Navigation – Plan du site

AccueilNuméros6La recherche par l'écritNotes de lectureHélène Le Dantec‑Lowry, Mathieu R...

La recherche par l'écrit
Notes de lecture

Hélène Le Dantec‑Lowry, Mathieu Renault, Marie‑Jeanne Rossignol, Pauline Vermeren (dir.), Histoire en marges. Les périphéries de l’histoire globale

Maboula Soumahoro
Référence(s) :

Hélène Le Dantec‑Lowry, Mathieu Renault, Marie‑Jeanne Rossignol, Pauline Vermeren (dir.), Histoire en marges. Les périphéries de l’histoire globale , Presses universitaires François-Rabelais, Tours, 2018, 363 p., ISBN 9782869066854, 23€

Texte intégral

1L’ouvrage collectif se décline en une introduction, suivie de trois parties. L’introduction est rédigée à huit mains par l’ensemble des spécialistes ayant dirigé l’ouvrage. S’ensuivent, la première partie, « Le récit historique en question » ; la deuxième, « Les marges intérieures aux confins de la discipline et de ses normes » et la troisième et dernière partie « Des historiens aux marges de l’Occident : portrait de groupe ». Un ensemble de quatorze contributeurs, dont deux des directeurs de cet ouvrage collectif, Mathieu Renault et Pauline Vermeren, a contribué à cette publication. Cette dernière affiche une ambition indéniable qui se déploie à travers les multiples thématiques abordées, la diversité des aires géographiques et des périodes historiques qu’elle recouvre. En effet, le livre propose, et cela dès le sous-titre, des pistes de réflexions sur ce qui est nommé « l’histoire globale » ou « histoire‑monde ». Un large éventail de disciplines de sciences humaines est également représenté dans ce travail collectif, parmi celles-ci : l’histoire, la philosophie, l’anthropologie et la civilisation du monde anglophone.

2L’introduction pose le cadre et le contexte en proposant un survol de l’historiographie, une présentation de la spécificité de la pratique de la discipline historique dans la tradition africaine-américaine (ou plus précisément noire états-unienne) et les multiples significations des « marges » de « l’histoire-monde » dans les domaines des sciences sociales et humaines. Cette introduction prend comme point de départ historiographique la critique formulée par Gérard Noiriel dans son ouvrage Sur la « crise » de l’histoire (Paris, Belin, 1996) dans laquelle, aux yeux de l’historien français, « une certaine approche, de l’histoire et de la pratique historique », en pleine expansion aux États–Unis, mettrait en lumière les orientations idéologiques, subjectives et politiques des historiens et historiennes. Plus de deux décennies après la publication de cet ouvrage-repère, et toujours dans le contexte français, des ouvrages, entre autres, tels que L’Histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales de Yvon Jablonka (Paris, Seuil, 2014) ou encore Faiseurs d’Histoire. Pour une histoire indisciplinée, un ouvrage collectif dirigé par Philippe Gumplowicz (Paris, PUF, 2016) se sont démarqués de l’analyse de Gérard Noiriel pour proposer de nouvelles approches de la « tradition historiographique occidentale » en mettant en lumière les limites des ambitions universalistes de cette dernière. L’évolution de ces analyses est à ancrer dans le contexte des profondes transformations sociales, politiques et économiques qui se sont produites dans les années 1960 et 1970 au sein des nations anciennement colonisées et nouvellement indépendantes, de même que dans de nombreuses anciennes puissances coloniales. On assiste alors à une large remise en cause de la « perspective européocentriste ». L’intérêt pour les marges est croissant.

3Ces marges doivent être définies, appréhendées et comprises de diverses manières, chacune indispensable si l’on veut s’approcher au plus près de ce qui pourrait, dans un idéal, caractériser l’écriture de l’histoire : la complexité. En effet, les marges sont d’ordre géographique, social et économique. Elles sont, en outre, constituées à la fois des identités et des revendications qui émanent des personnes, groupes et communautés ayant été « opprimés », « exclus », négligés, voire « oubliés » par l’histoire. Ces catégories sont celles dont se préoccupent l’historiographie postcoloniale à travers les subaltern studies qui ont fait leur apparition depuis l’Inde au début des années 1980, avec des figures de proue telles que, Partha Chatterjee ou Ashis Nandy. La mouvance intellectuelle dite postcoloniale entreprend un renversement de perspective en repensant et relisant les catégories de pensées dites occidentales. Il s’agit, dans un même mouvement, de déconstruire les « mythes européocentristes » qui reposent sur des valeurs de progrès et d’humanisme, et de réhabiliter les savoirs endogènes.

4Par la suite, à la fin des années 1980, l’effondrement du bloc soviétique a donné lieu à l’émergence des global studies dont le postulat de départ reconnaît le monde en tant qu’espace global, peu ou mal défini, dans lequel n’ont plus aucun sens les divisions et dichotomies Est‑Ouest et le bipolarisme géopolitique. C’est le moment de l’émergence des Suds et d’un monde multipolaire. Cela a contribué à la compréhension du monde actuel : un « espace globalisé » dont l’histoire est incessamment connectée et se caractérise par l’infinie complexité des individus, groupes et communautés, idées, objets et artefacts, idéologies et emprunts culturels. L’idée sous-jacente est la suivante : l’Europe a elle aussi, et cela est à souligner, été transformée au cours de sa rencontre avec le reste du monde. Par conséquent, cette Europe ne saurait être envisagée à travers le seul prisme d’un continent pourvoyeur vis-à-vis du reste du monde : le statut de continent récepteur se doit aussi d’être pris en compte. En cela, le regard se doit d’être décentré, afin de laisser toute leur place aux multiples et différents agents, extra-européens, qui proposent leurs propres perceptions. C’est la fin du récit, du regard, du prisme unique. Ainsi, l’Europe n’occupe plus la place centrale dans cette histoire‑monde. Telle est la généalogie historiographique dans laquelle l’ouvrage Histoire en marges souhaite s’inscrire.

5Le positionnement historiographique du présent ouvrage se fonde sur un ensemble de conclusions tirées de l’analyse des enjeux autour de l’écriture de l’histoire depuis une position marginalisée. Ces enjeux se déploient tant au niveau de la méthodologie que de l’épistémologie, des politiques ou des évolutions sociales. Le cas des historiens africains-américains et de leurs productions sur une période d’un siècle (1850-1950) est présenté comme emblématique. La marginalité des historiens africains-américains a découlé de leur exclusion de la société états-unienne et des institutions professionnelles et académiques. La période envisagée ici couvre une grande part de la période ségrégationniste – de jure et de facto – qui a confiné les historiens africains-américains de la période aux établissements HBCU (Historically Black Colleges and Universities, soit les établissements d’enseignement supérieurs créés pour les Noirs à partir de la fin du xixe siècle), leur refusant l’accès aux sociétés savantes ainsi qu’aux fonds d’archives officiels, notamment dans les États du Sud.

6Ces historiens africains‑américains ont néanmoins dénoncé, contesté et combattu cette marginalisation. Ils ont, en outre, tout mis en œuvre pour la contrecarrer en créant leurs propres sociétés d’historiens et revues savantes consacrées à la discipline historique tout aussi capables d’entrer en rivalité avec celles tenues par les professionnels et savants Américains blancs. Pour exemple, l’incontournable Carter G. Woodson. Fréquemment désigné comme le « père de l’histoire africaine-américaine », il fut le second Africain‑Américain, après l’immense W.E.B. Du Bois, à sortir diplômé de Harvard avec un doctorat en histoire. Carter G. Woodson est le fondateur de la revue savante The Journal of Negro History, lancée en 1916 par l’Association for the Study of Negro Life and History, qui existe aujourd’hui encore sous le nom d’Association for the Study of African American Life and History. Cette société savante avait pour fondement la volonté de compiler et diffuser les travaux de recherche autour de l’histoire des Africains‑Américains.

7Ces historiens africains-américains peuvent servir de cas à la fois pratique et illustratif de cette écriture de l’histoire pratiquée depuis une position de marginalité. Parce qu’ils ont assumé leur désir et leur volonté d’écrire l’histoire de leur propre communauté dans le but de l’insérer dans l’histoire plus large de la nation états-unienne, ils se sont révélés novateurs dans leur méthode (notons par ailleurs que c’est dans ce sens que Carter G. Woodson lance, à partir de 1926, Negro History Week, devenue aujourd’hui Black History Month). Ainsi, ces historiens issus de la communauté africaine-américaine ont œuvré à la collecte et la préservation des traces des individus les plus démunis, les plus modestes, qui traditionnellement ont été ignorés et laissés de côté par l’écriture de l’histoire de la nation états‑unienne. Dans le but de récolter et préserver les traces et bribes de cette communauté marginalisée, il a multiplié et diversifié la nature des sources constituant l’archive. Cela a signifié un recours à l’histoire orale, discipline historique dont les historiens africains-américains sont indubitablement les pionniers. Ces pratiques et écritures de l’histoire par ces Africains‑Américains témoignent d’un ancrage fondamental et profond dans la communauté africaine-américaine, mais également une conscience de la diaspora noire/africaine, comme le démontre l’intérêt pour Haïti. Les historiens africains-américains sont parvenus à donner forme à une narration historique permettant une alternative, voire un complément à la narration dominante portant sur la nation états‑unienne.

8Il peut être donc question d’appréhender ces pratiques et écritures de l’histoire comme ayant largement contribué à une forme de renouvellement de l’histoire occidentale blanche précisément depuis cette position de marginalité. Les historiens issus de la communauté africaine-américaine ont montré et démontré que l’histoire de leur communauté fait partie intégrante de l’histoire de la nation. Cette histoire nationale, d’ailleurs, s’inscrit elle-même dans un contexte élargi : celui de l’Atlantique et du reste du monde. C’est bien en cela que ces historiens africains-américains doivent être reconnus, comme les producteurs d’une histoire-monde. Il importe également de prendre note de leur influence sur l’historiographie des ouvriers, des minorités (ethniques, raciales et de genre) au cours des années 1970, dans son recours aux documents non écrits, aux sources orales, audio et visuelles et aux pratiques culturelles.

9On pourrait estimer que la démarche d’une pratique d’écriture de l’histoire comme une histoire-monde relève de l’action militante. L’objectif de ce militantisme est, toutefois, communément assumé. C’est celui qui propose et met en forme le renversement du récit occidental désigné comme « blanc ». Dans le cas des subaltern studies, leur émergence s’est faite depuis la marge des anciens empires coloniaux. La contribution de ces études a été l’approfondissement de la réflexion développée autour de l’articulation et l’imbrication du centre et de la périphérie. Cependant, ce courant de pensée ne saurait être simplifié. En effet, il ne se limite pas à la seule opposition entre le centre et la périphérie. En vérité, ce qui est mis en exergue et exploré est davantage la tension qui se loge entre les notions d’appartenance et d’exclusion, les formes de hiérarchisation et les différents rapports de domination qui régissent les sociétés postcoloniales. Ainsi, la marge apparaît alors comme source et lieu d’innovation, capable et désireuse de produire ses propres normes. Normes qui, à leur tour, ambitionnent de remettre en question les codes dominants d’une société donnée. Que cette société donnée, nécessairement et fortement hiérarchisée, se situe en Asie, en Europe, dans la Caraïbe, aux États‑Unis ou sur le continent africain. Si les spécificités locales et nationales, voire linguistiques, doivent impérativement être prises en compte et respectées, Histoire en marges met en lumière les similitudes qui transcendent les lieux et les périodes historiques. Hommes et femmes, professionnels ou « amateurs », tous et toutes ont œuvré depuis leurs marges respectives à l’alimentation, c’est-à-dire à l’enrichissement, de l’écriture de l’histoire.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Maboula Soumahoro, « Hélène Le Dantec‑Lowry, Mathieu Renault, Marie‑Jeanne Rossignol, Pauline Vermeren (dir.), Histoire en marges. Les périphéries de l’histoire globale  »Esclavages & Post-esclavages [En ligne], 6 | 2022, mis en ligne le 19 mai 2022, consulté le 25 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/slaveries/5855 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/slaveries.5855

Haut de page

Auteur

Maboula Soumahoro

Maîtresse de conférences, université de Tours, Département d'anglais, études états-uniennes, africaines-américaines et de la diaspora noire/africaine

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search