Le Spasme du Sanglot
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Présentation
Note d’intention de l’auteur
1Cette courte pièce est le fruit d’une réécriture où je souhaitais au départ aborder des notions liées à l’enfance et à la thématique du passage. Finalement, ce texte a pris la forme présente. La réflexion centrale me semble s’être déplacée : il ne s’agit plus d’enfance et de passages mais plutôt d’un éclatement identitaire provoqué par un désir amoureux dont la suite est la confrontation à l’autre, au réel dans lequel l’unité individuelle tente de s’élaborer. L’histoire racontée est celle de Dzambi, un jeune homme africain qui souhaite changer de vie, un désir idéalisé par la rencontre amoureuse avec Ophélie, une jeune femme occidentale. Quand la pièce commence, la rencontre a déjà eu lieu (par médiation électronique ou par le biais d’un voyage), le drame précède donc le début. Dzambi vit un temps et un espace difficilement acceptables, la fusion amoureuse est une pure abstraction, sa voix et ses voix intérieures se mêlent à celles d’Ophélie où une histoire commune peine à se construire. Dzambi finit par rejoindre Ophélie en Europe mais leur relation semble vouée à l’échec.
2Je termine une formation en art thérapie avec les médiations de l’écriture et du théâtre, ce qui m’a conduite à réfléchir sur le processus de création dans le domaine clinique et à travailler en hôpital psychiatrique avec l’écriture comme possible processus thérapeutique. Ce nouveau champ de travail me permet de continuer mon propre cheminement artistique débuté par le théâtre, le jeu, la mise en scène puis l’écriture abordés dans diverses structures. Aujourd’hui, je m’occupe d’un groupe d’entraide mutuelle à Villiers-le-Bel pour des personnes présentant des difficultés psychiques.
Quelques dates de son parcours pour l’écriture théâtrale
32006 : Écriture de la pièce Et je remercie Dieu d’être une femme, prix d’aide à l’écriture de la DMDTS (ministère de la Culture) en 2006. Mise en espace en octobre 2008 avec Aïssatou Thiam et Paulin Fodouop au musée Dapper dans le cadre de l’exposition « Femmes dans les arts africains ».
42009 : Écriture d’une seconde pièce Les Immortels, prix Beaumarchais de la meilleure pièce francophone d’un concours d’écriture théâtrale de la Caraïbe. Traduction en anglais et lectures à New York en octobre 2008 à l’université et au théâtre Soho.
52003-2009 : Travaille avec la compagnie Art métamorphoses sous la direction de Mamadou Dioume ; joue dans L’Arbre des tropiques, les Nô modernes de Yukio Mishima et dans La Conférence des oiseaux de Farid Al-Din Attar. Mise en scène du Retour au désert de Bernard-Marie Koltès.
Texte inédit, 2013
Extrait : Jeu d’ombres
Quelque part dans un bidonville de Libreville, Dzambi est allongé sur un matelas installé sur le sol d’une pièce recouverte d’un béton laissé en l’état, sans ornement. Sur l’écran d’une télévision défilent en boucle les discours de grands hommes du pays, ce média central est posé sur un cube de bois où dépassent d’innombrables feuilles, de l’aide-mémoire aux poèmes inspirés jusqu’aux papiers administratifs. Un fauteuil en cuir de lambeaux est installé entre le lit et la fenêtre, il offre à la vue un cadre délimité, analysé par les soins de Dzambi, évoquant un temple d’appoint où des cartons de rangement se superposent. Au-dessus du lit, une tringle suspendue défie les lois de la pesanteur, c’est une vision subtile, classée, systématisée par un recueil de chemises défroissées. Entre l’espace de l’éveil et du sommeil d’un petit matin rayonnant, des voix semblent se disputer dans la chambre de Dzambi, ce sont les échos de la rencontre amoureuse avec Ophélie Théomont.
Voix c
C’est la musique qui me revient.
Voix d
Celle que j’ai apprise. Au lycée. En seconde. La musique d’un film. Cria Cuervos. Un film sur l’enfance. Un chef-d’œuvre.
Voix p
Le professeur ?
Voix d
La professeur d’espagnol, je ne m’en souviens plus.
Voix p
Mes amies ?
Voix d
Oui. Isabelle. Coréenne du Sud. Jumelle. Elle se lacérait les poignets dans les toilettes lorsqu’elle était en colère contre nous. Ses amies. Adoptée par un couple de protestants qui ne souhaitaient pas mettre au monde des enfants qui n’avaient pas demandé à vivre.
Voix p
Et cette musique ?
Aprédavwa manman nou ban-nou tété
I viré ban-nou manjé matété
Manman-doudou evé lanmou
Ou rivé fè si nou gran jodijou
E si dèmen manman-nou bizwen tété
Nou ké sav ba-li manjé matété
Manman-doudou ou pé kwé-nou
Nou-ké sav fé ou kontan nou on jou
Nou pa té ké vlé dèmen ou règrété
Lè nou té piti ou ban-nou tété
Manman-doudou si lavi dou
Sé darwa on jou ou fè-nou vwè jou
Voix p
Je m’en fous du pourquoi aujourd’hui, c’est une question d’immaturité.
Voix d
J’ai résolu tout ça. Les épreuves, la causalité, Dieu, l’inconscient. La magie, c’est pour me distraire.
Voix c
C’est ta force de pouvoir t’accoupler avec l’immédiateté.
Voix c
Le passé ne passe pas.
Voix p
OK.
Voix d
Je persévère alors.
Voix c
Tu honores tes instincts.
Voix c
Demain je verrai mieux.
Voix p
Tu verras quoi ?
Dzambi éteint le son de la télévision. Il prend son mp3 et écoute de la musique avec un casque tagué de tous les noms des capitales européennes « Barcelone Paris London Berlin Athènes Rome Bruxelles ». Il prépare une tenue vestimentaire qu’il dépose sur le lit recomposant l’image à deux dimensions de la forme humaine. Il prend une serviette étendue sur les cartons. Il attrape une savonnette coincée sur le rebord étroit de la meurtrière. Dzambi sort un miroir découpé en biseau du carton le plus élevé déposé sur le fauteuil. L’esprit nonchalant, il se regarde un certain temps, laissant l’impression d’épouser son reflet avec avidité. Quelqu’un frappe à la porte, le bruitage le sort de sa réflexion avec toute sa ferveur.
Voix x
Qu’est-ce que tu fais ?
Dzambi
Je bouquine. Je lis.
Voix x
Tu fais quoi aujourd’hui ? Tu bosses ou tu travailles ?
Dzambi
Je lis, je viens de te le dire. Je lis un poète. Fernando Pessoa. Je ne suis Personne.
Voix x
As-tu oublié ? Ce soir, il faut nettoyer le terrain de l’oncle. N’oublie pas que c’est lui qui te loge.
Dzambi
D’accord, à ce soir, mon frère.
Il prend des papiers dans une chemise placée sous la télévision, des poèmes qu’il range dans un sac à dos. Il sort de la chambre avec la serviette enroulée autour des hanches et le savon au creux de la main. Il remplit un seau d’eau au robinet encastré dans le mur et le recadenasse. Il se savonne dans une pièce sombre au carrelage émaillé dans laquelle trône des toilettes. À l’aide d’un bol, Dzambi retire du seau une quantité adaptée pour se rincer et obtenir une large marge du précieux liquide qui compense l’absence de chasse d’eau. Les mêmes maux de tête du réveil blanchâtre résonnent dans le vide de l’espace.
Voix c
Il existe des morts malfaisants.
Voix p
Pourquoi ? Ça veut dire quoi ? C’est quoi un mort antipathique ?
Voix d
Mais…
Voix c
L’âme est constante dans sa tristesse.
Voix c
On peut s’en réjouir lorsqu’elle est authentique.
Aprédavwa manman nou ban-nou tété
I viré ban-nou manjé matété
Manman-doudou evé lanmou
Ou rivé fè si nou gran jodijou
E si dèmen manman-nou bizwen tété
Nou ké sav ba-li manjé matété
Manman-doudou ou pé kwé-nou
Nou-ké sav fé ou kontan nou on jou
Nou pa té ké vlé dèmen ou règrété
Lè nou té piti ou ban-nou tété
Manman-doudou si lavi dou
Sé darwa on jou ou fè-nou vwè jou
Voix D
Mourir vieux en ayant fait le bien autour de soi, ce n’est pas mourir en couche ou mourir dans le désespoir.
Voix p
Ça, je ne peux pas l’accepter.
Voix d
Exprime-toi mieux si tu veux que je te comprenne.
Voix p
Qu’elle soit morte dans le désespoir, ça je ne peux pas l’accepter.
Voix c
Ici gît une femme morte de la faute des hommes.
Voix d
C’est une épitaphe bretonne dans la vraie vie.
Voix p
Dans un cimetière. En haut d’une colline. Et ce n’est pas tout.
Voix c
Non.
Voix d
Reconstruis le fil de l’histoire.
Voix c
Un peu plus et c’était le déluge.
Voix p
Le vrai ? Le biblique ?
Voix c
Ah Ah très drôle !
Voix d
Reconstruis le nom du père.
Voix p
Mon petit chat... on va voir maman.
Voix d
Menteuse.
Voix p
Mes petits chats, on va voir maman.
Voix c
Logique.
Voix d
Dans la voiture, ça roule.
Voix p
Elle s’appelait K2000, elle appartenait à David Hasselhoff.
Voix c
Elle parlait tout en cuir brun, lisse.
Voix p
On roule normal.
Voix d
On redistribue.
Voix p
J’arrive en bas de chez ma maman. Tout est normal. Le parking, le blanc de l’immeuble, les escaliers. Je monte les deux étages. Mon père est avec moi, il m’apparaît tranquille.
Voix c
Toc toc toc.
Voix p
Maman ouvre.
Voix d
Il y a quelque chose qui ne va pas ou plutôt quelque chose de différent.
Voix p
Dépêche- toi.
Voix c
Ça circule.
Voix d
Elle a le visage bleu et boursouflé.
Voix p
Papa entre comme s’il était à son aise.
Voix d
Maman s’assoit à table.
Voix p
Moi ?
Voix d
Je m’assois à la table en face de ma maman.
Voix p
Papa reste debout.
Voix d
Je regarde mon étoile de mer.
Voix c
Tout s’effondre dans les yeux.
Voix d
C’est beau et c’est bien, c’est une tristesse authentique.
Voix d
Elle a des cabosses sous les yeux. C’est le bleu et le violet qui la défigurent.
Voix c
Je ne comprends pas.
Voix d
Je ne peux pas pleurer, je la laisse s’effondrer seule.
Voix p
C’est Georges ?
Voix c
Je pense.
Voix d
Je me demande ce que je peux dire.
Voix p
Papa tourne le dos, il allume une cigarette.
Voix c
Il joint l’esthétique à l’utile en prenant une longueur d’avance sur la dette à payer.
Voix d
Il ne faut pas ouvrir la porte à Georges.
Voix c
Je réprimande.
Voix p
Les yeux de ma mère s’illuminent derrière leurs bosses toutes colorées.
Voix d
Elle se fâche contre moi.
Voix c
Tu me crois stupide ou idiote ?
Voix d
Je ne sais pas quoi répondre.
Voix c
Je ne lui ai pas ouvert la porte, il l’a brisée à coups de pied et de tête. J’ai essayé d’appeler la police. Les voisins ont tout entendu mais ils n’ont rien fait pour me venir en aide. Ils ont écouté derrière leur porte pour alimenter la misère de leur désir.
Voix p
Des larmes roulent sur ce visage qui m’interroge.
Voix d
Je ne sais pas quoi dire. Je crois qu’elle est fâchée contre moi.
Voix d
Ce que j’ai mal à elle tout au fond de moi.
Voix c
C’est difficile les mots justes mais ça s’apprend.
Voix d
Je veux lui dire que je l’aime plus que tout au monde mais le silence s’impose.
Voix c
Il y a quelque chose qui me demande pourquoi.
Aprédavwa manman nou ban-nou tété
I viré ban-nou manjé matété
Manman-doudou evé lanmou
Ou rivé fè si nou gran jodijou
E si dèmen manman-nou bizwen tété
Nou ké sav ba-li manjé matété
Manman-doudou ou pé kwé-nou
Nou-ké sav fé ou kontan nou on jou
Nou pa té ké vlé dèmen ou règrété
Lè nou té piti ou ban-nou tété
Manman-doudou si lavi dou
Sé darwa on jou ou fè-nou vwè jou
Voix d
Qu’est-ce qu’il t’a fait ?
Voix c
Mon petit chat.
Voix p
Papa s’impatiente, il doit aller travailler.
Voix c
Il a remboursé son dû avant même que le sort soit scellé.
Voix d
Le soir, il fait une tournée pour faire des soins aux personnes âgées.
Voix p
Je crois que je pleure.
Voix d
Il soigne les autres.
Voix d
Je serre ma mère dans nos bras.
Voix p
Je sors de l’appartement, je descends les escaliers. Notre voiture que l’on nomme K2000 m’interpelle quand je monte à l’intérieur.
Voix d
Papa nous emmène dans sa tournée de soins prodigués.
Voix c
Il a une sacrée intuition ou il est doué d’une certaine intelligence pratique.
Voix p
Il m’emmène. J’entends l’eau couler du bain. On dirait une source. Pourquoi ne pas dire la source ?
Voix c
Je l’entends... mon petit chat.
Voix d
Je lui ressemble.
Voix d
Il faut que ça s’arrête.
Voix p
Que je stoppe.
Voix d
OK allons-y.
Voix p
J’ai toujours préféré les récréations mathématiques qui reposent sur la réflexion, écartant l’emprise de l’imagination parce qu’il m’a toujours épatée.Il se protège bien mais il est dans l’incapacité de nous préserver.
Voix c
Je te laisse dix secondes, pas une de plus.
Voix p
Il est seul, il ne sait pas que j’existe.
Voix c
Quatorze juillet mille neuf cent quatre-vingt-dix. Maman meurt. C’est l’été. Je roule dans une voiture à toute vitesse que l’on nomme K2000. Je pense regardant le paysage à l’extérieur au vert des premières robes qu’elle m’a confectionnées comme un espoir venu de l’intérieur, avant ma naissance. Les bâtiments s’éloignent. Les gens disparaissent au rythme alterné de mon souffle. La vie défile à travers la vitre et je reste immobile dans ce mouvement de brouillard. Le monde reste plein sans elle mais je la ressens partout, sensation furtive d’ubiquité. Je regarde le martyr du ciel et la ville blanche comme l’innocence aveugle de l’enfance. Celle qui sait tout et celle qui ne sait rien se combinent à l’infini, un mélange de vif et de pâleur que je superpose sur les trottoirs, les murs, les trous d’air, les ruelles, les avenues, les vitrines des magasins. Nous circulons sur l’asphalte imperméable de Paris. Le goudron m’éblouit autant que le soleil jusqu’à ce que les traces en pointillés de sécurité se métamorphosent en une ligne qui se prolonge à l’infini à une vitesse folle où mon œil se trouve excité et ricoche à la surface. Je ressens un sentiment de pure violence. Je ne peux pas attraper le bout de pansement qui s’envole par la fenêtre, il dessine une spirale dont l’axe se déplace lentement. C’est une danse lancinante. Transportée dans une boite, je bois la tasse dans la ville. L’oppression de la liberté me panique. Nous sommes les quatre marmots reliés par les ceintures de sécurité tels les précieux boulets. Mes deux sœurs et mon frère gesticulent dans tous les sens. On joue au jeu du chat et de la souris. Ma psyché s’allume et je regarde le panneau publicitaire sous lequel nous passons près d’un tunnel « cherche coquines incisives pour mariage princier sur un rocher ». Mon esprit continue de s’agiter comme sous l’emprise de l’ivresse du vin. Nous goûtons les lois de l’attraction. Je me vois sur une presqu’île. Deux terres sont divisées par un immense rocher, nu et stérile. La mer est aux alentours. Les morts sont mélangés aux profondeurs souterraines. J’appartiens à un peuple en exil. Je suis poursuivie par des silhouettes et des cris d’hommes, ce ne sont que des ombres. Nous sommes rattrapés et séparés. Mon amoureux ne me regarde plus. Il ne semble pas connaître pas le code. Je le regrette. Je n’aurais pas douté de ses sentiments. C’est une de nos incompréhensions. Je suis un personnage romanesque, je suis convaincue que les yeux ouvrent la porte de l’âme comme si les deux ouvertures abolissaient la loi du manifeste et du caché, le jeu de l’apparence et de l’être. Je ressens le chagrin de cet amour prolongé dans notre relation fraternelle. La chute du corps se donne un millier d’explications avant que je n’atterrisse dans les bras de mon frère, la matière appelant la matière à la sortie du tunnel. Papa nous emmène nous baigner dans une piscine ouverte. La voiture s’arrête à un feu rouge, j’entrevois un panneau publicitaire pour des voyages où il est inscrit « terre irrégulière de corps et d’esprit ».
De retour de l’ablution, Dzambi charge un téléphone portable avec une carte prépayée. Il compose un numéro avec anxiété.
Dzambi
Ophélie, où étais-tu ?
Ophélie
Je suis là où tu es. Mon autre. Mon semblable. Je reprends l’encart d’une publicité que j’ai visualisé dans le métro pour le printemps des poètes. Ce sont les mots d’Andrée Chédid.
Dzambi
Ophélie, il va falloir corriger certaines choses en toi... comme la cigarette.
Ophélie
Tu es sérieux ? J’ai souvent l’impression rassurante que tu parles au second degré.
Dzambi
Où étais-tu Ophélie ?
Ophélie
Avec toi, Dzambi, dans le ghetto. Je me souviens d’une chaussée empierrée qui y mène, une surface rugueuse et rêche, surtout perméable où l’œil se trouve retenu. Il y a des maisons en ciment brut, des abris disposés côte à côte. Un robinet à l’extérieur est cadenassé. Une salle sans lumière, des carreaux cassés au sol, des toilettes au fond à gauche sans chasse d’eau. La poésie est source de notre soif, je reprends la parole d’Andrée Chédid qui m’est apparue en mots de lumière ce matin.
Dzambi
Moi, ça va bien. Je dors bien. Et toi, comment ça va ? Tu as gardé le silence pendant trois semaines, ne me refais jamais ça. Il faut discuter, pourquoi ne pas écrire sur des tableaux ? Dis-moi ce qui ne va pas. Je crois que tout est école, que la vie est école. Je ne peux pas lire dans tes pensées. Et ta journée, comment elle s’est passée ?
Ophélie
Bonjour je suis X de Joli Conseil. Je vous appelle au sujet de l’enquête qui porte sur la nutrition des nouveaux-nés. Comment allez-vous ? Et votre enfant Abel ? Habitez-vous toujours à la même adresse ? Vous comptez déménager dans les quatre prochains mois ? Allaitiez-vous votre nouveau-né à un mois ? De façon exclusive ? Vous allaitez encore ? De façon exclusive, mixte ou biberons ?
Dzambi
Non, j’aimerais que tu corriges certaines choses, par exemple j’insiste mais la cigarette est une drogue. Je veux que la femme que j’aime vive. Tu comprends ?
Ophélie
J’ai visité une crèche ce matin qui porte le nom de Valentina Tereschkova, la première femme cosmonaute, une révolutionnaire.
Dzambi
Trois semaines sans un mot, je le vis comme une menace. Il n’y a rien de plus beau que l’être aimé qui parle avec douceur.
Ophélie
Tu as sûrement raison. Il y a un truc bizarre qui s’est produit ce matin. Quand je suis entrée dans la banque, il y avait un monde fou et j’ai failli partir. Il y a un homme à terre contre la porte. Il ressemble à un Asiatique. Il est bien habillé, il fait ses comptes allongé au sol. Il sort trois ou quatre chéquiers de sa mallette en cuir et d’autres feuillets de banque. Il semble bien mais il bloque le passage avec le corps couché à même le sol. Une dame lui demande de se pousser pour entrer, il se décale. Les fauteuils sont pris, c’est peut-être une singularité culturelle, une façon de percevoir le corps dans l’espace. C’est surprenant mais personne ne semble faire attention à lui. La guichetière lui pose finalement une question, elle lui demande s’il a besoin d’un service. Il se lève difficilement et répond par l’affirmative, il lui faut entendre des réponses. La guichetière poliment appelle son supérieur. Dans la salle de banque bombée, le client s’étale contre un panneau. Personne ne réagit, la sécurité arrive avec le supérieur qui lui demande ce qu’il se passe. Le client lui répond avec un grand sourire « j’ai pris gros ». Il lui montre ses chéquiers, ses feuillets débordants et le supérieur lui dit de revenir le lendemain. Les gens de la sécurité l’aident à sortir. Il est parti gentleman.
Dzambi rit soulagé et il raccroche. Il s’allonge sur le lit les bras en croix avec le même esprit alangui qui le tient depuis le matin. On peut entendre sa respiration sonore, forte, ample qui donne l’impression d’un sommeil profond mais il ne dort pas, il a les yeux ouverts.
Voix c
J’ai erré.
Voix d
Ce n’est pas possible. Tu es au centre.
Voix p
Faux.
Voix d
Tu n’as pas tort.
Voix p
Surtout pas.
Voix d
Oui mais.
Voix p
Mais quoi ? Vas-y, lâche le morceau.
Voix d
Je suis divisé.
Voix c
Il me manque l’oxygène, côté gauche.
Voix p
Et alors ? On y bosse... Je suis là pour toi.
Voix d
C’est plus compliqué.
Voix c
Je suis un vagabond.
Voix d
J’erre jusqu’à que s’ouvre la porte.
Voix p
Et Isabelle ?
Voix c
Perdue.
Voix d
Je veux dire perdue de vue.
Voix p
Et cette femme morte dans le désespoir ?
Voix d
Comme devant mes yeux.
Voix c
La vie qui s’arrête.
Voix p
Et elle, tu en penses quoi ?
Voix d
Je n’ai pas encore erré jusqu’à sa porte.
Voix c
Je suis sale.
Voix p
Rusée ça oui !
Voix d
Je lui avais fait souffre-douleur ventre. Pour qu’elle s’occupe de moi. Pour être à l’extérieur de la fête. Une bouilloire sur mon ventre et l’aveu de mon mensonge.
Voix p
Isabelle ? D’où elle venait ?
Voix c
Petite-fille de Métis.
Voix d
Menteuse.
Voix p
Orphelin ?
Voix d
Oui mais.
Voix p
Je suis petit-fils de Métis.
Voix d
Enfant de misère.
Voix p
Et de chemin ?
Voix c
Ça bout à l’intérieur.
Voix d
Ça circule.
Voix c
Ça se divise.
Voix p
Ça s’organise.
Voix d
Continue.
Tue la bête, valse et danse contre moi. Tu donnes un premier coup manqué : prends le temps, vise entre les omoplates. Méfie-toi de tes préjugés, le rouge ne m’affole pas mais le mouvement. Je te cogne, tu voltiges. Il est temps, sacrifie-moi. Démontre-nous le prix de la vie. Abats-moi après m’avoir fait danser une dernière fois. Prends des distances avec la bête, grandis-toi par le rite et l’effort de mémoire qui me canalisent, te domestiquent en une personne qui s’efface et grandit. Mes amis me disent matérialiste, entêtée et vénale, perverse au fond. Ils n’ont pas tort et je veux marchander le retour de ma mère. Il y en a un seul qui le pourrait, avec qui je me suis fâchée du haut de mes neuf ans. J’étais troublée par des images d’enfants mourant de famine que j’avais vues au journal télévisé. Je crois que ma mère est partie là-bas. Elle n’allait pas bien, elle m’a confié son désir de fuir avec moi. « Un secret entre toi et moi » me chuchote-t-elle alors qu’il n’y a personne autour de nous. Elle m’enchante. L’échappée belle. Elle vint un soir me confier son plan, peut-être qu’elle allait toucher une somme conséquente d’argent et qu’elle viendrait me chercher pour voyager ensemble. « Un secret entre toi et moi ». Me chuchote-t-elle. Elle m’enchante. Il n’y a personne autour de nous. Je t’aime maman. J’ai peur et je n’ai pas conscience de tes blessures. Ce secret entre toi et moi est lourd. Je veux m’éclipser avec toi. La joie bordera notre route. Tu t’occupes bien de moi malgré les médisances, mais l’inconnu m’effraie bien que mon amour soit si fort. J’ai cru que tu étais partie en Afrique, j’imaginais une montagne sacrée où la neige recouvre un lac au centre d’une forêt. Il me semble t’avoir entendu parler de cet endroit atypique, d’un paysage enneigé en pays tropical. Je me suis posée longtemps une question. Pourquoi ne m’as-tu pas emmenée, ni donné de nouvelles ? Je me souviens que tu parlais souvent d’un chant dont l’oiseau était le héros. Un voyageur racontait un périple où personne ne le retenait et où il devait reprendre à chaque fois une traversée. C’est l’oiseau qui l’accompagnait et qu’on aimait en lui. Impossible de l’enfermer car l’oiseau est un symbole de l’âme et il ne faut pas prendre le risque de l’étouffer. Le voyageur laissa s’envoler le volatile. J’aimerais garder le cœur rempli de cette plage, revenir en arrière et sauter à travers les vagues, regarder hébétée l’écume, combattre le courant et bondir à travers les éphémères ou plonger dessous, avaler le sable pour apercevoir l’horizon jusqu’à ne plus le voir et enfin haïr cette plage si attendue et si désirée pour rêver à nouveau et revenir à l’horizon, chercher la ligne où le soleil plonge et regretter avec amertume ce coucher de soleil, revenir encore pour admirer la rencontre du ciel et de la mer, de la limite et du tout. La chambre d’amour est la plage de mon enfance où tu m’as emmenée avec tout ce qu’il y avait de plus aimable en toi.
Voix p
Ça ronfle à l’intérieur.
Voix d
Quoi ?
Voix c
Le petit Métis.
Voix d
Je l’entends, il ronfle.
Voix p
Quoi ? Il s’est enrhumé ?
Voix d
Il faut le couvrir.
Voix c
Ne sors pas quand il pleut et il pleut fort à Libreville.
Voix p
Il aime tant son parapluie bleu.
Dzambi est assis devant une table. Il écrit dans un cahier. Il s’arrête. Il réfléchit. Il boit un soda.
Il s’imagine au bureau voyant un jeune homme assis avec une grosse tête en face de lui.
Il allume le son de la télévision et voit sans regarder des images furtives d’un documentaire animalier. Quelqu’un frappe à la porte.
Voix x
C’est moi.
Dzambi
Et alors, maman s’en sort ?
Voix x
Toujours malade mais ça va mieux.
Dzambi
D’accord, ça ira de toute façon ? Quoi qu’il arrive.
Voix x
Et alors ? Comment ça se passe pour elle ?
Dzambi
Ça va.
Voix x
Et pour vous ?
Dzambi
Ça ira de toute façon.
Voix x
Ce soir, on a prévu une fête. Tu ne nous lâches pas ?
Dzambi
On est là. Ne t’inquiète pas.
Voix x
Tu travailles cet après-midi ?
Dzambi
Je vais aider l’oncle.
voix x
On est ensemble. À ce soir, mon frère.
Dzambi passe un coup de fil.
Dzambi
J’ai l’impression d’avoir un tampon, de la ouate que l’on enfonce dans mon oreille pendant que mes organes génitaux se rétractent à l’intérieur. Je crois que je suis sur la fin, en bout de course. C’est cet environnement, les moustiques, le paludisme, la mélancolie que j’ai dans le sang et ces crises qui me tiennent, le résultat de toute cette merde qui coule à nos pieds. Je ne veux plus vivre comme ça. Je sens que je vais crever d’une sale maladie qui ne dit jamais son nom. J’ai mal au corps, aux articulations, j’ai la sensation que des champignons pourrissent ma tête. Je me sens fatigué comme un vieillard qui continue à travailler mais je ne bosse pas et j’ai vingt-quatre ans.
Il se met à fredonner une chanson.
Aprédavwa manman nou ban-nou tété
I viré ban-nou manjé matété
Manman-doudou evé lanmou
Ou rivé fè si nou gran jodijou
E si dèmen manman-nou bizwen tété
Nou ké sav ba-li manjé matété
Manman-doudou ou pé kwé-nou
Nou-ké sav fé ou kontan nou on jou
Nou pa té ké vlé dèmen ou règrété
Lè nou té piti ou ban-nou tété
Manman-doudou si lavi dou
Sé darwa on jou ou fè-nou vwè jou
Le visage de Dzambi s’illumine sous l’effet d’une révélation, il croit en l’amour d’Ophélie Théomont. Il se met en tête de devenir un vagabond, partir devient l’obsession qui désormais ne le quittera plus. Il plie ses affaires, sort une valise et les range pour se préparer à rejoindre son aimée de l’autre côté de l’océan.
Ophélie Et Dzambi
Dzambi s’approche d’Ophélie, il la serre dans ses bras, lui prend la main, l’emmène au bord d’un lac.
Ophélie
Pourquoi veux-tu planter une azalée ? Tu as de drôles d’idées. Je veux tout savoir, te connaître par cœur. Je ne veux pas de cachotteries ni de tricheries entre nous. C’est quoi le mystère de l’azalée ?
Dzambi
Il ne faut pas dire tout, ne pas s’exposer à tout vent ou blesser et on ne peut pas, c’est totalement impossible de déverser cette parole. Je veux faire croître une azalée, c’est notre histoire et maintenant peu importe pourquoi.
Ophélie
Peu importe, peu importe, je ne suis pas d’accord. Tu m’emmènes ici, près de ce lac ridicule en pleine nuit artificielle pour essayer de planter cette plante merdique et je devrais me taire, ne pas t’en demander la raison ?
Dzambi
Je ne vais pas tourner autour du pot, l’azalée est importante pour moi, pour ne pas te dire essentielle. C’est l’arbre que ma bonne mère a choisi de planter pour moi. C’est un symbole qui signifie la joie d’aimer. C’est la seule chose que je peux te dire mais je veux le partager avec toi. Elle est venue un jour, piquée par une mouche pour planter une azalée chez mes grands-parents. Ils représentaient la famille unie dont elle avait toujours rêvé, mais eux ne la voyaient pas d’un bon œil cette femme excentrique, une pièce rapportée d’un tout autre puzzle. Elle est venue radieuse planter une azalée dans ce jardin qu’elle aimait tant, expliquant que c’était un symbole et elle est repartie en coup de vent comme je l’ai rencontrée dans ma vie.
Ophélie
Je te remercie pour l’azalée.
Dzambi
Et toi, que veux-tu ?
Ophélie
Tu n’as que ça à la bouche, c’est adorable. Ce que j’aime est perdu à jamais. C’est un enfant mort que je porte. Si tu veux m’aimer bien, je loue ta volonté car elle me fait plaisir. Je suis amoureuse de toi Dzambi.
Dzambi
Ma paresseuse, il faudra te mettre au travail car tu n’es qu’un parasite mais j’espère que tu as la main verte. Pourquoi tu ris ?
Ophélie
Je ne sais pas pourquoi. J’ai l’air idiote, l’air d’une ouvrière ? Je suis bien avec toi.
Dzambi
C’est beau et c’est bien.
Ophélie
Tu es tout pour moi Dzambi. Je voudrais trouver les mots pour te le dire mais les mots s’échappent, ils glissent. Je n’arrive pas à les saisir, ils se retournent contre moi.
Dzambi
La confiance est longue à construire. Laisse-moi entrer dans ta bulle. Tout est discours et j’aimerais t’emmener danser.
Ophélie
Tu es un type bizarre, Dzambi. Je t’aime. Raconte-moi ce qui a noué ta vie pendant que je ferme les yeux pour mieux nous isoler. Je laisse venir les images et dans mon cœur je renais.
Dzambi et Ophélie plantent les graines. L’arbre pousse de manière spectaculaire.
l'Arbre
Ce jardin représente mon bien le plus précieux. On m’a tout enlevé, ma terre et mon amour, je n’ai jamais eu le droit de posséder ou de me posséder. Cet enclos est devenu l’espace de l’intériorité, disposé sous forme de strates et de coquilles. J’ai cultivé fleurs, légumes, fruits de la terre. J’ai été l’esclave docile de mes maîtres, décor d’êtres humains que je n’ai pas haïs, dont je n’ai pas déchiffré les codes, lesquels n’appartiennent pas à ma mentalité. Je n’ai pas connu de division intérieure, le jardin a accueilli avec sollicitude mes pensées les plus profondes. Dans l’infiniment petit, j’aurais dégagé l’espace d’une liberté pour être. J’ai accepté la condition de survivance, le goût de l’amitié m’a manqué mais je ne regrette pas ce que je ne transmets pas.
Dzambi et Ophélie sont au bord de l’étang devant l’arbre. C’est une nuit étoilée. Dzambi reste silencieux. Ophélie se nettoie le visage avec l’eau du lac. Ophélie se jette à l’eau.
Ophélie est endormie dans une chambre. Dzambi a les mains posées sur sa poitrine, il se balance doucement d’avant en arrière comme s’il rentrait dans un autre temps et un autre espace, il prie.
Dzambi
Le rouge est trop voyant pour le confinement de mon âme jamais en repos. Mon Seigneur se regardait sous les angles d’un miroir suspendu à l’armoire teintée d’une boiserie moderne, un éclatant contraste avec le buffet vieilli transformable en temple d’appoint, valeur presque douloureuse au regard. Il s’aimait dans les teintes d’un rouge et d’un noir qu’il fixait longuement à travers le scintillement de reflets de lumière. La chambre se liquéfia sous la fixation de son regard, le flou emporta en un mouvement calme et circulaire le lit raccommodé, le buffet transformable en temple d’appoint, le cadre de la fenêtre. La peinture s’écailla, l’armoire s’évapora. Le miroir suspendu dans le vide refléta le regard constant habillé d’une robe rouge et noire et on entendit la délicatesse de sa voix : « Le rouge est trop voyant pour le confinement de mon âme jamais en repos. Je me sens incompris. Mais qui sait aimer ? Celui qui pense qu’il en est autrement, qu’il se fasse entendre.»
Dzambi prend de l’aspirine. Il regarde une feuille où Ophélie a déposé une trace. Il écrit un mot et poursuit la trace par une ligne oblique. Dzambi vacille de fatigue, s’allonge auprès d’Ophélie. Ophélie se réveille. Elle déambule dans l’appartement.
Ophélie
Je me sens mal. Mon cœur palpite, je n’entends rien, à part des acouphènes qui me mijotent un plat sans fin. J’ai peur, je me sens envahie par la stupeur. Je souris, c’est la seule chose que je peux faire avec les sanglots étouffés par le silence. Je voudrais m’essayer à l’être. Quelqu’un pourra-t-il me délivrer ? Je veux trouver quelque chose ou quelqu’un dans le désert de la vie. Je suis une fille normale, comme tout le monde. Je suis vivante. Il me faut un compagnon.
Elle s’approche de Dzambi.
Il fallait que je tombe sur toi. Je préférerais m’ouvrir les veines, prendre un couteau, me lacérer les poignets que vivre à tes côtés. Je ne suis pas masochiste. Qu’as-tu à me regarder comme ça ? Je ne t’aime pas. Mon cœur est sauvage et fermé. Je n’en peux plus de ces pensées insipides, inconstantes qui m’empoisonnent la vie. J’étouffe. C’est obscur. J’étouffe. Il faut que je sorte d’ici. Maintenant. Je connais un endroit. Là-bas, le lit de la rivière est empli de petits cailloux, ce sont les sédiments. Il y a des chemins de terre, de vraies rivières parfois avec de l’eau. Il y a des ruisseaux et beaucoup d’ombre, des collines vertes, beaucoup de collines, des ravins aussi et des zones pastorales. C’est le lieu imaginaire de ma maison natale, il s’appelle le pas de Roland mais c’est une pure invention pour les touristes. Les Sarrasins n’ont pas été arrêtés à cet endroit mais de l’autre côté des montagnes, en Espagne. C’est de l’amour courtois. J’ai fui en avant Dzambi, depuis le début. Ce n’est pas ma vie dont je suis l’actrice, elle m’a été volée. Je suis désaffectée par ce qui m’arrive.
Elle s’allonge à côté de lui. Ils somnolent ensemble dans la pénombre.
Dzambi
C’est petit ici. Il n’y a pas grand-chose. L’espace est un peu vide, un cadre du néant. J’ai envie de t’embrasser au creux de l’oreille. Ça te gêne ? J’ai envie de t’embrasser sur les lèvres, te serrer dans mes bras, te dire je t’aime. Je t’embrasse, je caresse tes cheveux. Ça te plaît ? Je ne peux pas te regarder dans les yeux, je caresse tes cheveux. Je t’embrasse, là où tu veux… là où tu veux ?
Ophélie
Je ne sais pas.
Dzambi
Je t’embrasse là où tu veux ?
Ophélie
Sur l’œil. Je ne suis pas très chaude ce soir. Au coin de la paupière. C’est pour les larmes, que tu y goûtes un peu.
Dzambi
Je préfère t’embrasser sur les seins, sur le ventre, caresser les fesses, j’embrasse tes cuisses, ton dos, tes seins, ton ventre.
Ophélie
Il est difficile d’exprimer les choses qui m’échappent.
Dzambi
Souhaites-tu vraiment les fixer ? Je t’imagine comme une planète en mouvement, une étoile à cinq branches avec la tête, les deux bras et les deux jambes.
Ophélie
Ce n’est pas ce que je souhaitais dire. À nouveau, nous ne nous comprenons pas. Penses-tu que je croie que l’errance est un voyage ? Sans point fixe, je ne conçois pas de trajectoire mais une perdition.
Dzambi
Aimes-tu l’équilibre ? Je te sens aspirée par le chaos.
Ophélie
Tu es bizarre, on dirait que tu fais exprès de ne rien comprendre.
Dzambi
Tu penses que je fais barrage, j’ai l’impression parfois de circuler dans un vide où j’élève les murs de ma déraison. Ce que tu nommes incompréhension, je l’appelle mouvement dialectique.
Ophélie
Je n’arrive pas à me souvenir.
Dzambi
De quoi ?
Ophélie
Il est difficile d’exprimer les choses qui m’ont été volées.
Dzambi
Souhaites-tu vraiment les saisir ?
Ophélie
Tout a été joué dès notre première rencontre.
Dzambi
Tu te sens mélancolique ?
Ophélie
Non. À nouveau nous ne nous comprenons pas. Peut-être au crépuscule du petit matin, l’esprit apaisé, nous pourrons résilier. Je lirai les annonces d’un journal l’esprit frondeur alors que mon âme restera à jamais dans ce bain obscur de tristesse et de rêves infantiles. J’inventerai une réponse à Vincent cherchant exalté l’âme sœur : « l’hiver est assez doux, même chichement vêtu, il est tout à fait supportable. Il me serait plaisant d’accueillir un nouveau cerisier qui ferait la joie de mes habitants à chaque nouvelle venue du printemps. Je suis une ancienne cour d’école maternelle située entre la mairie et l’église. Je mesure quarante mètres de long pour cinquante mètres de large. Mon exposition solaire me semble correcte, bien que j’oublie fréquemment les points cardinaux. Je me suis toujours servie avec grande difficulté d’une rose des vents. Peut-être est-ce la raison de la décision du maire de diminuer mes effectifs. Quoi qu’il en soit, l’équipe de la mairie a supprimé mon bac à sable pour cause de prolifération récurrente de poux. Il y a déjà deux cerisiers et un abricotier qui vous tiendront compagnie. Les enfants jouent au toboggan en forme de bateau. Il me serait plaisant de vous accueillir, cher cerisier, vous feriez la joie de mes derniers printemps. »
Dzambi
Tu manques de sincérité Ophélie. Ta futilité est exaspérante. Au crépuscule du petit matin, je déposerai mon espérance pour nous retrouver.
Ophélie
Tu es un peu vert au fond Dzambi, tu risques de te gâter bien vite. Si nous restons coincés là ensemble, inventons. Je peux reprendre la première lettre que tu m’as envoyée, je l’ai conservée. T’en souviens-tu ? Je n’ai retenu au fond que ce qui m’a plu, mais c’est écrit et je vais te la lire. Nous écouterons un fragment de ton discours amoureux.
Ophélie prend une lettre, ouvre l’enveloppe et lit.
« Ici et rien à proposer. Pourtant j’ai bien senti que vous avez questionné. Et que maintenant vous attendez. (Tu ?). Une attente pleine d’espoir. Mais je suis vidé et je n’arrive pas à recharger. Rien là, rien ne sort. Je voudrais donner le texte chargé. Mais vous m’apparaissez comme la feuille blanche, prête à accueillir, disponible, arrogante et provocante. Blocage. Oh non, vous n’êtes pas coupable. (Je t’aime). Peut-être que vous avez raison. (Je t’aime). Je suis conscient de mon état de vide total, de mon errance au quotidien et aussi de la stupide contradiction de mes actes. Parce que vous avez payé. Parce que vous vous êtes déplacés. Parce que vous avez souffert dans le trajet et que maintenant vous acceptez de faire le voyage avec moi. (Je t’aime). Il doit être l’heure de prendre conscience de qui je suis, de mon rôle et (quelque part) aussi de mon devoir. C’est le moment de proposer avec générosité et excitation. Je devrais, moi, laisser tomber les barrières et envoyer le cadeau. Seulement voilà, l’entrelacement des mots qui composent le paquet noir (parce que je compose au stylo noir) ne se fait pas. Et si subitement, avec le même stylo, le paquet devenait rouge, je sais bien que là, il y aurait : intérêt, étonnement et surprise. Alors, pour éliminer ma pudeur, ma protection et mon égoïsme. Pour ne plus me défendre comme je l’ai fait jusqu’à maintenant. Pour enfin vous satisfaire. Je vous donne le rouge ».
Silence.
J’ai des regrets Dzambi.
Silence.
Repose-toi, j’ai des scrupules. J’ai besoin de veiller.
Dzambi reste allongé les yeux ouverts, il donne l’impression d’être dans un rêve éveillé. Ophélie se lève. Ophélie sort de l’appartement.
Pour citer cet article
Référence papier
Pascale Anin, « Le Spasme du Sanglot », Skén&graphie, 1 | 2013, 133-154.
Référence électronique
Pascale Anin, « Le Spasme du Sanglot », Skén&graphie [En ligne], 1 | Automne 2013, mis en ligne le 30 novembre 2016, consulté le 20 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/skenegraphie/1095 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/skenegraphie.1095
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