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Carnet des spectacles et des professionnels
Portrait de compagnie

L’autobiographie au risque du plateau

Entretien avec François Berreur. Propos recueillis par Pascal Lécroart
François Berreur et Pascal Lécroart
p. 182-188
Référence(s) :

Les tribulations d’une étrangère d’origine d’Élizabeth Mazev, adapté de son autobiographie Mémoire pleine. Mise en scène : François Berreur.

Texte intégral

Élisabeth Mazev dans Les Tribulations d’une étrangère d’origine

Élisabeth Mazev dans Les Tribulations d’une étrangère d’origine

Mise en scène : François Berreur

© Raynaud de Lage

1Élizabeth Mazev, née en 1965, est célèbre avant tout comme actrice de théâtre : elle a joué dans bon nombre de mises en scène d’Olivier Py qu’elle connaît depuis l’école primaire. Elle a été l’in­terprète de Corneille, Racine, Marivaux, Giraudoux, Claudel, Ionesco, Valère Novarina, Lagarce, David Lescot ou Gregory Motton, sans que cette liste soit natu­rel­lement exhaustive. Parallè­lement à cette riche carrière saluée par le pu­blic et la critique, elle a écrit des textes de théâtre, publiés aux Soli­taires intempestifs : Mon père qui fonc­tionnait par périodes culinaires et autres (1993), Les Drôles (Un mille-phrases) (1993) et Les Cigales (2004). La dimension autobio­gra­phique y est très présente : Mon père… créé sur la scène à la Ména­gerie de Verre en mai 1989, dans une mise en scène d’Olivier Py, est composé de courts épisodes racon­tant des souvenirs d’enfance sur son père jusqu’à sa mort. À la création, le texte était réparti entre trois in­terprètes : Élizabeth Mazev, Madjid Ziouane et Nella Henry. Les Drôles est composé de mille para­graphes-phrases numérotés qui ra­content tous les souvenirs liés à sa relation avec Olivier Py depuis le CE2 jusqu’à leur mariage ; la pièce a été créée au Théâtre de la Bastille en 1993, mise en scène par Olivier Py et jouée par Élizabeth Mazev et Olivier Py accompagnés de deux instrumentistes. Le contenu auto­biographique est moins directement présent dans Les Cigales, publié en 2004, qui concerne néanmoins la vie dans les coulisses du théâtre.

2Depuis 1995, Élizabeth Mazev prenait des notes en vue d’écrire des mé­moires. Une commande du département de la fiction de France Culture, par l’intermédiaire de Nelly Le Normand, alors conseillère littéraire, l’a amenée à terminer son travail en 2009 et, sous le titre Glossolalie, elle a assuré une lecture de ce texte à la radio en 2010 dans une réalisation de Laure Egoroff montée et mixée par Éric Boisset et Xavier Lévèque. À la fin de cette même année, son texte, organisé en cinq chapitres sous une forme strictement narrative, a été mis au pro­gramme de l’ÉPAT (École Pratique des Auteurs de Théâtre), à Théâtre ouvert. La tradition des cessions de l’ÉPAT est de faire participer un auteur en résidence à la mise en théâtre d’un de ses ouvrages. Cette fois, Élizabeth Mazev était invitée comme auteur, avec François Berreur comme maître d’œuvre. Publié en 2011 aux Solitaires intempestifs sous le titre Mémoire pleine, son texte est devenu, sur la base du travail réalisé à l’ÉPAT, le support d’un véritable spectacle qui a été donné à Rennes en novembre 2012, au Centre Dramatique National de Besançon en février 2013, au Théâtre ouvert de Paris jusqu’au début du mois de mars avant une représentation à Baume-les-Dames. Il a été repris cet automne, les 12 et 13 novembre à Niort, le 19 novembre à Beaune et le 22 no­vembre à Creil. Enfin, il sera redonné du 22 janvier au 9 mars 2014 au Théâtre Le Lucernaire à Paris. Il s’inscrit dans cette veine désormais bien nourrie, depuis Philippe Caubère, d’acteurs seuls en scè­ne, créant un spectacle à partir du récit d’épisodes de leur histoire person­nelle.

3Dans le cadre de l’interrogation générale de ce premier numéro de Skén&Graphie sur la tension entre les exigences du plateau et l’écriture proprement dra­matique, il a paru intéressant de faire sa place à un texte conçu par une actrice, mais sans destination scénique précise, et qui est pourtant devenu l’objet d’une véritable représentation après être passé par les étapes d’une réalisation pour la radio et d’une mise en espace. Un texte d’apparence non dramatique mais conçu par une actrice aurait-il d’emblée sa place au théâtre ? Sa vertu scénique tient-elle à ses caractéristiques propres, au talent de son interprète ou au travail réalisé par le metteur en scène ? Com­ment le texte lui-même a-t-il été adapté en fonction de la scène ?

François Berreur nous a offert l’op­portunité d’un entretien pour préciser ces différents points.

Pascal Lécroart – Pouvez-vous tout d’abord éclaircir les conditions d’écri­ture et de représentation de ce texte ?

François Berreur – Les Soli­taires intempestifs ont édité Mémoire pleine en 2011 et je connaissais déjà le texte tel qu’il m’avait été pro­posé. J’ai dit à Élizabeth que ça me paraissait intéressant d’en faire le support d’un spectacle. Dans le cadre de deux sessions de l’ÉPAT, à Théâtre ouvert, l’idée était donc, pendant une première semaine de travail, du 13 au 18 décembre 2010, de lire le texte et de voir comment cela pouvait faire théâtre ou pas. Pendant une seconde session, du 9 au 21 mai 2011, on a construit et pré­senté une mise en espace. Elle n’a rien réécrit. On a simplement fait quelques coupures et réorganisé un ou deux passages en modifiant lé­gèrement l’ordre. On l’a ensuite présenté trois fois avec elle comme auteur-actrice. Comme ça s’est bien passé, on a décidé d’en faire une version spectacle en affinant la réa­li­sation scénique avec une scéno­gra­phie au service du texte.

PL – Contrairement aux textes qu’elle avait précédemment écrits, Mémoire pleine n’a pour­tant pas été écrit en vue de la représentation ?

FB – C’est ce qu’elle dit, mais comme elle est actrice, elle a dû impli­ci­tement ou explicitement penser qu’elle pourrait le jouer… En tout cas, avec Mon père qui fonctionnait par périodes culinaires et autres et Les Drôles (Un mille-phrases), on a trois textes autobiographiques qu’on pourrait d’ailleurs réunir pour en faire un triptyque, en attendant un qua­triè­me volet pour lequel il n’y a qu’un titre pour l’instant, Paradis de torture, qui évoquerait sa carrière d’actrice.

PL – Est-ce qu’il y a une écriture spécifique d’une actrice ayant l’expérience de la scène ?

FB – Pour moi, l’intérêt dans ce texte est qu’elle propose une forme théâ­trale à l’intérieur de son écri­ture. Même sous la forme, ici, d’un mo­nologue, il y a une vraie théâ­tra­lité qu’on remarque d’abord dans l’ora­lité de la langue. Est-ce lié à sa pra­ti­que ? Oui, je pense, car elle pense théâtre, elle vit théâtre. Et puis, il y a une vraie structure dra­matur­gi­que : on trouve ainsi des élé­ments qui reviennent tout en évo­luant comme la Bulgarie présentée com­me « le satellite le plus fidèle de l’Union soviétique » ou le mausolée d’abord rutilant et vénéré de Gueorgui Dimitrov qui, ensuite lais­sé à l’abandon, revient, pour con­clure, sur la forme d’une ter­rasse vide après avoir été rasé. Son texte est nourri par sa biographie, mais sa structure est très concertée. On a ainsi à disposition des éléments qui vont permettre de rythmer le spec­tacle. Les coupures ne con­cernent donc que quelques détails ou scènes anecdotiques moins im­portantes pour le récit, et ont per­mis d’éviter toute dispersion. En revanche, on a maintenu, par exem­ple, tout ce qui concernait le « satel­lite le plus fidèle de l’Union sovié­tique » ou les évocations du héros communiste de la Bulgarie, Gueorgui Dimitrov.

PL – Comment s’est fait ce travail sur le texte ?

FB – Il s’est fait lors de la première semaine de travail, à l’hiver 2010, dans le cadre de l’ÉPAT. Les lectu­res ont permis, à deux, de faire le travail par élimination. Ensuite, lors de la mise en espace, quelques mois plus tard, il n’y a plus eu de modi­fi­cation sur le texte.

PL – Ce n’est donc pas une écri­ture de plateau ?

FB – Non ; c’est d’ailleurs le principe de l’ÉPAT : on part d’un texte et on essaie de voir comment ce texte peut devenir théâtre et s’il a besoin d’être en partie réécrit. Ici, il n’y a pas eu besoin d’ajouter un mot. Le projet était vraiment de partir du récit pour en faire une forme théâ­trale, mais sans réécriture et sans travail d’écriture, juste avec quel­ques coupes.

PL – Pourtant, il y a de la musi­que, des chansons dans le spectacle qui ne sont pas dans le texte…

FB – Si, elles y sont à l’état de texte ou d’évocations. Après, elles sont pré­sentes dans l’imaginaire d’Élizabeth ; pour elle, la musique y était et on a pu s’ap­puyer là-dessus. Cette force dra­ma­ti­que est déjà dans le texte. J’ai sim­ple­ment tiré parti de cette mu­sique à d’autres mo­ments : quand il est question de danse, on entend ainsi un arran­ge­ment à partir d’une des trois chansons.

PL – Mais le fait qu’Élizabeth puisse être successivement une petite fille qu’on voit grandir, qui devient actrice, qui change de vêtements et de maquillage, apporte des conditions d’é­nonciation propres à la réa­li­sa­tion scénique qui modifient totalement la perception et la compréhension du texte…

FB – Ça, c’est la part spécifiquement théâtrale qui permet de voir com­ment, à partir d’un récit, on arrive à faire du théâtre. Au fond, la ques­tion du théâtre, c’est celle du pré­sent : comment l’actrice peut-elle avoir la capacité d’être une petite fille de cinq ans sans l’être ? Par une forme de naïveté et de fraicheur dans son jeu, tout le public est d’ac­cord pour penser qu’elle a cinq ans. Elle passe ainsi par différents âges au-delà de la question de la repré­sen­tation de l’âge. Ce que je lui di­sais pendant le travail de répé­ti­tion, c’était qu’il ne fallait pas ra­conter. Le but, c’est, pour l’acteur, d’être pré­sent, d’être au pré­sent de l’in­ven­tion, de ce qu’il nous racon­te ; mais il ne faut pas qu’il nous évo­que le passé. Alors que le texte est écrit au passé, il faut que l’acteur nous le raconte au présent et que nous, comme spectateurs, nous soyons dans un récit qui s’invente au théâtre. C’est tout le paradoxe. Quand c’est réus­si, c’est la sim­pli­cité qui l’em­por­te sur toute artificialité.

PL – La pièce, en fonction des specta­teurs, prend des ré­sonances diffé­ren­tes : pour un public de plus de quarante ans, cette évocation de la Bulgarie soviétique renvoie à un uni­vers connu et en partie vécu à tra­vers la guerre froide puis l’effon­dre­ment du bloc com­muniste. Mais un public plus jeune, pas forcément féru d’his­toire, n’a pas ces réfé­ren­ces à disposition.

FB – Oui, mais la question de la place des Français nés de parents étrangers est bien actuelle… Tout le public se retrouve ainsi sur une part du récit. Dans une discussion avec des spec­ta­teurs, une personne du public a dit qu’elle se retrouvait totalement dans le spectacle parce qu’elle était alsa­cienne et que, venant d’Alsace, elle avait vécu la même histoire qu’Élizabeth Mazev… On pourrait dire la même chose de quelqu’un originaire d’un quartier nord ou d’une banlieue quelconque. Et puis, l’idée du spectacle, c’est aussi l’en­fance, l’enfance oubliée, l’en­fance rêvée… On peut avoir une enfance heureuse dans des quartiers où on n’aurait pas envie d’habiter ! L’épo­que de l’en­fance est au cœur du spectacle comme le montre le mot final, lors­qu’elle dit à sa mère : « Je me demande si elle a jamais existé, la Bulgarie dont vous m’avez tel­le­ment parlé » et que celle-ci répond : « Ça prouve qu’on a bien raconté. » Ce mot final montre que ce qui im­porte, ce n’est pas l’his­toi­re vraie, mais c’est qu’on a raconté une belle histoire. De là le refus dans le spec­tacle de jouer sur des costumes ou des accessoires folklo­ri­ques au­then­tiques. Ce qui est im­portant, c’est la forme qui est don­née pour que le particulier puisse prendre sa réso­nance universelle.

PL – Quelles sont les conditions qui ont permis de faire de ce texte le support d’un spec­tacle ?

FB – Il faut deux choses déjà évo­quées, parfaitement réunies ici : une oralité de l’écriture et des ressorts dramaturgiques sous-jacents dans le texte. Comme metteur en scène, j’ai simplement proposé l’espace, la scénographie autour de deux idées directrices : d’un côté son rapport avec la Bulgarie et les allers-retours entre les deux pays, de l’autre une réflexion sur la manière dont on devient actrice. Comme elle raconte le rapport à la Bulgarie dans le tex­te, moi, je me suis occupé de la se­conde idée en montrant comment elle revient tout le temps sur scène pour rejouer des bouts de sa vie, jusqu’à la fin où on pourrait dire qu’on rejoint le présent : tout ce qu’on a vu n’est peut-être, au bout du compte, qu’un petit numéro de ca­baret et la chanson finale permet de récapituler tout le spectacle. Mon travail était donc de proposer une forme dans laquelle elle s’est glissée.

PL – Cette forme de spectacle mo­nologique sur une base au­to­bio­graphique est mainte­nant très à la mode ; vous aviez déjà pro­posé un specta­cle à partir du Journal de Jean-Luc Lagarce…

FB – Ce n’est pas tout neuf. On pense à Antoine Vitez : « Faire théâtre de tout ». Personnellement, j’aime beaucoup ce défi : partir d’un texte non théâtral au départ pour le conduire à la scène. C’est comme un livre animé sur scène, un rêve qui s’a­nimerait. C’est aussi, d’une cer­taine maniè­re, ce que j’avais fait avec Mireille Herbstmeyer pour Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne de Lagarce et, avant, avec Le Voyage à la Haye, ma première mise en scène. Comme je suis aussi et d’abord édi­teur, cela a une réso­nan­ce parti­cu­lière pour moi. Et puis, c’est vrai qu’il y a un courant de « monologue autobiographique » au théâtre qui s’est développé depuis le travail de Philippe Caubère. Il est intéressant par le décalage créé par la scène. Pour moi, une autre actri­ce parlant bulgare pourrait parfai­te­ment jouer le texte. L’autobio­gra­phie n’est pas, contrairement à ce que certains affirment, une faci­li­té : il faut la qualité du texte der­riè­re et la qualité de l’interprète de l’autre. Ce n’est pas ce que vous avez vécu qui fera la qualité du spec­tacle. C’est vrai qu’au moment du travail, on a surfé sur l’idée que les gens sauraient que c’est la per­sonne qui a vécu les événements qui serait en scène ; mais quand on a joué, au fur et à mesure des re­pré­sentations, on s’est aperçu que les gens faisaient de moins en moins le lien entre la personne et l’actrice. C’est comme la mention d’« Olivier » dans le texte : ceux qui connaissent l’actrice s’amusent à re­con­naî­tre Olivier Py et la re­la­tion qu’elle a eue avec lui, mais les au­tres peuvent tout à fait s’en pas­ser et ne pas voir les choses de la même manière ; cela n’em­pê­che pas le spec­tacle de fonc­tionner. La dis­tance est fon­da­men­tale. Le théâtre autobio­gra­phi­que qui se limiterait à ce qui se pro­duit sur scène dans l’im­mé­dia­te­té de la représentation, j’y crois peu… Et ce n’est plus de l’écriture du coup.

PL – Alors, l’expression d’« écri­ture de plateaux » a-t-elle un sens pour vous ?

FB – Ce n’est pas mon truc comme metteur en scène. Que cela existe pour des metteurs en scène et au­teurs, comme Joël Pommerat, c’est une évidence, et je respecte entiè­rement leur pratique ; moi, ce qui m’intéresse, c’est le théâtre de texte.

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Table des illustrations

Titre Élisabeth Mazev dans Les Tribulations d’une étrangère d’origine
Légende Mise en scène : François Berreur
Crédits © Raynaud de Lage
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/skenegraphie/docannexe/image/1113/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 105k
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Pour citer cet article

Référence papier

François Berreur et Pascal Lécroart, « L’autobiographie au risque du plateau »Skén&graphie, 1 | 2013, 182-188.

Référence électronique

François Berreur et Pascal Lécroart, « L’autobiographie au risque du plateau »Skén&graphie [En ligne], 1 | Automne 2013, mis en ligne le 30 novembre 2016, consulté le 16 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/skenegraphie/1113 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/skenegraphie.1113

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Auteurs

François Berreur

Pascal Lécroart

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