la viande, la charcuterie et le sucre sont davantage exprimées en grammage. Évolution notable, le lait n’est plus l’objet de recommandation au motif que sa consommation réduit le risque de certaines maladies et augmente le risque d’autres.

22Le HCSP définit, quant à lui, douze groupes alimentaires, auxquels correspond un type d’aliments à privilégier et leurs portions. Significativement, la consommation de produits laitiers passe ainsi de trois à deux produits par jour. À la différence de l’Anses, les auteurs ne se contentent pas de données nutritionnelles ou toxicologiques pour produire leur avis. Ils se réfèrent aussi au principe de précaution pour appeler les consommateurs à privilégier des produits non exposés aux pesticides. Le HCSP traite de moments de consommation dans la journée ou de modes de préparation. L’enjeu environnemental est exprimé à travers le développement d’une « alimentation durable ». Les recommandations portent non seulement sur les produits à consommer mais aussi sur des conduites à adopter : « prendre suffisamment de temps pour manger » ou « privilégier des circuits courts ». Le HCSP anticipe enfin le travail de Santé Publique France en définissant des principes à respecter pour la communication. Il insiste sur le besoin d’adapter les recommandations pour les groupes de population ayant des « difficultés économiques » et de tenir compte des représentations de l’alimentation : « plaisir, convivialité, culturalité ».

Encadré 2. Profils d’experts du Plan national nutrition santé

Depuis son lancement, le Plan national nutrition santé repose, en partie, sur l’implication sur le long terme de son président, le Pr. Serge Hercberg, et de son secrétaire, chargé de mission à la Direction générale de la santé, médecin de santé publique et nutritionniste (IGAS/CGAAER, 2010). Directeur d’une unité de recherche en nutrition et membre de plusieurs groupes d’expert en santé publique, Serge Hercberg est associé au travail de conception des outils d’information et de communication de Santé Publique France (Romeyer, 2015). Il est aussi à l’initiative de l’étiquetage nutritionnel simplifié sur les emballages alimentaires (Blanck, 2018).
Par rapport aux recommandations nutritionnelles anglo-saxonnes, décrites comme le fruit d’un réductionniste quantitatif (Mudry, 2010) ou d’un « nutritionnisme », appréhendant l’alimentation comme la somme de nutriments (Scrinis, 2013), les concepteurs des outils d’information et de communication à Santé Publique France se montrent soucieux de prendre en compte d’autres dimensions liées à l’alimentation, telles que le goût ou le temps de préparation. L’intégration de longue date de chercheurs en sciences sociales dans le comité de pilotage du PNNS et dans les groupes de travail de Santé Publique France a sensibilisé très tôt ses agents aux dimensions socio-culturelles de l’alimentation et fait évoluer les communications (Boubal, 2018, 2019). Historiquement, Santé Publique France recourt également à des professionnels du marketing, issus d’agences privées de communication et de sociétés d’études, pour évaluer l’acceptabilité et la réception de ses outils (Berlivet, 2004).

23Santé Publique France, enfin, fait état de huit groupes alimentaires. En s’inspirant d’une campagne suédoise, l’Agence les classe dans une des trois orientations possibles : « augmenter », « aller vers » ou « réduire17 ». Le rapport recommande également de préférer certains modes de production (« le bio ») et de consommation (« le fait maison »). Afin de favoriser des changements de comportement, ses membres recourent à des notions de sens commun, caractéristiques du processus de subjectivation déployé en éducation à la santé (Berlivet, 2004, 2013). La mention de « produits ultra-transformés » est ainsi justifiée au nom de représentations sociales jugées partagées « spontanément, les personnes entendaient bien l’alimentation industrielle, les nuggets, les pizzas » (entretien, docteure en nutrition, chargé de mission, Santé Publique France).

24Au total, les rapports produits par les agences laissent apparaître de réelles différences, qu’expliquent des logiques organisationnelles distinctes. Elles sont cependant atténuées par des processus qui renforcent l’alignement des agences et de leurs recommandations.

L’alignement institutionnel et cognitif de l’expertise

25L’alignement de l’expertise est favorisé par des principes institutionnels et cognitifs, qui se renforcent mutuellement. Tandis que les agences s’inscrivent dans un travail de régulation publique, elles partagent un souci de pragmatisme, qui les éloigne parfois de pures exigences scientifiques. Le travail politique de compromis et d’alignement est parallèlement favorisé par l’importance accordée aux connaissances, qui font l’objet de discussions conjointes et répétées, à travers la définition des recommandations nutritionnelles. Comment s’opèrent ces liaisons et l’alignement tout à la fois institutionnel, cognitif et normatif qui en résulte ?

26En premier lieu, les experts et les membres des agences partagent une appréciation commune de l’usage pragmatique des recommandations nutritionnelles. Au-delà de leurs fondements scientifiques, ils doivent modifier les comportements et pour cela rester proches des pratiques. Ce principe normatif, identifié également en matière d’alcool et de tabac, consiste non pas à fixer des objectifs idéaux mais à « prendre appui sur les dynamiques sociales au principe de ces “comportements à risque” (fumer, boire de manière “excessive”) pour essayer d’en inverser l’issue » (Berlivet, 2013, p. 114). Ce principe fondateur de l’éducation à la santé, selon lequel la population peut d’autant plus évoluer dans ses pratiques alimentaires que les objectifs sont atteignables, est d’ailleurs favorable aux intérêts industriels et à un certain conservatisme. Un agent de l’Anses évoque à ce titre le refus des experts de recommander « zéro gramme de charcuterie » :

Ils considéraient que c’était trop drastique et que ce n’était pas justifié d’un point de vue scientifique. Conservatisme, pas conservatisme, je ne saurais pas vous dire. Je ne sais pas quelle est la part de… Tout le monde est honnête scientifiquement, ce n’est pas le sujet. Mais je suis certain qu’un mangeur de charcuterie n’aura pas le même point de vue qu’un non-mangeur de charcuterie, même sur une question scientifique (entretien, professeure de physiologie détachée auprès de l’Anses).

27Ce pragmatisme constitue également une ressource stratégique qui permet de protéger l’expertise. Alors que les jus de fruits sont classés par l’Anses dans les boissons sucrées, produits alimentaires à limiter, Santé Publique France défend la recommandation « pas plus d’un verre de jus de fruit par jour, de préférence pressé » au nom des habitudes alimentaires et de controverses scientifiques persistantes : « c’est tellement important pour les gens. On essaie, dans cet esprit-là, de faire les choses un peu en douceur pour le grand public […] il faut des études épidémio et il y a encore des doutes » (entretien, docteure en nutrition, membre de Santé Publique France).

28Le souci partagé de maintenir des ambiguïtés favorise un travail de convergence, parfois mis en œuvre de manière plus explicite. L’organisation de rencontres entre instances de santé publique permet d’atténuer les dissonances en enrôlant des experts communs dans les divers groupes de travail. Un membre de Santé Publique France est aussi expert de l’Anses. Deux membres de Santé Publique France et le président du groupe d’expert de l’Anses participent au groupe de travail du HCSP. Le co-président de ce dernier participe aux réunions de Santé Publique France. Des réunions de présentation intermédiaires sont organisées pour s’assurer de la cohérence des avis. Ces réunions ne sont d’ailleurs pas exemptes de tensions. Des représentants de l’Anses et du HCSP s’étonnent des choix opérés par l’équipe de Santé Publique France. Par exemple, l’absence de recommandation sur les produits laitiers semble préférable à une recommandation inintelligible pour Santé Publique France. Mais les membres de l’Anses et du HCSP jugent inconcevable de ne pas communiquer sur ce groupe alimentaire. Un accord, jugé insatisfaisant, est trouvé avec la formule « une consommation de produits laitiers suffisante mais limitée ». Chacun a bien conscience qu’un excès de dissensions alimenterait le doute, au risque de décrédibiliser le travail institutionnel. Même si certaines différences persistent, elles apparaissent dignes d’être défendue au nom d’un intérêt supérieur :

Il y a beaucoup de gens qui disent tout et n’importe quoi. Là, ce n’est pas tout et n’importe quoi. On peut discuter de choses à la marge, mais ce n’est pas tout et n’importe quoi. Il ne faut pas créer la zizanie (entretien, professeure de nutrition, membre du groupe de travail de l’Anses).

  • 18 Le texte auquel nous avons eu accès est une version préparatoire, quoique aboutie. Plus de la moiti (...)

29Enfin, une dernière stratégie est surtout orientée vers le monde industriel. Elle vise à limiter la contestation en lissant les différends entre instances et en faisant valoir leur cohérence à l’aide d’argumentaires destinés aux acteurs économiques et de réunions les associant. Quand les premières contestations d’acteurs industriels s’expriment par courrier après l’avis du HCSP, l’équipe du Pr. Hercberg, aidée de membres de Santé Publique France, rédige et transmet à la DGS un document de vingt pages pour justifier les recommandations sur les produits laitiers, la viande, la charcuterie et les fruits à coque18. Pour atténuer les différences entre leurs recommandations et le travail de l’Anses, le document défend une « réflexion globale de santé publique » ; les propositions du HCSP visent à compléter les « rares points pour lesquels l’Anses n’avait pas conclu ». Les auteurs laissent dans l’ombre le travail de conception, sinon pour mentionner qu’il a mobilisé un ensemble d’acteurs. Parallèlement, des réunions associent des acteurs industriels. La DGS organise une journée fermée de présentation de l’avis du HCSP. La réunion s’adresse surtout aux acteurs économiques, de loin les mieux représentés. Une seconde réunion, organisée par Santé Publique France lors de la publication de son rapport, conduit à cadrer les échanges à partir de données scientifiques revendiquées comme telles dans la bouche du directeur de l’agence. Ces démarches collectives offrent des réponses institutionnelles aux objections des industriels, tout en dispensant les acteurs institutionnels de réponses au cas par cas. L’affirmation de l’autorité de la science et des experts, les stratégies de dépersonnalisation des propositions constituent des techniques rhétoriques, abondamment utilisées dans des registres scientifiques, et renforçant la crédibilité du travail institutionnel (Perelman & Olbrechts-Tyteca, 1958 ; Hilgartner, 2000) :

Comprenez bien que ce qui vous est présenté, ou en tout cas toute la démarche qui vous est présentée, de l’Anses en passant par le HCSP jusqu’à Santé publique France, est une démarche scientifique. Il y a de la méthode, des règles, des tests. Tout cela a été validé scientifiquement. C’est très important que vous le compreniez. Toutes les formulations ont été pré-testées avant de vous être présentées aujourd’hui (réunion de présentation de nouvelles recommandations, Santé Publique France, janvier 2019).

30Au total, différentes démarches permettent aux agences d’atténuer leurs divergences, de limiter les effets d’éventuelles concurrences institutionnelles et de présenter un travail coordonné. Ce travail d’alignement à la fois institutionnel et cognitif implique non seulement des acteurs individuels et collectifs, mais aussi des connaissances et des arguments savamment disposés, à l’oral comme à l’écrit. Ces démarches ne réduisent cependant pas la contestation des recommandations. Sans toujours exprimer publiquement leurs désaccords, les acteurs industriels développent des activités politiques leur permettant de contester les choix des pouvoirs publics et de leurs experts pour défendre leurs intérêts.

Réagir avec modération

31Les répertoires d’action des acteurs privés peuvent mobiliser une expertise scientifique produite à dessein pour nier ou minimiser les dangers pour la santé ou l’environnement de certains produits et activités (Déplaude, 2014). Dans notre cas, l’intervention d’acteurs privés dans la définition des recommandations nutritionnelles paraît modérée. Elle se traduit par des actions peu nombreuses et assez discrètes. Loin d’être identiques les unes aux autres, les réactions observées varient selon les filières, en fonction des intérêts respectifs des acteurs industriels (Offerlé, 2009 ; Laurens, 2015). Elles se distinguent aussi au regard des publics auxquels les acteurs économiques s’adressent. L’envoi de courriers auprès des pouvoirs publics est un registre de négociation très prisé des acteurs industriels. Il établit une relation directe avec des décideurs publics. Parallèlement, d’autres initiatives sont dirigées vers le grand public. Elles relèvent d’une logique marchande et conduisent les industriels à adapter ou orienter la présentation des recommandations nutritionnelles pour promouvoir leurs produits. Tout en les contestant ou en les détournant, ces derniers s’accommodent des recommandations plus qu’ils ne les remettent en cause.

Contester les recommandations auprès des acteurs publics

  • 19 Le courrier est généralement court. Il s’agit d’un document recto-verso, comportant le logo de l’in (...)

32Les acteurs industriels déploient de nombreuses stratégies à destination des acteurs publics pour négocier l’élaboration des recommandations nutritionnelles. Le recours à la rédaction de courriers envoyés à des institutions publiques constitue une modalité bien identifiée (Benamouzig & Cortinas, 2019). À travers leur rédaction, ces courriers condensent une pluralité d’arguments et de registres d’activités politiques par ailleurs mises en œuvre par les entreprises agroalimentaires. Ils permettent à la fois de revendiquer une identité non purement marchande, de contester le contenu des recommandations et d’établir un contact direct avec les pouvoirs publics hors des espaces d’échanges formalisés19. D’autres activités politiques des entreprises agroalimentaires visent en parallèle à faire évoluer la réglementation en leur faveur. Dans les interactions observées, les acteurs industriels agissent uniquement à travers leur interprofession, plutôt qu’en leur nom propre, y compris s’agissant de grands groupes.

  • 20 Courrier à Santé Publique France, juillet 2017.

33Dans leurs courriers, les acteurs industriels entendent tout d’abord mettre en avant une identité légitime d’acteur de santé publique. Pour signifier leurs bonnes intentions, les filières signalent être signataires d’une charte d’engagement de progrès nutritionnels, disposer du logo PNNS ou développer des projets de promotion de la nutrition. Certaines filières signalent aussi la contribution de leurs produits à la santé : l’apport en calcium pour le lait, ou le fer et les vitamines pour la viande, apparaissent comme autant d’atouts. Lorsque cette stratégie n’est pas possible, certaines filières érigent les modes de consommation – plutôt que les produits consommés – comme des contributeurs légitimes des politiques de santé publique. La filière de la charcuterie insiste par exemple sur « la nécessaire variété de l’alimentation ». La fédération des produits de l’épicerie Alliance 7 (biscuits, gâteaux, chocolat…) met en balance les enjeux de santé avec des enjeux économiques connotés positivement (l’accessibilité pour les « populations défavorisées ») ou des enjeux sociaux et culturels (la « convivialité », le « plaisir » ou les habitudes alimentaires)20.

  • 21 Courrier à la DGS, juillet 2017.
  • 22 Courriers au HCSP de juin 2017 et à la DGS de juillet et août 2017.
  • 23 Courrier à la DGS, juillet 2017.
  • 24 Courrier à la DGS, février 2018.
  • 25 Idem.

34Certaines filières mobilisent des savoirs d’ordre scientifique et technique pour contester plus frontalement le contenu des recommandations envisagées. C’est le cas de l’industrie laitière, qui transmet à l’Anses une étude qu’elle a réalisée sur les « contaminants chimiques ». Présentée comme une actualisation de travaux de l’agence sanitaire, l’analyse vise à prouver les moindres risques toxicologiques des produits laitiers21. Le Centre national interprofessionnel de l’économie laitière (CNIEL) s’en prend également au Pr. Serge Hercberg, en personnalisant sa contribution, afin de remettre en cause les liens entre produits laitiers et maladies chroniques. Les courriers opposent des données alternatives aux déclarations de ce spécialiste, présentées dans une revue et lors d’une réunion de présentation de l’avis du HCSP22. Les auteurs du courrier interprètent le rapport de l’Anses dans un sens favorable à la filière : « l’agence n’y remettait pas en question le repère actuel23». Un tableau joint à ce courrier recense les recommandations sur les produits laitiers de dix-huit pays, de manière à indiquer leur variabilité et leur relative fragilité. Cette stratégie de production de doute (Proctor, 2014) permet à la filière de conclure que la recommandation du HCSP sur les produits laitiers est au final « dénuée de fondement scientifique24 ». Le président du CNIEL demande au directeur général de la Santé de consulter les références utilisées par le HCSP, d’écarter le Pr. Serge Hercberg et de « reprendre le dossier avec [lui]25 ». Parallèlement, la filière compte sur le soutien d’autres acteurs professionnels. En 2017, une session organisée lors des journées du Centre de recherche et d’information nutritionnelles (CERIN), un autre organisme de la filière laitière très investi dans son travail politique auprès d’acteurs publics, est spécifiquement consacrée à la recommandation nutritionnelle sur les produits laitiers. L’intervention d’un médecin nutritionniste « ami » de la filière vise à promouvoir des savoirs alternatifs auprès des professionnels de santé. Le courrier adressé par la filière laitière reprend et accompagne en somme un ensemble plus large de stratégies politiques déployées par des représentants de cette filière auprès des acteurs publics.

  • 26 Courrier à la DGS et à Santé Publique France, juin 2017.

35D’autres filières s’appuient moins exclusivement sur des savoirs d’ordre scientifique et technique. Elles mobilisent aussi des éléments réglementaires favorables à leurs intérêts (Jouzel, 2019). C’est notamment le cas de la filière des fruits et légumes et de l’Union des industries de la protection des plantes (UIPP), qui représente les entreprises de pesticides. Aux yeux de l’UIPP, les réglementations européennes et nationales des pesticides sont déjà « les plus strictes au monde26 ». Parallèlement, elle fait apparaître des similitudes entre pratiques agricoles en matière d’intrants afin de réduire le crédit symbolique associé aux producteurs bio. Le courrier associe habilement éléments réglementaires et scientifiques pour que la production de cette filière apparaisse au moins aussi avantageuse que celle de la filière biologique concurrente.

  • 27 Selon les données du CRÉDOC, l’un des principaux pourvoyeurs d’études pour le compte des industries (...)
  • 28 Courrier au HCSP, avril 2017.

36De façon plus transversale, différents acteurs défendent l’idée que le principal enjeu de santé publique ne porte pas sur les fondements scientifiques des recommandations, au demeurant débattus, mais sur leur efficacité en matière de comportements individuels. Des savoirs de consommation, objectivés ou non par des études, permettent de contester certaines recommandations. La Fédération nationale des eaux conditionnées et embouteillées (FNECE) s’appuie sur un sondage qu’elle a financé pour signifier que la recommandation du PNNS « boire de l’eau à volonté » n’est pas connue des consommateurs. Cette méconnaissance est présentée comme la cause d’un manque d’hydratation de « 80 % des Français27 ». Se faisant le porte-parole des consommateurs (Barrey et al., 2000), la filière s’appuie sur un argument de sens commun pour justifier une recommandation quantitative : « Il y a un consensus pour reconnaître l’importance de proposer des repères clairs, chiffrés et simples aux consommateurs. » Ce souci affiché de pragmatisme est, de la même façon, revendiqué par la filière de la charcuterie, qui oppose les « modèles théoriques et des équations mathématiques d’évaluation du risque » de l’Anses aux « réalités culturelles et sociologiques des habitudes alimentaires28 ». L’expression, aussi présente dans un courrier de la Fédération française de nutrition, est empruntée à un médecin-nutritionniste président de son conseil scientifique.

  • 29 Le « collectif » ne s’exprime pas au nom d’une association professionnelle. Il réunit les revendica (...)

37Face aux courriers adressés par des acteurs industriels, les courriers envoyés par des acteurs associatifs ne semblent pas de nature à équilibrer les points de vue en présence. Quatre des cinq courriers émanant d’acteurs associatifs sont le fait d’associations professionnelles en nutrition et d’un « collectif de Diététiciens-Nutritionnistes France », qui revendique des partenariats avec les filières agroalimentaires29. Alors que les éléments de langage semblent abondamment circuler, ces courriers contestent les recommandations de restriction sur la base d’arguments sanitaires (relatifs aux « besoins » nutritionnels de certaines populations) mais surtout sur la base d’arguments moraux (en dénonçant des recommandations complexes, culpabilisantes et anxiogènes) ou culturels (terroir et habitudes alimentaires).

  • 30 Le site internet de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique recense le type d’act (...)
  • 31 Ces amendements sont rejetés au motif que les recommandations ne relèvent pas du niveau législatif (...)

38Les courriers adressés aux autorités s’accompagnent en outre d’activités politiques plus directement orientées vers les parlementaires, afin de faire évoluer la réglementation. Financé par la filière des jus de fruit, un cabinet de lobbying spécialisé dans la création de groupes parlementaires envoie aux élus des « notes de position » (entretien, cabinet de lobbying) afin de soutenir un statu quo en matière de groupe alimentaire (les jus associés à la catégorie fruits/légumes) et de communication (l’équivalence avec une portion de fruits ou légumes)30. Ces activités peuvent s’accompagner de stratégies de substitution aux acteurs politiques, à travers notamment la rédaction d’amendements. Lors des débats sur la loi de modernisation du système de santé, la FNECE est à l’origine de propositions d’amendements visant à quantifier la consommation souhaitable d’eau par jour et par personne à 1,5 litre31.

39Au total, l’analyse des courriers met au jour les ressources argumentatives ainsi que les alliances que mobilisent les acteurs industriels pour contester les recommandations nutritionnelles. Ce registre d’activité organise non seulement des arguments, des connaissances et des références réglementaires, mais implique aussi différents types d’acteurs, qui sont mobilisés comme ressources utiles, à l’instar de professionnels de la nutrition ou de la diététique, ou qui sont visés comme cibles politiques, comme le sont les parlementaires ou les responsables d’agences, auxquels les courriers sont destinés. Ces réactions restent cependant modérées : la communication des industries agroalimentaires sur les recommandations nutritionnelles ne faisant pas l’objet d’une réglementation – à l’exception des allégations nutritionnelles et de santé (Todt & Lujan, 2017) – les acteurs privés peuvent s’adresser plus directement au grand public.

S’adresser au consommateur

40La contestation institutionnelle des recommandations nutritionnelles se double d’une communication auprès du grand public. Les acteurs économiques disposent en la matière de marges de manœuvre qui leur permettent d’adapter les recommandations nutritionnelles dans un sens favorable à leurs produits. Ce faisant, ils proposent un cadrage alternatif des enjeux nutritionnels plus conforme à leurs intérêts (Gilbert & Henry, 2012). Comme les activités orientées vers les acteurs publics, cette stratégie grand public mobilise des connaissances scientifiques, sans toutefois s’y limiter. Elle peut être déclinée à travers des outils de communication ou à travers des initiatives visant à renforcer « l’éducation au goût », dans une logique de plus grande proximité avec les consommateurs.

  • 32 Cultures Sucres, « Avis de l’Anses : cultures sucre soutient les recommandations sur les sucres », (...)
  • 33 Cédus (devenu Cultures Sucres en avril 2019), « La consommation de sucres en France », décembre 201 (...)

41En matière de recommandations nutritionnelles, la filière sucrière valorise volontiers la « sound science » (Girel, 2018)32. Mais elle commente et met en formes les données afin de ne pas mettre le sucre en cause. L’enjeu est moins de confronter des études scientifiques que de sélectionner des études et des résultats favorables (cherry pick data). Des infographies simplifient les recommandations nutritionnelles, en mettant par exemple en avant des données de consommation moyenne qui permettent de montrer que les nouvelles dispositions ont déjà atteint leurs objectifs33. La filière pioche dans les nouvelles recommandations et ne retient que celles qui lui permettent de valoriser ses produits. Loin d’être une disposition contraignante, les recommandations nutritionnelles peuvent même apparaître comme des ressources en termes de communication grand public. Cultures Sucre met par exemple l’accent sur la naturalité du sucre à travers la notion de « fait-maison » :

On est concernés car dans « ultra-transformé », il y a le sucre, le sel et le gras. Et en même temps, on est libérés car ils [les autres acteurs industriels] sont questionnés aussi sur les composés néoformés, les perturbateurs endocriniens, les additifs… ce qui vient complexifier le discours […] Ce qui est nouveau sur les repères, c’est le « fait maison ». Par rapport à d’autres secteurs transformés, le sucre, c’est aussi à domicile, pour les artisans, les collectivités territoriales… Ça nous intéresse de travailler cette question-là, sur le sucre dans les gâteaux de la mémé, etc. (entretien, ingénieur agroalimentaire, directeur des affaires scientifiques de Cultures Sucre).

  • 34 Interbev, courrier au président du HCSP, 28 mars 2017. L’outil est promu auprès de professionnels d (...)

42De la même façon, la filière de la viande fait un usage stratégique de la recommandation « moins de 500 g par semaine » en matière de communication. Interbev transforme une quantité qui a initialement été pensée comme une limite supérieure conseillée en une norme de consommation conseillée. Elle fait de la viande un groupe alimentaire indispensable à la santé. Des publications substituent l’objectif de réduire la consommation en-deçà de la quantité limite par l’objectif d’« interpeller les trop gros consommateurs » et de « rassurer les petits consommateurs » en proposant des recettes. La filière promeut par ailleurs un visuel de consommation développé à dessein : qualifié de « repère de portion », cet outil de communication rend visible la quantité de viande pouvant être consommée chaque jour et prétend éduquer les consommateurs. Pour le légitimer, l’interprofession mobilise la figure du consommateur désorienté, révélé par l’expérience de consultations de diététiciens et nutritionnistes. Ce visuel est supposé offrir des « précisions pratiques et utiles pour une meilleure compréhension par le grand public34 ». Le syndicat de la charcuterie adopte une stratégie comparable en mobilisant la notion de portion sur son site internet et en associant la charcuterie à des aliments jugés sains pour en modifier la perception :

Nos produits ne sont pas consommés tout seuls. On va les manger avec du pain, des cornichons, de la salade, avec des légumes grillés. Nous, c’est l’amélioration de l’équilibre alimentaire, c’est le plat, le repas voire la journée de consommation. Et une alimentation en quantités raisonnables (entretien, directeur des affaires scientifiques et techniques, Fédération française des industriels charcutiers traiteurs, docteur en génie des procédés).

43Outre des actions de communication, les acteurs industriels des filières alimentaires s’impliquent aussi dans des actions de proximité auprès des consommateurs, en soutenant notamment des démarches « positives » d’éducation alimentaire ou au goût. Parmi les plus célèbres, le programme de prévention « Ensemble, Prévenons l’Obésité des Enfants » (EPODE), devenu « Vivons en Forme », est mis en œuvre dans près deux-cent cinquante communes (Bergeron et al., 2011). Le programme européen « Des fruits et légumes, lait dans les écoles » associe plusieurs interprofessions. Des fondations d’entreprise récompensent parallèlement des actions pédagogiques avec les « Nids d’Or » de la fondation Nestlé ou le prix « Matty Chiva » de la fondation Danone.

44Loin de contraindre l’activité de communication et de marketing des industries agroalimentaires, les recommandations nutritionnelles constituent aussi des ressources utiles pour promouvoir certains produits. La référence aux recommandations nutritionnelles permet aux acteurs économiques d’apparaître comme des partenaires de santé, notamment à travers des démarches d’information et d’éducation des consommateurs.

Conclusion

45La définition de nouvelles recommandations nutritionnelles offre l’occasion de revenir sur les conditions d’action publique en matière de politiques alimentaires et de santé publique. Les relations entre acteurs scientifiques, administratifs et industriels se nouent de manière évolutive tout au long du processus de définition des recommandations, aux frontières d’une régulation d’État et de marché, dans un secteur dont le poids et les enjeux économiques sont connus et anticipés par les agences de régulation. Les stratégies de mise à distance des acteurs privés dans le cours du travail de régulation s’accompagnent d’un renforcement des capacités bureaucratiques. Ce renforcement conduit à nuancer l’idée d’une capture de la régulation par des acteurs privés ou d’une privatisation de l’action publique. Ce renforcement bureaucratique apparaît d’autant mieux qu’il est considéré dans la durée, en France comme dans d’autres pays (Benamouzig & Besançon, 2005 ; Carpenter, 2010). Il n’est pas propre à la nutrition et peut être observé dans la régulation des médicaments (Hauray, 2006 ; Carpenter, 2010), en matière de sécurité sanitaire des aliments (Demortain, 2011) ou dans la régulation des produits chimiques (Boullier, 2019). 

46Comme dans ces secteurs, le renforcement des capacités bureaucratiques doit cependant composer avec les activités politiques d’acteurs industriels, souvent intenses. De sorte que le renforcement bureaucratique observé ne doit en aucun cas être confondu avec un simple renforcement de la régulation elle-même, qui est plutôt l’objet de savants équilibres, d’actions et de réactions, d’ajustements et d’anticipations réciproques entre les parties. Dans ces processus, les savoirs mobilisés jouent un rôle important. Ils ne sont pas ici principalement façonnés par des acteurs industriels, à la différence d’autres savoirs de régulation (Borraz & Demortain, 2015). Les recommandations nutritionnelles agrègent des connaissances scientifiques issues du champ de la nutrition et prennent en compte les conditions pratiques de leurs usages par les consommateurs. Elles sont plastiques et peuvent être mobilisées par les différents acteurs de manière souple et le cas échéant révisable. Leurs contenus se stabilisent autour de versions retenant un assentiment suffisant pour ne pas donner prise à une opposition trop explicite ou à des controverses qui fragiliseraient les équilibres entre parties.

47Bien qu’elles renforcent la capacité de l’administration à définir de nouvelles normes nutritionnelles, les recommandations le font dans des proportions finalement limitées, qui entérinent des principes partagés, liés notamment au souci d’agir indirectement sur le consommateur par la communication de simples informations, plutôt que d’agir sur les producteurs ou par des instruments d’action plus normatifs, comme des formes de taxation ou d’interdiction (Bergeron, 2010). Ces modes de régulation relèvent d’une évolution plus générale des formes d’intervention publiques, qui privilégient l’information délivrée au consommateur plutôt qu’une action plus directe sur la régulation des produits alimentaires (Frohlich, 2017). Elles placent au cœur de la régulation des enjeux informationnels et cognitifs. Dans notre cas, les acteurs publics semblent avoir intégré les principes de cette régulation par l’information et cherchent davantage à gagner du terrain vis-à-vis de l’industrie alimentaire dans le cadre de limites tacitement admises, plutôt qu’en cherchant à dépasser ces limites en envisageant d’autres formes de régulation, plus directes ou contraignantes, qui feraient apparaître le risque d’actions en retour de l’industrie plus actives ou controversées.

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Notes

1 Nous adoptons dans cet article l’expression générique de « recommandations nutritionnelles » pour désigner et caractériser l’instrument d’action publique élaboré par l’Agence nationale chargée de la sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), le Haut conseil de la santé publique (HCSP) et Santé Publique France. Empiriquement, elle désigne à la fois les quantités d’aliments ou nutriments à consommer et leur communication en direction du grand public.

2 Le « Nutriscore » a, en effet, été âprement combattu par les industriels et commenté par des journalistes à l’occasion de son adoption par les pouvoirs publics en 2016 (Blanck, 2018). Laure Séguy (2014) rend également compte des activités politiques déployées par des acteurs privés en matière d’étiquetage nutritionnel au niveau européen.

3 Des actions d’information nutritionnelle (guides, brochures ou affiches) étaient, auparavant, conçues à l’échelle nationale par le Comité français d’éducation à la santé (CFES), ancêtre de l’Institut national de prévention et d’éducation à la santé (Bouchayer, 1984). Avant la fin des années 1990, la nutrition reste cependant un thème marginal en santé publique, qui ne fait pas l’objet d’une programmation ni d’un financement spécifique. Les membres du CFES échouent à obtenir le soutien du ministère de la Santé pour développer des campagnes de communication à l’échelle nationale (« Le Comité Français d’Éducation à la Santé, une institution essentielle pour la santé publique », Rapport interne du CFES, juin 1995). Ils font appel aux acteurs industriels pour mener des actions et études en nutrition (Boubal, 2018).

4 En 2010, l’AFSSA a fusionné avec l’Agence française de sécurité sanitaire de l’environnement et du travail pour former l’Anses.

5 Cette agence a fusionné en 2016 avec l’Institut national de veille sanitaire et l’Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires pour devenir Santé Publique France.

6 Pour une analyse détaillée des rapports entre acteurs scientifiques et acteurs économiques dans le champ de la nutrition, voir (Cortinas & Benamouzig, 2020).

7 Des courriers révèlent que l’interprofession sucrière a transmis aux experts des « commentaires » sur le guide alimentaire du PNNS. Si toutes les remarques ne sont pas prises en compte, certaines formulations initiales disparaissent du guide final.

8 L’entretien a été réalisé dans le cadre de la thèse.

9 Ils s’appuient en partie sur le travail de révision des Apports nutritionnels conseillés (ANC), coordonné par l’AFSSA. Les ANC définissent les besoins nutritionnels moyens pour la population, en précisant le type et la quantité de macronutriments, vitamines et minéraux.

10 voir l’annexe électronique 1, https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/10144.

11 Certaines des institutions d’appartenance des experts (l’Institut Pasteur de Lille, INRA et AgroParisTech) ont des liens réguliers avec les industries agroalimentaires (Cortinas & Benamouzig, 2020). Une professeure en marketing et une chargée d’études de Santé Publique France sont intégrées à l’expertise pour contribuer à l’étude des aspects « sociaux », c’est-à-dire de réception, des recommandations.

12 Deux organisations professionnelles sont auditionnées : le Centre national interprofessionnel de l’économie laitière (CNIEL) et l’Association nationale des industries alimentaires (ANIA). Comme l’ANIA représente des intérêts très hétérogènes, certains de ses adhérents (secteur des jus de fruits et nectars, des corps gras, du sucre, des viandes, des céréales, du lait et des produits laitiers frais) participent également aux échanges.

13 Le CAT est composé de cinq membres de Santé Publique France et de six experts externes : deux professeurs (en sciences de la communication et en sciences du sport), une diététicienne et trois membres de structures de prévention et promotion de la santé.

14 D’ordinaire introduite pour caractériser la convergence de mouvements sociaux, la notion d’« alignement » est ici sollicitée pour caractériser la convergence d’institutions qui mobilisent non seulement des intérêts ou des compétences administratives spécifiques mais aussi des savoirs et des représentations partagées, suscitant d’autant mieux cet alignement (Snow et al., 1986).

15 L’Anses créée le groupe alimentaire « légumineuses » (associé auparavant aux féculents) et distingue l’eau de l’ensemble des boissons.

16 Deux expertes du groupe de travail, une chercheuse en marketing et un membre de Santé Publique, sont chargées d’une enquête qualitative visant à tester la formulation de différentes recommandations, notamment en matière de portions, auprès d’un échantillon de la population et de professionnels de diététique. Ce travail n’est finalement pas conservé dans le rapport car il est jugé relever de compétences de communication.

17 Voir l’annexe électronique 2, https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/10144.

18 Le texte auquel nous avons eu accès est une version préparatoire, quoique aboutie. Plus de la moitié du document (11 pages) est constituée de références bibliographiques. Un courrier de l’industrie laitière laisse entendre qu’une réponse écrite de la DGS leur a été adressée suite à l’avis du HCSP. Sollicitée également après l’avis du HCSP, l’Anses enjoint, de son côté, la filière laitière de s’adresser directement à cette instance. À ces exceptions près, les courriers des industries restent sans réponse formelle.

19 Le courrier est généralement court. Il s’agit d’un document recto-verso, comportant le logo de l’interprofession et la signature manuscrite de son directeur ou président. Il est parfois complété d’annexes (extraits d’études, tableaux de consommation, etc.). Les tampons des administrations, cabinets et agences sanitaires ainsi que les commentaires laissés sur les courriers sont la trace de leur circulation au sein des organisations.

20 Courrier à Santé Publique France, juillet 2017.

21 Courrier à la DGS, juillet 2017.

22 Courriers au HCSP de juin 2017 et à la DGS de juillet et août 2017.

23 Courrier à la DGS, juillet 2017.

24 Courrier à la DGS, février 2018.

25 Idem.

26 Courrier à la DGS et à Santé Publique France, juin 2017.

27 Selon les données du CRÉDOC, l’un des principaux pourvoyeurs d’études pour le compte des industries et interprofessions, FNECE, courrier à Santé Publique France, décembre 2017.

28 Courrier au HCSP, avril 2017.

29 Le « collectif » ne s’exprime pas au nom d’une association professionnelle. Il réunit les revendications de vingt-six diététiciennes dont les noms, fonctions, années et lieux d’exercice sont précisés en fin de courrier. L’Association française des diététiciens-nutritionnistes, la Société française de nutrition et la Fédération française de nutrition (FFN) écrivent également au HCSP. L’« avis » de la FFN a, depuis, été mis en ligne.

30 Le site internet de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique recense le type d’activité et les montants déployés par les filières.

31 Ces amendements sont rejetés au motif que les recommandations ne relèvent pas du niveau législatif (Sénat, séance du 15 septembre 2015).

32 Cultures Sucres, « Avis de l’Anses : cultures sucre soutient les recommandations sur les sucres », 28 juin 2019. Depuis la fin des années 1980, des avocats, lobbyistes, entreprises de relations publiques et think tanks proches de l’industrie mobilisent la notion de « sound science » (ou « science pure ») pour contester les travaux qui nuisent à leurs intérêts ou retarder une réglementation.

33 Cédus (devenu Cultures Sucres en avril 2019), « La consommation de sucres en France », décembre 2018.

34 Interbev, courrier au président du HCSP, 28 mars 2017. L’outil est promu auprès de professionnels de la nutrition, lors de salons ou dans des publi-rédactionnels. En tant que membre d’Interbev, la FCD intègre également le visuel dans un guide nutritionnel destiné au grand public, « Les clés pour bien manger » (2019).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Daniel Benamouzig et Camille Boubal, « Réguler avec modération : le cas des recommandations nutritionnelles  », Sociologie [En ligne], N° 2, vol. 13 |  2022, mis en ligne le 02 juin 2022, consulté le 12 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/10021

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Auteurs

Daniel Benamouzig

daniel.benamouzig@sciencespo.fr
Directeur de recherche CNRS, Sciences Po, Centre de sociologie des organisations et Chaire santé – Chaire santé, 84 rue de Grenelle, 75007 Paris , France

Articles du même auteur

Camille Boubal

camille.boubal@sciencespo.fr
Post-doctorante Sciences Po, Centre de sociologie des organisations et Chaire santé – Chaire santé, 84 rue de Grenelle, 75007 Paris, France

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Droits d’auteur

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