L’autobiographie au risque du plateau
Les tribulations d’une étrangère d’origine d’Élizabeth Mazev, adapté de son autobiographie Mémoire pleine. Mise en scène : François Berreur.
Texte intégral
Élisabeth Mazev dans Les Tribulations d’une étrangère d’origine

Mise en scène : François Berreur
© Raynaud de Lage
1Élizabeth Mazev, née en 1965, est célèbre avant tout comme actrice de théâtre : elle a joué dans bon nombre de mises en scène d’Olivier Py qu’elle connaît depuis l’école primaire. Elle a été l’interprète de Corneille, Racine, Marivaux, Giraudoux, Claudel, Ionesco, Valère Novarina, Lagarce, David Lescot ou Gregory Motton, sans que cette liste soit naturellement exhaustive. Parallèlement à cette riche carrière saluée par le public et la critique, elle a écrit des textes de théâtre, publiés aux Solitaires intempestifs : Mon père qui fonctionnait par périodes culinaires et autres (1993), Les Drôles (Un mille-phrases) (1993) et Les Cigales (2004). La dimension autobiographique y est très présente : Mon père… créé sur la scène à la Ménagerie de Verre en mai 1989, dans une mise en scène d’Olivier Py, est composé de courts épisodes racontant des souvenirs d’enfance sur son père jusqu’à sa mort. À la création, le texte était réparti entre trois interprètes : Élizabeth Mazev, Madjid Ziouane et Nella Henry. Les Drôles est composé de mille paragraphes-phrases numérotés qui racontent tous les souvenirs liés à sa relation avec Olivier Py depuis le CE2 jusqu’à leur mariage ; la pièce a été créée au Théâtre de la Bastille en 1993, mise en scène par Olivier Py et jouée par Élizabeth Mazev et Olivier Py accompagnés de deux instrumentistes. Le contenu autobiographique est moins directement présent dans Les Cigales, publié en 2004, qui concerne néanmoins la vie dans les coulisses du théâtre.
2Depuis 1995, Élizabeth Mazev prenait des notes en vue d’écrire des mémoires. Une commande du département de la fiction de France Culture, par l’intermédiaire de Nelly Le Normand, alors conseillère littéraire, l’a amenée à terminer son travail en 2009 et, sous le titre Glossolalie, elle a assuré une lecture de ce texte à la radio en 2010 dans une réalisation de Laure Egoroff montée et mixée par Éric Boisset et Xavier Lévèque. À la fin de cette même année, son texte, organisé en cinq chapitres sous une forme strictement narrative, a été mis au programme de l’ÉPAT (École Pratique des Auteurs de Théâtre), à Théâtre ouvert. La tradition des cessions de l’ÉPAT est de faire participer un auteur en résidence à la mise en théâtre d’un de ses ouvrages. Cette fois, Élizabeth Mazev était invitée comme auteur, avec François Berreur comme maître d’œuvre. Publié en 2011 aux Solitaires intempestifs sous le titre Mémoire pleine, son texte est devenu, sur la base du travail réalisé à l’ÉPAT, le support d’un véritable spectacle qui a été donné à Rennes en novembre 2012, au Centre Dramatique National de Besançon en février 2013, au Théâtre ouvert de Paris jusqu’au début du mois de mars avant une représentation à Baume-les-Dames. Il a été repris cet automne, les 12 et 13 novembre à Niort, le 19 novembre à Beaune et le 22 novembre à Creil. Enfin, il sera redonné du 22 janvier au 9 mars 2014 au Théâtre Le Lucernaire à Paris. Il s’inscrit dans cette veine désormais bien nourrie, depuis Philippe Caubère, d’acteurs seuls en scène, créant un spectacle à partir du récit d’épisodes de leur histoire personnelle.
3Dans le cadre de l’interrogation générale de ce premier numéro de Skén&Graphie sur la tension entre les exigences du plateau et l’écriture proprement dramatique, il a paru intéressant de faire sa place à un texte conçu par une actrice, mais sans destination scénique précise, et qui est pourtant devenu l’objet d’une véritable représentation après être passé par les étapes d’une réalisation pour la radio et d’une mise en espace. Un texte d’apparence non dramatique mais conçu par une actrice aurait-il d’emblée sa place au théâtre ? Sa vertu scénique tient-elle à ses caractéristiques propres, au talent de son interprète ou au travail réalisé par le metteur en scène ? Comment le texte lui-même a-t-il été adapté en fonction de la scène ?
François Berreur nous a offert l’opportunité d’un entretien pour préciser ces différents points.
Pascal Lécroart – Pouvez-vous tout d’abord éclaircir les conditions d’écriture et de représentation de ce texte ?
François Berreur – Les Solitaires intempestifs ont édité Mémoire pleine en 2011 et je connaissais déjà le texte tel qu’il m’avait été proposé. J’ai dit à Élizabeth que ça me paraissait intéressant d’en faire le support d’un spectacle. Dans le cadre de deux sessions de l’ÉPAT, à Théâtre ouvert, l’idée était donc, pendant une première semaine de travail, du 13 au 18 décembre 2010, de lire le texte et de voir comment cela pouvait faire théâtre ou pas. Pendant une seconde session, du 9 au 21 mai 2011, on a construit et présenté une mise en espace. Elle n’a rien réécrit. On a simplement fait quelques coupures et réorganisé un ou deux passages en modifiant légèrement l’ordre. On l’a ensuite présenté trois fois avec elle comme auteur-actrice. Comme ça s’est bien passé, on a décidé d’en faire une version spectacle en affinant la réalisation scénique avec une scénographie au service du texte.
PL – Contrairement aux textes qu’elle avait précédemment écrits, Mémoire pleine n’a pourtant pas été écrit en vue de la représentation ?
FB – C’est ce qu’elle dit, mais comme elle est actrice, elle a dû implicitement ou explicitement penser qu’elle pourrait le jouer… En tout cas, avec Mon père qui fonctionnait par périodes culinaires et autres et Les Drôles (Un mille-phrases), on a trois textes autobiographiques qu’on pourrait d’ailleurs réunir pour en faire un triptyque, en attendant un quatrième volet pour lequel il n’y a qu’un titre pour l’instant, Paradis de torture, qui évoquerait sa carrière d’actrice.
PL – Est-ce qu’il y a une écriture spécifique d’une actrice ayant l’expérience de la scène ?
FB – Pour moi, l’intérêt dans ce texte est qu’elle propose une forme théâtrale à l’intérieur de son écriture. Même sous la forme, ici, d’un monologue, il y a une vraie théâtralité qu’on remarque d’abord dans l’oralité de la langue. Est-ce lié à sa pratique ? Oui, je pense, car elle pense théâtre, elle vit théâtre. Et puis, il y a une vraie structure dramaturgique : on trouve ainsi des éléments qui reviennent tout en évoluant comme la Bulgarie présentée comme « le satellite le plus fidèle de l’Union soviétique » ou le mausolée d’abord rutilant et vénéré de Gueorgui Dimitrov qui, ensuite laissé à l’abandon, revient, pour conclure, sur la forme d’une terrasse vide après avoir été rasé. Son texte est nourri par sa biographie, mais sa structure est très concertée. On a ainsi à disposition des éléments qui vont permettre de rythmer le spectacle. Les coupures ne concernent donc que quelques détails ou scènes anecdotiques moins importantes pour le récit, et ont permis d’éviter toute dispersion. En revanche, on a maintenu, par exemple, tout ce qui concernait le « satellite le plus fidèle de l’Union soviétique » ou les évocations du héros communiste de la Bulgarie, Gueorgui Dimitrov.
PL – Comment s’est fait ce travail sur le texte ?
FB – Il s’est fait lors de la première semaine de travail, à l’hiver 2010, dans le cadre de l’ÉPAT. Les lectures ont permis, à deux, de faire le travail par élimination. Ensuite, lors de la mise en espace, quelques mois plus tard, il n’y a plus eu de modification sur le texte.
PL – Ce n’est donc pas une écriture de plateau ?
FB – Non ; c’est d’ailleurs le principe de l’ÉPAT : on part d’un texte et on essaie de voir comment ce texte peut devenir théâtre et s’il a besoin d’être en partie réécrit. Ici, il n’y a pas eu besoin d’ajouter un mot. Le projet était vraiment de partir du récit pour en faire une forme théâtrale, mais sans réécriture et sans travail d’écriture, juste avec quelques coupes.
PL – Pourtant, il y a de la musique, des chansons dans le spectacle qui ne sont pas dans le texte…
FB – Si, elles y sont à l’état de texte ou d’évocations. Après, elles sont présentes dans l’imaginaire d’Élizabeth ; pour elle, la musique y était et on a pu s’appuyer là-dessus. Cette force dramatique est déjà dans le texte. J’ai simplement tiré parti de cette musique à d’autres moments : quand il est question de danse, on entend ainsi un arrangement à partir d’une des trois chansons.
PL – Mais le fait qu’Élizabeth puisse être successivement une petite fille qu’on voit grandir, qui devient actrice, qui change de vêtements et de maquillage, apporte des conditions d’énonciation propres à la réalisation scénique qui modifient totalement la perception et la compréhension du texte…
FB – Ça, c’est la part spécifiquement théâtrale qui permet de voir comment, à partir d’un récit, on arrive à faire du théâtre. Au fond, la question du théâtre, c’est celle du présent : comment l’actrice peut-elle avoir la capacité d’être une petite fille de cinq ans sans l’être ? Par une forme de naïveté et de fraicheur dans son jeu, tout le public est d’accord pour penser qu’elle a cinq ans. Elle passe ainsi par différents âges au-delà de la question de la représentation de l’âge. Ce que je lui disais pendant le travail de répétition, c’était qu’il ne fallait pas raconter. Le but, c’est, pour l’acteur, d’être présent, d’être au présent de l’invention, de ce qu’il nous raconte ; mais il ne faut pas qu’il nous évoque le passé. Alors que le texte est écrit au passé, il faut que l’acteur nous le raconte au présent et que nous, comme spectateurs, nous soyons dans un récit qui s’invente au théâtre. C’est tout le paradoxe. Quand c’est réussi, c’est la simplicité qui l’emporte sur toute artificialité.
PL – La pièce, en fonction des spectateurs, prend des résonances différentes : pour un public de plus de quarante ans, cette évocation de la Bulgarie soviétique renvoie à un univers connu et en partie vécu à travers la guerre froide puis l’effondrement du bloc communiste. Mais un public plus jeune, pas forcément féru d’histoire, n’a pas ces références à disposition.
FB – Oui, mais la question de la place des Français nés de parents étrangers est bien actuelle… Tout le public se retrouve ainsi sur une part du récit. Dans une discussion avec des spectateurs, une personne du public a dit qu’elle se retrouvait totalement dans le spectacle parce qu’elle était alsacienne et que, venant d’Alsace, elle avait vécu la même histoire qu’Élizabeth Mazev… On pourrait dire la même chose de quelqu’un originaire d’un quartier nord ou d’une banlieue quelconque. Et puis, l’idée du spectacle, c’est aussi l’enfance, l’enfance oubliée, l’enfance rêvée… On peut avoir une enfance heureuse dans des quartiers où on n’aurait pas envie d’habiter ! L’époque de l’enfance est au cœur du spectacle comme le montre le mot final, lorsqu’elle dit à sa mère : « Je me demande si elle a jamais existé, la Bulgarie dont vous m’avez tellement parlé » et que celle-ci répond : « Ça prouve qu’on a bien raconté. » Ce mot final montre que ce qui importe, ce n’est pas l’histoire vraie, mais c’est qu’on a raconté une belle histoire. De là le refus dans le spectacle de jouer sur des costumes ou des accessoires folkloriques authentiques. Ce qui est important, c’est la forme qui est donnée pour que le particulier puisse prendre sa résonance universelle.
PL – Quelles sont les conditions qui ont permis de faire de ce texte le support d’un spectacle ?
FB – Il faut deux choses déjà évoquées, parfaitement réunies ici : une oralité de l’écriture et des ressorts dramaturgiques sous-jacents dans le texte. Comme metteur en scène, j’ai simplement proposé l’espace, la scénographie autour de deux idées directrices : d’un côté son rapport avec la Bulgarie et les allers-retours entre les deux pays, de l’autre une réflexion sur la manière dont on devient actrice. Comme elle raconte le rapport à la Bulgarie dans le texte, moi, je me suis occupé de la seconde idée en montrant comment elle revient tout le temps sur scène pour rejouer des bouts de sa vie, jusqu’à la fin où on pourrait dire qu’on rejoint le présent : tout ce qu’on a vu n’est peut-être, au bout du compte, qu’un petit numéro de cabaret et la chanson finale permet de récapituler tout le spectacle. Mon travail était donc de proposer une forme dans laquelle elle s’est glissée.
PL – Cette forme de spectacle monologique sur une base autobiographique est maintenant très à la mode ; vous aviez déjà proposé un spectacle à partir du Journal de Jean-Luc Lagarce…
FB – Ce n’est pas tout neuf. On pense à Antoine Vitez : « Faire théâtre de tout ». Personnellement, j’aime beaucoup ce défi : partir d’un texte non théâtral au départ pour le conduire à la scène. C’est comme un livre animé sur scène, un rêve qui s’animerait. C’est aussi, d’une certaine manière, ce que j’avais fait avec Mireille Herbstmeyer pour Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne de Lagarce et, avant, avec Le Voyage à la Haye, ma première mise en scène. Comme je suis aussi et d’abord éditeur, cela a une résonance particulière pour moi. Et puis, c’est vrai qu’il y a un courant de « monologue autobiographique » au théâtre qui s’est développé depuis le travail de Philippe Caubère. Il est intéressant par le décalage créé par la scène. Pour moi, une autre actrice parlant bulgare pourrait parfaitement jouer le texte. L’autobiographie n’est pas, contrairement à ce que certains affirment, une facilité : il faut la qualité du texte derrière et la qualité de l’interprète de l’autre. Ce n’est pas ce que vous avez vécu qui fera la qualité du spectacle. C’est vrai qu’au moment du travail, on a surfé sur l’idée que les gens sauraient que c’est la personne qui a vécu les événements qui serait en scène ; mais quand on a joué, au fur et à mesure des représentations, on s’est aperçu que les gens faisaient de moins en moins le lien entre la personne et l’actrice. C’est comme la mention d’« Olivier » dans le texte : ceux qui connaissent l’actrice s’amusent à reconnaître Olivier Py et la relation qu’elle a eue avec lui, mais les autres peuvent tout à fait s’en passer et ne pas voir les choses de la même manière ; cela n’empêche pas le spectacle de fonctionner. La distance est fondamentale. Le théâtre autobiographique qui se limiterait à ce qui se produit sur scène dans l’immédiateté de la représentation, j’y crois peu… Et ce n’est plus de l’écriture du coup.
PL – Alors, l’expression d’« écriture de plateaux » a-t-elle un sens pour vous ?
FB – Ce n’est pas mon truc comme metteur en scène. Que cela existe pour des metteurs en scène et auteurs, comme Joël Pommerat, c’est une évidence, et je respecte entièrement leur pratique ; moi, ce qui m’intéresse, c’est le théâtre de texte.
Table des illustrations
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Titre | Élisabeth Mazev dans Les Tribulations d’une étrangère d’origine |
Légende | Mise en scène : François Berreur |
Crédits | © Raynaud de Lage |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/skenegraphie/docannexe/image/1113/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 105k |
Pour citer cet article
Référence papier
François Berreur et Pascal Lécroart, « L’autobiographie au risque du plateau », Skén&graphie, 1 | 2013, 182-188.
Référence électronique
François Berreur et Pascal Lécroart, « L’autobiographie au risque du plateau », Skén&graphie [En ligne], 1 | Automne 2013, mis en ligne le 30 novembre 2016, consulté le 16 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/skenegraphie/1113 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/skenegraphie.1113
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